Corps de l’article

Vers la fin des années 1970, période durant laquelle la psychanalyse et la sémiotique se partageaient les faveurs de la théorie du cinéma, Jacqueline Rose (1980, p. 199-200) signale un paradoxe intéressant : alors que les féministes se penchent de plus en plus, dans le cadre de leur dialogue avec la psychanalyse, sur la question de la construction et de la représentation, notamment au cinéma, de la différence sexuelle — laquelle se trouve au coeur de leurs analyses —, les théoriciens du cinéma font quant à eux largement appel à la psychanalyse, mais sans jamais aborder la question de la différence sexuelle — ce qui est d’autant plus paradoxal qu’ils utilisent des concepts psychanalytiques qui furent élaborés justement pour analyser la question de la différence sexuelle.

Les théoriciens du cinéma ont vu dans la psychanalyse et la sémiotique des moyens de lutter contre les méthodes formalistes qui avaient dominé les premières analyses du cinéma. Certains d’entre eux se sont tournés vers les travaux de Jacques Lacan, surtout connu à l’époque pour sa thèse selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage », en raison de la façon dont le psychanalyste français se servait de la sémiotique et de la linguistique structurale pour repenser Freud. La théorie critique a également joué un rôle dans le déplacement de l’intérêt des théoriciens du cinéma vers Lacan ; l’influence de Louis Althusser, en particulier, est présente dans la théorie lacanienne du cinéma des années 1970. Dans son article sur les « effets idéologiques produits par l’appareil de base », Jean-Louis Baudry (1970) applique la théorie althussérienne des « appareils idéologiques d’État » à la théorie du cinéma, en faisant valoir que le dispositif cinématographique fonctionne de la même façon que les appareils idéologiques visés par Althusser (1970). Puisque la notion d’idéologie chez Althusser est elle-même influencée par la pensée lacanienne — en particulier par l’article de Lacan (1949) sur le « stade du miroir » —, les théoriciens du cinéma se sont inspirés de Lacan pour développer une théorie de l’idéologie au cinéma.

Parmi les contributions importantes au développement de la théorie psychanalytique du cinéma des années 1970 figure notamment le concept de « regard masculin » (male gaze) élaboré par Laura Mulvey [2]. Dans son article bien connu intitulé « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Mulvey (1975) utilise explicitement la psychanalyse comme outil politique pour mettre en évidence le phallocentrisme du cinéma classique hollywoodien, et à cet égard elle va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs — et que nombre de ses contemporains — influencés par Althusser et par Lacan. Mulvey (1975, p. 484) affirme que le cinéma est un moyen pour produire du plaisir ; en tant que système avancé de représentation, le cinéma est capable de structurer les façons de voir et le plaisir de regarder. Le cinéma de Hollywood peut engendrer deux formes de plaisir visuel : le voyeurisme et le narcissisme. Dans le cas du voyeurisme, le spectateur prend plaisir à faire de l’autre l’objet de sa jouissance ; dans le cas du narcissisme, le moi se retourne vers lui-même afin de générer une image chargée de plaisir visuel. En s’appuyant sur les thèses avancées par Lacan (1949) dans son article sur le stade du miroir, Mulvey (p. 486) affirme que les représentations cinématographiques rendent possible la perte momentanée de la conscience de soi du sujet, à laquelle se substitue l’image du protagoniste masculin ; de cette manière, le cinéma contribue selon elle à la reproduction d’un « regard masculin ».

Mulvey soutient que la société patriarcale est divisée entre les pôles actif/masculin et passif/féminin. Au cinéma, l’image de la femme est donc là pour être regardée, alors que l’image de l’homme est là pour permettre l’identification du spectateur (peu importe qu’il soit masculin ou féminin). Selon Mulvey (p. 493), le cinéma hollywoodien produit une série de regards interdépendants : celui du spectateur, celui de la caméra et celui du protagoniste masculin. C’est au profit de ce troisième regard, celui du protagoniste masculin, que les deux autres sont occultés, produisant ainsi un « regard masculin ».

