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[Note de la rédaction] Nous publions ici, en traduction française, le discours prononcé par Barbara Hannigan lors de la remise du prix Rolf Schock qui lui a été attribué en 2018[1]. La cérémonie eut lieu à l’Académie royale des beaux-arts de Suède, le 15 octobre 2018. Les autres lauréats étaient Saharon Shelah (logique et philosophie), Ronald Coifman (mathématique), et Andrea Branzi (art visuel). L’Académie royale des sciences de Suède décrit ainsi ces prix, remis depuis 1993 :

Rolf Schock, qui a laissé une grande fortune à sa mort en 1986, a déclaré dans son testament que l’Académie royale des sciences de Suède devait nommer un lauréat en logique et philosophie et un autre en mathématiques, que l’Académie royale des beaux-arts devait nommer un lauréat dans l’un des arts visuels et que l’Académie royale de musique de Suède devait nommer un lauréat dans l’un des arts musicaux[2].

Dans ce discours, Barbara Hannigan se dévoile d’abord comme interlocutrice des autres disciplines récompensées, puis évoque son parcours à la fois comme chanteuse, cheffe d’orchestre et mentore.

Princesse Christina, Vos Excellences, Honorables Lauréats, Membres des Académies, Mesdames et Messieurs, bonjour. Je vous remercie de m’avoir invitée aujourd’hui. Je suis ravie et honorée d’être ici.

Monsieur Branzi, Monsieur Coifman, Monsieur Shelah, mes distingués collègues lauréats, c’est avec humilité que je me retrouve aujourd’hui en votre compagnie.

En préparant la rédaction de ce bref discours, j’ai tenté de m’informer sur chacun de vos travaux et de réfléchir aux liens que nous partageons peut-être.

M. Branzi, je connaissais déjà vos conceptions innovantes, alchimiques et aventureuses, et en lisant l’entretien que vous avez accordé au Corriere della Sera, j’ai pu constater que vous concevez la recherche comme étant, en partie, une activité créatrice apparemment sans but. Cela s’est fortement apparenté à ma propre façon de travailler et d’étudier la musique. En effet, nous cherchons, mais, parfois, nous ne nous attendons pas à trouver quoi que ce soit… Nous prenons simplement plaisir à la recherche ! Et cela peut nous conduire aux découvertes les plus inattendues.

Dans votre cas, M. Coifman, lorsque ces prix ont été annoncés, le communiqué de presse faisait référence à votre travail en analyse harmonique pure et appliquée, et j’ai pensé : « L’harmonie, voilà une chose que je connais bien ! » Bon, j’ai réalisé assez rapidement que nous avons affaire à des harmonies différentes dans nos domaines respectifs, quoique toutes deux sont certainement belles et pures.

M. Shelah, j’ai tenté de lire l’un de vos articles en ligne, publié par l’American Mathematical Society. Il n’est pas surprenant que la compréhension de ce texte par une profane telle que moi ait été impossible, mais je dois dire que j’en ai adoré le titre ! « Logical Dreams ». En effet, nous avons tous en commun le fait que nos chemins ont été forgés par la poursuite de nos rêves.

Logiques ou illogiques, ces rêves et la passion qui les a alimentés ont scellé notre engagement de toute une vie dans nos vocations respectives. J’emploie le mot vocation, par opposition à profession, car j’aime qu’à la racine étymologique de « vocation » se trouve l’utilisation de la voix : être appelée.

Dans mon cas, faire de la musique était mon rêve. Quand j’étais enfant, dans le village de Waverley, en Nouvelle-Écosse, la musique m’appelait. Mes parents ont élevé une petite fille qui aimait chanter, ils m’ont appris à travailler de manière constante et disciplinée, m’ont encouragée à faire mes heures de répétition, selon un horaire minutieux, même lorsque je ne me sentais pas inspirée, et m’ont aidée à trouver les bons professeurs et mentors qui m’aideraient à développer mes compétences.

Plus récemment, la direction d’orchestre a pris une place particulière aux côtés du chant. Dans ces deux rôles, je me joins à mes collègues musiciens pour entrer en résonance avec ce qu’un compositeur a écrit, en nous écoutant profondément les uns les autres au service de la partition, et en attestant et partageant cette concentration sonore avec ceux qui écoutent.

Il a été particulièrement enrichissant de travailler avec des compositeurs vivants. Après avoir donné des créations mondiales pendant 30 ans, je suis très reconnaissante de continuer à me produire sur scène – à l’âge de 47 ans, ce qui commence à être tardif pour une chanteuse d’opéra. Pourtant, je suis un peu surprise quand je constate que je suis l’une des chanteuses les plus âgées d’une production d’opéra, plutôt que d’être la plus jeune. Il y a quelques années, je discutais avec un collègue, remarquant que nous nous ressemblions… et il m’a dit… « OUI ! Vous ressemblez à ma mère ! » Ce fut un réveil, et cela m’a confirmé qu’il était peut-être temps d’ajouter une nouvelle corde à mon arc. Et avant même de m’en rendre compte, j’avais créé une initiative de mentorat pour les jeunes musiciens professionnels, que j’ai décidé de nommer Equilibrium.

