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Le répertoire pour piano solo, fût-il ancien ou contemporain, laisse assez peu de place à des modes de jeu non traditionnels. Il faut se pencher sur certaines pièces de Henry Cowell ou, plus tard, de Karlheinz Stockhausen pour trouver des occurrences où l’interprète quitte sa position classique, assis devant le clavier. Dans sa pièce emblématique The Banshee (1925), Cowell amène le pianiste à se placer directement au-dessus du cadre du piano et à jouer sur les cordes afin de tirer de l’instrument des effets sonores inédits. Quant à Stockhausen, il demande au pianiste du duo de Kontakte (1958-1960) de manipuler toute une série d’instruments de percussion, alors que dans Mantra (1970), les deux pianistes sont non seulement amenés à jouer des crotales et des woodblocks, mais aussi à manipuler un dispositif électronique en temps réel.

Avec le speaking pianist, l’interprète doit également faire face à une autre dimension du jeu : l’interprétation simultanée et par la même personne d’une partition musicale et d’un texte littéraire parlé. D’autres styles musicaux dont les traditions sont ancrées dans celles des troubadours n’ont jamais fait la distinction entre musique et texte. Par exemple, le musicien qui s’accompagne de sa guitare ou de son harmonica – à l’instar de Georges Brassens, Barbara, Anne Sylvestre, Steve Waring, Leonard Cohen, Joan Baez ou encore Bob Dylan – est aussi chanteur ou conteur. Dans le domaine classique, c’est une tradition dont l’apparition est liée à une conjonction entre musique et théâtre. Elle ne cesse d’interroger la relation que l’interprète entretient avec la musique pure, de même que la représentation du musicien sur scène et de ce qu’il projette de lui-même et des oeuvres sur le public. Comme l’écrivait Artur Schnabel, la musique est un art solitaire alors que le théâtre utilise le langage, un moyen de communication avec tous les humains, que l’on ne peut pas pratiquer seul à la maison[1]. Il en va de même pour cet art hybride qu’est le speaking pianist, qui met l’interprète face à de nouveaux défis en revenant pourtant à une tradition très ancienne.

Au cours de cet article, nous porterons notre attention sur des oeuvres de Frederic Rzewski[2], André Ristic et Alec Hall. De Profundis (1994) de Rzewski est une oeuvre séminale du genre, basée sur un texte purement littéraire. Elle incorpore toute une série de techniques extrapianistiques qui sont la marque du compositeur. Au-delà d’une description minutieuse de la pièce, nous nous interrogerons sur la frontière très fine qui existe, dans cette pièce, entre le compositeur, l’interprète, l’auteur et le narrateur, ainsi que sur la façon dont la pièce tend à en mélanger les contours. Les oeuvres des compositeurs canadiens André Ristic et Alec Hall illustrent des développements particuliers du genre, ouverts à des thématiques scientifiques et éthologiques. Chez le premier, nous verrons de quelle manière la source audiovisuelle, dont le texte de Feynman Speech-Sonata (2016) est tiré, influence la composition. Chez le deuxième, en plus du texte de A Dog is a Machine for Loving (2016-2018), nous examinerons l’adjonction d’un média sonore traité électroniquement et l’orientation que celui-ci donne à son tour à la composition.

Frederic Rzewski, aux origines du speaking pianist

a) Contexte

Au début des années 1990, alors que j’étais encore étudiant au Conservatoire royal de Liège, en Belgique, je croisais régulièrement Frederic Rzewski. Il arrivait avec son vélo pliant et prenait place à la cafétéria du Conservatoire pour siroter un café avant d’aller à la rencontre de ses étudiants. Il s’installait silencieusement devant le bar et répondait à peine quand on s’adressait à lui. C’est Henri Pousseur qui, dans les années 1970, avait invité Rzewski et Garrett List, notamment, à rejoindre l’équipe pédagogique de l’institution dont il avait fait un centre actif pour la musique actuelle et l’improvisation. À l’époque de mes études, Rzewski était devenu une figure mythique depuis bien longtemps, et le moins que l’on puisse dire est qu’il était assez intimidant pour le jeune étudiant que j’étais[3].

Frederic Rzewski est né en 1938 à Westfield, Massachusetts, aux États-Unis, de parents d’origine juive et polonaise. Il commence à jouer du piano enfant et étudie plus tard à l’Université Harvard et à Princeton avec de grands noms de la musique américaine, tels que Randall Thompson, Roger Sessions, Walter Piston et Milton Babbitt. En 1960, il entame un long séjour en Europe, principalement en Italie, où il étudie avec Luigi Dallapiccola. À cette époque, il fonde le collectif Musica Elettronica Viva (mev) avec, entre autres, Alvin Curran (né en 1938) et Richard Teitelbaum (1939-2020). Les principaux traits caractéristiques du collectif sont alors la conception collaborative des performances, l’improvisation et l’usage de l’électronique[4]. En 1977, il devient professeur de composition au Conservatoire royal de Liège. Rzewski est aussi un pianiste virtuose très actif, en particulier durant ses années européennes, alors qu’il crée et enregistre des pièces de Karlheinz Stockhausen, Tom Johnson, Henri Pousseur, Pierre Boulez, Christian Wolff, Anthony Braxton et Cornelius Cardew. Nicolas Slonimsky écrit à son sujet : « He is furthermore a granitically overpowering piano technician, capable of depositing huge boulders of sonoristic material across the keyboard without actually wrecking the instrument[5]. »