Si j’insiste sur les thèses de Mulvey, c’est d’abord parce qu’elles ont largement contribué à faire avancer la première formulation d’une théorie lacanienne du cinéma, qui portait principalement sur les questions critiques de l’interpellation idéologique et de la formation du sujet cinématographique. Le concept de « regard masculin » a tenu une place importante dans les débats qui ont eu lieu au sein des études cinématographiques et culturelles concernant les théories de l’idéologie et de la subjectivité dans le cadre desquelles un certain nombre de concepts lacaniens ont trouvé un champ d’application propice. L’autre raison pour laquelle je m’intéresse ici tout particulièrement à Mulvey vient de ce qu’elle a été la première à tenter de théoriser la différence sexuelle au cinéma en s’inspirant de Lacan. Je dois cependant préciser que Mulvey en arrive à la bonne conclusion, mais pour les mauvaises raisons ; c’est-à-dire que le cinéma populaire est effectivement en grande partie un cinéma phallocrate, mais non pas tant à cause du médium lui-même qu’en raison de la persistance générale du phallocentrisme dans l’ensemble de la culture. Un autre point à souligner à propos de l’article de Mulvey, dont la pensée est influencée par son allégeance à la « screen theory » et à des formes de distanciation brechtienne, concerne sa proposition selon laquelle la contestation du phallocentrisme du cinéma populaire passerait par la production d’un cinéma alternatif capable d’interpeller les spectateurs contre l’idéologie dominante (phallocrate en l’occurrence). Je soutiens au contraire que le cinéma est incapable d’induire par lui-même de nouvelles formes de conscience et des positions subjectives susceptibles de remettre en question le statu quo : l’interprétation théorique et analytique du cinéma demeure la seule méthode viable et pratique pour contester les représentations idéologiques et pour produire des configurations et des formes de subjectivité alternatives. C’est dans le travail de la théorie — surtout lacanienne et marxiste, comme celle dont il s’agit ici — et non dans la position du spectateur qu’on peut contester l’idéologie. Néanmoins, il existe certains films qui aident à la pratique d’une analyse générale de l’idéologie, qui nous orientent dans le sens d’une politique de l’émancipation. Enfin, le dernier point que je veux souligner à propos de l’article de Mulvey est que si son but avoué est de contester la représentation phallocentrique des femmes, ainsi que les manières phallocentriques de regarder, son approche n’a pas réellement pris en compte la théorie lacanienne du rapport sexuel ; au contraire, comme beaucoup de ses contemporains, Mulvey finit par opérer, pour reprendre les mots de Joan Copjec (1989, p. 31), « une sorte de “foucaldisation” de la théorie lacanienne ». On a abondamment parlé de la mauvaise interprétation de la théorie lacanienne du regard ; comme de nombreux lacaniens contemporains l’ont noté [3], les premiers penseurs lacaniens du cinéma, en se fondant sur le « stade du miroir », ont simplement développé une variante du « panoptisme » théorisé par Foucault. Néanmoins, il s’avère pleinement pertinent de revenir à la critique mulveyenne du phallocentrisme au cinéma en revisitant les formules lacaniennes de la sexuation.

Je veux développer ici certaines des idées formulées sur la question du rapport sexuel par les théoriciens néo-lacaniens du cinéma, en particulier Joan Copjec, Slavoj Žižek et Fabio Vighi. M’appuyant sur la thèse lacanienne selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel », je montrerai que le cinéma, s’il s’avère incapable de représenter le rapport sexuel, est cependant capable d’indiquer et de représenter visuellement le « non-rapport » entre le masculin et le féminin, tel que l’a défini Lacan (1975) dans Encore. En fin de parcours, je compléterai cette argumentation par une analyse du film Y tu mamá también (Et… ta mère aussi, 2001) d’Alfonso Cuarón, dont deux scènes importantes illustrent parfaitement le fait que, bien qu’il soit impossible de représenter la « différence sexuelle », il est néanmoins possible de représenter le « non-rapport ». En abordant ce non-rapport, nous pouvons penser plus généralement les fissures politiques et les lacunes existantes dans l’idéologie dominante, ce qui fait du cinéma une arme contre la domination et l’exploitation.

