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La médiation oubliée

Le film Troie (Troy, Wolfgang Petersen, 2004) a généré depuis sa sortie, et en à peine une décennie, un dossier de commentaires tout à fait impressionnant, qui comprend des articles publiés aussi bien dans des journaux et des magazines que dans des revues savantes recouvrant plusieurs domaines d’études, de l’Antiquité au cinéma. Selon Martin Winkler (2007), qui a dirigé un ouvrage collectif sur l’Iliade et le cinéma, dans lequel il présente une filmographie exhaustive et annotée de toutes les adaptations du poème d’Homère, il y avait près de cinquante ans qu’aucun cinéaste ne s’était véritablement inspiré du récit homérique de la guerre de Troie. Le début du second millénaire a été marqué par un certain regain d’intérêt pour Homère et pour l’Iliade, épopée dont le romancier Alessandro Baricco (2004) fit paraître, en synchronie presque parfaite avec le film de Petersen, une version elle aussi sécularisée [1]. À parcourir l’imposante réception critique du film, le lecteur découvre vite que peu importe la provenance des textes, leurs auteurs semblent tous plus ou moins obnubilés par une tâche centrale : repérer les mille et une manières dont Petersen s’est éloigné du récit homérique. Où, comment et pourquoi Petersen ne suit-il pas la voie ouverte par Homère et par ses nombreux spin-offs antiques ? La liste de ces écarts est en effet assez longue : quasi-effacement des mères, réduction d’Hélène à une figure pleurnicharde et sans mystère dont la beauté est plus stéréotypée que légendaire, rédemption de la figure de Pâris qui devient de plus en plus courageux au cours du film, invention d’un Achille romantique et marginalisation de sa relation avec Patrocle. Presque chacun de ces angles a généré des commentaires fascinants, dont la finalité paraît pourtant un peu vaine car ils en arrivent tous à une conclusion que nous soupçonnions d’entrée de jeu : Petersen, bien que détenant une solide formation classique, a réalisé un film contemporain qui prend mille libertés avec ses modèles antiques. Or il n’y a pas beaucoup de sens à accuser Petersen d’anachronisme, parce que, d’une part, l’accusation néglige, comme le rappelle Georges Didi-Huberman (1990), l’incessante révélation du passé dans un présent qui en reconfigure le sens, et que, d’autre part, l’anachronisme n’est jamais plus sournois et dangereux que lorsqu’il s’avance sous le couvert d’un fantasme d’euchronie. Mais, autour de toute adaptation de l’Iliade, l’accusation d’anachronisme devient encore plus absurde, dans la mesure où, avant même Homère, la guerre de Troie semble avoir fait l’objet d’une perpétuelle opération de mise à jour. Comme le souligne l’helléniste Joachim Latacz (2007, p. 38), celui que la tradition désigne commodément sous le nom d’Homère, écrivant un demi-millénaire après les faits qu’il relate, n’a pas lui-même été étranger à cette distorsion anachronique, sans laquelle l’Iliade, telle que nous la connaissons textuellement, n’existerait tout simplement pas. Petersen instrumentalise avec son film un récit qui, depuis son passage de l’oral à l’écrit, n’a pas cessé d’être investi de la sorte à travers maints récits antiques (l’Achilléide, la Petite Iliade, etc.), dont le plus célèbre demeure évidemment l’Énéide de Virgile.

Le présent texte cherche donc à rompre avec la pratique de cet exercice comparatif, mais la chose est plus facile à déclarer qu’à faire, dans la mesure où une partie des effets de sens du film tient aux écarts que le scénariste et le cinéaste se sont autorisés, et ce, même si ces libertés paraissent choquantes ou incongrues à tout spectateur modérément friand de mainstream cinema. Ainsi : Achille mourant qui déclare son amour et ses regrets à Briséis, après l’avoir cherchée à travers Troie en flammes, en tuant tous ceux qui le freinaient et qui étaient généralement des guerriers de son propre camp. Mais plutôt que de m’attarder à ces audaces, je voudrais rappeler que cet exercice comparatif se pratique généralement « du littéraire au filmique », pour reprendre un titre devenu classique (Gaudreault 1988), en faisant abstraction de la tradition des beaux-arts, où se sont pourtant une première fois posées les difficultés d’adaptation visuelle de l’Iliade. C’est donc cette médiation oubliée dans l’importante réception de Troie que je souhaite considérer en rapport avec certains aspects particuliers du film de Petersen, parce que la mise en images de l’Iliade a fait l’objet, avant même la naissance du médium cinématographique, d’un investissement soutenu en histoire de l’art, qui pourrait éclairer certains choix du réalisateur et souligner des problèmes d’adaptation et de transfert intermédial dépassant largement la question de savoir ce que favorise ou censure Hollywood.

