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Soprano, cheffe d’orchestre, directrice artistique, mentore, Barbara Hannigan est une artiste exceptionnelle pour son éclectisme, pour le niveau incontestable d’excellence de ses réalisations et pour l’énergie inépuisable qui semble l’habiter. Dans un récent numéro de Circuit, Julie-Anne Derome décrivait la physicalité de la musique de Pascal Dusapin comme une « fusion quasi spirituelle entre le corps et l’esprit[1] ». Cette description définit parfaitement l’approche holistique de Barbara Hannigan, à qui Dusapin a d’ailleurs confié, dans son opéra Passion, la création du rôle de Lei, qui est l’un des plus complexes et des plus exigeants qu’il ait écrit[2]. Des dizaines de compositeurs en ont fait autant, heureux de pouvoir compter sur une interprète qui ne recule devant aucun défi. Barbara Hannigan chante avec son corps et dirige comme elle chante, mais elle conçoit aussi la programmation d’un concert, d’un disque ou d’un festival comme un organisme vivant. Elle n’hésite pas à s’associer aux artistes qui ont eux aussi le goût du risque. Ainsi, lorsqu’un petit groupe de musiciens et de penseurs créatifs forme le ludwig Orchestra aux Pays-Bas, en 2012, la soprano, qui vit à l’époque à Amsterdam, accepte avec enthousiasme d’explorer avec eux de nouveaux répertoires et des projets novateurs. En 2017, elle crée son propre programme de mentorat nommé Equilibrium, nouvel engagement porté avec générosité et humilité par cette artiste d’élite envers un groupe de jeunes artistes qu’elle choisit elle-même parce qu’ils lui ressemblent un peu.

J’ai eu l’occasion de rencontrer Barbara Hannigan à quelques reprises ces dernières années[3], notamment à Toronto, en février 2019, lors des auditions et des entretiens avec les chanteurs et chanteuses présélectionnés sur dossier qui souhaitaient participer au programme Equilibrium, qu’elle implantait pour la première fois au Canada[4] au cours de la saison 2019-2020. Cinq mois plus tard, en août 2019, les quatre jeunes artistes choisis – la soprano Jenavieve Moore, la mezzo Jillian Bonner, le ténor Charles Sy et la basse Trevor Bowes – se rendaient à la Lunenburg Academy of Music Performance (lamp), en Nouvelle-Écosse, pour un stage de formation intensif de trois jours avec Hannigan. Ils se sont ensuite retrouvés à Toronto, en février 2020, comme solistes dans une performance du Requiem de Mozart avec le Toronto Symphony Orchestra, sous la direction de Sir Andrew Davis. Invitée à assister aux entrevues de Toronto, ainsi qu’aux trois jours de stage de la lamp et au concert de Toronto, j’ai pu mesurer la profondeur de l’engagement de Hannigan pour ce programme de mentorat unique aux exigences très élevées. J’ai aussi pu prendre note, au fil des échanges entre les jeunes chanteurs et cette grande artiste, des valeurs qu’elle tenait à leur communiquer, soit ces mêmes valeurs qui ont guidé sa carrière exceptionnelle : concentration, discipline, joie !

Au fil de nos rencontres, j’ai constaté que Barbara Hannigan avait su d’instinct choisir les partenaires – compositeurs, metteurs en scène, chorégraphes, musiciens ou entraîneurs sportifs – susceptibles de la soutenir et de lui proposer les défis qui ont nourri son talent. C’est tout aussi instinctivement que la direction d’orchestre s’est imposée à elle et qu’elle a reconnu des âmes soeurs en Lulu, Ophélie et Eurydice, des personnages qui l’ont marquée profondément et qui continuent de guider ses choix artistiques. Dans cet article, il sera question du programme de mentorat Equilibrium qui est au coeur de ses activités récentes, de ses partenariats privilégiés, de sa double carrière de soprano et de cheffe, ainsi que des personnages – presque des avatars – qui l’accompagnent depuis ses débuts.

Equilibrium : un projet de partage holistique et inclusif

Le nom même du projet a été choisi avec soin et sa mise en place longuement préparée. En 2016, invitée à prononcer le discours liminaire du Festival de Lucerne, Barbara Hannigan avait défini à l’avance la philosophie du programme de mentorat qu’elle allait lancer l’année suivante :

J’aime le mot « équilibre » car il signifie : la condition d’un système dans lequel toutes les forces concurrentes sont équilibrées. Ces forces ne sont pas nécessairement égales, mais leurs tensions dynamiques s’équilibrent. Nous ne pouvons pas atteindre l’harmonie sans garder notre acte d’équilibre en mouvement constant. Toute bonne performance repose sur un équilibre sacré entre tous les personnages impliqués : chanteurs, instrumentistes, chef d’orchestre, compositeur, texte, public. Il y a un flux dynamique dans cet état d’équilibre, ce qui est rare et stupéfiant[5].

