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C’est bien connu, les images de cinéma se remplacent l’une l’autre dans le défilement du film, la spécificité du medium cinématographique en a décidé ainsi. Les images de cinéma disparaissent, mais s’enclavent dans nos esprits et continuent de s’immiscer au fond de nos pensées, de nos histoires, de nos liens communautaires. C’est de ce paradoxe, très simple en apparence, dont je voudrais partir pour suivre le trajet des images cinématographiques entre perte et mémoire, entre oubli et rémanence, entre effacement et empreinte, trajet d’images cinématographiques dans lequel se construit la relation à notre passé commun, à notre Histoire.

Un film particulier me servira de fil conducteur pour suivre ce cheminement : H Story (Nobuhiro Suwa, 2000). Comment ce film s’élabore-t-il dans l’hommage, la reprise du film Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959) ? Comment glisse-t-il du remake à l’écriture par le biais de la réécriture ? Comment ce film japonais construit-il (et se construit-il sur) la mémoire spectatorielle d’un film plus ancien ? Comment active-t-il la capacité du spectateur, à travers la résurgence d’un autre film, à prendre place, à faire communauté, à faire Histoire ?

H Story

Le film de Nobuhiro Suwa rend hommage au film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour. Et c’est dès le carton d’ouverture du film japonais que s’effectue la référence au film français [1], référence qui sera rebaptisée, au cours de H Story, « remake [2] ». Le film de Resnais est au coeur du film de Suwa tout comme il en est le point de mire. Il en est en quelque sorte l’ouverture et la visée.

L’ouverture : si la référence directe au film de Resnais sert de porte d’entrée, au sens propre du terme, à H Story, l’entretien entre Nobuhiro Suwa et l’écrivain Machida Kou, placé à l’intérieur du film, insiste sur la fonction de Hiroshima mon amour dans le projet de Suwa. Le réalisateur japonais y déclare en effet que le film français lui a servi d’accès à la ville de Hiroshima et à son histoire. Cette déclaration est étonnante, car Suwa affirme également être né à Hiroshima et y avoir demeuré une partie de sa vie.

La visée : le projet de film du réalisateur japonais sur sa ville natale est remplacé par celui du remake, par la mise en scène de l’impossibilité de celui-ci, par une variation sur le film de Resnais, voire par une réécriture de ce dernier.

Ce n’est donc pas à travers son propre vécu, mais à travers sa mémoire cinéphilique que s’effectue la relation de Suwa à la ville de Hiroshima et à son passé. Ce n’est donc pas dans l’histoire personnelle du réalisateur, mais dans sa relation à l’art cinématographique que Hiroshima prend sens. Or cette médiation du film de Resnais entre Suwa et sa ville constitue une voie d’accès et une voie de barrage à ce lieu inscrit dans le temps de l’Histoire.

Voie d’accès et voie de barrage. Si le projet de Suwa est déclaré relever du remake, H Story mettra en scène l’impossibilité de réaliser ce remake. La comédienne, Béatrice Dalle, a de la difficulté à apprendre le texte de Marguerite Duras, à le dire. Elle se montre profondément agacée d’avoir à redonner un texte, mot à mot, d’avoir à exécuter les mêmes gestes que ceux d’Emmanuelle Riva dans son interprétation de Hiroshima mon amour. Nobuhiro Suwa exprimera ses difficultés, ses hésitations, ses doutes et, finalement, décidera, dans une des dernières séquences du film, d’abandonner le projet et d’en arrêter le tournage. Quant à H Story, le film réalisé, il présentera non pas le remake mais le tournage du remake. H Story est un film sur la fabrication d’un film qui refait un film tourné quarante années plus tôt.

La présence de l’équipe sur le plateau, les entretiens sur le projet du réalisateur, la mise en scène de la direction d’acteurs, les claps, les surexpositions en fin de prise de vue : autant de marques construisant le film dans le film, la réalisation d’un film dans le film réalisé. La structure est d’autant plus complexe que cet emboîtement (tournage du remake dans le film réalisé) est doublé d’une sorte de bifidation interne.

