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Divers paradigmes ont été mis à contribution pour étudier le problème de la migration au Québec. D’une part, des études statistiques sur les migrations inter- et intrarégionales ont été effectuées par des chercheurs souvent plus préoccupés par la problématique spatiale du développement régional (BSQ, 1990) que par la dimension culturelle proprement dite. D’autre part, des études de péréquation interrégionale ont tenté de répondre dans la controverse aux impératifs d’une meilleure répartition géographique des investissements publics (Côté et Larouche, 2000; Côté, 1991). Ces deux approches ont le mérite de bien faire connaître la situation et incitent à la mobilisation des décideurs et des intervenants. Or, décrire inlassablement la décroissance peut sans doute mobiliser mais peut également engendrer des effets pervers sur les initiatives locales. Ce n’est que récemment qu’on a tenté de mieux comprendre la situation, en essayant de cerner les motivations des acteurs eux-mêmes, les jeunes émigrants (Gauthier et al., 2001; Conseil permanent de la jeunesse, 1997; Camiré et al., 1994; Roy, 1992).

Après la réflexion amorcée dans l’ouvrage publié sous la direction de Gauthier (1997), il nous semble essentiel de continuer à avancer dans une direction moins explorée, du moins au Québec. En s’inspirant du courant « interactionnaliste », on doit ramener l’acteur au centre des préoccupations pour mieux cerner les intentions des jeunes quant à leurs rapports à leur communauté spatiale d’appartenance. Dans notre cas, il s’agit d’explorer les principaux facteurs associés au désir d’enracinement des adolescents dans leur milieu d’origine. On s’intéresse alors à leur vécu et à leur identité propre, de même qu’à leur imaginaire social, construit à la faveur de leurs différents modes de participation sociale. On reconnaîtra d’emblée l’intérêt de prendre en considération l’opinion des jeunes de l’école secondaire (12 à 18 ans) quant à leur désir de rester ou de partir, au moment où s’effectue la transition vers l’âge adulte, à travers des systèmes de valeurs que la postmodernité a bouleversés. On suppose que la migration des jeunes n’est pas un geste spontané et s’inscrit dans un processus qui découle des représentations intériorisées et des composantes de l’identité, autant que des aspirations et des besoins personnels, relationnels et professionnels.

Il faut chercher à mieux appréhender la situation dans laquelle se trouvent les jeunes lorsqu’ils décident de partir. Au-delà des contraintes du marché du travail, y a-t-il des facteurs qui contribuent à la décision des jeunes ? Afin de comprendre leurs motivations à partir et à revenir ou non, nous avons opté pour une analyse des aspirations des jeunes du niveau secondaire. Nous chercherons à identifier s’il existe des prédispositions particulières à partir chez ces élèves et ce, avant que les contraintes des ressources locales de formation et du marché du travail n’interviennent. Notre objet d’analyse n’est donc pas l’émigration des jeunes en tant que telle, mais bien le désir d’enracinement des élèves du secondaire.

Le regard que nous proposons de jeter sur le phénomène de l’enracinement se veut donc tourné vers des acteurs parmi les plus susceptibles d’être bientôt confrontés au dilemme de « rester ou partir », en l’occurrence, des adolescents. Après avoir rappelé l’ampleur du phénomène de l’émigration et avoir présenté un aperçu de la situation démographique dans une région québécoise, celle du Saguenay–Lac-Saint-Jean (SLSJ), nous explorerons, à partir des données d’une enquête régionale réalisée auprès des élèves des écoles secondaires, les facteurs associés à leur désir d’enracinement sur ce territoire.

Le Saguenay–Lac-Saint-Jean : une région-ressources confrontée à l’émigration d’une partie importante de ses jeunes

La région du Saguenay–Lac-Saint-Jean peut être considérée comme un terrain propice pour l’étude de l’enracinement des jeunes. D’une part, elle est confrontée, à l’instar d’autres régions périphériques du Québec, à une émigration relativement importante de sa population. D’autre part, sa position est singulière en raison de son éloignement, de sa jeune histoire de même que de ses traits ethnoculturels fort homogènes (près de 97 pour cent de la population est catholique et francophone). Le bref aperçu de la situation démographique qui sera maintenant présenté comprend quelques éléments de la démographie historique régionale, un rappel des profondes mutations qui ont eu cours dans la seconde moitié du 20e siècle, et un état de la situation contemporaine en ce qui a trait au vieillissement de la population et à l’effet sélectif des migrations.

