Corps de l’article

Pendant de nombreuses années, la migration a été le parent pauvre de la démographie, tant au niveau des préoccupations de recherche que de l’enseignement universitaire (Simmons et Piché, à paraître). Les changements profonds qui ont affecté les sociétés au cours des vingt dernières années ont récemment mis en évidence l’importance des migrations internationales; en particulier, les flux croissants en provenance du Sud constituent pour les pays du Nord des défis considérables, concernant la gestion à la fois des flux eux-mêmes et du pluralisme qu’ils provoquent. Sur le plan statistique, la migration internationale est généralement définie en termes de lieu de résidence dans un pays autre que le pays de naissance et se mesure essentiellement par les données de recensement. Selon cette définition, la migration internationale toucherait environ 2,3 pour cent de la population mondiale et, comme l’affirme Alan Simmons dans le présent numéro, ce pourcentage est resté constant tout au long de la période 1965-1990. L’image généralisée quoique fausse d’une croissance importante des flux migratoires internationaux proviendrait non pas de la situation au niveau mondial mais plutôt de la situation vue des pays du Nord, pour lesquels il y a effectivement eu une augmentation des flux migratoires (Zlotnik, 1998). Il reste qu’au niveau mondial, le pourcentage de la population touchée par la migration internationale reste faible. Même dans l’Union européenne, avec l’application du principe de la libre circulation des personnes, à peine 1,5 pour cent des ressortissants de la communauté vivent dans un pays autre que leur pays d’origine (Dieckhoff, 2000).

On peut se demander dès lors ce qui explique la préoccupation actuelle, répandue un peu partout dans les pays développés, devant un phénomène si peu important du point de vue statistique. Nous avons là un bon exemple d’un phénomène social dont la perception socio-politique dépasse largement les justifications purement quantitatives. Cette perception s’inscrit en fait dans un paradigme plus large, celui de la mondialisation, qui traverse actuellement l’ensemble des sciences sociales. Du point de vue des effets de la mondialisation sur les migrations, même si le paradigme est loin de spécifier de façon univoque les tendances futures, comme l’indique le texte d’Alan Simmons, il trouve néanmoins des résonances au niveau « local » jusqu’au Saguenay-Lac-Saint-Jean (voir le texte de Marco Gaudreault, Michel Perron et Suzanne Veillette).

Le paradigme de la mondialisation, souvent en parallèle avec celui de la postmodernité, dont nous parlerons plus loin à propos du texte de Gaudreault, Perron et Veillette, met donc au premier plan des préoccupations sociales et politiques l’impact des migrations internationales sur les sociétés d’immigration. Les défis portent à la fois sur les politiques de sélection et d’intégration et, de façon plus concrète, sur la gestion du pluralisme (Piché, 1998). Une des tendances caractéristiques des migrations internationales contemporaines est la très grande diversification des flux migratoires, qui contribue à la création de sociétés de plus en plus pluralistes, surtout dans les grandes métropoles. Au Québec, l’impact de la mondialisation est devenu un thème important des sciences sociales, comme l’indique la publication de plusieurs ouvrages aux titres explicites tels que Les Frontières de l’identité : modernité et postmodernisme au Québec (Elbaz, Fortin et Laforest, 1996), La Nation dans tous ses états : le Québec en comparaison (Bouchard et Lamonde, 1997), Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme (Elbaz et Helly, 2000), États-nations, multinations et organisations supranationales (Seymour, 2002). C’est tout le nationalisme québécois qui se voit interpellé par la diversité croissante de la société, qui provoque une redéfinition des rapports majorité-minorités et, partant, de l’identité nationale. Qui est québécois ? Voilà une question incontournable devant la diversité ethnique croissante, question largement débattue actuellement et à laquelle on apporte des réponses qui sont loin de faire l’unanimité (Piché, 2001).

Compte tenu de l’importance du thème de la mondialisation, il était donc approprié de commencer le présent numéro des Cahiers québécois de démographie avec un texte qui fait le point sur les défis que posent les migrations dans un contexte où se construisent de grands ensembles géopolitiques et économiques comme l’Union européenne et l’ALENA. Le texte de Simmons tente en particulier de dépasser la vision purement économiste de la mondialisation et de développer une approche plus complexe qui fait une large place aux impacts souvent contradictoires de la mondialisation sur la migration internationale. Se plaçant au niveau macroscopique, il montre l’expansion des réseaux migratoires et leur impact sur les identités transnationales et la citoyenneté multiple. Il fait également ressortir que les politiques d’immigration des pays riches s’orientent de plus en plus vers une plus grande sélectivité basée sur le capital humain. Il insiste enfin sur les tensions politiques auxquelles les pays doivent faire face pour conserver une culture nationale homogène tout en faisant face aux demandes de main-d’oeuvre qui appellent une immigration en provenance de pays fort diversifiés culturellement.