H Story propose, bien que fortement intriqués l’un dans l’autre, deux arguments diégétiques : le tournage du remake dans lequel joue Béatrice Dalle et la vie, hors plateau, de la comédienne à Hiroshima. Ces deux arguments diégétiques s’intercalent dans le cours filmique. Aux vues prises sur le plateau se mêlent la rencontre de la comédienne avec l’écrivain M. Kou, son errance dans la ville, la déambulation amoureuse du couple dans la nuit de Hiroshima jusqu’à la séparation finale, au petit matin. Deux arguments diégétiques dont les personnages sont interprétés par les mêmes comédiens [3], deux morceaux cinématographiques aux imbrications narratives [4] fort ambiguës, interférant sans arrêt les unes avec les autres.

Or cette bifidation narrative n’est-elle pas très fortement ébranlée par le traitement en forme de work in progress commun aux deux arguments diégétiques ? La coupure ne relève-t-elle pas plus de la dualité que de la dichotomie ?

Nous retrouvons, dans la partie hors plateau, les claps. L’enchaînement des plans y relève parfois davantage du montage de rushes que d’un montage final et les surexpositions ou obstructions de cadre en fin de prise de vue ne manquent pas d’afficher, par le biais de ces marques énonciatives, la dimension d’expérience filmée, d’essai, voire de making of déjà présente dans le reste du film. La totalité de H Story est soumise à des consignes de lecture parfois divergentes, jamais fermement établies : incitation à une lecture documentarisante contrariée, mise en doute par l’inscription de consignes fictionnalisantes. B. Dalle se trompe-t-elle « vraiment » sur le texte de Duras ou joue-t-elle à se tromper [5] ? Comment se fait-il que la fugue de la comédienne hors du plateau soit filmée, tandis que l’équipe de tournage est à sa recherche ? On le voit, l’ambiguïté est entretenue, finement tissée, jouant de dénégations successives. S’il importe peu de savoir ce qu’il en est vraiment, il importe, en revanche, de montrer combien cette structure aux aspects de double langage plane sur l’ensemble du film, combien, donc, les frontières entre les deux objets filmiques, quoique repérables [6], restent labiles et se délitent dans le traitement tant formel (le work in progress) que narratif (documentaire/fiction) du film. Y a-t-il scission ou césure ? Y a-t-il bifidation ou articulation ? Rupture ou effet métrique dans lequel s’engagent déplacement, résonance ? Y a-t-il interruption ou cadence ?

H Story s’articule tout autour de Hiroshima mon amour, l’encercle et le détoure. Il l’inscrit dans la césure, là où se scandent l’écriture et la réécriture. H Story tourne autour d’un autre film qui s’affirme et se dérobe, se pose et s’estompe, se marque et se dissipe.

Remake, variation, réécriture

La relation qu’entretient le film de Suwa avec celui de Resnais circule sur plusieurs niveaux, car si le projet est de refaire, il ne s’inscrira pourtant dans le film que sous la forme d’une ébauche. Aucun montage des plans du remake tournés ne sera montré. Seules quelques prises de vues s’enchaîneront les unes à la suite des autres, comme matière brute non finalisée. H Story est aussi une variation sur le film de Resnais par la mise en scène de la relation amoureuse entre B. Dalle et M. Kou.

Pour Raphaëlle Moine (2007, p. 7), la pratique du remake

montre que le rapport entre un remake et son film source est extrêmement variable […]. Certains remakes refont plan par plan un film, d’autres exploitent en fait un scénario déjà filmé qu’ils réécrivent au préalable en y introduisant au moins une variante, d’autres encore reprennent de façon plus lâche une histoire, d’autres enfin s’inspirent simplement d’une idée déjà filmée.

H Story réalise son projet de remake à la fois dans sa tentative d’« imitation » et dans une proposition de « variation » (p. 7). Le tournage du remake opte pour la ressemblance du film à réaliser avec celui de Resnais. Le texte de Duras est récité mot à mot ; les cadrages du film de Resnais y ressurgissent par intermittence, parfois avec une certaine insistance. En revanche, lorsque nous suivons B. Dalle hors plateau, le remake prend des allures de variations plus ou moins lâches par rapport au film de référence. D’une part, acharnement à refaire qui ne produira que l’ébauche du remake imitatif ; d’autre part, reconnaissance de l’impossibilité de refaire et dérive d’une balade dans Hiroshima, la ville, et dans Hiroshima, le film, tout à la fois variation poétique et cinématographique [7].