Des origines à la décennie 1960

L’ouverture du SLSJ à la colonisation blanche n’est pas un phénomène isolé mais le résultat de processus économico-politiques ayant eu cours au 19e siècle. C’est l’exploitation des matières premières (le bois) destinées aux marchés externes qui marque l’ouverture de la région à la colonisation en 1838, par des habitants de la région voisine, Charlevoix. Du Saguenay vers le Lac-Saint-Jean, la marche du peuplement s’articule d’abord autour de la forêt et de l’agriculture au 19e siècle, puis de la grande industrie (aluminium et papier) au 20e siècle.

Trois phénomènes caractérisent les composantes de la croissance naturelle de la population du SLSJ du milieu du 19e  siècle jusqu’à la Révolution tranquille (1960) : des migrations, qui contribuent à la croissance démographique de 1838 à 1860, et des indices de fécondité ainsi que des indices de nuptialité plus élevés que ceux du Québec, qui entraînent une croissance rapide (environ 3,5 pour cent par année) de la population (Pouyez et al., 1983).

Après la Révolution tranquille : une société en profonde mutation

Région-ressources, le Saguenay–Lac-Saint-Jean maintient des échanges commerciaux qui sont encore aujourd’hui principalement basés sur l’exploitation des richesses naturelles. L’agriculture, la forêt, les mines, de même que l’hydro-électricité associée à l’industrie métallurgique lourde, procurent directement de l’emploi à près d’une personne sur trois actuellement. Si la structure économique régionale a été façonnée pendant le 20e  siècle sur cette base, elle est présentement en profonde mutation. Depuis une trentaine d’années, le phénomène de la tertiarisation a touché la région, comme d’ailleurs l’ensemble des économies occidentales. Au Québec et au SLSJ en particulier, le secteur tertiaire a pris de l’importance depuis 1961, comme l’illustre le tableau 1. Plus récemment encore, plusieurs phénomènes, parmi lesquels on retient surtout l’ouverture des marchés à l’économie mondiale et l’évolution technologique des moyens de production, ont bouleversé la position concurrentielle des entreprises, particulièrement dans les secteurs d’exportation. Cela a engendré des changements structurels majeurs des économies, notamment celle du SLSJ.

L’urbanisation s’est poursuivie dans la sous-région du Saguenay au fur et à mesure que s’est implantée l’activité industrielle lourde à partir de 1920, de telle sorte qu’en 1991, le recensement canadien nous apprend que plus de 80 pour cent de la population de la sous-région vit dans les villes de Chicoutimi (62 670), Jonquière (57 933) et La Baie (20 995), maintenant devenues une même ville. Cette urbanisation s’est accompagnée de la mise sur pied d’infrastructures de services très diversifiées. Tout en connaissant, elle aussi, une assez forte urbanisation, la population de la sous-région du Lac-Saint-Jean a tout de même conservé certains traits distinctifs. Ainsi, 54,6 pour cent de la population jeannoise réside dans cinq villes de plus de 6000 habitants en 1991. Une vingtaine de petites municipalités rurales jeannoises à vocation économique agricole, forestière ou mixte, qui y ont pris racine au cours du 20e siècle, se heurtent actuellement à différents problèmes de développement, tout comme certaines municipalités rurales saguenéennes d’ailleurs.

Tableau 1

Répartition des emplois selon les grands secteurs d’activités (%), Saguenay–Lac-Saint-Jean et province de Québec, 1961-1996

Répartition des emplois selon les grands secteurs d’activités (%), Saguenay–Lac-Saint-Jean et province de Québec, 1961-1996
Adaptation de Perron, 1997 : 118. Sources : a : Girard et Perron, 1989 : 478, tableau 13.4; Therrien, 1987 : 16. b : Statistique Canada, recensements de 1971, 1981, et 1991; compilations spéciales effectuées pour l’ancienne Société québécoise de développement de la main d’oeuvre (SQDM). c : Statistique Canada, recensement de 1996; compilation effectuée par Direction des ressources humaines Canada (DRHC).