Rzewski est aussi un compositeur prolifique dont la majeure partie de l’oeuvre est consacrée à son propre instrument. Il crée d’ailleurs lui-même pratiquement toutes ses pièces. Son style musical va de l’atonalisme le plus radical (comme dans Squares [1978]) à une tonalité aménagée qui s’impose progressivement au fil des années. The People United Will Never Be Defeated (1975), un cycle monumental de 36 variations pour piano basé sur le chant révolutionnaire chilien ¡ El pueblo unido jamás será vencido !, synthétise à lui seul l’étendue du langage et du style du compositeur. Les North American Ballads (1979) sont pour leur part basées sur des spirituals et des chansons qui dépeignent la condition ouvrière aux États-Unis. À côté de ces pièces relativement traditionnelles sur les plans formel et instrumental, le compositeur conçoit des oeuvres plus expérimentales, tantôt de forme ouverte, tantôt invitant à l’improvisation, tantôt incorporant des textes. C’est le cas de pièces pour ensemble indéterminé comme Les Moutons de Panurge (1969), et aussi comme Coming Together (1971) et Attica (1973), qui font appel à un récitant. Ces deux derniers titres recourent au texte d’une lettre de Sam Melville et ont été écrits peu après le soulèvement de la prison d’Attica, dans l’État de New York, au cours duquel l’auteur de la lettre – instigateur de l’émeute, et par ailleurs activiste contre la guerre au Vietnam – est assassiné.

Coming Together, que l’on peut qualifier d’oeuvre minimaliste, est construite sur un système de cellules musicales additives et soustractives qui forment un fil mélodique continu et tendu (Figure 1). Le texte y suit strictement la répétition des cellules en se répétant constamment. De son côté, la partie musicale est confiée à un nombre indéterminé d’instruments qui suivent des didascalies précises et jouent tour à tour des fragments du continuum, allant d’une note à quelques-unes, les articulant ou les espaçant diversement alors que l’un d’entre eux maintient le fil tendu de la basse obstinée tout au long de la performance. La pièce peut aussi être jouée par un seul interprète récitant le texte, ce que le compositeur reconnaît avoir fait lui-même au moment de sa création. Chez Rzewski, c’est là, en quelque sorte, l’acte de naissance du speaking pianist.

Figure 1

Frederic Rzewski, Coming Together (1971), p. 1.

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b) De Profundis

Jan Rzewski, un des fils du compositeur, m’a un jour parlé d’une pièce extraordinaire écrite par son père sur un texte d’Oscar Wilde. Je n’avais qu’une idée assez vague de ce dont il s’agissait. « Tu devrais vraiment la jouer, c’est une pièce pour toi », me dit-il. Frederic Rzewski ne souffre certainement pas de ne pas être joué, mais comme pour tous les compositeurs, ce sont souvent les mêmes pièces qui sont entendues et enregistrées, laissant de côté tout un pan de son catalogue.

De Profundis for a speaking pianist (1992) est une commande du Centre européen pour la recherche musicale et a été écrite à l’intention du pianiste Anthony de Mare – qui est l’un des pionniers du répertoire – à l’initiative du cinéaste Larry Brose.

De Profundis is a 30-minute composition for piano solo, in which the pianist recites a text consisting of selected passages adapted from Oscar Wilde’s letter to Lord Alfred Douglas, written during the author’s imprisonment for “gross indecency” in Reading Gaol. The piece could be described as a melodramatic oratorio, in which eight sections with text are preceded by eight instrumental preludes. My composition was inspired by Luke Theodore, an old friend from the Living Theatre to whom the piece is also dedicated. Luke went out to San Diego in the early ’80s to start his own theatre. When I visited him in 1984 he was performing a play he and his group had put together on the subject of prisons. It included some material from the Living Theatre’s “Frankenstein” and a very lyrical and moving reading of episodes from Oscar Wilde. I had read the play’s book, but in Luke’s performance I was struck by the power of the writing. In 1989 the filmmaker Larry Brose asked me to write a piece for the pianist Anthony de Mare that could serve as the basis for a film. […] All of us as well shared an interest in the politics of sexuality. The piece was finally written in the Summer of 1992. Since then it has been performed by a number of pianists, gay, straight, male and female[6]. […] The music demands a combination of virtuoso technique and a total lack of inhibition on stage, thus virtually guaranteeing that no mediocre or conventional performer will dare to go near it[7].

Pour De Profundis, le compositeur a sélectionné et agencé une série de passages extraits de la lettre éponyme d’Oscar Wilde. Ceux-ci sont structurellement organisés avec la musique pour produire une immense forme constituée d’une alternance de huit sections comprenant du texte (T1 à T8), chacune précédée de huit interludes instrumentaux (I1 à I8). La pièce commence donc par un interlude.

