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Équilibre. Bas latin aequilibrium, du latin classique aequus, égal, et libra, balance.

Larousse

Barbara Hannigan est l’une des figures les plus singulières du monde musical d’aujourd’hui. Native de la Nouvelle-Écosse, la soprano, cheffe d’orchestre et mentore foule les scènes les plus prestigieuses du monde, tout en étant intensément connectée à la création depuis les débuts de son parcours, souvent dans des sentiers particulièrement aventureux. L’audace et le professionnalisme cohabitent de manière frappante chez cette musicienne qui, pour paraphraser Pierre Vadeboncoeur, avance sur « la ligne du risque[1] ». Très attachée au mot « équilibre » – comme en témoigne son programme de mentorat pour jeunes artistes, nommé Equilibrium[2] –, Barbara Hannigan évolue à la manière d’une funambule que de fascinantes conjonctions « et » contrebalancent perpétuellement. Ainsi, elle est une étoile mondiale des scènes les plus établies de l’art lyrique, et elle demeure profondément attachée aux risques de la création. Elle est européenne d’adoption (ayant vécu successivement à Londres, Amsterdam et maintenant Paris), et elle reste très fidèle à ses origines canadiennes[3]. Elle est une chanteuse dirigée par des chefs, et elle est une cheffe dirigeant des chanteurs. De cette chorégraphie de « et », de ces jeux d’équilibre et de tensions paradoxales, émane une énergie particulièrement dynamique propre à l’art multiforme de Hannigan. C’est cet univers artistique complexe que la présente livraison de Circuit propose d’explorer. Si Hannigan est une figure abondamment médiatisée, ce numéro a pour objectif d’enrichir la documentation qui lui est consacrée en misant sur des contributions de fond, des témoignages directs et des documents de première main, tout cela en se donnant, sur le plan éditorial, le temps et l’espace d’y parvenir (librement de tout objectif promotionnel à l’égard d’un projet spécifique). Et bien que les contributeurs ne cachent pas l’admiration qu’ils ont pour les réalisations de Hannigan, la part d’hommage de ce numéro n’est que la pointe de l’iceberg. Plus profondément, une artiste aussi substantielle est le vecteur d’une abondante matière à sonder ; sans prétendre épuiser ce riche contenu, nous tentons ici, à tout le moins, de contribuer à mieux en prendre la mesure. 

Consacrer une monographie à Barbara Hannigan fournit l’occasion d’interroger la place de l’interprétation dans l’ensemble de la collection de Circuit, qui célèbre cette année son 30e anniversaire[4]. Interpréter la musique (d’)aujourd’hui est le titre d’un numéro paru en 2004[5], et la revue a publié d’autres dossiers sur des ensembles ainsi que diverses contributions d’interprètes[6]. Hannigan elle-même n’en est pas à sa première apparition dans nos pages, puisqu’elle avait contribué, en 2019, à notre dossier sur Pascal Dusapin[7]. Pourtant, la présente publication n’est que le second numéro de Circuit dont le dossier thématique est entièrement consacré à un interprète ; le premier, paru en 2012, concernait Glenn Gould[8]. À ce titre, et bien que l’exercice comporte des limites, il est tentant d’esquisser quelques contours d’une « étude comparée » entre Gould et Hannigan, deux monuments de l’histoire de la musique canadienne dont les similitudes et les différences s’avèrent fort instructives. Dans le cadre circonscrit de cette introduction, explorons très sommairement quatre « registres » de comparaisons : la sonorité, la polyvalence, la santé et l’impact social.

1. Une chose frappe d’emblée à l’écoute : chez Gould comme chez Hannigan, la sonorité (du piano, de la voix) présente une clarté particulièrement cristalline, associée à une très grande expressivité. L’évidence de la maîtrise technique n’entrave en rien l’expression chez ces deux interprètes : bien au contraire, l’aisance la libère avec beaucoup de naturel, souvent avec une légèreté qui n’a rien de superficiel. Il s’agit, dans les deux cas, d’un lyrisme élégant, doté d’une sorte de transparence (sans excès de pédale ou de vibrato, par exemple), d’autant plus touchant qu’il est à découvert. La même dynamique se noue entre cette maîtrise technique et la virtuosité : cette dernière ne fait défaut ni au pianiste ni à la chanteuse, mais elle n’est jamais inutilement ostentatoire.