J’aborderai cette question en me limitant à une seule dimension, centrale pour la question du jeu de l’acteur qui inspire le présent dossier thématique et absolument nodale dans le passage parfois difficile du textuel au visuel, que Lessing (1766) déjà avait soulevée dans son traité sur le cri du Laocoon (Lamoureux 2000) : la représentation visuelle des affects extrêmes. La force de l’affect, les héros de l’Iliade en sont traversés d’un bout à l’autre du récit. Mais celui-ci se développe principalement à partir des affects d’Achille, héros qui nous est présenté dès le premier chant en proie à une colère terrible (qui le pousse ensuite à se retirer du combat) et que nous retrouvons plus loin, dans les chants de la Patroclie (XVI-XVIII), dévasté par la douleur qu’il éprouve à la mort de son compagnon Patrocle. La tradition figurative des arts graphiques et plastiques a formulé des solutions pour figurer chacun de ces affects, mais, pour ce faire, elle n’a pas toujours non plus suivi les détails fournis par le texte homérique ; tantôt elle colle au plus près du texte de l’épopée (pour imager la colère), tantôt elle s’en écarte considérablement (pour traduire la dévastation du deuil) ; et il est intéressant de remarquer que Petersen privilégiera pour adapter ces moments forts un parti pris souvent similaire, bien que différemment motivé, à celui de la tradition figurative.

Le corps en jeu

Au moment de la sortie du film Troie, les médias ont beaucoup mis l’accent sur la transformation du corps de Brad Pitt en vue de son interprétation d’Achille : pour construire l’intérêt et la crédibilité du casting, il ne suffisait pas de miser sur le renom respectif du guerrier et de son interprète, il fallait construire un rapprochement plus serré entre le héros et la star, faire du héros une star avant l’heure. Le film ne se contente donc pas d’évoquer l’immortalité du nom d’Achille pour les siècles à venir, il en montre la gloire dans le présent des exploits relatés : chaque apparition du héros sur le champ de bataille est ainsi marquée par des soldats déchaînés qui clament son nom. Achille n’est pas seulement promis à une renommée posthume, acquise au prix de sa vie, il a, de son vivant, un nombre incalculable de fans au sein même de la Troade. Par là, Achille devient une star et rencontre à mi-chemin l’acteur vedette Brad Pitt dans son projet exigeant de se transformer en héros. Dans la même visée, les entrevues de Pitt et les suppléments du DVD encouragent les recoupements, même insolites, entre les deux figures : on y apprend que la scène du combat d’Achille contre Hector (tournée en dernier lieu à cause des dangers potentiels qu’elle présentait pour les deux principaux acteurs, qui jouaient sans doublures ni cascadeurs) a été reportée de plusieurs semaines, notamment à cause d’une blessure que Pitt, pendant les répétitions, se serait infligée… au tendon d’Achille ! Il est significatif que le paratexte de Troie choisisse de souligner cette symptomatique et imprévisible incarnation du personnage par l’acteur, dont le corps a ainsi souffert au point même où fut touché — par la flèche qui le conduisit à la mort (et à la gloire) — le « divin » Achille qu’il a pour mission de personnifier. C’est que son corps, exhibant le développement et la définition de sa nouvelle musculature très médiatisée, est en effet le meilleur moyen qu’ait l’acteur d’interpréter Achille. Entouré d’acteurs shakespeariens, Pitt ne convainc ni dans ses tirades, ni même dans les échanges dialogués, si l’on en croit le critique du New Yorker David Denby (2004), qui soutient que son jeu, son accent, son ton sont décalés par rapport aux prestations du reste de la distribution.