La sélection d’extraits opérée par le compositeur donne immédiatement à sa pièce un ton plus abstrait et universel que celui de la lettre originale, en la réduisant à son contenu spirituel. Alors qu’Oscar Wilde entrelaçait ses réflexions de nombreux détails factuels – importants pour exposer son propos, en particulier des reproches formulés à l’endroit de son ancien amant, Lord Alfred Douglas –, Rzewski ne conserve que les réflexions et les propos saillants, qu’il organise sans respecter leur ordre d’apparition dans la lettre. Il était impossible d’utiliser la missive intégralement, celle-ci comprenant environ 50 000 mots. Cette manière de procéder rend les sections textuelles plus concises et confère à chacune une thématique claire, bien distincte des autres. Les thématiques principales dégagées par Rzewski englobent des considérations sur l’existence, la souffrance occasionnée par la vie en prison, la religion et la morale, ou encore la vie spirituelle et artistique. Le compositeur assemble et ordonne les extraits de la lettre de manière à renforcer la dramaturgie globale de sa pièce qui ne serait sinon qu’une simple succession d’éléments sans direction. Il parvient à créer une structure en arche, construite autour de la phrase « this is where the artistic life leads a man ! », dans laquelle le sens du mot this change radicalement : au début de la pièce, selon l’opinion commune, la vie artistique mène en prison, alors qu’à la fin de la pièce, selon l’auteur, elle mène à la conscientisation du fait qu’il existe quelque chose de plus grand dans la vie que les plaisirs et la réussite personnelle.

Les passages textuels exposent des idées et revêtent en quelque sorte la fonction des récitatifs à l’opéra en faisant progresser l’intrigue. Les interludes, quant à eux, jouent le rôle de commentaires qui font non seulement appel au piano, mais également à toute une série de bruitages et de techniques extrapianistiques que je détaille à la section suivante. En ce sens, les interludes ne sont pas que des commentaires purement pianistiques. Ils donnent l’occasion au pianiste de déployer toute une gamme d’expressions et à l’auditeur d’entendre ce que pourraient être, par exemple, les états d’âme du prisonnier en proie à des questionnements intérieurs et à des doutes, à la souffrance de l’enfermement, jusqu’à la réalisation finale en forme d’épiphanie[8].

c) Sections

Ci-après sont passés en revue certains détails saillants des sections successives, textuelles et instrumentales.

Section I1 (p 1-3) | De Profundis commence par une section instrumentale qui fait appel à un mode de jeu totalement inhabituel pour les pianistes et qui relève du domaine de la performance théâtrale. Cette oeuvre n’exige pas seulement de l’interprète qu’il récite le texte en jouant, mais également qu’il produise une vaste gamme d’effets.

Dans cette première section instrumentale, le compositeur utilise le piano et la voix en alternances rapides, presque sous forme de hoquets. Le piano fait entendre des accords, des arpèges et, occasionnellement, des clusters. L’interprète inspire et expire intensément, produisant un effet saisissant. À plusieurs reprises, celui-ci pousse des grognements sourds qui se transforment en hurlement. Cette section constitue l’introduction au texte qui débute à la page 3, et sert à capter l’auditeur, à le placer dans un état d’attention accrue.

L’amplification progressive des respirations et des halètements met l’interprète dans un état d’hyperventilation et lui procure la sensation d’avoir la tête qui tourne.

Section T1 (p. 3-6) | Texte et musique sont intimement liés dans les passages textuels. L’accompagnement est volontairement simple et aéré pour laisser une place prépondérante aux mots, le compositeur insistant pour qu’ils soient toujours distinctement énoncés. Sa propre interprétation de l’oeuvre en atteste. La prosodie, notée rythmiquement à l’aide de valeurs relativement simples, est très naturelle et suit parfaitement la prononciation et l’accentuation de la langue anglaise. Dans cette section, le compositeur emploie des accords puisés dans l’harmonie tonale – généralement des accords altérés de 7e et de 9e –, parfois superposés polytonalement.

Dans ce passage, Wilde évoque l’opinion commune liée à la vie artistique qui prétend qu’elle mènerait directement à la prison où se trouve l’auteur. Le texte critique les aspirations de chacun à la reconnaissance sociale. Le parish beadle qu’il prend comme exemple correspond, en français, au bedeau ou au sacristain, soit une personne en principe respectée par la communauté, mais considérée comme conformiste et médiocre. L’auteur soutient que les visées du vulgaire sont en contradiction avec le fondement même de la vie artistique, qui aspire à une élévation de l’esprit.

Section I2 (p. 6-9) | Cette section offre la première incursion dans un jeu acrobatique pour l’interprète. En plus de jouer de son instrument, il y fait usage d’une panoplie d’effets vocaux : onomatopées diverses (« pam, ha, hee hoy, hi, hey, tiki-tiki, beep »), chant avec la bouche fermée (« hum »), sifflements avec hauteur précise (notés « wh ») et claquements de langue (« chuck, as to a horse »). Tous ces effets doivent être réalisés le plus naturellement possible en coordination avec le piano. Ils donnent à l’ensemble une tournure alternativement virtuose, grotesque, fantaisiste, voire clownesque, qui contraste avec l’aspect grave du texte.