2. Au-delà de leur métier commun d’interprète, qui demeure leur fil rouge, Gould et Hannigan sont deux polymathes créatifs. Ce sont d’insatiables curieux qui non seulement s’intéressent à beaucoup de choses, mais font également beaucoup de choses. Par exemple, Gould a pratiqué l’écriture musicale (transcription, composition) et le documentaire radiophonique. Quant à Hannigan, elle fait du mentorat et touche à l’improvisation. Dans les deux cas, mais de manière beaucoup plus constante et approfondie chez Hannigan, la direction d’orchestre fait partie de leurs pratiques artistiques. Tant Gould que Hannigan ont ainsi une capacité hors du commun, dans leurs démarches respectives, à créer des équilibres dynamiques entre différentes pratiques, à faire cohabiter des mondes différents.

3. Le pianiste et la soprano ne sont pas de la même génération : Gould est né en 1932, et Hannigan n’avait que 11 ans lorsqu’il est décédé, en 1982. Cette chronologie est peut-être liée, en partie du moins, à l’une des différences les plus marquées entre les deux – une différence qui concerne de nouveau la notion d’équilibre, cette fois par rapport à la santé. Les vies de concertistes du calibre de Gould et Hannigan comportent de très grandes tensions et sont, en effet, extrêmement exigeantes pour la santé. En partie inspirée par la psychologie sportive[9], Hannigan participe à cet égard à un véritable et profond changement de culture. C’est là une grande partie de la pertinence vitale du programme Equilibrium qu’elle a créé. Il ne s’agit bien sûr en aucun cas de blâmer Gould pour les difficultés qu’il a rencontrées ; ce serait injuste et simpliste. Mais à l’inverse, une idéalisation romantique des souffrances du « génie » qu’il était serait aussi à mettre sous caution[10]. En somme, la santé des musiciens a souvent posé problème – Gould en est un exemple – et Hannigan tente de contribuer à améliorer cette situation non seulement pour elle-même, mais aussi pour les autres. Cela participe à ce qui semble, aujourd’hui, constituer un changement de mentalité important, faisant preuve, envers la santé physique et mentale dans la pratique des arts, d’une attention beaucoup plus adaptée et bienveillante.

