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1. L’expérience de la pluralité interprétative

La pluralité des interprétations des oeuvres de fiction est un fait. Chaque enquête de réception le démontre à nouveau. Citons quelques exemples. Jonathan Gray (2006) travaillant sur les publics étudiants de la série des Simpsons (Matt Groening, depuis 1989) montre que le collectif interrogé est réparti selon une ligne de partage poreuse mais très réelle : certains voient dans la série une oeuvre burlesque et distinguent essentiellement les gags, d’autres y perçoivent surtout la critique sociale. Ien Ang (1991) constate qu’une partie du public féminin amateur de la série Dallas (David Jacobs, 1978-1991) la regarde avec les yeux de Sue Ellen, tandis qu’une autre est fascinée par Paméla. Il en résulte deux points de vue et deux compréhensions de la série. Captant environ deux cent cinquante réactions d’internautes spectateurs du dernier opus de la série des Star Wars, The Revenge of the Sith (George Lucas, 2005), je reconnais trois lignes interprétatives et trois types de jugements à propos du film : les uns jugent le film en fonction de son intégration réussie ou non à la série, les autres en fonction des effets spéciaux agrémentant le film, tandis qu’une minorité apprécie le discours politique du film, discours critique des gouvernements Bush. On dira peut-être : il s’agit de publics populaires et on ne trouve pas la même diversité pour les oeuvres destinées à un public plus lettré. Pourtant les rares enquêtes qui ont concerné de tels publics révèlent des différences encore plus radicales. Dans Le sens critique, Pierre Verdrager (2001) discerne deux types de positions critiques à propos des oeuvres de Nathalie Sarraute : pour les premiers, l’écrivaine cache son manque d’inspiration par des artifices purement formels ; les seconds considèrent au contraire que ce travail formel met en valeur le véritable thème de son oeuvre, le « presque rien » de la vie quotidienne. Jacques Leenhardt (1999) travaillant sur les interprétations des Choses de Georges Perec (1965) observe au moins trois systèmes d’interprétation du roman en fonction de la position du lecteur français, selon que ce dernier se sent plus ou moins proche des héros. Toutes ces enquêtes concernent des différences d’interprétations contemporaines ; dès que l’on compare des interprétations d’une oeuvre situées dans des époques et des lieux distincts, les disparités peuvent être énormes. Rick Altman (1999) a par exemple relevé combien l’appréciation générique d’un film pouvait varier d’une époque à l’autre : tel mélodrame devient un peu plus tard un film biographique puis un drame romantique.

Il n’est donc pas raisonnablement possible, me semble-t-il, de nier l’instabilité des oeuvres de fiction quant au sens qui leur est attribué. Certes, les auteurs spécialisés qui étudient un auteur ou une oeuvre défendent l’idée qu’il existe une interprétation plus juste ou plus complète, souvent celle qu’ils défendent : c’est un mouvement presque naturel de croire que ce que l’on comprend est « ce qu’il y a à comprendre ». Malheureusement, il est facile de constater que l’interprétation « juste » dans un contexte donné est différente de celle qui prévaut dans d’autres cadres intellectuels. En outre, dès lors que l’on compare attentivement une interprétation particulière avec une oeuvre, on découvre que celle-là offre de celle-ci une description suffisamment précise pour être prise au sérieux : en choisissant avec soin ce qu’elle juge décisif dans l’oeuvre, elle parvient à justifier son propos et à légitimer son jugement. De sorte que des interprétations distinctes semblent capables d’appliquer à l’oeuvre différents « filtres » pas moins raisonnables les uns que les autres.

Dans la suite de ce texte, je tiendrai pour acquise la diversité des interprétations, qui me semble un fait d’expérience. Et je refuserai toute tentative de hiérarchisation des différentes interprétations : cette posture méthodologique me permettra de me concentrer sur ce que je crois être le véritable problème, c’est-à-dire l’instabilité des oeuvres dès qu’elles entrent en contact avec des publics différents. En effet, comme y insiste avec force l’historien Roger Chartier (1996, p. 10) :

Lorsqu’il est reçu dans des dispositifs de représentation très différents les uns des autres, le « même » texte n’est plus le même. Chacune de ces formes obéit à des conventions spécifiques qui découpent l’oeuvre selon des lois propres et qui l’associent diversement à d’autres arts, d’autres genres, d’autres textes.

Plus précisément, je veux poser les questions pragmatiques suivantes : comment, par quel processus cognitif, une interprétation est-elle construite ? Comment peut-on ensuite identifier dans l’oeuvre même un lieu spécifique où se forment les différentes interprétations ? L’exemple que j’ai choisi est un cas particulier que je crois pourtant convaincant : il s’agit d’interprétations savantes qui devraient avoir une plus grande homogénéité que les interprétations de publics ordinaires. Pourtant, comme on le verra, leurs explications d’un film sont très dissemblables tout en reposant sur un commentaire des ressorts narratifs du film, exactement comme les interprétations ordinaires [1].