Section T2 (p. 9-11) | Dans cette section, l’auteur décrit les circonstances de son arrestation et de son transfert en prison, insiste sur la réaction hilare du public et relate les larmes versées tous les jours durant la première année de son incarcération. Par ailleurs, la musique s’y complexifie par rapport à la section T1. L’accompagnement devient plus mélodique, alambiqué et expressif. L’écriture se structure par une alternance d’épisodes plus mélodiques qui vont crescendo et d’accords decrescendo. Cette alternance souligne les changements d’humeur successifs du narrateur qui découlent de son arrestation et du découragement qui s’ensuit.

Section I3 (p. 12-14) | Cette section instrumentale illustre vocalement et avec éloquence la dernière phrase de la précédente section où le narrateur évoque ses larmes quotidiennes engendrées par l’enfermement. Rzewski indique que l’interprète doit chanter et sangloter à moitié. Tout l’ambitus du piano est utilisé alors que le pianiste sanglote, gémit et halète. L’écriture symphonique est précurseure de la phrase « as though my life had been a symphony of sorrow » que l’on trouve à la section T5, et recourt à des procédés stylistiques romantiques tels que des arpèges brisés.

Section T3 (p. 15-18) | La section T3 reprend le fil du discours avec une réflexion touchant à la foi, à la morale, à la raison et à la loi. L’écriture pianistique redevient plus dépouillée : des accords simples en valeurs longues dans les registres extrêmes de l’instrument contrastent avec des déroulements mélodiques en croches et en doubles-croches. Ces dernières préfigurent celles que l’on trouvera à la section suivante. Le narrateur aborde ici la question du secours que ni la morale ni la religion ne peuvent lui apporter, lui qui se dit antinomien[9] et matérialiste : « The faith that others give to what is unseen, I give to what one can touch, and look at. » Il décrit les dures conditions et l’inconfort de son emprisonnement. Malgré tout, il se convainc qu’il lui faut transformer cette épreuve en une expérience spirituelle positive.

Section I4 (p. 18-23) | Cette section diffère des autres en ce qu’elle ne requiert qu’une utilisation classique de l’instrument. Tout au plus, le compositeur y suggère de produire, sans obligation, certains sons comme ceux que font parfois les interprètes classiques en jouant ou en s’exerçant, pour souligner un détail ou un autre. On pense à Glenn Gould, qui était connu pour chantonner et fredonner en jouant. La partie de piano, contrapuntique, fait entendre une polyphonie à quatre voix et rappelle la fugue en mi majeur bwv 854 du premier livre du Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach (Figure 2). C’est une écriture complexe, dense et enchevêtrée, faisant régulièrement appel à des enchaînements de doubles notes, à de grands intervalles, à des sauts brusques et à des accentuations à contretemps. Par l’entrechoquement des voix, cette section évoque la lutte entre les conditions de vie difficiles et le désir d’élévation spirituelle du narrateur.

Figure 2

Johann Sebastian Bach, Fugue en mi majeur bwv 854, édition Breitkopf und Härtel (1866), p. 37, mes. 1-8.

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Section T4 (p. 23-26) | Après le grand déploiement d’énergie de la section précédente, on revient à un climat plus serein. Le texte commence sur un ton léger avec l’indication « Unsentimental, with humor », mais retombe bientôt dans la résignation. On brode autour de l’idée qu’en prison, il n’y a aucun mouvement possible, que ce soit de l’esprit ou du corps, et qu’il est impossible de mesurer le temps qui passe. Rzewski fait un abondant usage de la troisième pédale et de résonances engendrées par des accords brefs joués dans l’aigu. La musique alterne entre une écriture figée, qui souligne le sentiment d’immobilité décrit par le texte, et des passages plus fluides dans lesquels le narrateur exprime sa lassitude.

Section I5 (p. 27-31) | Comme à la section instrumentale précédente, seul le piano est convoqué ici, si ce n’est que le pianiste peut produire des sons avec sa voix « comme s’il s’entraînait seul à la maison ». La partie de piano est virtuose. Elle demande de l’interprète une grande agilité, lui imposant des alternances rapides entre les mains et un strict respect du phrasé qui souligne certaines notes de la ligne musicale afin de créer des motifs secondaires, tout cela dans une nuance générale allant de ppp à pp, à quelques rares exceptions près. Toute la section donne l’impression d’un tourbillon glacial et désarticulé.

Section T5 (p. 31-34) | Après le tourbillon de la section précédente, on a l’impression de se retrouver, presque essoufflé devant un territoire désolé et glacé où tout a été balayé. Le piano est extrêmement minimaliste, produisant des sons épars, parfois assortis d’appoggiatures, joués sur toute l’étendue de l’instrument. Dans cette section, le narrateur, hésitant, s’apitoie sur son sort et descend encore plus profondément dans la résignation. C’est aussi le moment qu’il choisit pour s’adresser directement au destinataire de la lettre, Lord Alfred Douglas, dont on sait que l’auteur l’estime en grande partie responsable de son triste destin.