Equilibrium (eq) n’est pas un atelier pour les jeunes artistes au seuil de leur carrière, mais un lieu d’encadrement et de mentorat pour des musiciens ayant déjà franchi ce seuil et rempli des engagements professionnels. Les chanteurs doivent être du niveau requis pour être engagés comme solistes par des orchestres professionnels. Il ne s’agit plus de formation, mais de préparation mentale et physique pour affronter les exigences de la carrière d’artiste lyrique, acquérir une discipline de travail personnelle et explorer les possibilités d’interprétation d’une oeuvre. Depuis 2017, des auditions ont lieu chaque année, de nouveaux participants triés sur le volet s’ajoutent au programme et des oeuvres sont mises en chantier et présentées. Pour la première saison (2018-2019), Lonely Child de Claude Vivier, Façade de William Walton, Twice through the Heart de Mark-Anthony Turnage et The Rake’s Progress de Stravinsky ont été données en Europe et en Californie ; en 2019-2020 ce fut le Requiem de Mozart et Pulcinella de Stravinsky. En avril 2021, la cohorte d’Equilibrium et le LA Phil New Music Group, sous la direction de Hannigan, créeront le nouvel opéra de Gerald Barry, Salome, à Los Angeles[6].

À première vue, l’admission au programme est soumise aux mêmes conditions qu’à tout autre programme ou concours : envoi d’un curriculum vitae, d’un lien vidéo renvoyant à un enregistrement récent qui tient compte de ce qui est proposé pour la saison, et d’une lettre de motivation indiquant les autres champs d’intérêt et aptitudes du candidat en dehors de la musique. Hannigan passe personnellement en revue l’intégralité des demandes et sélectionne les candidats qui sont invités pour une audition en personne et à huis clos. La dernière étape est toutefois unique à eq : le jour des auditions, après avoir entendu cinq ou six chanteurs, Hannigan les réunit en petit groupe pour qu’ils puissent échanger avec elle et un artiste invité[7]. Cette rencontre s’avère déterminante pour mieux cerner la personnalité des candidats, mais aussi pour que chacun puisse repartir chez soi enrichi et mieux préparé pour la suite, qu’il soit ou non sélectionné.

Je présente ici quelques-unes des questions abordées à l’occasion des rencontres qui eurent lieu dans le cadre de la première édition, les 11 et 12 février 2019. Lors de ces rencontres, toutes les questions sont permises, mais comme personne n’ose poser la première, Hannigan lance la conversation : « À qui devez-vous d’abord votre loyauté ? […] Au compositeur ? À vous-même ? » Un échange à bâtons rompus s’engage rapidement, particulièrement sur la question du répertoire contemporain. Quand faut-il accepter des compromis ? Que faire si on doit créer une oeuvre qui ne nous emballe pas ? Est-il possible de demander des modifications au compositeur ? Faut-il se contenter d’être une voie(x) de transmission ou détenons-nous un pouvoir d’action ? Hannigan n’hésite alors pas à parler de sa propre expérience :

Il m’est arrivé d’avoir tort au sujet d’une oeuvre ou de douter de sa valeur jusqu’au dernier moment, mais il faut garder le cap sans porter de jugement. Le compositeur suit son propre chemin, son travail est solitaire et il a besoin de vous. […] Il faut aussi faire ses propres recherches : savoir qu’une partition de Ligeti est notée avec exactitude et qu’il faut suivre scrupuleusement chaque indication, tandis que Kurtág vous laisse plus de liberté ; que certains processus sont collaboratifs, et d’autres non[8].

Viennent ensuite les questions pratiques. Faut-il absolument avoir un agent ? Les recommandations de Hannigan sont claires, parfois étonnantes : « Un agent ne travaille pas forcément pour vous, surtout s’il a toute une brochette de vedettes dans son écurie […]. Le premier agent que j’avais rencontré m’avait carrément recommandé de changer de répertoire[9] ! »

La question du choix du répertoire en vue d’une audition est également abordée :

Faites vos recherches, sachez qui fait partie du jury, choisissez le répertoire en conséquence et ne soyez pas la énième soprano à chanter l’air de Norina dans L’Élixir d’amour. Prenez un taxi, pas le métro […]. Et surtout, soyez conscients que tout ce que vous affichez sur YouTube est en fait une audition permanente. Réfléchissez avant d’afficher quoi que ce soit sur Facebook.