2. L’exemple de Vertigo

Je commencerai en examinant l’exemple de la réception d’un film que j’ai étudiée en détail ailleurs. Le film a été réalisé par Alfred Hitchcock ; il est tourné en 1957 et sort en 1958. Il sera jugé à sa sortie par l’ensemble de la critique internationale comme un « Hitchcock décevant », à quelques rares exceptions près. Il sera pourtant l’un des films qui va susciter le plus d’écritures critiques [2]. J’en extrais trois, parues respectivement en 1967, 1975, 1988 ; leurs auteurs sont le critique des Cahiers du cinéma Jean Douchet (1967), la théoricienne féministe britannique Laura Mulvey (1975) et une autre féministe représentante de ce qu’on a appelé le second féminisme, Tania Modleski (1988).

Ne pouvant pas exiger de chaque lecteur qu’il se rappelle immédiatement ces textes ni les transcrire intégralement, je me suis permis de résumer chacune de leurs interprétations en un court résumé aussi fidèle que possible, en employant autant que possible le vocabulaire des auteurs. Je les livre à la suite l’une de l’autre avant de les commenter. Voici Vertigo tel que le raconte Jean Douchet :

C’est l’histoire de Scottie qui doit abandonner son métier de détective par la faute d’un vertige existentiel préjudiciable. On excite son orgueil en lui proposant de résoudre le grand mystère du néant, incarné par Madeleine, qui représente la part de son âme imprégnée d’Ombre. Le voici maintenant, spectateur impuissant, attaché à observer l’errance de la jeune femme. Il identifie enfin l’ennemi et comprend le défi qu’on lui oppose : celui de vaincre une morte dont le regard pèse sur son double mystérieux, Madeleine. Pour arracher celle-ci au néant de la noyade, Scottie plonge à son tour pour prouver qu’il est redevenu un vrai détective. En sauvant son aimée, il croit s’être substitué à Lucifer et accomplir un destin divin. Il ignore que son bonheur est menacé par l’absolue soumission de Madeleine au mal. Dès lors la tragédie est en marche. Le vertige le saisit à nouveau quand elle escalade le clocher : il voit passer de l’autre côté de la fenêtre le corps de Madeleine. Désormais coupé de l’aide divine, Scottie est devenu Lucifer, l’ange des ténèbres. Il veut être maintenant le seul, le vrai Créateur. À la recherche d’un sujet d’expérience, il rencontre une fille du peuple et veut la métamorphoser en ce qu’elle n’est plus : Madeleine, et opérer le grand oeuvre alchimiste. Lorsqu’il croit avoir réussi, Dieu lui révèle sa puissance, l’illusion qui l’a abusé. Il dérobe sa créature à l’amour de Scottie et laisse ce dernier définitivement seul.

Voici maintenant la version proposée par Laura Mulvey :

C’est l’histoire d’un piège destiné aux hommes, que leur peur et leur colère vis-à-vis des femmes affaiblissent. L’appât est Madeleine, littéralement offerte à la fascination complaisante du regard masculin. Scottie, sa proie, s’adonne rapidement au voyeurisme qu’on exige de lui. Il peut satisfaire à loisir la pulsion scopique qui structure le désir de l’homme occidental. En échange de son assiduité, Scottie obtient bientôt le droit de déshabiller la belle et de la mettre dans son lit. Pour posséder Madeleine tout à fait, il faut à Scottie dérober le savoir dont elle est dépositaire. Mais incapable de se trouver face à la vérité du sexe féminin, il redevient l’homme faible qui perd l’objet trop parfait de son désir voyeuriste. Un peu plus tard, miraculeusement, s’offre à lui Judy, un sosie grossier de Madeleine. Trop heureux de cette rencontre avec son obsession, Scottie oblige sadiquement Judy à se laisser modeler, à devenir une « vraie » Madeleine. Au moment où son fantasme se réalise, Scottie comprend que Judy n’était qu’un leurre : un autre que lui a fait d’elle Madeleine, un rôle destiné à le tromper. Alors, il lui inflige le châtiment que les femmes séductrices méritent.