La nécessité de coller au modèle alterne avec un processus de reprise, de transposition, de modulation où le Hiroshima des années 2000, dans lequel arrivent encore des rencontres entre un homme et une femme, devient lointain écho de celui des années 1960, où la confusion des amours présentes et passées perturbe l’équilibre mental de l’héroïne.

Les scènes se rejouent : relation amoureuse entre une Française et un Japonais ; errance dans la ville ; rencontre avec des musiciens [8]. La nuit à Hiroshima réaffirme quarante ans plus tard son activité incessante, les corps se font face, se rapprochent, les regards se posent et se détournent. Le déroulement de la balade dans le Hiroshima contemporain devient un présent chargé d’une mémoire, en l’occurrence cinéphilique. Et ce présent est capable d’activer un trajet mémoriel laissé à la charge du spectateur. Non pas simple retour du passé dans le présent mais projection de l’un dans l’autre — du passé dans le présent, du présent dans le passé —, cette projection activant, sous l’opération de vision, le regard spectatoriel. En ce sens, H Story devient réécriture, au sens derridien du terme, dans laquelle le jeu différantiel des figures parcourt, dans un aller et retour incessant entre couches temporelles, les effets spéculaires qu’un film contemporain entretient, construit avec les formes cinématographiques qui le précèdent.

Retour d’images

Le but de H Story n’est pas de substituer un film à un autre, d’effacer le modèle au profit de sa copie plus ou moins fidèle ni de sacraliser un film plus ancien. Son but est de proposer, au moyen de ses « effets miroir », engendrés par l’esquisse d’imitation ou par variations, une manière de tramer, en soubassement, la rencontre d’un visible avec un invisible, de faire place, de faire face, à une altérité, à l’autre rôdant tout autour. La présence enfouie, tout au fond de H Story, d’un film que l’on ne voit pas (Hiroshima mon amour), est ici mode d’ouverture à l’image ou à la représentation [9], devenue sans fond.

Aucun extrait du film de Resnais ne nous est présenté. Juste trois photos tirées de scènes du film français apparaissent plein cadre dans le film japonais [10]. Elles deviennent têtes de chapitre de trois séquences du film de Suwa. Il faut insister : ces extraits du film français ne sont pas filmiques mais photographiques. Leur fonction de citation [11] ainsi que le surgissement de leur noir et blanc dans un film tourné en couleurs soulignent l’effet démarcatif de leur importation. Ainsi, la référence à Hiroshima mon amour est accrochée en ligne de mire. De sa place immobile, en plein écran, elle cadence et structure le film qui la reçoit. Mais de sa place immobile, en plein écran, elle inscrit aussi, au coeur du film citant, l’absence filmique du film cité. Ce n’est pas le film qui apparaît, mais la reproduction figée d’un de ses photogrammes : le photographique comme substitut du filmique marque la place de l’absent. Et c’est du lieu de cette absence, matérialisée dans l’arrêt sur photogramme, que le film source, devenu visée, affirme et affiche son rôle matriciel, initiateur de réécriture, donc d’écriture.

H Story se donne pour mission non pas de refaire, mais de dé-faire, de mettre à distance pour pouvoir mieux observer, mieux montrer, et ce, afin d’avoir la possibilité de faire par lui-même et à sa manière. Le film japonais, en portant en creux les images qui l’ont nourri et mis au monde, mange et consomme Hiroshima mon amour ; ainsi lui rend-il hommage. Si cet hommage revendique, certes, une continuité et une filiation, il reconnaît là, surtout, une antériorité, une autorité qu’il sait l’avoir guidé et conduit à sa propre pensée. Car derrière la question qui est ici posée, relative à l’opération même de faire du cinéma aujourd’hui, en l’occurrence en 2000 (date de réalisation du film de Suwa), se profile la nécessité de continuer à penser par l’intermédiaire du cinéma. Quel sujet pour un film ? Quelle représentation audiovisuelle ? Quelle histoire ? Mais également dans quelle Histoire ?

Qu’est-ce que la bombe de Hiroshima, aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’un film d’aujourd’hui sur la bombe de Hiroshima ? Que réaliser sur un tel sujet après Resnais ? S’esquisse, derrière l’Histoire, l’histoire du cinéma. Que faire du cinéma et de son passé ? H Story répond très simplement, à travers ses doutes et ses hésitations, et ce, peut-être, au plus près d’une réalité actuelle. Pour H Story, il reste des plans, des fictions, des chassés-croisés d’images qui ont parcouru nos têtes et ont, quelque part, enfoui leur empreinte dans nos inconscients et peut-être nos inconsciences. Ce qu’il reste de Hiroshima est un film, Hiroshima mon amour, une organisation signifiante d’images et de sons, qui continue, par la force des projections, à courir nos imaginaires, à porter et à construire nos idées du passé.