Interrogations et témoignages s’enchaînent ainsi tout au long de la rencontre. Comment se créer des contacts ? « Allez au concert, rencontrez les artistes après la représentation, essayez d’obtenir des séances de coaching avec des musiciens, des chefs, des artistes avec qui vous aimeriez travailler. » Comment lutter contre l’anxiété quand les contrats sont rares ? « Restez positifs ! Prenez rendez-vous avec l’artiste que vous êtes, allez au musée, lisez de la poésie, créez un projet, étudiez, complétez votre éducation artistique. » À l’occasion de cette séance, je note moi-même pendant plus d’une heure divers conseils sur la diète, l’exercice, le soin à apporter à sa voix, la gestion du stress et des inconvénients du voyage, les relations avec les collègues et les chefs. « Entourez-vous de conseillers qui vous donneront toujours l’heure juste au lieu de vous prodiguer des éloges. » À la fin de l’une des deux sessions, une jeune femme demande à Hannigan comment elle arrive à faire le partage entre l’artiste et la femme. La réponse est immédiate, sans concession, et il n’est pas question de partage : « Pour moi, la musique est l’essentiel, tout le reste est accessoire. »

J’ai par la suite retrouvé les quatre solistes sélectionnés à Lunenburg, au mois d’août. Pendant trois jours ils ont répété – sous la direction de Simon Rivard, chef en résidence au Toronto Symphony Orchestra, chef associé du Toronto Mendelssohn Choir et membre d’Equilibrium[10] – le Requiem de Mozart qu’ils allaient chanter à Toronto en janvier 2020. À cette occasion, les échanges avec Hannigan se sont poursuivis entre les séances matinales de taï-chi auprès du maître Patrick Stanley et les sessions de formation « Friendly eyes » avec Jackie Reardon, une entraîneuse venue du monde de la compétition sportive, qui travaille aux côtés de Hannigan depuis 2008[11]. Au cours de la saison précédente, en 2018-2019, les ateliers offerts aux artistes eq recrutés en Europe faisaient d’ailleurs appel aux mêmes coaches en plus des séances de yoga de Phyllis Ferwerda et de la participation d’artistes invités comme Reinbert de Leeuw, Sir Andrew Davis, Daniel Harding, le metteur en scène Kaspar Holten, le compositeur Hans Abrahamsen, le directeur de la distribution de l’Opéra national des Pays-Bas, Jesus Iglesias Noriega, et Didier Martin, alors directeur de la maison de disques Alpha (et maintenant du groupe Outhere)[12].

Hannigan a elle-même financé la création de son programme de mentorat qui, de surcroît, a reçu l’appui financier de la Art Mentor Fondation de Lucerne dès sa première année d’activité, avant que d’autres fondations viennent se joindre à cette aventure. Tous les revenus générés par ses activités de mentorat sont également reversés dans le programme[13]. Ce geste en dit long sur l’importance que Hannigan accorde à eq et sur la nécessité qu’elle ressent de partager son expérience d’un métier difficile et exigeant. Au-delà de la musique, qui demeure pour elle l’essentiel, ce sont les liens de confiance qu’elle a créés avec les compositeurs, metteurs en scène et chefs d’orchestre avec qui elle souhaitait travailler qui l’ont soutenue et guidée dans sa carrière. En créant eq, il est clair qu’elle tisse avec ces jeunes professionnels des liens qui leur seront très précieux et durables.

Barbara Hannigan est allée encore plus loin dans le partage de son expérience et l’a étendu au public. En 2018, à Londres, pendant les répétitions de l’opéra Lessons in Love and Violence de George Benjamin, elle publie un journal bouleversant rapportant au jour le jour l’extrême difficulté de la prise en charge du rôle. La tension était telle qu’elle a dû quitter les répétitions durant deux jours. Bien qu’écrit à son intention, le rôle de la reine Isabel l’avait épuisée, témoignant de cette « fusion spirituelle entre le corps et l’esprit » qui, comme je l’ai proposé en début de texte, caractérise la démarche de Hannigan. « Quand je chante, explique-t-elle, c’est une expérience sensuelle totale. Tout mon corps est le centre du son. I incorporate the music[14]. » On notera enfin qu’une illustration similaire, sans équivoque et presque érotique de son approche intuitive et physique du chant figure dans le documentaire C’est presque au bout du monde de son compagnon de vie, Mathieu Amalric, un film réalisé pour la 3e Scène de l’Opéra de Paris[15].