Enfin, voici comment Tania Modleski comprend le film :

C’est l’histoire d’une femme, Judy, qui doit piéger Scottie, un ancien détective sujet au vertige. Judy accepte de jouer le rôle de Madeleine, une femme qui serait obsédée par le fantôme d’une morte… Elle parvient à susciter l’intérêt et même l’amour de Scottie. Quand, à son tour, elle ressent de l’inclination pour lui, elle comprend qu’elle est prisonnière du jeu qu’on lui fait jouer. Malgré ses sentiments pour lui, elle est prisonnière de la volonté de pouvoir masculine, et doit pousser Scottie à agir selon les plans prévus… et se rendre complice d’un meurtre, dont est victime la véritable Madeleine. Elle doit alors retrouver « Judy » et sa vie ordinaire. Quand Scottie la retrouve par hasard, elle veut d’abord fuir, mais décide de tenter sa chance auprès de lui. Mais elle comprend bientôt que ce n’est pas elle que Scottie désire, mais « Madeleine », qui n’existe plus : une femme ne vaut que ce que valent les fantasmes masculins. Elle accepte alors de s’oublier, et de redevenir « Madeleine » pour lui. Inévitablement, Scottie découvre qu’il n’a pas été le premier à transformer Judy en Madeleine. Judy comprendra trop tard de quoi est fait l’amour de Scottie : en acceptant d’être Madeleine une fois de trop, elle subira finalement son sort.

Comme on le découvre, les trois versions diffèrent notablement. Toutes trois sont le produit d’un contexte culturel particulier. Jean Douchet écrit à l’époque où la « politique des auteurs » triomphe. Proposée comme critère critique déterminant de l’évaluation des films par François Truffaut (1954) dans les colonnes des Cahiers du cinéma, celle-ci a eu pour résultat l’établissement d’un cadre général d’interprétation des films. Les critiques des Cahiers, puis très bientôt l’ensemble de la critique cinéphile, disposeront dès lors d’une conception précise de la production d’un film : ce dernier est, selon cette conception, le résultat de la transformation de la personnalité d’un cinéaste en formes audiovisuelles et en narrations à travers l’opération de « mise en scène ». Ce cadre fournit à Douchet une conception claire de l’origine du film (l’auteur) et de son projet (exprimer une vision personnelle du monde), ainsi qu’une méthode d’analyse : les marques dans le film de la présence de l’auteur guident le critique dans son interprétation. En l’occurrence, le parcours du personnage de Scottie interprété par James Stewart est conçu comme une représentation du tempérament hitchcockien. Cela ne signifie pas, bien sûr, que toutes les interprétations cinéphiles seront identiques mais qu’elles emploieront la même « recette » critique, selon le mot de Stanley Fish (2007, p. 61).

Avec Laura Mulvey, nous changeons totalement d’univers. Les contestations étudiantes de la fin des années 1960 et du début de la décennie suivante ont mis la recherche en ébullition. Les féministes, en particulier, se sont regroupées au sein des universités britanniques et américaines et entament un travail de réévaluation des formes culturelles contemporaines. Le cinéma hollywoodien et la place des femmes dans la narration sont l’objet d’un traitement spécifique. Laura Mulvey fonde son travail sur un modèle général du rapport des sexes dans cette cinématographie basée sur l’analyse freudienne : l’homme avec son désir de possession apparaît comme le sujet unique de la narration, et la femme comme un objet à la fois désiré et dénié. Là également, le maniement de ce cadre théorique donne à Mulvey les instruments de son analyse : Vertigo n’est plus regardé comme un film de Hitchcock, mais comme un échantillon de cinéma hollywoodien, et son objectif est de reconduire une idéologie phallocratique. Les traits filmiques auxquels s’intéresse Mulvey sont ceux qui dessinent ce rapport sujet masculin/objet féminin, caractéristiques selon elle du film hollywoodien. Ce qui explique que son analyse se concentre sur le début du film où Scottie poursuit et observe Madeleine-Judy.

Le second féminisme est marqué par l’abandon des positions tranchées du premier et par le souci d’intégrer le plaisir ressenti par des femmes à la projection de films hollywoodiens malgré leur misogynie. Dans cette perspective, ces films, ceux de Hitchcock notamment, en présentant des personnages de femmes maltraitées, en montrent aussi la souffrance. Par un retournement remarquable, ces personnages sont regardés comme les véritables sujets de la fiction hollywoodienne, ses « Je-Origines » comme dit Käte Hamburger (1986, p. 78) : c’est à travers leurs regards que l’univers fictionnel nous apparaît. Un nouveau cadre s’impose alors : Vertigo est considéré comme un film travaillé par les contradictions hollywoodiennes concernant le rapport des sexes. Devenant un exemple de la situation vécue par les femmes sous des moeurs misogynes, il a pour but, comme malgré lui, la représentation d’une douleur et des réactions qu’elle engendre. L’analyse du film par Modleski ne regarde plus le personnage féminin comme une sublime silhouette, celle de Madeleine. Elle n’oublie pas que Judy est présente dès le début du film déguisée ou travestie en « Madeleine ». Aussi révise-t-elle la narration du film proposée tant par Douchet que par Mulvey, en centrant l’attention sur le devenir de la jeune femme dans le récit.