Mais pourquoi nous en formaliser ? Après tout, le corps de l’acteur est un outil central de son travail d’interprétation, et le jeu, voire l’expression, ne renvoient pas qu’à la seule configuration expressive des traits du visage. La remarque vaut tout particulièrement en ce qui concerne l’Achille homérique, personnage plus connu pour ses exploits et son retrait du combat que pour ses dons d’orateur. De toutes façons, et plus largement, dans l’Iliade, les guerriers sont représentés comme des corps en action et, qu’ils se régalent, se battent ou meurent, Homère décrit leur corporéité et non leur sentiment intérieur, ou plutôt il fait comprendre leur sentiment intérieur en tant que celui-ci se montre, en tant qu’il traverse, affecte et anime leur corps (Montsacré 1984). Notons néanmoins que si les descriptions du corps des héros chez Homère ne sont absolument pas centrées sur l’expressivité des traits du visage, elles ne le sont pas non plus sur l’exaltation de leur musculature : elles s’attardent à la stature, à la carrure, ainsi qu’à la splendeur des armes terribles des guerriers, mais le culte du corps athlétique caractérisé par la « cuirasse de muscles » (Clark 1969, p. 57-116), qui continue de travailler l’idéal contemporain du corps et notre conception de l’Antiquité, ne recoupe pas celui du corps guerrier ; il relève d’une construction hellénique plus tardive, plus proche de l’invention de la tragédie que de la fixation par écrit de l’épopée orale racontée par les aèdes. Dans Troie, pourtant, le corps héroïque semble relayé par la médiation visuelle la plus familière dont nous disposions pour apprivoiser la Grèce antique : celle de la statuaire de la période dite classique et hellénistique, postérieure de plusieurs siècles aux chants homériques. Or, dans la statuaire grecque, le corps, et non le visage, constitue le premier support de l’expression, et la tête d’expression, au sens où on l’entendra à partir du xviie siècle [2], n’y joue aucun rôle. L’interprétation de Pitt est conforme à cette conception, dans la mesure où son jeu cultive une certaine impassibilité crispée du visage, comme si le rôle exigeait que sa tête, au même titre que son corps, se soumette à l’idéal de cette médiation anachronique de la sculpture grecque classique, dont la beauté tient pourtant précisément à ce que tout affect y semble surmonté, dépassé. Après tout, comme le soutiendra avec admiration Johann Winckelmann (1786, p. 287) dans son essai De la grâce dans les ouvrages de l’art, à son apogée, la beauté des statues grecques « ressemble à l’eau, qui est d’autant plus parfaite qu’elle a moins de goût ». À l’opposé de cet idéal, l’auteur de la toute première histoire des arts de l’Antiquité inscrit à la fois l’expression des artistes modernes et l’exagération du comédien antique :

La sagesse dans l’expression dont firent preuve les artistes anciens est encore plus claire si on la compare avec son contraire dans les oeuvres de la majorité des artistes modernes, qui n’expriment pas beaucoup avec peu mais peu avec beaucoup. Quand elles agissent, leurs figures ressemblent aux comédiens des théâtres antiques, obligés d’outrer la vérité au-delà de ses limites pour se faire comprendre, en plein jour, de n’importe quel spectateur de la plèbe placé au dernier rang, et l’expression du visage ressemble aux masques antiques, qui étaient difformes pour les mêmes raisons. L’outrance dans l’expression est même enseignée dans un écrit qui se trouve entre les mains de tous les jeunes débutants dans l’art, je veux parler du Traité des passions de Charles le Brun. Dans les dessins qui les illustrent, cet artiste n’a pas seulement mis le degré extrême des passions dans les visages, mais, dans quelques-uns, elles sont même poussées à l’état de folie furieuse

Winckelmann 1764, p. 277-278 [3]

Dans Troie, Pitt réunit, selon une dissociation qui nous est devenue familière, une tête de 40 ans sur un corps de jeune athlète plutôt que de héros homérique. Cette première médiation du corps par la sculpture classique l’éloigne par ailleurs du récit homérique, où tous les héros, loin d’être impassibles, crient, pleurent et se lamentent, sans craindre la grimace, ne serait-ce que parce qu’un privilège du guerrier est d’avoir droit à tous les excès — et Achille, comme l’a montré Hélène Montsacré (1984) et comme nous le verrons bientôt, excède même la norme de cette démesure.

Affect et contraintes médiales : la colère et le chagrin

Rappelons quelques données bien connues du récit homérique : l’Iliade, cette suite d’exploits qui permet à divers guerriers de s’illustrer, a comme ressort les affects du meilleur combattant achéen, Achille. Dès le premier chant, la colère de celui-ci est déclenchée par l’attitude d’Agamemnon qui lui retire une esclave pour remplacer une des siennes, dont le père, prêtre d’Apollon protégé par le dieu, est venu payer la rançon. Cette colère s’apaisera au dernier chant, lorsque Priam, le vieux roi troyen, suppliera Achille de lui rendre le corps de son fils Hector, victime de la rage d’Achille pour avoir tué et dépouillé l’ami de ce dernier, Patrocle.