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Le vieillissement de la population et l’émigration des jeunes

Le tableau 2 permet de se faire une idée assez précise du vieillissement accéléré de la population du SLSJ depuis le début de la Révolution tranquille (1960). En effet, au cours du premier siècle de son histoire, la population demeure très jeune, la proportion de 0-15 ans oscillant entre 43 et 51 pour cent selon les divers recensements, alors que le poids démographique des personnes âgées demeure stable à 3 pour cent. À partir de 1961, à chaque année censitaire, on observe une baisse continue du poids relatif des jeunes, qui passe de 43 pour cent en 1961 à 20 pour cent en 1996. Au cours de la même période, les personnes âgées voient leur poids relatif tripler, la proportion passant d’à peine 3 pour cent en 1961 à 10 pour cent en 1996. En chiffres absolus, le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus est passé au SLSJ d’un peu moins de 8000 en 1961 à plus de 30 000 en 1996.

Le vieillissement de la population du SLSJ est de fait accéléré par l’émigration des jeunes, un phénomène qui n’est pas nouveau dans les régions périphériques mais qui crée plus d’impact depuis que la fécondité a baissé.

Tableau 2

Évolution du poids relatif (%) de trois grands groupes d’âge au Saguenay–Lac-Saint-Jean, 1852 à 1996

Évolution du poids relatif (%) de trois grands groupes d’âge au Saguenay–Lac-Saint-Jean, 1852 à 1996
a

Pour l’année 1852, les groupes d’âge sont les suivants : 0-14, 15-59, 60 et plus.

b

Pour l’année 1871, les groupes d’âge sont les suivants : 0-15, 16-60, 61 et plus.

Adaptation de Perron, 1997 : 117. Sources : pour la période 1852 à 1961 : Pouyez et al., 1983 : 316-317, tableau 7.2. Pour la période 1971 à 1996 : Statistique Canada, recensements de 1971 à 1996.

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La cohorte de 5-14 ans comptait au total 69 895 jeunes en 1971 comparativement à 41 480 en 1996, ce qui représente une diminution de plus de 40 pour cent en 25 ans (tableau 3). S’ajoute pour chaque période décennale une décroissance du nombre d’individus du groupe des 5-14 ans, devenus les 15‑24 ans, phénomène révélateur d’une émigration survenant surtout dans le groupe des 20 à 24 ans. Après une augmentation constante du phénomène au cours des trois premières périodes décennales étudiées, il semble toutefois y avoir un fléchissement au cours de la décennie 1986-1996. En effet, alors que la variation des effectifs de la cohorte des 5-14 ans de 1981 était de – 14,1 pour cent après 10 ans, cette variation est passée à – 10,3 pour cent pour la cohorte des 5-14 ans de 1986 après une période semblable.

L’émigration des jeunes du SLSJ n’est donc pas un phénomène récent. En fait, à chaque époque correspond un mode de production qui contribue à la migration extrarégionale. Pour les descendants d’agriculteurs traditionnels, le salut se trouva dans l’émigration une fois que l’occupation des terres fut achevée. L’industrie moderne trouva ensuite dans les régions son « armée de réserve ». Dans une économie du savoir, les jeunes adultes doivent quitter les régions pour avoir accès à la formation qui leur permettra d’intégrer le marché du travail. De plus, à la perte des personnes elles-mêmes s’ajoute celle des enfants à naître, le potentiel de reproduction étant déplacé vers les grands centres comme Montréal et sa couronne de banlieues, comme l’a signalé Côté (1991) dans son analyse sur la désintégration des régions.

Tableau 3

Évolution de cinq cohortes de 5-14 ans au Saguenay–Lac-Saint-Jean, 1971 à 1996

Évolution de cinq cohortes de 5-14 ans au Saguenay–Lac-Saint-Jean, 1971 à 1996
Source : Statistique Canada, recensements de 1971 à 1996; compilations spéciales réalisées pour Direction des ressources humaines Canada.