Les formules de la sexuation : le rapport sexuel et la limite du sens [4]

Il y a deux moments importants, dans la trajectoire du séminaire de Lacan, où celui-ci développe sa théorie de la différence sexuelle. Le premier se trouve dans le séminaire de l’année 1959-1960, sur l’éthique de la psychanalyse, où Lacan (1986) traite de la représentation masculine de la Dame dans l’amour courtois. Dans ce contexte, « la femme » représente l’aspect du désir masculin qui échappe au sujet ; elle représente l’idéalisation propre au désir masculin ; on ne la cherche donc pas pour un de ses aspects positifs, mais pour ce qu’elle représente comme appât du désir. La Dame dans l’amour courtois illustre la façon dont le sujet (masculin) érige des obstacles qui barrent l’accès à l’objet lui-même. Le sujet crée l’objet (ou, du moins, il est responsable de sa création) et — sans le savoir — trouve des façons d’éviter la réalisation de l’objet. Comme dit Lacan (1975, p. 65) dans Encore, son séminaire de l’année 1972-1973, l’amour courtois « est une façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel, en feignant que c’est nous qui y mettons obstacle ». Le sujet, en d’autres termes, « pose les présupposés » de son désir. Selon Slavoj Žižek (1994, p. 134-135) :

[…] l’idée n’est pas simplement que nous ajoutons des embûches conventionnelles pour hausser la valeur de l’objet : les embûches externes qui entravent notre accès à l’objet servent précisément à créer l’illusion que, sans elles, l’objet serait directement accessible — ce qu’elles dissimulent n’est donc autre que l’impossibilité inhérente d’atteindre l’objet.

La « Femme » est créée (dans cette situation) par l’homme comme ce qui lui échappe et qui, par conséquent, simule le fait que sans obstacles « externes », elle serait « accessible ». Mais, selon Lacan, le « rapport sexuel » n’existe pas ; les obstacles à la pleine réalisation de l’objet sont érigés seulement pour interdire la prise de conscience que, sans eux, l’objet cesserait d’exister. Ici, la Dame représente l’« objet sublime » : l’objet élevé à la dignité de la Chose. Comme l’explique Fabio Vighi (2009, p. 18), la sublimation fonctionne sur la base d’une instance intériorisée de l’interdiction qui remplace « comme par magie » l’impossibilité du rapport sexuel.

Le deuxième moment important dans le développement de la théorie de Lacan sur le « rapport sexuel » survient dans Encore, où, selon Copjec (2002, p. 5), Lacan donne à penser qu’il serait en train de réécrire son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse. C’est dans Encore que Lacan (1975) expose ses « formules de la sexuation », où il établit une distinction entre la logique masculine du tout et la logique féminine du pas-tout. Comme l’explique Copjec, Lacan repense son éthique du point de vue selon lequel l’être est « pas-tout », la femme occupant la position du pas-tout puisqu’elle n’est pas à l’endroit de la jouissance phallique. Le pas-tout de l’être est dissimulé pour l’homme, qui perçoit l’être comme un fait accompli — dans sa totalité — en raison de sa croyance en un être complet qui demeure encore à venir (à l’instar de la réalisation de l’objet). C’est la soumission de l’homme à la menace de castration qui pose son existence comme limitée et comme formant un tout fermé. Ainsi, Copjec (2002, p. 6) fait valoir que, pour Lacan, l’acte éthique est en soi féminin, indépendamment du fait qu’il soit accompli par un homme ou par une femme ; au moment de l’agir de façon éthique, l’acte, qui indique le pas-tout de l’être, est féminin.

Se distanciant des conceptions post-structuralistes de la construction sociale du sexe, et en particulier des thèses de Judith Butler, Copjec (1994, p. 18-19) explique que le sexe est la pierre d’achoppement du sens, qu’il est produit par la limite interne, voire l’échec de la signification :

Sex is the stumbling-block of sense. This is not to say that sex is prediscursive ; we have no intention of denying that human sexuality is a product of signification, but intend, rather, to refine this position by arguing that sex is produced by the internal limit, the failure of signification. It is only there where discursive practices falter—and not at all where they succeed in producing meaning—that sex comes to be.

Les positions subjectives du « masculin » et du « féminin » comblent cette limite ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sujet qui n’occupe soit la position « masculine », soit la position « féminine », et ce indépendamment de son sexe biologique. Ce qui importe, cependant, c’est que la position qu’occupe le sujet détermine sa relation à la jouissance, même par l’intermédiaire du fantasme. Le masculin et le féminin sont deux manières opposées de traiter la limite de la signification. Ou, pour reprendre la terminologie lacanienne, le masculin et le féminin sont deux manières opposées de traiter la limite tracée par le réel.