Les partenaires privilégiés : ces compositeurs, metteurs en scène et chefs d’orchestre qui ont aussi le goût du risque

En trente ans de carrière, Hannigan a créé environ 85 oeuvres[16], la plupart écrites à son intention par des créateurs avec qui elle se sentait en affinité. Quand elle passe une commande – ce qui lui arrive de plus en plus souvent –, elle se tourne vers des compositeurs qui ont à ses yeux une voix honnête et originale, et qui proposent des oeuvres à la fois complexes et clairement structurées. Elle ne recherche pas un style ou une manière particulière : « J’aime les voix de Pierre Boulez, György Ligeti, Henri Dutilleux, Hans Abrahamsen, Gerald Barry, George Benjamin, Salvatore Sciarrino, Magnus Lindberg, Unsuk Chin ; j’aime un arc-en-ciel de couleurs[17]. »

D’ailleurs, la soprano ne s’en cache pas, elle a peur de la tradition et c’est la raison pour laquelle elle s’est tournée vers le répertoire contemporain. « J’ai toujours senti que je n’étais pas une chanteuse d’opéra au sens traditionnel, et au départ, j’avais sans doute peur d’en devenir une[18] ! » Ses incursions dans le répertoire plus traditionnel sont rares : Lulu (2012), Don Giovanni (2014), La Voix humaine (2015), Pelléas et Mélisande (2016). Pour chacune de ces performances, Hannigan étudie la musique de Berg, Mozart, Poulenc et Debussy à partir de la partition, sans avoir recours aux enregistrements disponibles. En d’autres termes, elle s’approprie le rôle comme elle le fait pour une oeuvre contemporaine qui lui est présentée pour la première fois. À l’inverse, elle répète et mémorise un rôle comme celui de Gepopo, dans LeGrand Macabre de Ligeti, comme elle le ferait d’un air de Mozart : lentement et avec une attention infinie à chaque note et chaque indication de la partition.

Elle aborde également chaque nouvelle oeuvre musicale suivant son instinct et l’expérience issue de sa solide formation de musicienne : « Quand je regarde une partition, je sais, je sens, que j’ai une affinité pour ça[19]. » Elle examine le traitement du texte, la couleur des instruments : c’est ainsi qu’elle dit trouver le drame, l’émotion, le coeur de l’oeuvre. Dans un premier temps, son travail se fait essentiellement sur la partition, qu’elle annote en inscrivant des références visuelles : ici une couleur (bleu de Klein), là un poème (souvent en contradiction avec l’émotion proposée), un personnage de film (Gena Rowlands dans A Woman under the influence ou Cate Blanchett dans Blue Jasmine), une scène de théâtre (bien différente d’une référence cinématographique, souvent d’un de ses metteurs en scène préférés, Krzysztof Warlikowski ou Thomas Ostermeier), une scène de la nature (la neige et le froid qu’elle adore), l’articulation de Glenn Gould. La lecture de la partition est un processus de création à part entière dans lequel elle n’admet aucune censure. Et comme l’oeuvre est nouvelle, aucune référence à une tradition d’interprétation n’est nécessaire : elle lui appartient. A fortiori : pas question de se produire dans une mise en scène en reprise !

Le choix du répertoire est aussi lié à la possibilité de s’associer avec des partenaires artistiques préférés : « C’est ainsi que je choisis mes spectacles[20]. » C’était notamment le cas pour La Voix humaine de Francis Poulenc, mis en scène par Krzysztof Warlikowski à l’Opéra de Paris, en 2015, processus de création auquel Hannigan a participé activement[21]. Le travail de Warlikowski, son approche à la fois intimiste et extrêmement physique, sa plongée au coeur des personnages qu’il aime mettre à nu, dans tous les sens du terme, trouvent un écho et une partenaire idéale chez elle. Elle n’avait alors pas hésité à accepter une nouvelle collaboration avec lui pour aborder Mozart (Don Giovanni, à Bruxelles, en 2016[22]), Poulenc, et même pour reprendre un nouveau Pelléas et Mélisande, en 2017, à la Triennale de la Ruhr, alors qu’elle venait de remporter un immense succès avec la mise en scène de Katie Mitchell à Aix-en-Provence l’année précédente.

Les collaborations avec Katie Mitchell, qui a dirigé Written on Skin et Pelléas et Mélisande à Aix et Lessons in Love and Violence à Londres, l’attirent pour les mêmes raisons : la metteuse en scène britannique fait preuve d’audace, établit un climat de complicité avec les chanteurs et sait mettre en valeur leurs forces, en particulier en recourant à un jeu très physique :

Avec Katie Mitchell pour Pelléas, il y avait ce moment où j’étais étendue par terre, et elle m’a dit : « Vois si tu peux trouver une manière intéressante de te relever ». Et je lui ai proposé ce mouvement incroyable qui semblait sorti d’un rêve, comme le voulait le concept de sa mise en scène[23].