4. Enfin, tant Gould que Hannigan ont un impact notable par-delà leur discipline spécifique. En tant que pianiste, Gould s’est approprié d’une manière extrêmement forte de nombreuses révolutions médiatiques du xxe siècle (le studio, la radio et la télévision, par exemple). Dans le cas de Hannigan, nous avons vu qu’elle participe à une remise en cause profonde du rapport entre, d’une part, la performance artistique au niveau le plus exigeant, repoussant les limites de l’art lyrique, et, d’autre part, l’équilibre des différentes facettes d’une existence vouée à de tels exploits. Avec une grande puissance de travail, sans jamais s’appuyer exclusivement sur ses dispositions naturelles certes hors normes, elle assume, prend en compte et utilise sa condition humaine, avec la part de vulnérabilités qu’elle contient. Cette prise en compte se communique directement par la voix, tandis que comme mentore, comme cheffe d’orchestre, c’est toute la nature de son leadership qui s’en trouve teintée, voire définie. À ce titre, ce qu’elle dit aux personnes qu’elle dirige a beaucoup de poids, car elle le fait également : pour jongler avec le vocabulaire de Marshall McLuhan, elle est à la fois le médium et le message[11]. Son approche décloisonnée et décentralisée peut ainsi rappeler certaines pratiques musicales de la tradition occidentale d’avant 1800[12], où les rôles étaient moins divisés et les musiciens, plus « multitâches ». Il y a assurément, chez Hannigan, un déplacement du partage habituel des tâches. Lorsqu’elle chante et dirige simultanément, elle est des deux côtés du tableau : elle se tourne (littéralement) en alternance vers l’orchestre et vers le public, comme une sorte de ruban de Möbius. De même, lorsqu’elle dirige un opéra, il est difficile d’imaginer une cheffe en meilleure position pour faire preuve d’empathie envers les chanteurs. Ce leadership non pas soustractif, mais additif (inclusif plutôt qu’exclusif, positif plutôt que négatif), réinvente la relation entre celle qui dirige et ceux qui sont dirigés. Ainsi, avant de se soucier d’être craint ou aimé par ceux que l’on dirige, il s’agit plus simplement d’être avec eux. Dans ces coordonnées nouvelles, l’autorité existe toujours, mais, par rapport au modèle traditionnel, beaucoup moins au sens de l’obéissance et du commandement passifs qu’à celui de la confiance et du respect participatifs. De manière intrinsèque à la pratique musicale (donc incarnée en actes davantage qu’en mots), le féminisme n’est peut-être pas étranger à cette configuration d’esprit. La question est d’autant plus impossible à ignorer que, pour la direction d’orchestre, le travail de Hannigan participe à des changements historiques. Les difficultés rencontrées par de nombreuses femmes pour se faire une place dans le monde de la direction d’orchestre ne sont pas à démontrer, et le succès de Hannigan comme cheffe joue un rôle important dans cette fin de domination masculine. C’est là un enjeu puissant, qui peut d’ailleurs concerner aussi l’interprétation (dans tous les sens du terme) de grands rôles féminins. Ainsi, Lulu n’est pas pour Hannigan une « femme fatale » qu’il convient de « mettre dans une boîte », mais une femme puissante qui se connait, forte et libre[13].

Le jeu des comparaisons entre Gould et Hannigan pourrait se poursuivre longuement. Quelle est la place du corps chez ces deux interprètes ? Quels sont leurs rapports respectifs au jeu dramatique, théâtral ? Leurs démarches artistiques incluent-elles une certaine forme de spiritualité ? Cette mise en perspective incitera peut-être quelques lecteurs à relire notre numéro consacré à Gould, mais dans le cas qui nous occupe ici en premier lieu, elle confirme à quel point l’art de Barbara Hannigan est un monde – ou, plus précisément, une cohabitation de mondes – extrêmement vaste et fascinant à étudier.

Les articles réunis dans le dossier thématique permettent d’approfondir notre connaissance et notre compréhension de cette artiste, ainsi que de sa pertinence dans le monde contemporain. En ouverture, Sylvia L’Écuyer propose un aperçu panoramique des multiples facettes de Hannigan – « paysage » signé par une animatrice connue de tous les auditeurs de Radio-Canada aimant l’opéra, et qui a elle-même été, ces dernières années, témoin de séances du programme Equilibrium. Suit un entretien avec Hannigan, mené par Tamara Bernstein qui – notamment à titre de critique musicale pour le quotidien The Globe & Mail – a suivi de près les premières années de la carrière de la soprano à Toronto (avec, entre autres, l’ensemble Continuum et la compagnie Queen of Puddings Music Theatre). Cet entretien expansif, ouvert et généreux a été réalisé dans un contexte très particulier, propice à l’introspection, soit au cours de la période de confinement lié à la covid-19, peu après les décès de la mère de la chanteuse et de Reinbert de Leeuw, qui fut l’un de ses plus proches amis, collaborateurs et mentors. À ce stade du numéro, le lecteur aura déjà beaucoup entendu parler de collaborations avec des compositeurs, une dimension centrale de la carrière de Hannigan. À ce sujet, Solenn Hellégouarch dresse un catalogue – non exhaustif mais très riche, détaillé et représentatif – d’oeuvres créées par la soprano depuis les années 1990. Fascinante, cette liste permet notamment de prendre la mesure du parcours exceptionnel et de l’apport immense de Hannigan à la création de notre temps.