Section I6 (p. 34-36) | Sous-titrée « Song Without Words », la section I6 fait directement référence aux Lieder ohne Worte de Felix Mendelssohn, qui sont parmi les pièces favorites de Rzewski – il les met régulièrement au programme de ses concerts. Effectivement, les soupirs du pianiste, « a soft sigh », sont accompagnés de formules doucement oscillantes comme celles qu’affectionne Mendelssohn dans ses évocations du chant des gondoliers vénitiens. L’interprétation de cette section est révélatrice des capacités de l’interprète, non qu’elle soit plus difficile que l’interprétation des autres passages, mais plutôt en ce qu’elle révèle, sans filtre, sa fragilité et son intériorité. Les six dernières mesures doivent être chantées en voix de falsetto.

Section T6 (p. 37-39) | Cette section est la plus particulière des sections textuelles de l’oeuvre car le clavier n’y est jamais utilisé. Le couvercle doit rester fermé jusqu’à la fin de la section suivante (incluant donc la section I7). Le corps du pianiste et son instrument servent de percussion. Le texte, toujours adressé à Lord Alfred Douglas, doit être chuchoté. Le narrateur évoque des souvenirs communs dans lesquels il s’étonne qu’ils lui paraissent tellement amers maintenant qu’il est en prison. La Figure 3 dresse la liste des techniques employées au cours de cette section :

Figure 3

Liste des techniques percussives employées à la section T6.

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Section I7 (p. 40-42) | Cette section prolonge la précédente sans interruption, mais avec une disparition complète et soudaine du texte. Le pianiste, qui semblait auparavant presque sain d’esprit – mis à part quelques gestes étranges (Figure 3) –, perd complètement l’esprit. Il se met à proférer des sons incohérents ou à imiter des cris d’animaux tout en cognant le piano. Les aboiements et caquètements sont suivis d’une imitation de tuba accompagnée de coups de klaxon, dans une citation de « Notte e giorno faticar », le premier air de Leporello dans Don Giovanni de Mozart. Suit un passage sur l’impossibilité de gouverner qui nous paraît sorti tout droit d’un discours de Bertrand Russell, avant un retour endiablé du thème mozartien. La section se conclut sur une débauche de gifles que s’inflige le pianiste tout en poussant des cris. Toute raison semble alors désormais perdue avant que… le couvercle ne soit enfin réouvert ! La liste des techniques employées, présentée à la Figure 4, est éloquente :

Figure 4

Liste des techniques vocales et percussives employées à la section I7.[10]

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Ici, une question légitime se pose, à savoir : qui s’exprime ainsi et de cette façon ? Est-ce encore l’auteur et narrateur de la lettre ou le pianiste parlant ? À ce stade de la pièce, l’auditeur a peut-être déjà amalgamé ces deux personnages, mais le texte, dissous dans un flot d’onomatopées, de cris et de discours véhéments, et accompagné de coups klaxon et de percussions, n’est plus celui d’Oscar Wilde. C’est dans cette section que les univers de l’écrivain et du compositeur se rejoignent sous les doigts et dans la voix du pianiste. C’est une troisième voix qui s’exprime : celle d’un personnage qui ne peut être sorti que de l’esprit d’un lecteur, imaginant les extrémités et les épreuves auxquelles est soumis l’auteur devenu fou. Cette voix ne peut se matérialiser qu’au travers du speaking pianist.

Section T7 (p. 43-45) | Cette section fait usage d’une série de sept accords notés A à G, organisés en suivant une séquence additive puis soustractive : a-ab-abc-abcd-abcde-bcdef-cdefg-defg-efg-fg-g-a. Le texte, très imagé, opère un retournement inouï après la folie qui a précédé. Il doit être prononcé presque en riant, et il s’agit de celui dont le contenu est le plus philosophique de toute la pièce. Il procède comme une élévation progressive de la condition de prisonnier vers une espèce d’éternité. L’accompagnement se raréfie au fur et à mesure, tandis que les accords s’espacent et se répètent de moins en moins.

Section I8 (p. 46-47) | L’avant-dernière section, qui poursuit la progression vers le recueillement final de la pièce, est l’une des plus énigmatiques. Elle convoque comme seule technique extrapianistique le sifflement de longues phrases mélodiques doublées harmoniquement par le piano. En fonction du tempo adopté, certaines phrases sont à la limite de la capacité pulmonaire de l’interprète (à moins d’être champion olympique de natation), d’autant plus quand la nuance est faible. La formule mélodique, qui se répète plusieurs fois, est simple et consiste en une tierce mineure suivie d’une seconde mineure.

Section T8 (p. 47-49) | La section T8 qui clôt la pièce revient à une écriture dépouillée, consistant en des accords et des sons simples égrenés sur tout le clavier. Ceux-ci sont joués dans un constant ppp. La section s’achève dans l’extrême aigu sur un accord la bémol-fa-sol-do. Le texte est d’abord prononcé « f ; with conviction » avant de passer à « p ; intimately » (Figure 5). Il est remarquable, reprenant les premiers mots de la pièce, et après ce long et extraordinaire périple, conclut sur la note positive d’une révélation spirituelle pour son auteur.