Une mise en scène de Passion de Pascal Dusapin, en 2010, avait été l’occasion d’une autre rencontre déterminante, cette fois avec la chorégraphe Sasha Waltz. L’année suivante, lorsque cette dernière s’est vu confier la mise en scène de l’opéra Matsukaze de Toshio Hosokawa, elle s’est réjouie d’avoir à sa disposition deux chanteuses – la mezzo-soprano Charlotte Hellekant et Barbara Hannigan – qui pouvaient se déplacer sur scène comme les danseurs de sa compagnie. En 2018, dans Bérénice de Michael Jarrell, le metteur en scène Claus Guth avait pour sa part réuni, sur la scène du Palais Garnier, aux côtés du baryton Bo Skovus dans le rôle de Titus et de Hannigan dans le rôle-titre, la danseuse et chorégraphe Rina Schenfeld, dans le rôle de la confidente de Bérénice, un rôle parlé (en hébreu !) offrant une présence scénique fascinante. Entre la soprano et la chorégraphe israélienne octogénaire naît une nouvelle complicité. En septembre 2019, Hannigan se produit à Tel-Aviv dans un spectacle musical et chorégraphique inspiré du personnage shakespearien d’Ophélie. Sur une trame musicale puisée chez Luigi Nono, Luciano Berio, John Cage, Hans Abrahamsen, Villa-Lobos, et des tambours japonais, Hannigan devient un coryphée pour la danse de Schenfeld et la guitare de Nadav Lev.

Partenaires privilégiés en concert et à l’opéra, certains chefs d’orchestre ont également joué un rôle particulièrement important dans la carrière de la chanteuse, notamment Pierre Boulez, Simon Rattle, Esa-Pekka Salonen, Kent Nagano, Vladimir Jurowski, Antonio Pappano et Kirill Petrenko. Parmi les moments marquants de sa carrière, Hannigan retient tout d’abord le concert final, à Londres, en octobre 2011, de la tournée de Pli selon Pli de Boulez, sous la direction du compositeur[24]. La tournée avait été amorcée au Festival de Lucerne en septembre et, malgré les considérables difficultés de la partition, elle avoue en être venue à la considérer comme une oeuvre romantique. Avec Simon Rattle, la complicité est telle qu’il lui a proposé, pour une performance de Façade de William Walton, à Berlin, de partager avec lui et la direction de l’orchestre et le rôle de récitant[25]. Hannigan conserve un souvenir ému de sa collaboration avec Esa-Pekka Salonen, en 2013, pour l’enregistrement des Correspondances de Dutilleux, une oeuvre qui datait de 2003, mais pour laquelle le compositeur nonagénaire a écrit un nouveau final aux aigus stratosphériques pour elle quelques mois avant sa mort. Elle retrouvera le chef finnois pour La Voix humaine, à Paris, en 2015, et pour sa première Mélisande, à Aix-en-Provence, en 2016. Sous la direction de Kirill Petrenko, Hannigan interprète le rôle de Marie pour Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann, dans une nouvelle production d’Andreas Kriegenburg, un metteur en scène qu’elle allait retrouver pour The Snow Queen de Hans Abrahamsen, en 2018. Enfin, Vladimir Jurowski était au pupitre pour le Hamlet de Brett Dean, à Glyndebourne, en 2017, dans lequel Hannigan incarnait Ophélie tandis qu’Antonio Pappano dirigeait la première de La nuova Euridice secondo Rilke de Salvatore Sciarrino, à Rome, en 2018.

Cette liste n’a rien de gratuit et met en évidence l’extraordinaire organicité d’une carrière apparemment éclectique, mais dans laquelle un fil conducteur est clairement dessiné : confiance, fidélité et discipline ! Au contact de ces excellents chefs, elle poursuit son apprentissage. De son travail avec Vladimir Jurowski, elle conserve un cahier de notes dans lequel elle a consigné « tout ce qu’il disait[26] ». Elle garde également un souvenir très positif de sa présence pour toute la durée des répétitions de Hamlet, même sans orchestre, alors que le chef est souvent le « père absent » lors de la naissance d’un nouvel opéra. La production munichoise de Die Soldaten avec Kirill Petrenko, en 2014, a aussi été l’occasion d’une précieuse expérience : « À l’entracte de chaque représentation, il me faisait venir dans sa loge pour peaufiner tel passage spécialement ardu. J’ai adoré ça[27]. » Enfin, au moment d’aborder elle-même la direction d’orchestre, elle se souviendra que Simon Rattle lui a dit un jour : « Tu es facile à suivre, car tu me montres exactement ce que tu souhaites à ta façon de respirer. Fais la même chose quand tu diriges : aie le sentiment que tu chantes avec les musiciens, même quand tu es muette[28]. »