3. Cadre de l’activité interprétative

Je voudrais proposer un petit bilan de la voie de recherche que cet exemple peut ouvrir. J’irai du général au particulier, en creusant un sillon théorique que j’espère de plus en plus profond. Commençons avec Ludwig Wittgenstein dont voici deux extraits des Investigations philosophiques (1961, p. 326). Le premier porte sur le fameux lapin qui est aussi un canard (ou vice-versa) : « Nous pouvions voir l’illustration tantôt comme l’une tantôt comme l’autre chose. Ainsi nous l’interprétons et la voyons telle que nous l’interprétons. » Concernant une autre image, Wittgenstein écrit encore : « À propos du triangle : c’est comme si une représentation rencontrait l’image visuelle, et restait pour un temps en contact avec elle » (p. 339). Les exemples longuement analysés par le philosophe aboutissent à ce constat dont les deux extraits témoignent : nous voyons avec nos interprétations, ou plus exactement peut-être, nous percevons en mobilisant nos cadres et représentations intellectuels. La philosophie pragmatique de Wittgenstein rencontre ici l’observation de l’historien d’art. Michael Baxandall (1991, p. 21), décrivant dans ses Formes de l’intention la pratique du critique, écrit : « On n’explique pas un tableau : on explique telle ou telle observation qu’on a pu faire à son propos. Pour le dire autrement, l’explication d’un tableau dépend du point de vue qu’on adopte pour le décrire. » Le point de vue rencontre le tableau, et l’explication devient une double description : elle rend compte dans le même temps du point de vue choisi et du tableau. Baxandall comme Wittgenstein affirment qu’on ne peut séparer perception et représentation de la perception. Pour eux, tout voir est un voir comme : entendons que nous ne saurions appréhender une image sans l’insérer dans un cadre préexistant que nous jugeons approprié.

Si toute vision est interprétative, il me semble que l’on peut admettre a fortiori que toute appréhension d’un texte narratif l’est également : elle consiste en une activité qui vise à créer du sens en appliquant à l’objet une représentation comme dit Wittgenstein, un cadre interprétatif (Goffman 1991). Nos critiques de Vertigo agissent exactement comme le laisse prévoir le philosophe : chacun regarde le film muni de lunettes particulières dont l’optique est précisément définie par un cadre d’interprétation spécifique. Il faut insister sur le terme d’activité. Mikhail Bakhtine (1977, p. 146) il y a longtemps déjà insistait sur le caractère dialogique de l’interprétation. « Comprendre, c’est une forme de dialogue », écrit-il dans Le marxisme et la philosophie du langage. Sans l’acte interprétatif, le texte resterait isolé, lettre morte. L’activité interprétative, en un certain sens, produit le texte : l’application d’une représentation (Wittgenstein), d’une recette (Fish), d’un cadre (Goffman) a pour résultat la révélation du texte comme objet signifiant.

N’en déduisons pas que le sens est attribué en fonction de l’humeur de l’interprète ou que n’importe quelle interprétation est possible. Deux raisons majeures nous l’interdisent. Tout d’abord, pour qu’un cadre interprétatif soit utilisé, il faut qu’il convienne. Je sais à quoi ressemble une vache, mais si j’essaie d’appliquer le schéma figuratif de la vache à l’image du lapin-canard, je n’obtiens pas une interprétation satisfaisante. Même si Vertigo a été interprété de multiples façons, personne n’a voulu en faire une comédie. L’adaptation mutuelle du cadre d’interprétation et de l’objet à interpréter constitue donc une condition nécessaire du processus d’interprétation. Chaque interprète le sait bien, qui doit justifier sa compréhension en invoquant certaines propriétés de l’objet. Quand Tania Modleski soutient que le personnage de Judy a une place centrale dans la narration de Vertigo, elle invoque nombre d’arguments narratifs, comme le savoir que seule la jeune femme possède, ou figuratifs, comme ces plans qui l’isolent pensive ou troublée.

Par ailleurs, les cadres d’interprétation ne sont pas des objets personnels. Nos stratégies d’interprétation ont leurs sources, comme l’écrit Stanley Fish (2007, p. 69), « dans un système d’intelligibilité de disponibilité publique ». La « politique des auteurs », si elle est affirmée par François Truffaut (1954) dans son célèbre article « Une certaine tendance du cinéma français », est d’abord mûrie dans nombre de publications, sous la plume d’auteurs variés, depuis 1945 : les interprétations des films de Welles ou de Wyler par Bazin (1947 et 1992), l’intervention décidée d’Astruc (1948) en sont par exemple des prémisses qui annoncent le travail fait aux Cahiers du cinéma. En tant que cadre interprétatif, la politique des auteurs est d’emblée le fait d’un collectif de plus en plus conscient de ce qu’il fait. Ainsi, comme y insiste encore Stanley Fish, une interprétation n’est jamais un fait individuel, mais plutôt une mise en forme personnelle d’un outil commun. Ainsi s’explique que les cadres d’interprétation disponibles à un moment et dans un lieu donnés ne sont jamais en très grand nombre. Si nos interprétations sont souvent proches ou comparables, c’est donc en raison de la rareté des cadres d’interprétation.