Copjec a montré comment l’opposition entre le masculin et le féminin développée dans les formules lacaniennes de la sexuation peut être rapprochée des antinomies mathématiques et dynamiques kantiennes. Les antinomies mathématiques concernent des phénomènes réels, mais qui sont au-delà des limites de notre expérience quotidienne ; les antinomies dynamiques s’appliquent à des objets qui ne font pas partie de la réalité phénoménale, mais qui relèvent néanmoins du domaine de l’expérience quotidienne, ce qui rend l’expérience phénoménale possible. Les antinomies mathématiques, selon Copjec, se rapportent au féminin, alors que les antinomies dynamiques se rapportent au masculin. Dans le cas des antinomies mathématiques (par exemple, l’univers est fini/l’univers est infini), la thèse et l’antithèse sont fausses, car il n’est pas possible de percevoir l’objet auquel la thèse attribue la finitude et auquel l’antithèse attribue l’infini (l’univers dans son entier ne peut jamais être un objet de notre expérience). Dans le cas des antinomies dynamiques (par exemple, l’univers est fini/l’univers est infini), la thèse et l’antithèse sont vraies, car elles se fondent toutes deux sur l’expérience d’un objet qui fait partie de notre vie quotidienne, même s’il n’existe pas dans la réalité. Copjec et Žižek suggèrent que la répartition entre les antinomies dynamiques et mathématiques correspond à la logique lacanienne de la sexuation (figure 1).

Fig. 1

Les formules lacaniennes de la sexuation.

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Les quatre formules peuvent être lues de la façon suivante : du côté gauche, masculin (tous les x sont Fx ; il y a au moins un x qui n’est pas Fx), la fonction universelle implique l’existence d’une exception, qu’incarne la figure du père castrateur ; du côté droit, féminin (pas-tous les x sont Fx ; il n’y a pas de x qui ne soit pas Fx), la fonction particulière négative implique qu’il n’y a pas d’exception. Le sujet masculin est castré, et indique donc un tout achevé, retenu par sa limite ; l’universalité masculine est limitée. Le sujet féminin, par ailleurs, n’est « pas-tout » ; par conséquent, l’universalité féminine est infinie et illimitée. La logique masculine concerne les antinomies dynamiques (les deux déclarations sont vraies) et la logique féminine concerne les antinomies mathématiques (les deux déclarations sont fausses). Le problème avec la différence sexuelle, selon Copjec, c’est que — à l’instar de l’univers dans l’antinomie mathématique de Kant — elle ne peut jamais être l’objet de notre expérience immédiate. Elle est conséquemment « réelle » au sens lacanien. La logique féminine du pas-tout est donc semblable au problème de la différence sexuelle. En tant que logique qui opère du côté des antinomies mathématiques, la position subjective féminine est plus près que la position masculine de l’objet qui représente le réel de la différence sexuelle — ou, du moins, elle est analogue à la prise de conscience de la limite autour de laquelle l’ordre symbolique phallique est constitué. Les deux côtés — « masculin » et « féminin » — entretiennent un rapport avec la castration ; mais la position féminine, parce qu’elle est illimitée, s’identifie plus aisément avec l’ordre symbolique, sans limites. La position masculine, au contraire, trouve du plaisir dans la poursuite d’un objet qui continue de lui échapper [5]. En s’appuyant sur cette lecture de Copjec, Žižek (1993, p. 59) ajoute que les formules de la sexuation antinomiques du « masculin » et du « féminin » sont représentatives des deux manières dont Lacan repense le cogito ergo sum cartésien. Au départ, dans son séminaire de l’année 1963-1964, Lacan (1973) décompose le « je pense, donc je suis » en ses deux moments — l’être et la pensée — et soutient que le sujet est condamné à choisir la pensée au détriment de l’être, le prix à payer étant, par conséquent, la perte de l’être. Mais ensuite, dans son séminaire (inédit) sur la logique du fantasme (1966-1967), Lacan affirme au contraire que le sujet est condamné à choisir l’être, et la pensée est alors reléguée à la position de l’inconscient. Žižek (1993, p. 61-62) fait valoir, cependant, qu’il ne s’agit pas là de la correction par Lacan d’une erreur qu’il aurait commise, mais qu’il s’agit plutôt de deux façons de concevoir le cogito par rapport à la logique du « masculin » et du « féminin » : la logique « masculine », selon Žižek, choisit l’être, alors que la logique « féminine » choisit la pensée. Dans la logique « masculine », la pensée est reléguée à la position de l’inconscient, alors que dans la logique « féminine » le choix de la pensée a pour conséquence la perte de l’être. C’est ce qui explique la thèse lacanienne selon laquelle « la femme n’existe pas ». La position éthique de la « femme » risque l’être en priorisant la pensée ; c’est la raison pour laquelle, pour Lacan, le sujet à l’état pur est un sujet féminin. La femme est le sujet (éthique) par excellence.