Figure 5

Frederic Rzewski, De Profundis (1992), section T8, p. 47.

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André Ristic et la Feynman Speech-Sonata

Le compositeur canadien André Ristic a écrit la Feynman Speech-Sonata pour un récital intégralement consacré au répertoire pour speaking pianist que j’ai donné au Conservatoire de musique de Montréal, en octobre 2016, dans le cadre de la série Innovations en concert et à l’invitation d’Isak Goldschneider. Au programme figuraient aussi des pièces de Jean-Luc Fafchamps, Alec Hall, Keith Kusterer, Frederic Rzewski et François Sarhan.

C’est le compositeur belge Pierre Kolp qui m’a présenté André Ristic au début des années 2000, alors qu’il était en visite à Bruxelles. J’ai immédiatement été frappé par le caractère original et fantasque du personnage, et par ses idées qui sortaient complètement des sentiers battus. Cette rencontre m’a encouragé à organiser le premier concert bruxellois du Trio Fibonacci – Ristic en était alors le pianiste –, dont le programme comprenait des pièces de Robert Schumann et Wolfgang Rihm. À l’époque, Ristic commençait à envisager de s’installer temporairement à Bruxelles ; aujourd’hui, en 2021, il y est toujours et s’y est très bien implanté.

Il est assez difficile de décrire la musique d’André Ristic. Polystylistique, minimaliste, complexe, pop, virtuose ? Elle est tout cela à la fois, résiste en même temps à toute classification stricte et est représentative des multiples centres d’intérêt du compositeur, qui vont de l’art à la science. C’est donc tout naturellement que je me suis adressé à lui quand j’ai imaginé un projet autour de pièces pour speaking pianist sur des textes scientifiques. Il est rare que science « dure » et musique fassent bon ménage, ou fassent ménage tout court, car le texte ne devrait jamais être simplifié ni anecdotique. À cette époque, plusieurs possibilités se sont offertes, comme La théorie de la relativité restreinte et générale d’Albert Einstein ou une partie de Cosmos de Carl Sagan. Mon choix s’est finalement arrêté à quelques phrases tirées de l’introduction d’une conférence sur l’électrodynamique quantique donnée par Richard Feynman à l’Université d’Auckland, en 1979. Sur ce ton ironique et humoristique qui lui était typique, le physicien et prix Nobel met en garde ses auditeurs sur le fait que la théorie n’est pas simple à comprendre. Nous avions un texte idéal ! Je cite le texte complet pour une meilleure compréhension du contexte. Le compositeur commence la pièce à la question « You don’t like it ? » :

There’s a kind of saying that you don’t understand its meaning, “I don’t believe it. It’s too crazy. I’m not going to accept it.” […] You’ll have to accept it. It’s the way nature works. If you want to know how nature works, we looked at it, carefully. Looking at it, that’s the way it looks. You don’t like it? Go somewhere else, to another universe where the rules are simpler, philosophically more pleasing, more psychologically easy. I can’t help it, okay? If I’m going to tell you honestly what the world looks like to the human beings who have struggled as hard as they can to understand it, I can only tell you what it looks like.

La pièce se compose de trois mouvements et, telle une sonate classique, suit la forme vif-lent-vif. Le texte est réparti entre les mouvements et subit un traitement spécifique dans chacun d’eux. Aux exemples suivants, nous verrons que le compositeur parvient subtilement à établir un lien entre le sens du message convoyé par le conférencier et la mise en forme du texte et de la musique.

Première partie | Dans le premier mouvement, le piano adopte un style répétitif et convulsif qui accompagne la diction quasi bégayante du texte. Le compositeur insiste sur l’aspect ironique et humoristique de la phrase « You don’t like it ? Go somewhere else ! » (Figure 6), qui est répétée sans que la seconde partie de la réponse n’apparaisse – on verra le sort que Ristic lui réserve plus tard. L’usage d’une mesure asymétrique renforce encore l’impression d’agitation et de piétinement qui parcourt tout le mouvement. Celui-ci s’achève par un jeu de décalages progressifs entre le texte et une formule agressive en septolets qui, inlassablement répétée, est censée laisser l’auditeur dans un état de stupeur (Figure 7).

Figure 6

André Ristic, Feynman Speech-Sonata (2016), 1er mouvement, p. 1.

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Figure 7

André Ristic, Feynman Speech-Sonata (2016), 1er mouvement, p. 5.

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Deuxième partie | Dans le deuxième mouvement, sous-titré « to another Universe, where the… », le compositeur développe une atmosphère totalement contrastée. En ralentissant considérablement le tempo, il atteint une lenteur à la limite de l’immobilité. Le piano y joue des accords en trémolos qui progressent harmoniquement, et ces trémolos changent eux-mêmes constamment de vitesse et d’intensité (Figure 8). L’effet produit pourrait être comparé à celui d’un état de semi-inconscience vaseuse. Le texte, qui nous donne la deuxième partie de la réponse à la question posée dans le mouvement précédent, est distendu à la limite du compréhensible, tout comme une bande-son passée au ralenti. On imagine une illustration des effets relativistes d’un voyage interstellaire à une vitesse proche de la lumière qui déforme la temporalité en fonction de la position de l’observateur. Le mouvement s’achève sans texte par une montée en crescendo des trémolos dans l’aigu.