4. Constitution d’un cadre d’interprétation

L’examen de notre exemple et le cadre issu d’une réflexion pragmatique autour de l’activité interprétative nous mettent sur la voie d’un modèle du processus d’interprétation. Même si les modèles ne sont que des armatures logiques jamais exactement réalisées par les acteurs sociaux, il n’est pas mauvais de disposer d’un ensemble de points de repère capable d’orienter nos analyses de la pluralité interprétative. Cet exercice nous permettra également de fixer le sens des termes utilisés. Voici donc un premier modèle de l’activité interprétative.

  1. L’espace social où un public est appelé à expérimenter un texte se construit à travers une rencontre : celle du texte tel qu’il est diffusé avec ce public qui dispose d’un répertoire de stratégies d’interprétation.

  2. La rencontre produit un ensemble de cadres d’interprétation : chacun d’entre eux abrite une communauté d’interprétation, un collectif utilisant une même stratégie interprétative face au texte.

  3. Chaque stratégie interprétative délimite une certaine vision de la production du texte : la communauté attribue au texte une origine, une visée et aussi une identité générique. Par exemple, le public cinéphile regarde Vertigo comme un film dirigé par le cinéaste Alfred Hitchcock (et non comme un film hollywoodien), un essai sur le pouvoir et le désir (et non un divertissement policier) et enfin un film appartenant à la lignée des films de Hitchcock (et non au genre policier).

  4. Son identification générique induit une méthode de lecture du texte que va suivre l’interprète dans l’acte de lecture : elle est cette représentation que l’on applique selon Wittgenstein ou le point de vue que l’on défend pour parler avec le vocabulaire de Baxandall.

Afin d’utiliser le modèle, certaines précautions doivent être prises. Dans chaque cas, le souffle de la réalité doit être introduit dans la sécheresse du modèle. Ainsi, les différentes stratégies interprétatives ne sont pas sans relations les unes avec les autres : certaines ont par exemple plus de légitimité que d’autres. Les communautés d’interprétation doivent aussi être situées les unes par rapport aux autres parce que, comme l’écrit Stanley Fish (2007, p. 73), « les actes interprétatifs sont le fruit d’une certaine position dans un certain environnement ». Quand Janet Staiger (2000) étudie l’événement que constitue la réception d’un film, elle cherche à analyser l’intrication des prises de position interprétatives et montre comment l’une fait réagir l’autre. Les cas de Blonde Venus (Josef von Sternberg, 1932) ou de The Silence of the Lambs (Jonathan Demme, 1991) sont singulièrement éclairants, où nous voyons s’opposer nettement deux communautés d’interprétation. Enfin, il arrive que le cadre d’interprétation s’avère insatisfaisant. Les interprètes peuvent alors en changer.

Notre modèle nous permet de reprendre à nouveaux frais les interprétations de Vertigo. Jean Douchet, représentant éminent de la cinéphilie moderne, celle popularisée par les Cahiers du cinéma, applique avec imagination ce cadre cinéphilique pour s’y reconnaître dans le film. Son étude, qui fait de Vertigo un film métaphysique et de Hitchcock l’émule du Platon du mythe de la caverne, est aussi une violente réaction contre les réactions négatives qu’avaient d’abord suscité le film. La plupart des critiques français avait affirmé que Vertigo est un film policier raté [3], ce qui est finalement le moins que l’on puisse dire d’un film articulé autour d’un crime dont le coupable n’est jamais inquiété. Douchet et la critique cinéphilique jugent que la stratégie consistant à traiter Vertigo comme un film policier n’a pas de sens face au film du « maître » Hitchcock et n’acceptent de le regarder qu’à travers le filtre auteuriste qui leur est cher. Quelques années plus tard, Laura Mulvey refuse d’isoler un film ou un metteur en scène à l’intérieur de l’ensemble hollywoodien ; Vertigo en est seulement pour elle un spécimen. La relation entre personnages masculins et féminins, particulièrement la distribution des regards, devient la mesure du film. La variation de l’identité générique est remarquable : film policier pour les premiers critiques, film d’auteur pour les cinéphiles, film hollywoodien-phallocratique pour Laura Mulvey, Vertigo change physiquement, a-t-on envie de dire, sous le regard des uns et des autres, puisque les différentes communautés d’interprétation n’y voient pas la même chose. Un problème différent se pose avec l’interprétation de Tania Modleski : également féministe, formée dans le même univers mental que Laura Mulvey, elle regarde pourtant Vertigo d’une façon différente. Afin de résoudre ce problème, nous devons entrer plus précisément dans les modalités de l’interprétation des récits fictionnels.