Dans la tradition figurative, la scène du premier chant, connue sous le titre de La colère d’Achille, suit à la lettre les indications données par le texte homérique, et en particulier ces quelques vers qui transforment l’affect en action et cristallisent l’action dans un geste :

[…] le fils de Pélée [Achille], saisi de douleur, balança en son coeur, dans sa poitrine velue, si, tirant le glaive aigu qui touchait sa cuisse, il ferait lever les assistants et tuerait l’Atride [Agamemnon], ou s’il calmerait sa bile et contiendrait sa colère. Comme il agitait ces deux partis, dans son âme et dans son coeur, et tirait du fourreau sa grande épée, arriva Athéné du ciel […] Debout derrière le fils de Pélée, elle le saisit par ses cheveux blonds, n’apparaissant qu’à lui seul [4] [...]

c’est moi qui souligne

Les tableaux [5] qui s’inspirent de cet épisode réduisent la confrontation à la convention d’un geste, laquelle sert à nous présenter le héros : Achille tire l’épée devant Agamemnon. Se condensent dans cette convention l’entrée en action d’Achille et l’affect qui le caractérise. Dans sa version de la dispute entre Achille et Agamemnon, et bien qu’il modifie la plupart des autres aspects de cette scène, Brad Pitt s’en tient au motif bien établi de la tradition plastique : Achille, au sommet de sa fureur, tire le glaive mais, dans la séquence cinématographique, le geste paraît furtif : il n’a pas l’effet de stase et de prégnance du motif dans l’image fixe. De plus, cette colère ne marque pas le début du film comme elle lançait le récit homérique car, dans Troie, le spectateur découvre d’abord Achille au lit, nu et endormi avec deux femmes, au moment où son chef et ses compagnons d’armes ont besoin de lui sur le champ de bataille. C’est une première occasion, pour le spectateur, d’admirer le nouveau corps musclé de Pitt (sur lequel la caméra s’attarde de manière caressante) et, pour le cinéaste, de bien insister sur l’hétérosexualité de son héros, dans une production qui évitera le plus souvent possible d’insister sur la relation entre Achille et Patrocle. Par ailleurs, le geste de colère d’Achille surgit à plusieurs reprises dans le film, en amont même de la confrontation avec Agamemnon. Il devient donc tout aussi emblématique du héros même si, la plupart du temps, il vient marquer des épisodes inventés de toutes pièces par le scénario : le premier combat d’Achille avec un colosse thessalien, la harangue que livre Achille à ses soldats au moment de l’arrivée de ses vaisseaux sur le rivage troyen et, en une stase qui permet cette fois de bien fixer la convention dans l’esprit du spectateur, lors du triomphe d’Achille après que, fraîchement débarqué à Troie, il eut saccagé un temple. Dans le film, l’usage de cette convention gestuelle est généralisé de façon à traduire et à résumer le personnage tout entier davantage que l’affect qui le caractérise, dans la mesure où le geste est répété plusieurs fois avant la colère proprement dite. On pourrait même suggérer que le geste remplace à l’écran la fonction des épithètes homériques, ces expressions figées dont le texte de l’Iliade multiplie à souhait les occurrences et dont les spécialistes ont suggéré qu’elles servaient peut-être à faciliter la présentation orale de ces longues épopées et la maîtrise mnémonique de la métrique des vers (Knox 1990). L’épithète qui caractérise, dans le texte, Achille « aux pieds rapides », le film nous la montre certainement à travers la chorégraphie des combats, par la vitesse et par les sauts spectaculaires du personnage, lors desquels la performance de Pitt est solide ; mais on ne la reconnaît pas alors comme répétition, selon le modèle des formules homériques : c’est le geste de l’épée tirée qui devient le trait récurrent caractérisant l’Achille cinématographique, comme il caractérisait déjà l’Achille de la tradition figurative, et particulièrement picturale, des beaux-arts. Le nouveau corps sculpté de Pitt s’exprime par une convention gestuelle.

Certes, cette convention gestuelle n’occupe pas dans le film le même rôle que celui qui lui est conféré dans la tradition plastique, où elle permet de faire connaissance avec le personnage en même temps qu’elle signale sa fonction guerrière et rappelle son tempérament colérique. Mais la tradition des beaux-arts révèle aussi un usage complexe de ce motif. En premier lieu, le geste n’est pas réservé à Achille : il peut aussi servir à identifier le dieu de la guerre, Arès/Mars, dont l’épée est l’attribut symbolique [6]. De plus, déjà dans la peinture classique, il sert à identifier Achille au sein de tableaux qui le représentent dans d’autres scènes que celle de sa colère emblématique. Petersen ne commet donc pas un crime figuratif en multipliant le geste à travers tout le début du film.