Le cinéma « masculin » : le cinéma du désir [6]

À ma connaissance, au cours des dernières années, c’est Fabio Vighi qui a contribué le plus à l’avancement de l’analyse lacanienne de la différence sexuelle au cinéma, et une bonne partie de ce qui suit s’appuie sur son livre Sexual Difference in European Cinema: The Curse of Enjoyment (2009). J’examinerai ici l’effet esthétique des formules de la sexuation — ou, plus précisément, l’effet de l’interprétation des formules de la sexuation sur la figuration esthétique du rapport sexuel — et montrerai comment le non-rapport de la différence sexuelle se donne à lire dans Y tu mamá también, ainsi que dans d’autres films.

Le cinéma « masculin », tel que je l’entends ici, peut être défini comme un « cinéma du désir », dans le sens où, comme on l’a vu plus haut, la logique masculine suit le chemin d’une éthique du désir dans l’amour courtois ; cette logique masculine de sublimation de la « femme » fonctionne au moyen d’un obstacle intériorisé qui remplace l’impossibilité de l’objet (sexuel). Selon Vighi (2009, p. 20), les trois personnages féminins de La dolce vita (Federico Fellini, 1959) représentent ainsi trois versions différentes d’une sublimation de la femme à partir du concept lacanien de l’amour courtois : Maddalena représente la femme sous les traits d’une prostituée, Emma lui oppose les clichés de la femme fidèle et maternelle, et Sylvia correspond à une version moderne de la Dame de l’amour courtois. Toutes trois sont des figures insaisissables. C’est ici qu’on retrouve la caractéristique centrale de la jouissance masculine : le paradoxe du plaisir décuplé par l’absence de l’objet.

Deux exemples supplémentaires cités par Vighi méritent qu’on s’y attarde : Jules et Jim (1962), de François Truffaut, et Brief Encounter (Brève rencontre, 1945), de David Lean. Ces deux films illustrent d’autres aspects importants de la jouissance masculine en ce qui concerne l’absence de l’objet. Jules et Jim est généralement considéré avant tout comme un film qui raconte une histoire d’amour anticonformiste ; mais, selon Vighi, le film s’attaque au thème de l’impossibilité pour le couple d’atteindre la pleine autonomie. L’implication traumatique résulte de ce que 1 + 1 = 3. Nous avons, bien entendu, les deux amants (1 + 1), mais l’excès de l’objet a vient s’interposer : 1 + 1 + a [7]. Le rapport est réalisé avec le support supplémentaire du fantasme. Le film, donc, ne traite pas d’une mauvaise relation amoureuse, mais plutôt du fait qu’il y a toujours, dans un couple, un tiers manquant — un troisième objet qui prend potentiellement la posture du « regard » imaginaire. Jules et Jim raconte l’histoire de deux amis qui « partagent » une femme, mais qui restent néanmoins des amis parce que la femme joue le rôle du tiers manquant : elle représente le fantasme réalisé. Ce tiers est indispensable au bon fonctionnement du couple (Vighi 2009, p. 31). Le film de Woody Allen Vicky Cristina Barcelona (2008) traite aussi de ce tiers qui manque dans tout couple. L’amour entre Cristina (Scarlett Johansson), Juan Antonio (Javier Bardem) et Maria Elena (Penelope Cruz) ne peut fonctionner qu’à l’intérieur d’un trio. La relation entre Juan Antonio et Maria Elena était violente et catastrophique ; leur amour a requis la matérialisation du tiers manquant, Cristina, pour pouvoir fonctionner sans heurt. Brief Encounter présente l’envers de Jules et Jim et de Vicky Cristina Barcelona. Ici, nous avons un couple idéal, mais qui désavoue sa propre présupposition. La condition de possibilité du rapport entre Alec et Laura repose sur l’obstacle qui empêche la liaison amoureuse illicite (Vighi 2009, p. 145). C’est plutôt le fantasme de la liaison qui leur permet d’éviter le réel de la jouissance. La liaison amoureuse n’a pas lieu dans la réalité, non pas, selon Vighi, pour préserver l’institution du mariage, mais pour préserver le plaisir cumulé par le fantasme qui unit les deux protagonistes. Le rapport amoureux entre Alec et Laura est lié à l’impossibilité du rapport sexuel, qui est extériorisé comme l’objet du fantasme — l’objet a. Les exemples de Vighi, donc, représentent le côté « masculin » des formules de la sexuation, et la logique « masculine » du désir, qui est de continuer de désirer.