5. Le personnage, pivot de l’interprétation

Dans son livre classique Logique des genres littéraires, Käte Hamburger (1986) analyse avec précision les conditions d’une lecture du récit fictionnel qui en respecte la fictionnalité. Comme on sait, toute son analyse vise à mesurer l’écart entre auteur et personnage dans le récit historique d’une part et le récit fictionnel de l’autre. Il faut nous y plonger un moment afin de progresser dans notre compréhension de l’interprétation.

L’auteure s’intéresse d’abord à la définition du sujet de l’énonciation, ce quasi-sujet textuel qui oriente l’univers textuel. Le concept est évidemment nécessaire, qui permet de ne pas confondre le locuteur Marcel Proust avec l’énonciateur narrateur d’À la recherche du temps perdu (1919-1927). Hamburger (1986, p. 78) met l’accent sur le fait que l’énonciateur constitue « l’origine du système des coordonnées spatio-temporelles » du texte. Dans cette perspective, l’énonciateur est un « Je-Origine » pour l’univers textuel, selon le mot de l’auteure. Elle observe ensuite comment une même phrase, selon qu’elle appartient à un dialogue quotidien, à un livre historique ou à un roman, caractérise son énonciateur. Il est facile d’observer qu’il doit être un Je-Origine réel dans les deux premiers cas, c’est-à-dire un être réel représenté dans le texte (Hamburger 1986, p. 80). Par contre, il ne peut être qu’un Je-Origine fictif dans le cas de la fiction, tout simplement parce qu’aucun être réel ne peut ancrer un récit fictif. Parmi les êtres fictifs peuplant l’univers fictionnel, certains d’entre eux jouent le rôle de source ou de foyer de cet univers, devenant ainsi des sujets d’énonciation. Ces personnages de l’univers fictionnel sont donc pour Käte Hamburger les Je-Origines grâce auxquels le lecteur/spectateur se repère dans cet univers. Bien sûr, tous les personnages ne sont pas des Je-Origines : il faut distinguer dans l’univers fictionnel les vrais personnages des figures qui n’ont pas la présence des premiers et ne peuvent donc pas servir de Je-Origines.

Le raisonnement de Hamburger explique pourquoi Conan Doyle a besoin de confier la narration au Dr Watson et pourquoi Raymond Chandler fait de son héros Philip Marlowe le centre de ses romans. Même les narrations fictives où le narrateur-énonciateur n’est pas présent dans la fiction, par exemple celles des romans de Balzac, n’échappent pas à la règle. Ce n’est pas Balzac lui-même qui voit l’âme du père Goriot mais plutôt son substitut dans la fiction : le méga-narrateur est lui-même un Je-Origine fictif (Hamburger 1986, p. 82). Cela explique pourquoi nous pouvons lire et comprendre une fiction en ignorant tout de l’auteur et pourquoi Jean Douchet peut sans arrêt parler d’Alfred Hitchcock comme s’il le connaissait parfaitement, alors qu’il est clair qu’il ne connaît que son substitut fictif dans la fiction, c’est-à-dire le personnage de Scottie. En conséquence, la tâche primordiale de l’auteur de fiction consiste à s’absenter de son récit : il doit « se fictiviser », selon l’expression de Siegfried Schmidt (1978, p. 25), pour confier sa narration à ces « Je-Origines » fictifs, points de repère de son univers fictionnel.

Deux conséquences capitales pour une théorie de l’interprétation de la fiction doivent être tirées de cette analyse. La première est que la fiction « est le seul espace cognitif où le Je-Origine (la subjectivité) d’une tierce personne peut être représenté comme tel » (Hamburger 1986, p. 88). Il est possible d’imaginer ce que sont les pensées d’autrui, mais nous n’y avons pas effectivement accès. Le personnage de fiction par contre, même si nous le voyons agir de l’extérieur, peut aussi être décrit de l’intérieur : il est une subjectivité active qui nous oriente et nous guide dans l’univers fictionnel. Il en résulte que le spectateur occupe une position double : il vit le monde fictionnel de l’intérieur comme le vit le personnage et observe en même temps ce dernier de l’extérieur (Esquenazi 1994, p. 148). Cela ne signifie pas que le lecteur/ spectateur s’identifie au personnage, comme on le répète souvent sans interroger la valeur d’un terme venu d’un contexte psychanalytique spécifique. Les relations avec ce double sont variées ; elles peuvent aller jusqu’au dégoût comme c’est visiblement le cas de Laura Mulvey escortant le personnage de Scottie. Plus généralement, l’engagement du lecteur/spectateur dépend de facteurs si nombreux que je ne peux pas essayer ici de les énumérer.