Ainsi, dans la tradition plastique, un tel déplacement dissociant le geste de l’épée tirée de l’épisode de la colère se retrouve-t-il de façon particulièrement frappante dans le traitement du thème moins connu d’Ulysse reconnaissant Achille parmi les filles de Lycomède. Il s’agit d’un épisode qui ne figure pas dans I’Iliade, compte tenu de la découpe in media res de la guerre de Troie que le texte d’Homère privilégie. Mais plusieurs sources antiques l’évoquent [7]. La traduction iconographique de ce thème, plus fréquente au xviie siècle et dans les pays du Nord de l’Europe, présente d’indéniables possibilités pour le parti pris descriptif et la représentation d’objets rares et précieux que favorise souvent la pratique picturale nordique de l’époque [8] (Alpers 1983). L’histoire raconte comment la déesse Thétis, mère d’Achille, cherchant à éviter à son fils de se battre dans une guerre où elle sait qu’il va perdre la vie, le cache, en travesti féminin, sur l’île de Skyros parmi les filles du roi Lycomède. Ulysse, soucieux de rallier Achille aux forces achéennes, est averti du subterfuge et débarque sur l’île, déguisé en marchand. Il présente aux jeunes filles de la cour un assortiment de bijoux et autres colifichets parmi lesquels il a pris soin de glisser une panoplie guerrière. Devant la marchandise étalée, Achille se trahit aussitôt en se jetant sur les armes. Certains auteurs antiques (Ovide ou Hygin, par exemple) nous le décrivent s’emparant impulsivement d’un bouclier : l’Achille homérique, de même que l’Achille de la tradition littéraire, est en effet plus associé au bouclier qu’à l’épée, à cause de la longue description (plus de 150 vers) que l’aède, au chant XVIII, consacre à cet élément de son équipement guerrier, ouvré par le dieu Héphaïstos et conçu comme un véritable microcosme (Lecoq 2010 et Laneyrie-Dagen 2008). Il s’agit en effet de la toute première description d’une oeuvre d’art imaginaire de l’histoire de la littérature occidentale et cette ekphrasis a donné lieu à d’infinis commentaires, dont le plus célèbre demeure celui du Laocoon de Lessing (1766), dans le cadre d’un débat sur les contraintes spécifiques qui devraient, selon ce dernier, distinguer les arts du temps, comme la poésie, des arts de l’espace. Or, dans la plupart des tableaux qui le montrent parmi les filles de Lycomède, Achille travesti, même quand il porte le bouclier d’un bras, se démarque des silhouettes des autres jeunes femmes du tableau par l’épée qu’il dégaine ou brandit. C’est donc dire que le motif inspiré par le premier chant de l’Iliade est assez fort pour qu’une jeune femme soit reconnue comme Achille dès lors qu’elle en reprend le geste emblématique.

Sous l’accessoire épique, c’est donc bel et bien la question du gender qui se trouve articulée par la tradition (et non celle de la sexualité, car Achille, pendant son séjour, séduit l’une des filles de Lycomède, qui lui donnera un fils). Il est bien sûr tentant de lire cet épisode à la lumière des théories sur le genre de Judith Butler (1990) et d’y voir une identité subvertie, construite de l’extérieur par l’appropriation et par l’intériorisation de certains symboles socialement et culturellement investis. Mais ce qui importe ici va dans le sens inverse. Alors que Butler conçoit le gender as drag, pour reprendre sa formule désormais célèbre, le récit suggère au contraire que le genre transcende le travestissement et que l’habit ne fait pas le moine. Le trait marquant de l’épisode est bien sûr l’élan qui pousse Achille à se ruer sur les armes et à les brandir, ce qui est censé nous indiquer, peu importe les théories actuelles qui n’y verraient qu’une socialisation réussie, que son attirance pour les jeux de guerre, plutôt que pour les jeux de parure, relève d’une nature irrépressible et manifeste sa virilité comme incorruptible et impossible à travestir — ce qu’une longue épée dressée exprime avec une plus grande efficacité visuelle que ne le ferait un bouclier étincelant, trop vite associé aux connotations narcissiques du miroir.

Dans le film de Petersen, rien n’évoque apparemment l’épisode du travestissement d’Achille. Quand Ulysse cherche à lui faire rejoindre la coalition achéenne, il agit en recruteur (« La Grèce a besoin de toi ! ») et surprend Achille en son fief, occupé à enseigner les rudiments de l’épée à son jeune cousin Patrocle. L’ambiguïté de la relation entre les deux cousins se fait jour dès ce moment, notamment à cause des remarques pleines de sous-entendus d’Ulysse (Krass 2013). Ceux qui connaissent la tradition plurimillénaire postulant les rapports amoureux entre Achille et Patrocle [9] (Dover 1978, Krass 2013, Michelakis 2002) pourront savourer l’allusion, tandis que ceux qui en ignorent tout ou qui préfèrent l’oublier n’y verront que du feu.

Mais on ne fait pas aussi facilement l’économie de la figure de Patrocle dès lors qu’il s’agit de réfléchir à l’expression et à la transposition visuelle des affects extrêmes chez Achille : si sa colère se jouait dans son rapport au pouvoir et dans sa relation avec Agamemnon, son immense chagrin demeure indissociable de sa relation avec Patrocle. L’Achille homérique n’est pas un héros caricatural et, outre sa colère, nous avons aussi à réfléchir à la façon dont la tradition visuelle parvient à traduire la démesure apparente du chagrin qu’il connaît dans l’épopée.