Un autre exemple est sans doute nécessaire ici. Le film Chloe (Chloé, 2009) d’Atom Egoyan présente de la même façon la fonction idéologique de la jouissance masculine, bien qu’il mette en scène une relation sexuelle entre deux femmes. Dans le film, Catherine (Julianne Moore) soupçonne son mari, David (Liam Neeson), qui est professeur d’université, d’avoir une liaison avec une étudiante. Afin de vérifier si ses soupçons sont justifiés, Catherine engage une escort-girl, Chloé (Amanda Seyfried), pour séduire David. Chloé rapporte à Catherine que David a eu, en effet, une relation avec elle. Elle en raconte les détails à Catherine qui, dans les jours suivants, continue de fantasmer sur la liaison entre son mari et Chloé. Finalement, c’est Catherine qui se retrouve excitée par le fantasme et qui commence une liaison amoureuse avec Chloé. Nous découvrons plus tard que la relation entre Chloé et David n’a jamais eu lieu ; mais la simple supposition de cette relation suscite encore le désir de Catherine. Le fantasme de Catherine suit ainsi la logique masculine de sublimation de la femme dans l’amour courtois, où un obstacle intériorisé (la liaison présumée de David avec Chloé) remplace l’impossibilité de l’objet sexuel (la relation d’amour qui est impossible entre Catherine et David).

Le non-rapport cinématographique : Y tu mamá también

Dans Less Than Nothing, Žižek (2012, p. 796) parle du changement dans la lecture de la différence sexuelle que fait Lacan en passant de « il n’y a pas de rapport sexuel » à « il y a un non-rapport (sexuel) » et précise que cette nouvelle formulation positive de l’absence de rapport signifie que le masculin et le féminin ne doivent pas être conçus uniquement comme des entités désynchronisées, mais que la différence sexuelle précède les deux sexes, de sorte que les sujets masculin et féminin apparaissent (logiquement) après coup, en réaction à l’impasse de la différence qu’ils tentent de résoudre ou de symboliser, cette impasse se matérialisant dans le pseudo-objet qu’on appelle l’objet a. Il y a, donc, un non-rapport entre les positions masculines et féminines, médié par le rapport de chaque sujet à l’objet a — c’est-à–dire l’excédent réel du rapport sexuel. Ce modèle nous servira de point de départ pour penser la politique du film Y tu mamá también.

La force d’Y tu mamá también réside dans son illustration des représentations contrastées des logiques masculine et féminine, illustration qui dépeint cinématographiquement le non-rapport. Le film met en scène l’objet d’un désir masculin, incarné par Luisa, qui représente d’un côté la figure insaisissable de la femme dans l’amour courtois — dans la mesure où elle est perçue par Julio et Tenoch comme l’objet de leur désir impossible —, mais qui est aussi, d’un autre côté, la figure de leur fantasme commun — lequel est présenté à la fin du film, dans une scène particulièrement importante où les protagonistes s’engagent dans un ménage à trois ; encore une fois, nous sommes devant la formule « 1 + 1 = 3 », qui se manifeste au moment où Luisa se déplace vers le bas, hors du cadre, sans doute pour faire une fellation aux deux garçons, qui commencent alors à s’embrasser (figure 2).

Fig. 2

Fig. 2 (suite)

Le ménage à trois à la fin d’Y tu mamá también (Alfonso Cuarón, 2001).