Le cinéma avec H Story est non pas ce qui reconstitue l’Histoire, mais fait lien avec l’Histoire. Cette idée très godardienne [12], présente notamment dans Histoire(s) du cinéma (Godard, 1988-1998), semble réactivée par la réponse de Suwa. Que ce lien à l’Histoire soit tissé à travers la référence du film de Resnais laisse entendre combien la leçon de Hiroshima mon amour a été perçue : reconstituer l’événement historique, mettre en scène la bombe, la destruction massive, les horreurs de la guerre, fait prendre le risque de la spectacularisation, de « la présence » trop pleine, « épaisse et tautologique » (Nancy 2003, p. 68), prendre le risque de la présentation qui peut entraîner le cinéma de la reconstitution au fond de l’abîme [13].

Hiroshima mon amour confronte des consciences, celles des personnages de la Française et du Japonais, à la nécessité et à l’impossibilité de la mémoire, à l’acte même de mémoire dans lequel est tapi l’oubli. Faire porter le poids de l’événement historique à des personnages perdus dans les strates de leur propre vécu est un moyen non pas de fuir l’horreur, mais de la livrer au plus profond d’elle-même. Et l’Histoire se construit à travers la conscience/inconscience des hommes et des femmes qui se débattent avec eux-mêmes.

Dans Hiroshima mon amour, la bombe atomique est devenue atomisation de la structure filmique (Ropars 1983) [14]. Le film de Resnais construit, au coeur de ses représentations, une place centrale à l’impossibilité de reconstituer. Oui, cette représentation, habitée de ses spectres et de son refus de tout montrer (de se constituer en Tout), est à même de témoigner. Le film, en produisant l’atomisation de la construction textuelle en lieu et place de celle provoquée par la bombe, est en mesure d’entraîner le choc des fulgurances mémorielles et des oublis catastrophiques, le glissement des couches temporelles prises entre souvenir et anamnèse, entre enregistrement et traversée (Grange 1994) [15].

H Story a entendu Hiroshima mon amour, a perçu cette construction filmique dans laquelle un monde en filigrane passe et surgit par éclairs et éclats dans la rencontre momentanée de sons et d’images. Comme Hiroshima mon amour, le film japonais refuse de reproduire, de scénariser l’événement historique. En travaillant ses propres scènes, en échos et résonances, à la fois si fidèles et si déformés, des plans mis en scène par Resnais, le film de Suwa cherche à tracer son propre chemin. Par l’intermédiaire de l’impossible remake-imitation, par la variation et la réécriture, il cherche un moyen de porter souterrainement ce qui fut déjà fait dans ce qui doit encore et toujours s’accomplir : témoigner, regarder, prendre part.

Pour produire et transmettre, il faut nécessairement se charger de l’expérience de l’autre, se charger de cette expérience audiovisuelle précédente sans forcément la reproduire ni la scléroser. Quant à cette expérience de l’Histoire et de ses modalités de transmission par le biais du cinéma et de sa propre histoire, elle devient l’enjeu central de H Story. Le film japonais trouve place, de cette manière, dans sa propre contemporanéité par la médiation d’un film plus ancien et oblige ainsi son spectateur à prendre, à occuper et à déterminer la sienne.

Entre deux films

H Story, dans sa relation au film de Resnais, effeuille un film par un autre, une organisation audiovisuelle par une autre, une image par une autre. Dans ce creusement, voire cet évidement, se greffent non seulement une forme de reconnaissance (d’où l’hommage rendu à Hiroshima mon amour comme oeuvre de l’art cinématographique), mais encore une ouverture à la possibilité de sens, de regard, d’imaginaire et de pensée de l’Histoire. Cela aurait pu s’engendrer autrement, par un autre biais, mais il se trouve que les choix opérés par la construction discursive de H Story nous ramènent avec insistance à cette stratification par laquelle la représentation du film japonais cherche sa légitimité et, plus encore, sa propre visée de l’art. Car le film de Resnais, en devenant, à la place de Hiroshima (la ville et l’événement historique), la référence de H Story, en devenant l’objet du film de Suwa, prend une part active au processus même de représentation du film japonais désormais habité d’une mémoire (de l’art, de l’histoire de l’art cinématographique et de l’Histoire). Et, peut-être, plus qu’un simple procédé d’ouverture, faudrait-il voir dans cette composition la façon dont H Story déporte son image sur une ligne de fuite. Ce tracé en continuité, en ressemblance/ dissemblance, donne quelques chances à l’image filmique contemporaine « de retenir le passé », de le faire surgir par éclairs ou d’en maintenir, par à-coups, la lueur disparaissante.