La direction d’orchestre : un geste tout naturel

Sa carrière de cheffe d’orchestre, Hannigan l’a amorcée presque subrepticement, en 2011, au Théâtre du Châtelet, à la suggestion de René Bosc, directeur du Festival Présences de Radio France. Au programme, Renard de Stravinski, pour orchestre de chambre et quatre chanteurs. La musique de Stravinski lui étant familière, elle a aisément relevé le défi :

C’est presque la même chose que chanter : l’espace, le souffle, je veux donner l’espace à l’orchestre […]. Je n’ai pas pris de leçons avant de faire mes débuts, pas de technique. Après j’ai pris des leçons avec Jorma Panula, un chef finlandais qui a été le professeur de Salonen […] et aussi avec les autres chefs avec lesquels j’ai travaillé[29].

Il est pourtant bien évident, quand on la voit au podium, que Hannigan dirige comme elle chante : les gestes sont naturels, elle n’utilise la baguette que lorsqu’elle dirige l’opéra[30].

Une des formations qu’elle dirige le plus est le ludwig Orchestra, un ensemble à géométrie variable fondé, en 2012, aux Pays-Bas, par un groupe de musiciens d’élite et de créateurs. Cet orchestre se distingue par son éclectisme, sa flexibilité, la qualité de ses prestations, et son approche audacieuse aussi bien du répertoire contemporain que du répertoire plus traditionnel. Il présente également ses concerts de façon non conventionnelle et lance des projets autour de problématiques sociales : les changements climatiques, les effets de la musique sur le cerveau, le vieillissement de la population. C’est avec le ludwig Orchestra qu’elle a fait paraître les albums Crazy Girl Crazy, en 2017, et La Passione, en 2020[31].

À 49 ans, la direction d’orchestre compte actuellement pour environ la moitié de l’activité artistique de Hannigan, mais elle a l’intention de chanter encore pendant dix ans. Nommée principale cheffe invitée de l’Orchestre symphonique de Göteborg (l’Orchestre national de Suède) en 2019, pour un mandat de trois ans, elle continue d’accepter des invitations pour diriger d’autres orchestres dans une logique de continuité et de perfectionnement remarquable. En avril 2021, à Los Angeles, elle dirigera et incarnera le personnage de Salome, rôle dont elle rêve depuis longtemps, dans un opéra de Gerald Barry écrit sur mesure pour elle[32]. L’écriture de Barry lui est familière puisqu’elle a déjà créé deux des opéras du compositeur : The Importance of Being Earnest, à Londres, en 2012, et Alice’s Adventures Under Ground, à Los Angeles, en 2016. La présence de Hannigan en Californie comme soliste et cheffe d’orchestre se situe aussi dans la continuité de sa fonction de directrice artistique, ou d’artiste en résidence, qu’elle a assumée tour à tour à Londres (The Rest Is Noise, 2013), à Porvoo, en Finlande (2014), à Toronto (2018), ainsi qu’à Aldeburgh et à Ojai (2019).

Les incarnations de la soprano : Lulu, Eurydice, Mélisande, Ophélie, Marie et les autres

La production de Lulu mise en scène par Krzysztof Warlikowski à Bruxelles, en 2012, reste pour Hannigan un moment décisif de sa carrière, non seulement au regard de l’intensité de sa collaboration avec le metteur en scène, mais surtout à cause de Lulu « qui est un personnage central dans [sa] vie[33] ». « Elle est un esprit libre, Lulu, die Erdgeist, addictive, elle brille, parfois dans un éclat douloureux. J’ai incorporé sa musique et ses mots dans ma vie[34]. » Lulu la femme, le personnage continue de l’habiter, avec Eurydice, Mélisande, Ophélie, Marie et les autres figures qu’elle a incarnées. Cette présence des personnages se manifeste d’ailleurs dans ses décisions et ses orientations artistiques. C’est sans nul doute une autre des clés de sa créativité. Les deux albums réalisés avec le ludwig Orchestra illustrent fort bien cet aspect.