Seconde conséquence : il est rare qu’une fiction ne compte qu’un seul personnage et il est fréquent que le lecteur « voyage » d’un personnage à l’autre, se servant des différents points de vue pour construire un univers multidimensionnel. Parfois, il s’agit d’une simple halte. J’aimerais évoquer une scène de l’adaptation filmée de The Lord of the Rings: The Two Towers (Peter Jackson, 2002), où la caméra s’attarde longuement sur la population réfugiée dans des grottes en attendant l’assaut des méchants. L’angoisse lue sur les visages, les mains crispées, les corps recroquevillés parviennent à induire un point de vue provisoire mais qui laisse sa trace sur l’appréhension du film dans sa totalité. On pourrait alors comprendre l’appropriation du récit fictionnel comme une succession d’étapes dont chacune est orientée par l’un des personnages ; après chaque étape le lecteur/spectateur opère une synthèse provisoire, que le récit va se charger ensuite de confirmer ou d’infirmer (Esquenazi 2009, p. 139-142).

6. Retour sur les interprétations de Vertigo

Nous sommes maintenant capables de mieux comprendre les interprétations de nos critiques du film de Hitchcock. Remarquons d’abord que Jean Douchet et Laura Mulvey se servent du même personnage comme Je-Origine de leurs interprétations respectives, celui de Scottie. Par contre, ils entretiennent des relations opposées avec lui. Douchet fait de Scottie, comme le cadre d’interprétation auteuriste l’y engage, un représentant du cinéaste et il l’accompagne dans chacun de ses mouvements aussi bien extérieurs qu’intérieurs. Mulvey, au contraire, le considère comme un échantillon d’« homme hollywoodien » et le regarde comme un « ennemi de genre » (comme on dit un ennemi de classe) ou au moins comme un étranger. Plus étonnant, ni pour l’un ni pour l’autre Judy n’accède au statut de personnage. Elle est une figure nécessaire au cheminement de Scottie pour Douchet, tandis que Mulvey la regarde comme un pantin entièrement manipulé par Scottie et avant lui par Gavin Elster, le meurtrier. Une autre convergence entre les deux critiques est leur regard sur la narration : tous deux racontent le film comme s’il était marqué par une progression constante vers un dénouement inéluctable, même s’ils n’en ont pas la même conception. Or, le récit de Vertigo est marqué par une rupture brutale qui voit un personnage féminin se substituer à l’autre : Judy succède à Madeleine, même si nous apprenons rapidement que Judy était Madeleine.

Cette rupture est au coeur de l’interprétation de Tania Modleski. Il est vrai qu’elle a choisi de faire de Judy le personnage principal ; cette option change totalement la vision du film et sa signification. Il me semble que nous devons dire que cela change le film lui-même, tant ce dernier n’est rien sans le sens qu’on lui attribue. Si l’on adopte le point de vue de Scottie ou celui de Judy, si l’on adopte l’un ou l’autre personnage comme Je-Origine, l’on évalue certaines images de façon totalement différente. Certains plans apparaissent alors comme une espèce remarquable d’images « lapin-canard » : on conçoit qu’il soit possible de les regarder d’une façon ou d’une autre. Mais il est difficile de se départir du point de vue choisi dès lors qu’on l’a choisi. Est-ce Scottie qui surveille Madeleine ou Judy qui se laisse contempler par Scottie ? De la même façon, si l’on veut représenter le dénouement du film, l’on a le choix entre le désespoir de Scottie et la terreur de Judy.

Suivant la logique d’un cadre d’interprétation concentré sur les sentiments des personnages féminins, Tania Modleski restructure Vertigo selon une tout autre logique que celle de ses prédécesseurs. Les moments clés du film sont pour elle les expériences et les sentiments de Judy ; le système d’images audiovisuelles structurant le sens dans le film est bâti autour du personnage de Judy, et les autres séquences dépendent alors de cette armature. Un autre Vertigo émerge, qui sans doute n’a pas été voulu directement par Hitchcock, mais qui pourtant n’en est pas moins un authentique Vertigo.