Equilibrium existe pour soutenir les jeunes artistes durant la première phase importante de leur carrière, en les aidant à établir leur discipline et leur éthique de travail, afin qu’au milieu de tous les défis musicaux et non musicaux qu’ils doivent relever, leur passion pour la musique puisse demeurer au coeur de leur carrière.

La plupart des musiciens commencent leur formation pour leur carrière dès l’enfance, en jouant littéralement de la musique, et ils poursuivent ce rêve avec joie et abandon. La ligne de démarcation entre la musique en tant qu’activité extrascolaire et la formation professionnelle est floue. Et puis soudain, ils se retrouvent dans les premières années d’une carrière. Même le mot « professionnel » est intimidant ! Les jeunes artistes se heurtent constamment à un barrage de défis : nouveaux collègues, villes et langues étrangères, choix du bon répertoire, gestion des effets des voyages et de la solitude de la route, éloignement des amis et de la famille, effets psychologiques des critiques publiques dans les journaux et sur Internet. Ils essaient simplement de se constituer suffisamment d’économies pour payer leur loyer et leur vol vers la prochaine audition, et ils doivent ensuite faire face au rejet et à la déception, alors que leur compte bancaire est presque vide. Ils apprennent à gérer leur propre temps et à équilibrer leurs priorités, sans l’horaire imposé d’un conservatoire ou d’une école d’opéra. Beaucoup tentent de trouver leur chemin sans l’aide d’un agent pour les aider à décider quels engagements ils doivent accepter, et dans quelles conditions. Nombre de ces défis dureront toute une vie, mais trouver des moyens de les relever en début de carrière peut être particulièrement difficile et déstabilisant. Pour que les jeunes artistes comprennent que les interprètes qu’ils admirent, les artistes comme moi, assez âgés pour être leur mère ou leur père, avons également connu des moments où nous voulions abandonner la scène, des périodes de turbulence où nous avons succombé à la pression des autres pour faire des compromis au point de perdre notre équilibre, des moments de triomphe public mêlés d’incertitude personnelle et vice versa. Lorsque nous prenons le temps d’encadrer nos jeunes collègues et de partager avec eux les diverses méthodes que nous avons développées (dont beaucoup fonctionnent réellement !), nous les aidons à traverser ces moments difficiles et à revenir au coeur de ce que c’est qu’être musicien.

Cette année, Equilibrium réunit une équipe de 24 jeunes musiciens : 20 chanteurs et 4 chefs d’orchestre. Sélectionnés parmi plus de 350 candidats, ce groupe d’artistes (talentueux, disciplinés, curieux et courageux) se compose d’individus originaires de 12 pays du monde entier, de la Guadeloupe au Canada, en passant par l’Australie. Trois sont suédois ! Notre travail commun se compose de retraites et d’ateliers intensifs, ainsi que de représentations publiques avec des orchestres de haut niveau, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Nous commencerons cette saison à quelques kilomètres au nord d’ici, avec la généreuse participation de l’Orchestre symphonique de Göteborg, en interprétant le chef-d’oeuvre de Stravinsky The Rake’s Progress, avec moi comme cheffe d’orchestre, dans une mise en espace de Linus Fellbom.

Je me rends compte à quel point les mentors ont été importants dans mon propre développement et le demeurent aujourd’hui. On ne peut pas tout apprendre en cherchant sur Google… Nous avons besoin de nous connecter avec les gens, coeur à coeur ! Nous devons nous raconter des histoires les uns aux autres, partager et transmettre des connaissances en utilisant nos voix.

Maintenant, je voudrais mentionner et remercier deux mentors qui sont particulièrement présents avec moi en ce moment. Tous deux octogénaires, le premier est le chef d’orchestre/compositeur/pianiste et âme musicale néerlandais Reinbert de Leeuw[3], qui est mon guide depuis près de vingt ans. Nous avons travaillé ensemble dans le monde entier, et il est en grande partie responsable de la musicienne que je suis aujourd’hui. Chaque fois que je suis un peu déprimée, ou déséquilibrée, ou que je me demande où est passée la musique, je l’appelle. La plupart du temps, le simple fait de penser à lui fait l’affaire.

L’autre mentore que je voulais mentionner est une nouvelle venue dans ma vie : la danseuse et chorégraphe israélienne Rina Schenfeld, avec qui j’ai partagé la scène de l’Opéra Garnier de Paris ces dernières semaines[4]. À 80 ans, Rina danse toujours, son corps et son énergie sont incroyablement jeunes, après des années de discipline joyeuse et d’engagement dans son art. Chaque fois que je suis entrée dans la salle de répétition de l’Opéra de Paris ces derniers mois, la vue de Rina s’échauffant était un phare d’inspiration, et me rappelait de continuer à chercher.

Cette reconnaissance me donne l’occasion de transmettre ce prix directement à Equilibrium. Cela leur sera très profitable. Je remercie sincèrement l’héritage de Rolf Schock, dont la générosité envers toutes nos vocations est profondément ressentie et appréciée.