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La valeur de cette scène réside dans la concrétisation, au moment où Luisa sort du cadre, du rôle structurant du fantasme dans le rapport entre Julio et Tenoch. Le fantasme commun des deux garçons à propos d’une femme suggère qu’il n’y a aucune pulsion homosexuelle derrière leur relation charnelle, qui est encore « hétérosexuelle » au niveau du fantasme, comme celle de Catherine avec Chloé dans le film d’Egoyan ; ils ne sont pas attirés l’un par l’autre, mais ils sont tous deux excités par leur fantasme de Luisa ; leur amitié « platonique » se trouve ainsi structurée autour du fantasme d’un tiers absent. Cette scène est également provocatrice en raison de la façon dont elle subvertit la camaraderie masculine hétérosexuelle, tout comme le machisme et le chauvinisme qui caractérisent les garçons au début du film. En exposant leur fantasme partagé, Luisa perturbe l’amitié entre Julio et Tenoch ; en faisant remonter à la surface leur fantasme, ainsi que le noyau homosexuel de leur amitié, elle retourne l’excédent du réel à sa place dans le symbolique.

Plus tôt dans le film, le narrateur fait une remarque sur la différence de classe entre Julio et Tenoch. Julio vient d’une famille de gauche appartenant à la classe moyenne inférieure ; sa soeur est une activiste, mais lui-même ne s’intéresse pas vraiment à la politique. Tenoch est issu d’une famille bourgeoise ; son père est politicien et, au cours du film, Tenoch semble réceptif aux idées politiques progressistes. Cependant, après une dispute concernant le fait que Tenoch a été le premier à avoir des relations sexuelles avec Luisa, les positions de classe — qui n’avaient précédemment aucune importance au sein de leur amitié — sont révélées. C’est seulement quand il est possible de « partager » (au moins le fantasme de) Luisa que l’impossibilité du rapport de classes est désavouée et remplacée par le possible. Suivant la logique de l’illimité « féminin », Luisa semble s’identifier sans exception à l’intégralité de l’ordre symbolique ; c’est elle qui a le pouvoir de matérialiser l’impossible. Cet aspect de la jouissance féminine est introduit dans une scène antérieure.

Vers le milieu du film, Luisa parle au téléphone à son mari, Jano. (Avant de partir en voyage avec Julio et Tenoch, Luisa a appris non seulement que Jano avait eu des aventures extraconjugales, mais également qu’elle est atteinte d’un cancer). Pendant qu’elle parle à Jano dans la cabine téléphonique, Luisa gémit et pleure si doucement que ni Jano ni les deux garçons ne peuvent entendre la tristesse dans sa voix. Comme la porte menant à la cabine téléphonique est restée ouverte, nous y voyons le reflet de Julio et de Tenoch qui jouent au baby-foot un peu plus loin : cela génère une image de la « Totalité », une image sans exception ni excès (figure 3). Cette image doit être lue comme une objectivation de la connexion de Luisa à l’ordre symbolique complet, à l’extérieur de la limite de la castration. En retournant plus tard le réel à sa place dans le symbolique — par le biais de son propre fantasme de l’ordre symbolique non castré incarné dans l’étreinte entre Julio et Tenoch —, Luisa perturbe effectivement l’ordre symbolique, ce qui fait d’elle le personnage le plus éthique dans le film. C’est en réalisant directement le fantasme refoulé — même celui qui est toujours structurellement hétérosexuel — du noyau homosexuel de leur amitié que Luisa parvient à perturber la connexion entre Julio et Tenoch. C’est leur fantasme commun qui est sans doute trop traumatisant pour être affronté directement. C’est aussi le fantasme de la Femme qui remplace pour les deux amis l’impossibilité du rapport de classes.

Fig. 3

Luisa dans la cabine téléphonique vers le milieu d’Y tu mamá también (Alfonso Cuarón, 2001).