Figure 8

André Ristic, Feynman Speech-Sonata (2016), 2e mouvement, p. 6.

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Troisième partie | Le troisième mouvement, intitulé « I can’t help it, okay ? », renoue avec l’agitation du premier et porte l’indication originale « Quantum rap. Energico ». Comme dans le mouvement initial, la partie de piano est à nouveau composée d’accords et d’éléments répétitifs qui suivent une rythmique très machinique. Le texte est traité à la manière d’un rap (Figure 9). Une excellente coordination et beaucoup de vivacité verbale sont ici exigées de la part du pianiste. La diction rappelle – de manière caricaturale, bien entendu – celle du physicien dont le débit est souvent nerveux et haché. Le mouvement s’achève finalement comme il a commencé : le texte est scandé hystériquement contre des accords répétés et martelés.

Figure 9

André Ristic, Feynman Speech-Sonata (2016), 3e movement, p. 8.

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Alec Hall et A Dog is a Machine for Loving

En octobre 2013, après une performance au Café oto, Matthew Shlomowitz m’a présenté Alec Hall, alors de passage à Londres où je jouais un programme pour speaking pianist composé de pièces de Frederic Rzewski, Jean-Luc Fafchamps et Matthew Shlomowitz. Alec Hall avait mille idées à la minute, un avis personnel, articulé et réfléchi sur tous les sujets que nous abordions – qu’ils fussent musicaux, esthétiques, culinaires ou politiques –, sans parler de son enthousiasme communicatif. Notre collaboration était entamée bien avant que soit née l’idée d’une nouvelle pièce !

Alec Hall commença peu de temps après à envisager l’écriture d’un grand cycle pour piano. Une première partie, intitulée « Merckx », fut créée en 2016 lors du concert montréalais au cours duquel eut lieu aussi la création de la pièce d’André Ristic. Trois oeuvres supplémentaires, composées en 2017, furent ensuite créées en avril 2019, au Reid Hall de l’Université Columbia, à Paris, pour la série Columbia Sounds[11]. L’ensemble fut repris une nouvelle fois en octobre 2019 au Festival Forum organisé par le compositeur russe Vladimir Tarnopolski, dans la salle Rachmaninov du Conservatoire de Moscou.

In 2015 I wrote Zoopoetics, a work for chamber ensemble and tape. The term was first employed by Jacques Derrida in his 1997 text, The Animal that Therefore I am, referring casually to “[Franz] Kafka’s vast zoopoetics.” A subsequent definition of the term by Aaron Moe, in his 2014 book on the subject, calls zoopoetics “the process of discovering innovative breakthroughs in form through an attentiveness to another species’ bodily poiesis.” This work, for solo piano and tape, is an expansion of these new aesthetic forms from my recent explorations, as well as an artistic response to Donna Haraway’s writing on dogs. 

The Companion Species Manifesto “is about the implosion of nature and culture in the joint lives of dogs and people, who are bonded in ‘significant otherness.’ In all their historical complexity, Donna Haraway tells us, dogs matter. They are not just surrogates for theory, she says; they are not here just to think with. Neither are they just an alibi for other themes; dogs are fleshly material-semiotic presences in the body of techno-science. They are here to live with. Partners in the crime of human evolution, they are in the garden from the get-go, wily as Coyote.”

This piece is a portrait of four dogs in my life, as well as the origin story of the piece, as recounted by Stephane Ginsburgh. Excerpts from Inside of a Dog, by Alexandra Horowitz, the director of the Dog Cognition Laboratory at Barnard College are also present in Part 1. This piece was commissioned with the support of the Canada Council for the Arts[12].

Le cycle A Dog is a Machine for Loving n’est pas exclusivement pour speaking pianist, puisqu’il incorpore une bande et que toutes les parties ne requièrent pas la diction d’un texte. Quatre mouvements ont jusqu’à présent été créés sur les six prévus. Chacun fait référence à un ou plusieurs chiens dans des situations particulières qui ont un lien personnel avec le compositeur.

La bande quadriphonique consiste en un traitement d’enregistrements de terrain effectués par le compositeur. S’il est habituel que des sons d’animaux, la voix humaine – même distante ou déformée –, ou des sons issus d’environnements urbains ou naturels soient utilisés dans la musique acousmatique, mixte ou électronique, il est moins courant que des bruits et des comportements d’animaux soient traités de manière aussi explicite et centrale. Dans le cycle de Hall, les chiens sont les héros de l’histoire. Gilles Deleuze dit dans son abécédaire : « les animaux ont un monde ». En ce sens, A Dog is a Machine for Loving n’est pas simplement le portrait de chiens, mais une invitation à entrer dans leur monde par l’intermédiaire d’un médium inhabituel.