Achille est un homme qui pleure, ainsi que le font, comme le rappelle Hélène Montsacré (1984) dans son magnifique livre, presque tous les farouches héros de l’Iliade. Il pleure dès le premier chant, celui-là même où nous découvrons sa colère. Toutefois, dans la tradition littéraire occidentale, le chagrin d’Achille reste associé principalement à ce qu’on appelle la Patroclie, les chants où se jouent l’aristeia et la mort de Patrocle. Patrocle a emprunté les armes d’Achille et s’est rendu au combat. Dans la mêlée, Hector le tue, l’ayant confondu avec le héros. Un messager en pleurs se présente devant la tente d’Achille pour lui apprendre la nouvelle, pendant que les Achéens tentent encore d’arracher le cadavre à l’ennemi. L’Achille de Pitt a alors une réaction étonnante : après une brève contraction faciale articulant une moue grimaçante à un froncement de sourcils, qu’un gros plan vient souligner, il s’abandonne à une colère plus violente encore que celle qui l’opposait à Agamemnon. Il manque d’étrangler le messager, ainsi que Briséis qui s’interpose. Quand, enfin, se reprenant in extremis, il s’éloigne, en tournant le dos à la caméra, on remarque qu’il traîne avec lui, abaissée, en berne pourrait-on dire, l’épée ensanglantée rapportée du champ de bataille par le messager. Le chagrin d’Achille ne sera donc exprimé ici qu’à travers une déclinaison de la colère, assortie d’un positionnement de l’épée, alors que dans le texte homérique il relève d’une tout autre affaire. Homère, dans le chant XVIII, écrit que le messager Antilochos, « [v]ersant de chaudes larmes », accourt vers la tente d’Achille pour lui apprendre la mort de Patrocle : « Il dit, et la douleur couvrit Achille d’un nuage noir. Des deux mains, prenant la poussière du foyer, il la versa sur sa tête et souilla son visage gracieux. À sa tunique brillante comme le nectar, la cendre noire s’attacha. Lui-même, dans la poussière, grand corps étendu sur un grand espace, il gisait, et, de ses mains, souillait sa chevelure, en l’arrachant. » Ensuite viennent les pleurs et les terribles lamentations : « Que je meure à l’instant, puisque je ne devais pas protéger mon compagnon de la mort ! »

Dans le film de Petersen, Patrocle, le compagnon, n’a qu’un rôle secondaire, qui a été attribué au mannequin Garrett Hedlund, manifestement choisi pour sa ressemblance avec Brad Pitt. Ce choix est défendable pour deux raisons différentes, voire opposées. D’une part, il permet d’être fidèle à Homère, puisqu’il rend plus sensible visuellement ce que les commentateurs de l’épopée s’accordent à reconnaître : la mort de Patrocle agit dans l’Iliade comme une espèce de préfiguration de celle d’Achille (Knox 1990 et Montsacré 1984), laquelle, contrairement à ce que s’autorise le film nourri à plusieurs autres sources antiques, n’y est pas représentée. Mais, d’autre part, cette ressemblance physique offre un constant rappel de la parenté d’Achille et de Patrocle, de leur cousinage, et contribue ainsi à motiver l’attachement d’Achille par les liens du sang, même s’il n’est pas tout à fait certain qu’elle réussisse à tenir à distance la tradition postulant une relation homoérotique entre Patrocle et Achille (Krass 2013, p. 167). Du coup, l’inflexion donnée au chagrin d’Achille se conçoit différemment : on imagine la perplexité du spectateur devant un Pitt qui se serait couvert de cendres et arraché les cheveux à l’annonce de la mort de son cousin. Ces manifestations de chagrin, historiquement et culturellement déterminées, paraîtraient excessives au spectateur contemporain, et le seul excès (la seule intensification) qui puisse laisser intactes la virilité héroïque et l’hétérosexualité d’Achille, telles qu’Hollywood préfère les comprendre aujourd’hui, est celui de sa colère. Le chagrin de l’Achille cinématographique ne sera donc qu’une grosse colère, prémices de la vengeance que le héros s’apprête à exercer au nom de son compagnon perdu.