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Nous devons également garder à l’esprit que ce film se déroule dans le contexte de manifestations politiques à Mexico contre l’OMC et la mondialisation. Le film est politique, mais uniquement dans la mesure où la dimension politique demeure strictement à l’arrière-plan. Cette dimension du film ne se manifeste que par le biais d’une « anamorphose », comme celle dont parle Lacan à propos des Ambassadeurs (1533). Au premier plan de ce tableau de Hans Holbein le Jeune se trouve un crâne allongé qui n’est visible que sous un certain angle ; pour voir l’image du crâne, il faut, comme dirait Žižek, « regarder de travers » (look awry). Žižek fait appel à la notion d’« anamorphose » dans son analyse du film Children of Men [8] (Les fils de l’homme, 2006), également de Cuarón. Dans ce cas aussi, la politique occupe précisément la trame de fond. Au premier plan de ces deux films se trouve une représentation de l’impossibilité du rapport sexuel — la relation entre Julio et Tenoch dans Y tu mamá también, la reproduction sexuée dans Children of Men [9] —, cette impossibilité étant mise en parallèle à l’arrière-plan avec l’impossibilité du rapport de classe.

Dans les films de Cuarón, l’antagonisme central du rapport sexuel se double d’un antagonisme sociopolitique ; deux manques s’y chevauchent, qui montrent à la fois où l’ordre symbolique est constitué et où il peut être renversé. Ces films, me semble-t-il, sont en ce sens exemplaires du sublime radical relié à la dimension lacanienne de la jouissance féminine. C’est une jouissance qui n’est pas phallique — autrement dit une jouissance qui est assujettie au signifiant, mais qui n’est pas soutenue par l’objet a ou le fantasme.

Pour une politique du cinéma et du rapport sexuel

À plus d’une occasion, Žižek (2006, p. 82 ; 2012, p. 746-747) s’est penché sur le chevauchement entre la logique lacanienne de la sexuation et l’hypothèse marxiste de l’historicité de la lutte des classes. Pour Lacan, il n’y a pas de rapport sexuel ; pour Marx, il n’y a pas de rapport de classes. Mais l’analogie va au-delà d’une simple illustration de la logique lacanienne. Tout comme le réel de la différence sexuelle ne peut être réduit à la conception post-structuraliste de la construction sociale de l’identité, de même la lutte des classes ne peut être pensée comme le produit de la construction de l’identité de classe. Selon Žižek, chaque « identité de classe » — c’est-à-dire l’actualisation d’une identité de classe donnée — déplace le noyau de l’antagonisme de classes. Mais la lutte des classes est « réelle » au sens lacanien, car elle ne peut être conçue en termes d’identité de l’une ou de l’autre, et doit être comprise comme un état des relations réelles d’exploitation.

De même, la différence sexuelle ne peut être simplement réduite à la construction sociale de l’identité. En d’autres termes, l’identité est ce qui tente — mais sans y parvenir — de prendre la forme de la subjectivité et qui est constitué par la relation à l’excès de la forme subjective ou sociale : l’objet a. Mais le réel de la lutte des classes et le réel de la différence sexuelle peuvent, et devraient sans doute, être considérés comme les deux faces d’un ruban de Möbius. Si nous commençons par suivre le chemin de la différence sexuelle, nous finissons par revenir sur le terrain politique de la lutte des classes.

C’est ici, je crois, que se situe la réussite d’Y tu mamá también. Le film joue avec le désir du spectateur, qu’il interpelle par l’appât du fantasme sexuel, mais il répartit uniformément la tension sexuelle le long des lignes de la lutte des classes politique ; il fait coïncider la logique féminine du pas-tout, de l’illimité, avec la position subjective d’un sujet exploité par le capital.

Ainsi pouvons-nous concevoir un modèle qui se rattache réellement à la théorie lacanienne du rapport sexuel pour penser et mettre en cause la logique phallocentrique du masculin. Tout en allant au-delà du concept de « regard masculin », ce modèle reste fidèle à l’objectif mulveyen qui consistait à utiliser la psychanalyse comme arme politique dans la remise en question du phallocentrisme. Cependant, davantage que la création d’un cinéma alternatif contestant les procédés interpellatifs du cinéma hollywoodien, c’est la réflexion théorique qui peut le mieux déconstruire les composantes idéologiques du cinéma. Le cinéma peut quant à lui servir d’allié dans cette opération, du moins stylistiquement, en particulier un certain cinéma qui attire son public non pas par la production d’une rupture brechtienne, mais en provoquant et en manipulant le désir du spectateur. C’est de cette manière que le film de Cuarón, allié à la nouvelle théorie lacanienne du cinéma, montre que c’est la politique du cinéma qui doit être intégrée dans le projet de la théorie.