L’album CrazyGirl Crazy, paru en 2017, s’ouvre sur la Sequenza iii, pour voix seule, de Berio, suivie de Lulu Suite de Berg et de Girl Crazy Suite de Gershwin, dans un arrangement co-signé par Hannigan et Bill Elliott[35]. Si la référence à Lulu est évidente dans la suite d’Alban Berg, tout le disque est conçu autour de ce personnage. L’ouverture sur Sequenza iii est une sorte de révélation :

Cette pièce nous montre Lulu avant qu’elle trouve un foyer […] C’est Lulu avant qu’elle ait trouvé sa voix, ses mots, sa maison. Elle n’est pas encore entièrement elle-même, nous ne savons pas encore quel est son nom, et Berio nous dit qui Lulu était alors[36].

La suite de Gershwin a été choisie pour servir de complément à Lulu Suite : « J’ai voulu examiner ces quatre chants de Gershwin à travers le prisme de la Seconde École viennoise[37]. » En confiant l’orchestration à Bill Elliott, Hannigan lui a demandé de prendre en considération le fait qu’elle allait chanter et diriger la pièce. Dès les accords de l’ouverture, on se trouve dans un univers harmonique bien plus près de celui de Berg que de Gershwin. L’orchestration utilise les mêmes couleurs ainsi que plusieurs motifs issus de Lulu. « Si un jour quelqu’un analyse cette Girl Crazy Suite, il y trouvera aussi des références à d’autres partitions qui sont chères à mon coeur[38]. » Les textes des chansons de Gershwin choisies sont aussi un écho de l’opéra :

Lulu Suite se termine par la phrase de la comtesse Geschwitz, et pour moi, la suite d’après Gershwin commence par l’équivalent de Geschwitz, puis on remonte en arrière dans la vie de Lulu avec ces fêtes débridées, cette euphorie de la danse et de sentiment de solitude[39].

Quant à l’interprétation des mélodies, si le rythme y est, on n’est certes pas à Broadway.

Le second disque réalisé avec le ludwig Orchestra, La Passione, paru en mars 2020, est marqué par la présence peut-être moins évidente d’un autre personnage, celui d’Eurydice[40]. En mars 2015, à Rome, Hannigan a créé une oeuvre inspirée du mythe d’Orphée écrite pour elle par Salvatore Sciarrino, La nuova Euridice secondo Rilke. Sans exploiter la virtuosité et la facilité des aigus de la soprano, le compositeur avait privilégié l’intensité émotionnelle. La voix reste dans le registre médium, le texte prend toute son importance, un texte qui se concentre sur le moment où Orphée, après avoir défié la mort et retrouvé Eurydice aux enfers, désobéit à la défense de se retourner vers elle et la perd une seconde fois. La nuova Euridice de Sciarrino ne se retrouve pas sur le disque[41], mais sur cet album conçu à la manière d’un triptyque, nous sommes invités à passer dans le royaume des ombres, entre la vie et la mort, guidés par une voix, tel Orphée. Comme pour le CD précédent, c’est une pièce pour voix solo, Djamila Boupacha, de Luigi Nono, qui ouvre l’album : elle est écrite sur un poème de Jesus Lopez Pacheco, inspiré par la Passion d’une jeune femme algérienne arrêtée et torturée pour ses actes de résistance dans son pays, en 1960. « C’est un hommage au courage d’une voix[42] », celle d’Orphée, peut-être, qui ose descendre aux enfers à l’exemple de Djamila Boupacha, forte devant ses juges lors de son procès. La Symphonie no 49 de Joseph Haydn qui suit peut sembler étonnante dans ce contexte, mais son titre apocryphe, La Passione, en explique la présence. Pour Hannigan, c’est « un rituel universel pour le deuil et le chagrin, au-delà d’une figure unique. La symphonie est le voyage des âmes : celles qui souffrent sur terre et celles qui sont parties[43] ». Hannigan a tenu à avoir un clavecin pour cet enregistrement[44] : « Le clavecin, c’est l’ange noir, perdu. Je lui ai demandé de trébucher et de tâtonner dans le noir, sur une voie différente de celle des cordes, le corps à moitié mort, et le coeur ignorant l’amour qu’il a laissé derrière lui[45]. » Dans une vidéo publiée sur sa chaîne YouTube, elle explique que le léger décalage rythmique du clavecin identifie cet ange à Eurydice, trébuchant sur le linceul dans lequel on l’avait déposée en terre[46]. Enfin, les Quatre chants pour franchir le seuil, de Gérard Grisey, forment « la dernière station de la Passione […] ils commencent et finissent avec l’ange noir ; cette fois, le rôle est partagé entre la trompette et la voix[47] ». La description de chaque mouvement est remplie d’échos au mythe orphique : « l’ange soutient ses notes jusqu’au bout de son souffle, se bat et lutte comme un animal sauvage […] affronte treize instruments qui vont se déchaîner avec férocité, évoque un monde souterrain comme une maison de poussière et d’obscurité[48]. » Le troisième chant contient une allusion encore plus claire puisqu’il est construit autour d’un court fragment d’un long poème attribué à Erinna, poétesse de la Grèce antique, lamentant la mort d’une amie morte le jour de son mariage[49].