Le deuxième texte, signé par Marc Termote, pose la très difficile question de la mesure de l’impact économique de l’immigration. On reste perplexe devant son examen des quatre grandes approches méthodologiques qui s’offrent aux chercheurs. D’une part, la question posée est cruciale puisqu’elle fonde très souvent les politiques d’immigration. En effet, si on peut montrer que l’impact est positif, comme le voudrait actuellement le discours technocratique et politique au Canada et au Québec, cela justifierait la politique d’immigration actuelle, qui favorise l’augmentation des niveaux d’immigration tout en resserrant les critères d’admission dans le sens d’une plus grande sélectivité basée sur le capital humain. Or, comme le montre très bien l’analyse critique de Termote, les conclusions des modèles démoéconomiques existants sont pour le moins « timides », indiquant un effet marginal, « non significativement différent de zéro ». L’approche la mieux fondée selon Termote, qui est basée sur un modèle d’équilibre général, est aussi la moins opérationnelle. Il est à souhaiter que la perspective de recherche qu’il propose en conclusion, fondée sur une approche multirégionale, permette enfin d’évaluer l’impact économique de l’immigration internationale.

Devant la difficulté de mesurer les effets économiques au niveau macroscopique, plusieurs chercheurs se sont tournés vers une approche micro-individuelle, « basée sur la comparaison des performances économiques des immigrants et des natifs », soit la quatrième approche présentée par Termote. Outre les critiques pertinentes qu’il en fait, une autre limite encore plus fondamentale de ce genre d’approche est l’utilisation de données transversales pour éclairer des questions de nature dynamique que seule une approche longitudinale peut en fait permettre d’aborder (Piché, Renaud et Gingras, 2002). Le troisième texte, celui de Ronald Lebeau et Jean Renaud, utilise justement des données uniques au monde, celles provenant de l’enquête longitudinale sur l’établissement des nouveaux immigrants (ENI). Cette enquête suit un échantillon de la cohorte d’immigrants arrivés à Montréal en 1989 et examine l’effet de la langue sur l’intégration économique, mesurée ici par la mobilité professionnelle (temps mis pour accéder à un emploi et durée de séjour en emploi). Il n’est pas étonnant que les résultats des analyses de Lebeau et Renaud projettent une image de l’effet de la langue fort différente de celle véhiculée par les analyses transversales. Ces dernières sont en particulier incapables de déterminer le sens de la « causalité » : est-ce le capital linguistique qui détermine la performance économique ou est-ce plutôt l’expérience du marché du travail qui influe sur la langue ? En suivant dans le temps une cohorte d’immigrants, il est possible de voir évoluer les liens dynamiques entre langue et travail. D’ailleurs, Lebeau et Renaud montrent que l’impact de la langue sur la mobilité professionnelle se modifie avec le temps. De plus, l’effet varie selon la langue : si le français rend plus mobile, c’est-à-dire permet de quitter plus rapidement les deux premiers emplois et de garder le troisième plus longtemps, l’anglais n’a pas d’impact sur la mobilité professionnelle. L’hypothèse explicative des auteurs est que « la langue qui est “efficace” est celle de la majorité locale, celle de Montréal et du Québec, et que la “carrière linguistique au travail” semble être un important facteur de l'intégration à une communauté linguistique donnée ».

La dimension démographique de l’immigration internationale est abordée dans ce numéro sous l’angle de la fécondité différentielle des immigrants et des natifs au Québec entre 1976 et 1996. Ce genre d’études est peu fréquent et permet d’examiner une facette importante de la politique d’immigration, celle qui repose sur des considérations démographiques. Dans un contexte de ralentissement démographique et de vieillissement, on peut se demander, comme le fait Ayéko Tossou, dans quelle mesure la fécondité des immigrants constitue un complément important à celle des natifs, surtout dans les régions où les immigrants se concentrent. Plusieurs résultats méritent d’être soulignés : par exemple, avec 9 pour cent de la population, les immigrantes fournissent 11 pour cent des naissances annuelles; elles ont en moyenne un enfant de plus que les natives (selon l’indice synthétique de fécondité). Au niveau global, l’effet net demeure faible, mais pour Montréal, l’effet net atteint 9 pour cent (RMR) et 18 pour cent (île).

Le dernier texte de la partie thématique ne traite pas de migration internationale, mais nous paraît très pertinent parce qu’il nous invite à rendre moins étanche l’opposition entre les catégories « interne » et « international ». Dans leur étude sur les facteurs associés au « désir d’enracinement » ou à la propension à migrer des jeunes du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Marco Gaudreault, Michel Perron et Suzanne Veillette font des références nombreuses au contexte de mondialisation et de postmodernité, tentant d’élargir la problématique spatiale et culturelle du développement régional et celle du combat contre la « décroissance » des régions. L’analyse des motivations des acteurs eux-mêmes permet, selon les auteurs, de mieux comprendre la situation. Au delà des déterminants de genre, de culture et d’origine sociale, ils affirment que « les enjeux sont complexes et [qu’]il faut éviter de ne recourir qu’à “l’idéologie du développement local ou régional” pour légitimer tout discours alarmiste » alimenté par la thèse de la désintégration des régions. D’autres phénomènes, comme l’ouverture des marchés à l’économie mondiale, l’évolution technologique des moyens de production et le contexte postmoderne doivent dorénavant faire partie des schémas explicatifs des migrations des jeunes Québécois. Citant Chivallon, les auteurs affirment que « la réalité postmoderne participe à une sorte de fusion entre le proche et le lointain, le présent et l’absent ». Le cercle est bouclé, nous voilà revenus à la problématique du « local » dans le mondial.