Les larmes entre les médias et les genres

Pour l’Achille de Pitt, la colère est, comme dans le traitement que la peinture classique réserve au thème, un geste, alors que le chagrin se manifeste par une colère qui excède et déborde la convention habituelle du geste. Ce n’est pourtant pas une version éculée ou hollywoodienne de la virilité héroïque qui empêche l’Achille de Troie de pleurer : il verse des larmes sur le corps d’Hector avant de le rendre à son père. Mais il pleure alors sur l’ensemble de la situation, sur la guerre, sur son propre père qu’il ne reverra pas, sur sa mort imminente. Il ne pleure pas précisément la mort de Patrocle. Ce sont les larmes d’une colère qui tombe, des larmes d’apaisement, et non le chagrin puissant et démesuré de la Patroclie. Est-ce là un parti pris hollywoodien fondé sur la seule crainte de porter atteinte à une certaine conception hétéronormative du héros ? La réponse demande des nuances dès lors qu’on considère plus largement la traduction du chagrin d’Achille dans la tradition plastique. Les adaptations picturales de l’Iliade montrent-elles Achille pleurant ? Et si elles le font, est-ce en demeurant fidèles, comme elles s’y emploient dans leur traduction de la colère, au texte homérique ? L’examen du corpus pictural consacré à la Patroclie permet de répondre affirmativement à la première de ces deux questions, mais non à la seconde, car on peut difficilement donner à voir ce qu’Homère décrit et il semble que les artistes visuels des siècles passés se soient mesurés à cet égard au même problème que les cinéastes et les acteurs contemporains.

Le moment où se manifeste dans l’Iliade l’extrême chagrin d’Achille, à savoir l’annonce de la mort de Patrocle, n’est en effet jamais représenté en peinture. Cette solution évite aux artistes d’avoir à corriger Homère et à révéler ainsi qu’ils ne sauraient le suivre sans enfreindre toutes les règles du décorum de la représentation classique, voire sans renoncer à un certain fantasme de l’Antique. La représentation d’Achille pleurant Patrocle connaît néanmoins une grande popularité dans la seconde moitié du xviiie siècle, alors que l’intérêt pour les sujets antiques, délaissant les frivolités et les grivoiseries des Métamorphoses d’Ovide, se recentre autour des récits homériques, des Vies des hommes illustres de Plutarque et des compilations des historiens romains. Or, ce recentrage est contemporain d’une exaltation sans précédent des larmes, particulièrement des larmes versées en public, et même par des hommes, comme l’a montré Anne Vincent-Buffault (1986), qui souligne notamment l’importance des modèles fournis par la littérature romanesque dans le développement de cette propension socialement généralisée à l’épanchement lacrymal. Le thème d’Achille pleurant Patrocle triomphe donc dans la peinture de la seconde moitié du xviiie siècle, au moment même où les conventions sociales et esthétiques permettraient au héros de s’abandonner au chagrin sans démériter aux yeux du spectateur. Mais le problème figuratif et expressif qui se pose alors ne réside pas dans le fait de pleurer ; il tient plutôt à la difficulté de figurer le caractère homérique, démesuré, du chagrin d’Achille dans le texte. Les traits marquant le chagrin d’Achille chez Homère ne sont tout simplement pas une avenue possible pour la tradition figurative et pour la peinture d’histoire dont relève un tel sujet. Car un héros doit être beau ou du moins admirable, donc un héros sale et couvert de cendres, fût-il parfaitement proportionné et conformé, n’est guère envisageable : un protagoniste que le chagrin pousse à s’arracher les cheveux échappe aux exigences éthiques et didactiques de la peinture d’histoire, car il ne peut être proposé en modèle exemplaire. Achille, dans le chagrin comme déjà dans la colère (Kirchner 2001), ne saurait être un modèle à proposer sans réserve à l’imitation (et cette dimension, le film de Petersen ne la perd jamais de vue qui fait d’Achille, plutôt que d’Agamemnon, le transgresseur rebelle des conventions [10]).

La peinture devra donc se donner les moyens de cadrer et de contenir la démesure des héros homériques. Et, à cette fin, la crise que représente dans l’Iliade la mort de Patrocle sera principalement représentée par trois thèmes qui permettront aux artistes de ne pas montrer les réactions immédiates d’Achille à l’annonce de la nouvelle (dont la logique narrative du film n’aurait probablement pas toléré l’occultation) : Achille pleurant Patrocle, Thétis apportant à Achille ses nouvelles armes ou Achille déposant aux pieds de la dépouille de Patrocle le cadavre outragé d’Hector [11]. Chacun de ces découpages a l’avantage de ne pas laisser le héros seul avec Patrocle et de présenter la tragédie de la mort de son ami non comme un deuil personnel, mais comme un événement qui retentit sur tout le cercle immédiat d’Achille. Les deux premiers sujets sont souvent traités ensemble, l’image portant alors, même si la composition est dominée par la détresse d’Achille, un titre qui fait référence au second thème, à cause d’une Thétis le plus souvent reléguée dans un coin et apportant la nouvelle panoplie guerrière de son fils. Les deux derniers sujets traduisent un souci de déplacer un événement vers une action : le don des armes ou la vengeance d’Achille. Après tout, la représentation de l’action constitue, bien davantage que ne saurait l’être l’expression, le grand enjeu de la peinture d’histoire. À vrai dire, le troisième thème correspond très exactement, autour d’un moment plus tardif de l’épopée, à la stratégie choisie par l’interprétation de Pitt : déplacer le chagrin vers la rage. Achille a tué le meurtrier de Patrocle et humilié sa dépouille, qu’il jette en trophée aux pieds de l’ami décédé. Au contraire, le thème d’Achille pleurant Patrocle favorise le déploiement affectif et offre l’épisode le plus susceptible de nous faire comprendre à quelles conditions la figuration d’un chagrin extrême peut à l’époque être considérée comme socialement et visuellement acceptable.