Les autres personnages féminins qui habitent Barbara Hannigan ont eux aussi une présence palpable. Mélisande est associée à Lulu : comme elle, on ne sait ni d’où elle vient ni ce qu’elle a vécu. Marie, celle de Die Soldaten, est à l’image de la jeune Marie de Wozzeck, une femme comme on en croise tous les jours dans la rue[50]. Hannigan n’a pas chanté cet opéra de Berg, mais en a souvent donné des extraits en concert et, pour elle, Marie représente toutes les femmes. Quant à Ophélie, elle aussi l’accompagne : le plus récemment dans l’opéra Hamlet de Brett Dean – qui a également écrit pour elle la suite And once I played Ophelia –, mais de même, bien des années auparavant, dans le magnifique cycle de mélodies de Hans Abrahamsen, let me tell you, dont tout le texte est tiré des répliques d’une Ophélie qui se retourne, 500 ans plus tard, vers le drame de Shakespeare. Des extraits de ce cycle ont également été repris pour le spectacle de danse de la chorégraphe Rina Schenfeld à Tel-Aviv.

Conclusion : « J’ai beaucoup d’espoir »

Les mois de réclusion imposés à tous en 2020 ont été, pour Barbara Hannigan, un moment de création. Souvenez-vous des conseils donnés aux candidats eq : « allez au musée, lisez de la poésie, créez un projet, étudiez, complétez votre éducation artistique ». Lors de nos entretiens, Hannigan a réitéré à plusieurs reprises l’importance de sa mission à l’égard des artistes qu’elle prend sous son aile et avec qui elle assume le risque de se produire comme cheffe et comme soliste. Elle insiste pour que ses projets soient dorénavant liés à son programme de mentorat. Soucieuse de donner rapidement du travail aux trois jeunes chefs assistants qui font partie du programme, dont le Canadien Simon Rivard qu’elle a invité à Göteborg l’an prochain, elle chantera la 4e Symphonie de Mahler sous leur direction[51]. En attendant, ils continuent de lire Nietzsche et Schopenhauer et à se familiariser avec le climat sociopolitique dans lequel l’oeuvre a été composée.

La pause liée à la pandémie aura été de bien courte durée pour Hannigan. Dès la mi-mai, à Dresde, lors de l’événement virtuel Music Never Sleeps, elle créait trois nouvelles pièces du pianiste et compositeur Grégoire Hetzel, invitait deux artistes de eq – Aphrodite Patoulidou et James Way – à se produire avec elle, et recevait le Glashütte Original MusicFestivalAward 2020. En lui remettant ce prix prestigieux, Jan Vogler, intendant du Festival de musique de Dresde la qualifiait de « creative volcano » :

Elle est aujourd’hui l’une des artistes les plus innovantes du monde de la musique. Il est particulièrement exceptionnel et impressionnant que depuis le début de sa carrière, elle se consacre avec autant d’intensité et de passion à favoriser le développement des jeunes musiciens. Cela fait d’elle un choix idéal pour le Glasshütte Original MusicFestivalAward, qui récompense les artistes qui transmettent des expériences culturelles de manière vivante aux jeunes générations[52].

Dans sa réponse, Hannigan réaffirmait son engagement :

[Ce prix] va directement aux jeunes artistes dans la première phase de leur carrière. Je pense que c’est un signe d’espoir et d’encouragement pour eux. Nous leur disons : nous voulons vous entendre, nous voulons entendre vos voix, nous voulons entendre ce que vous avez à dire, nous voulons que vous travailliez, nous voulons que vous réalisiez vos projets et vos rêves. C’est un moment où nous embrassons notre communauté et essayons de nous entraider. Je suis extrêmement reconnaissante et j’ai beaucoup d’espoir[53].

Passant rapidement des paroles aux actes, Barbara Hannigan lançait, le 28 août 2020, une nouvelle initiative humaine et artistique nommée Momentum afin de répondre à la situation causée par la pandémie[54]. Le geste est spontané, mais l’objectif est de lui donner une viabilité à long terme. Avec le soutien et la participation de chefs d’orchestre, de compositeurs et de solistes renommés tels que Sir Antonio Pappano, Thomas Adès et Natalie Dessay, Momentum cherche à offrir aux artistes de la relève des contrats professionnels à l’occasion desquels ils partageront souvent la scène avec leurs mentors[55].