Walter Benjamin (2000, p. 430) écrivait dans un texte de 1940 :

L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. […] c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle.

H Story se penche sur le passé historique à travers la mémoire qu’en a transmise Hiroshima mon amour. Il garde mémoire d’une mémoire filmique antérieure ou, plus encore que de la garder, il s’imprègne de cette mémoire filmique antérieure afin d’engager sa responsabilité d’oeuvre contemporaine vis-à-vis du passé. Ligne de fuite, filiation en retrait, structure de renvoi, déploiement de résonances : il revient à l’image de l’art cinématographique de sauver le passé et d’affirmer, par ce cheminement, sa contemporanéité. Car sauver le passé est aussi sauver le présent.

Dans cette ligne de fuite se détermine aussi une position spectatorielle particulière. La relation à l’autre film — à Hiroshima mon amour phagocyté par H Story comme par son autre — stratifie les images proposées. Par la mise en retrait du film français, elle oblige le spectateur à se situer vis-à-vis du film japonais et, en un effet inverse et simultané, par la mise en retrait du film japonais, elle oblige le spectateur à se situer vis-à-vis du film français. Le non-recouvrement d’un film par un autre, le lien que chacun tisse avec son autre tend et distend l’entre-deux-films dans lequel H Story installe son spectateur face à la nécessité (la possibilité ?) de produire un regard, une pensée, en l’occurrence, un regard et une pensée sur l’Histoire, ou, pour le dire sous un autre angle, face à la nécessité (la possibilité ?) de s’inscrire, à son tour, dans un processus mémoriel.

Dans H Story, les dialogues sont souvent couverts, embrumés par les bruits environnants, et l’obscurité baigne de nombreuses prises de vue. Il n’est pas utile d’entendre distinctement et de comprendre parfaitement les phrases, pas utile de démarquer les corps et de repérer les fonds, il suffit d’accrocher, sous les mots prononcés et les formes tracées, les accents et figures d’une autre histoire, déjà racontée, entre un homme japonais et une femme venue de France. Ne suffit-il pas, plus que d’entendre la continuité dialoguée, de percevoir dans le tremblement du noir et le murmure indistinct, le jeu d’une comédienne d’aujourd’hui qui refuse, accepte, refuse et accepte d’être instrumentalisée au profit d’une comédienne plus ancienne ? Le spectateur ne peut que prendre cette résistance au pied de la lettre et veiller à ce que l’image filmique, habitée de ce qui n’est pas là, monte en surface, surgisse d’une histoire de cinéma dans laquelle est déposée celle de notre monde.

Conclusion

En tant qu’hommage, H Story ne se pose plus frontalement la question du point de vue sur le monde, mais du point de vue sur un film qui s’est chargé, bien avant lui, de celui-ci. Entre l’événement historique et le film de Suwa, il y a déjà une oeuvre, Hiroshima mon amour, ce qui nous oblige à penser le lieu à partir duquel nous percevons et mesurons l’événement. Si Hiroshima mon amour a refusé, en son temps, la reconstitution, le film japonais pose, entre lui et le monde, le lieu de l’autre, le lieu de la construction audiovisuelle d’un autre, obligeant son spectateur à déambuler et à prendre acte, au coeur même de cette déambulation interfilmique, de la place — place que lui-même se doit de déterminer — à partir de laquelle il regarde, ce qui revient à dire, à prendre acte de la question de son point de vue.

L’Histoire qui nous habite est images des films devenus, au fil du temps, origine et fondation du cinéma d’aujourd’hui. Il semblerait, à suivre H Story, que ce soit par l’intermédiaire des petites histoires de cinéma et de nos mémoires cinéphiliques que s’effectue la confrontation à l’Histoire et à son partage.