7. Compléter le modèle

La rencontre entre le film ou le roman et le public suscite des espaces sociaux abritant des communautés d’interprétation. Chacune emploie la même stratégie interprétative, fondée sur une même définition de l’origine, de l’auteur et de l’identité générique du texte. Cette stratégie interprétative induit un même regard sur le texte, une même façon de l’aborder, de le structurer en tant qu’objet signifiant, de le comprendre. Notre modèle de l’acte interprétatif que nous avions laissé dans cet état tout à l’heure peut maintenant être complété. L’analyse des particularités de l’énonciation fictionnelle conduit à soutenir que toute stratégie interprétative d’un texte fictionnel est associée à une certaine conception du système des Je-Origines du texte, c’est-à-dire des personnages de l’univers fictionnel qui sont en même temps des énonciateurs. Dans la mesure où le personnage constitue ce support indispensable de l’entrée dans la fiction, de l’immersion fictionnelle selon l’expression de Jean-Marie Schaeffer (1999, p. 179-195), l’on peut même dire qu’une appréhension des Je-Origines (par exemple : Vertigo est le film de Judy) est un facteur déterminant de la stratégie interprétative suivie par les membres de la communauté d’interprétation. Elle régit d’abord le séquencement du film en accentuant tel ou tel passage, en marquant ruptures ou pauses dans le fil narratif. Plus subtilement, elle oriente les divers fragments du texte comme nous l’avons vu avec certaines images de Vertigo, que l’on peut lire aussi bien dans la perspective de Scottie que dans celle de Judy. Bien sûr, tous les textes n’offrent pas la possibilité de multiplier les systèmes de Je-Origines. Le récit d’aventures avec son héros fort, que nous suivons à tout moment du texte, peut être monologal. Mais il n’est pas certain que sa signification ne puisse jamais varier, tant les relations que peuvent entretenir les interprètes avec ce personnage peuvent être dissemblables, comme l’exemple des interprétations de Jean Douchet et de Laura Mulvey nous le montre.

Le modèle proposé plus haut s’avère incomplet. Il nous faut le parachever. Ce qu’il nous faut d’abord introduire concerne le statut décisif des personnages que l’interprète regarde comme les Je-Origines du texte, ces points de repère vivants à travers lesquels il comprend et évalue la fiction. Aussi devons-nous écrire que son identification générique induit une méthode de lecture du texte que va suivre l’interprète dans l’acte de lecture. Celle-ci est déterminée par le système de Je-Origines sélectionné par l’interprète (Hamburger, 1986, p. 82).

Un retour sur la citation de Michael Baxandall (1991, p. 21) déjà commentée plus haut va nous donner l’occasion de compléter encore le modèle. Je rappelle son observation : « On n’explique pas un tableau : on explique telle ou telle observation qu’on a pu faire à son propos. Pour le dire autrement, l’explication d’un tableau dépend du point de vue qu’on adopte pour le décrire. » Le lecteur attentif aura certainement remarqué que j’ai surtout commenté la seconde partie du texte. Pourtant, la première partie met le doigt sur un point important : l’interprète de la fiction comme celui du tableau associe à son « explication » du texte une ou plusieurs « observations ». Nous ne nous satisfaisons pas de le comprendre ou de l’interpréter, nous jugeons le texte, nous en donnons une appréciation. La réalité peut n’être pas commentée ou expliquée : souvent nous nous contentons d’y participer. Mais la fiction semble requérir le jugement. Comme nous n’appartenons pas à l’univers fictionnel, nous devons prendre position face à lui. Le critique de film ou de roman ne se contente jamais de décrire, il opine. De ce point de vue, il est une espèce unique de journaliste. Comment se forme le jugement vis-à-vis du texte fictionnel ? Il dépend sans aucun doute des savoirs culturels, sociaux, politiques des membres des communautés d’interprétation. Et il se concrétise par le degré d’engagement des interprètes envers leurs personnages. Quand Tania Modleski (2002, p. 140) écrit par exemple : « Nous découvrons Madeleine en plan d’ensemble, le dos à la caméra, baignée d’une lumière tamisée et entourée de couronnes de fleurs », nous sentons le regard aiguisé de la critique contempler « son » personnage avec une grande attention. À l’inverse, l’indifférence par rapport à tous les personnages proposés par le récit fictionnel nous détache et nous éloigne de la narration. Dans Pourquoi la fiction ?, Jean-Marie Schaeffer (1999, p. 186) insiste sur l’investissement nécessaire du lecteur : « Pour que le processus d’immersion puisse fonctionner, il faut que les personnages et leur destin nous intéressent, et pour ce faire ils doivent entrer en résonance avec nos investissements réels. » De l’étroitesse de nos relations avec les personnages dépendent d’une part l’influence de l’univers fictionnel sur nous, sujet que je développe dans mon ouvrage La vérité de la fiction (2009), et d’autre part la forme de jugement que nous portons sur le récit.

De sorte que nous pouvons ajouter une ligne à notre modèle de l’acte interprétatif. Cette ligne, sur laquelle je conclurai, peut être énoncée de la manière suivante : l’interprétation du récit induit un jugement à son propos. Ce dernier dépend de l’engagement de l’interprète envers les Je-Origines qu’il a choisis.