La version assez emblématique peinte vers 1760 par Gavin Hamilton résume en quelque sorte la solution proposée par la peinture de la façon suivante : Achille a droit à l’expression d’un chagrin intense, mais cette intensification doit le porter au seuil de l’évanouissement ou de l’inconscience, et surtout ne s’accompagner d’aucune des actions dérivées précisées par le texte. Bien évidemment, le jeûne et l’insomnie d’Achille ne sont pas des conduites aisément figurables, mais son refus de se laver, après s’être couvert de cendres, aurait pu au moins laisser des traces dans l’image : il n’en est rien. Achille est simplement caractérisé par une peau plus sombre que celle du cadavre de Patrocle. Ce tabou de la saleté et des manifestations excessives conduit les peintres à installer le plus souvent Achille au bord d’une espèce de pâmoison où il se languit auprès de la dépouille de Patrocle et au milieu des siens : chez Hamilton, le corps d’Achille contraste avec le cadavre livide de Patrocle, mais s’écarte encore de la description de l’Achille homérique. La seule exception étonnante du corpus se trouve dans un lavis réalisé entre 1795 et 1800 par Johann Heinrich Füssli [12] : on y voit Achille, de dos, au sommet du bûcher de la dépouille sans visage de Patrocle, alors qu’il s’apprête à se couper les cheveux. Dans son émulation de Michel-Ange, la silhouette nue est étonnamment musculeuse. Ses chairs ombrées contrastent avec la blancheur du corps de Patrocle. Mais le mélange du lavis et de la craie fait en sorte que c’est la matérialité même du pigment qui, dans l’apposition des ombres et l’évocation du modelé de la figure, produit exceptionnellement un effet de salissures sur le corps endeuillé d’Achille.

La peur des larmes de l’Achille cinématographique le confinait dans une colère aride et redondante qui venait bientôt relayer la moue crispée et furtive de Pitt. Le droit aux larmes de l’Achille pictural se paie, en revanche, d’une langueur débilitante. Mais là où ces deux stratégies convergent, c’est en tant que s’y marque l’impossibilité d’entendre comment se signifie la souffrance dans l’épopée homérique ; Montsacré (1984, p. 201 ; c’est moi qui souligne) écrit en conclusion de son ouvrage :

Loin d’être chez le guerrier épique un accessoire sans importance, le don des larmes est, au contraire, un des éléments qui constituent sa nature héroïque. […] Si les héros de l’épopée pleurent, c’est d’abord parce qu’ils le peuvent — les larmes masculines ne sont pas un signe de faiblesse —, mais encore parce qu’ils le doivent — leur douleur est ostentation de force et de vitalité.

Ni la version picturale ni la version cinématographique du chagrin d’Achille ne reconnaissent la valeur de ce lien physiologique entre les larmes et l’exploit héroïque. L’une choisit les larmes sans la force, l’autre la force sans les larmes. Or, la conjonction devenue incompréhensible de ces deux termes est loin d’être le propre de la modernité des Lumières ou de la nôtre, et le champ des représentations visuelles exige depuis longtemps que cette crise potentielle de la figuration soit contenue par diverses solutions narratives ou expressives. Le recours à ces solutions est motivé par des contraintes médiales, picturales ou cinématographiques, mais, très en amont, il se fonde aussi et d’abord sur une cassure survenue quelques siècles après Homère, précisément au moment où se profilait l’invention du corps idéal de la sculpture classique. Or, écrit encore Montsacré (1984, p. 201) : « Si la rupture est si nette dès l’époque classique [de la Grèce antique], où les figures masculines ne pleurent plus, c’est peut-être que, lorsqu’ils ne pensèrent plus avec les catégories de l’héroïsme, les hommes firent aux femmes le don des larmes… »