« Part i : Buddy and Piper[13] » | La première partie superpose trois plans intimement liés : le piano, la bande et le texte. C’est un principe structurel que le compositeur reprend dans les parties suivantes de l’oeuvre, avec ou sans le texte. Pour la première partie, celui-ci est emprunté à l’ouvrage Inside of a Dog d’Alexandra Horowitz, qui décrit le comportement animal dans des circonstances étudiées. La prosodie a fait l’objet d’un minutieux travail pour pouvoir être prononçable malgré sa densité et sa complexité. De son côté, la bande fait entendre un abondant traitement électronique appliqué à un enregistrement de terrain réalisé par le compositeur. On y entend des sons typiques produits par un chien : reniflements, aboiements, grattements, jappements, bruits de collier, gémissements, etc. La partie de piano, elle, est basée sur une analyse spectrale du contenu de la bande, à l’instar de ce que pratique Peter Ablinger dans Voices and Piano. Ainsi, le piano fait entendre une doublure de la bande qu’il accompagne. La Figure 10 montre une écriture pianistique complexe rythmiquement et qui exige des déplacements dans les extrêmes du clavier. La synchronisation nécessite l’utilisation d’un click track. Une légère préparation à l’aide d’une plaque en métal est requise.

Figure 10

Alec Hall, A Dog is a Machine for Loving, « Part i : Buddy and Piper » (2017), p. 1.

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« Part ii : Merckx[14] » | Cette deuxième partie ne comporte pas de texte et appartient au genre classique de la musique mixte, combinant piano et bande. L’écriture pianistique, complexe, est conçue de manière similaire à celle de la partie précédente. La bande subit un traitement semblable et fait entendre des bruits canins dont l’utilisation est volontairement plus humoristique. On peut notamment entendre les bruits caractéristiques d’un chien qui joue et qui piaffe. Dans un passage en particulier, des aboiements répétés en boucle rythment un extrait de l’Impromptu, op. 90, no 4 de Franz Schubert dans différentes tonalités. La section centrale est entièrement jouée à l’intérieur du piano et fait appel à des techniques de jeu qui nécessitent un morceau de caoutchouc, un plectre, du papier d’aluminium ou un slide de guitare alors que la bande fait entendre le chien brisant un os (Figure 11). Cette deuxième partie a été créée dans sa version initiale à Montréal, en 2016.

Figure 11

Alec Hall, A Dog is a Machine for Loving, « Part ii : Merckx » (2016), p. 10.

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« Part iii : Cães de Sagres » | Cette troisième partie, qui fait office de mouvement lent, est la plus épurée du cycle. Elle réinstaure la présence du texte. Lors d’un séjour effectué en 2013 avec sa compagne dans un hôtel de Sagres, une ville à l’extrême sud du Portugal apparemment remplie de chiens errants, le compositeur, inspiré par les hurlements et les aboiements nocturnes de quadrupèdes, imagine la composition de ce cycle. Les chiens nocturnes de Sagres contribuèrent à créer l’atmosphère terrifiante de cette partie. Le texte, écrit par Hall, est à l’origine un courriel qu’il m’a envoyé pour me raconter ses aventures. Il y relate l’impression infernale et sinistre produite par la nuit, superposée à des aboiements lointains. Dans cette troisième partie, le piano est semi-préparé et le pianiste y fait usage de techniques spécifiques : recours à une plaque de métal, pizzicati sur les cordes et coups donnés sur la pédale sostenuto (Figure 12).

Figure 12

Alec Hall, A Dog is a Machine for Loving, « Part iii : Cães de Sagres » (2017), p. 20.

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« Part iv : Mathilda[15] » | La dernière partie du cycle renoue avec l’écriture pianistique complexe qui caractérisait la deuxième section de l’oeuvre. Son texte est descriptif et raconte le quotidien d’une petite chienne au caractère bien trempé (Figure 13).

*

Les trois pièces examinées dans cet article proposent un échantillon que nous espérons représentatif du répertoire pour speaking pianist. Si Frederic Rzewski peut être considéré comme l’un de ses concepteurs, André Ristic et Alec Hall en ont développé une vision originale en l’intégrant à leurs styles et à leurs réflexions esthétiques personnelles. Au fil des années, le répertoire s’est progressivement développé, quoiqu’il demeure à ce jour un genre mineur réservé à quelques instrumentistes qui osent s’y aventurer. Loin d’être unique, ce genre appartient à toutes les expériences d’hybridation qui ont été tentées, surtout au xxe siècle, et à leurs développements. Il fait partie de cet art contemporain, constitué de croisements et de mélanges de disciplines, qui a déjà produit nombre d’oeuvres majeures et révolutionnaires. Il serait profitable que le monde de la musique classique et les lieux de son enseignement s’ouvrent à ces répertoires nouveaux et qu’ils ne soient plus seulement vus comme des alternatives anecdotiques à ce qui serait, à tort, considéré comme un courant principal. La musique et la performance évoluent, les compositeurs innovent sans cesse, et les interprètes leur offrent des tribunes pour montrer sans relâche que la création est un domaine bien vivant et toujours dynamique.

Figure 13

Alec Hall, A Dog is a Machine for Loving, « Part iv : Mathilda » (2017), p. 23.

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