La rubrique Enquête, quant à elle, offre des vues de l’intérieur sur quelques collaborations privilégiées de Hannigan. En effet, Emanuelle Majeau-Bettez y a réuni des témoignages de première main de cinq proches collaborateurs de la musicienne : la soprano Mary Morrison, une mentore au rôle décisif auprès d’elle depuis ses premières années torontoises ; le compositeur et chef d’orchestre Gary Kulesha, lui aussi lié aux premières années ; Thomas Morris, directeur du Festival de musique contemporaine Ojai ; et, bien sûr, deux compositeurs d’envergure avec qui elle a collaboré ces dernières années : le Danois Hans Abrahamsen et le Britannique George Benjamin. Quant à la rubrique Documents, elle donne un accès direct à Hannigan elle-même. La section s’ouvre sur le texte de son discours de réception, en 2018, du prestigieux prix Rolf Schock, publié ici pour la première fois en version française. Ce discours constitue une sorte d’autoportrait « cubiste », dans lequel Hannigan dépeint sa vocation (terme à la racine étymologique duquel elle remonte : du latin vocare, « appeler ») selon trois perspectives : celles de la soprano, de la cheffe d’orchestre et de la mentore. Les autres documents sont des fac-similés de notes de travail de Hannigan, rédigées tandis qu’elle préparait, en 2008, la création (dans le rôle de Lei) de l’opéra Passion de Pascal Dusapin[14].

Les illustrations de ce numéro multiplient en quelque sorte les documents sur Hannigan, puisqu’elles sont un portfolio de photographies, toutes issues de diverses productions lyriques impliquant Hannigan au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles. Ces images – exceptionnellement en couleurs, pour la première fois dans la collection de Circuit – ont autant une valeur archivistique que des qualités esthétiques.

La rubrique Actualités continue tout naturellement, dans un premier temps, ce dossier thématique. Ainsi, dans les Nouveautés en bref, le journaliste Réjean Beaucage, l’animatrice Françoise Davoine et la soprano Suzie LeBlanc commentent six disques récents de Hannigan, dans lesquels on peut l’entendre, dans toute sa polyvalence, chanter a capella, chanter dirigée, chanter en dirigeant, et diriger sans chanter. Suit un bref entretien que j’ai réalisé avec Hannigan sur sa nouvelle initiative, Momentum. Ce projet vise à aider la jeune génération de musiciens à maintenir le « momentum » de leur carrière, malgré l’impact dévastateur de la covid-19. Puis, dans un second temps, la rubrique Actualités se poursuit de manière indépendante (comme c’est généralement le cas) du dossier thématique. Malgré les bouleversements tout juste évoqués de la pandémie, nous présentons notre chronique « Créé dans Le Vivier », préparée par Gabrielle Sénéchal-Blais, pour la saison artistique 2019-2020. Finalement, nous concluons ce numéro – et, de facto, notre 30e anniversaire – par un entretien du cofondateur et premier rédacteur en chef de Circuit, Jean-Jacques Nattiez, avec le rédacteur en chef actuel. Notons que ce dialogue n’est pas entièrement déconnecté du dossier thématique : en effet, on constatera que des premières années de Circuit au plus récent livre de Nattiez, intitulé Fidélité et infidélité dans la mise en scène d’opéra[15], l’art lyrique et sa place dans le monde d’aujourd’hui demeurent un très riche sujet de discussion. Nous profitons d’ailleurs de l’occasion pour exprimer notre gratitude et rendre hommage à Jean-Jacques Nattiez qui, de concert avec Lorraine Vaillancourt[16], a mis sur pied cette revue dont le premier numéro a paru en 1990. Trois décennies plus tard, Circuit poursuit son aventure avec un enthousiasme vif et intact !

En terminant, je tiens à remercier très chaleureusement le Théâtre Royal de la Monnaie et Carl Böting, ainsi que Barbara Hannigan et Samantha Holderness, pour leur collaboration non seulement précieuse, mais indispensable à la réalisation de ce numéro.

Bonne lecture !
Montréal, août 2020