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La baisse de la natalité et surtout la décroissance du nombre de femmes en âge de procréer au SLSJ inquiètent et risquent de transformer l’émigration qui caractérise cette région depuis belle lurette en problème de développement. En fait, la stagnation démographique et le vieillissement de la population, deux faces d’une réalité qui n’augure rien de bon dans une économie tertiaire, font maintenant du phénomène de l’émigration des jeunes une problématique majeure aux yeux de l’élite locale et régionale (CRCD-02, 1995).

L’effet sélectif des migrations

Enfin, une autre conséquence de tels bilans migratoires chez les moins de 24 ans concerne la faible prévalence de diplômés universitaires au sein de la population. Nos travaux antérieurs ont permis de constater que l’intensité de la mobilité s’accroît avec le niveau de scolarité. Pour la période 1976-1981 au Québec, la migration du groupe le plus scolarisé (167,6 pour 1000) atteint deux fois celle du groupe le moins scolarisé (83,5 pour 1000) dans le cas de la migration interne à la région, et quatre fois dans le cas de la migration interrégionale (82,8 pour 1000 comparativement à 20,5). Bien plus, l’influence de la scolarité est d’autant plus marquée que le migrant est jeune (Perron, 1997 : 378). Cela se reflète d’ailleurs dans les écarts qu’enregistre le SLSJ en 1991 par rapport au Québec pour la proportion des adultes de 15 ans et plus détenant un diplôme universitaire. Ce taux est de 6 pour cent comparativement à 10 pour cent au Québec, ce qui place l’indice de scolarisation à 74,5 comparativement à 100,0 pour la province (Perron, 1997 : 126). Une étude du Bureau de la statistique du Québec signale par ailleurs que la profession est également un facteur de migration, en conjugaison cependant avec la scolarité (Gauthier, 1988 : 113). L’effet sélectif des migrations n’est évidemment pas un fait nouveau (Trewartha, 1969) et il a déjà été constaté, notamment, au Canada (Shaw, 1985) et aux États-Unis (Folger et Nam, 1967 : 10).

Le désir d’enracinement des élèves du secondaire

Ce bref aperçu de la situation démographique d’une région ne permet pas de comprendre les motivations des migrants. Il faudrait disposer de données longitudinales récoltées auprès de jeunes migrants pour comprendre la dynamique menant à la migration. Cependant, pour vérifier s’il est possible de cerner des caractéristiques permettant de distinguer les adolescents qui déclarent vouloir quitter leur milieu d’origine et ceux qui, au contraire, souhaitent s’y enraciner, nous disposons des données d’une enquête réalisée en mai 1997 auprès d’un échantillon représentatif d’élèves fréquentant les écoles secondaires (31) de la région du SLSJ.

La démarche méthodologique

Au total, 1665 élèves des classes 1 à 5 de l’enseignement secondaire public et privé du SLSJ ont accepté de répondre en classe à un questionnaire autoadministré (taux de réponse de 85,6 pour cent), ce qui nous garantit une marge d’erreur de 2,2 pour cent, 19 fois sur 20 (tableau 4). Toutes les écoles secondaires (31) de la région ont été visitées par l’équipe de recherche.

Le questionnaire, qui comportait 134 questions, était conçu pour estimer la prévalence régionale de comportements présentant un risque pour la santé des jeunes, leur épanouissement et leur réussite scolaire. Diverses dimensions de la vie des jeunes (annexe 1) ont été associées à ces comportements délétères. Ainsi, l’une des questions visait à déterminer les aspirations des jeunes quant à l’endroit où ils préféreraient vivre une fois leurs études terminées. Cet indicateur, considéré à l’origine de l’enquête comme l’un des facteurs susceptibles d’être associés aux 13 problématiques étudiées [1], est ici au centre des analyses.

Tableau 4

Échantillonnage et marge d’erreur de l’enquête « Aujourd’hui, les jeunes du Saguenay–Lac-Saint-Jean », 1997

Échantillonnage et marge d’erreur de l’enquête « Aujourd’hui, les jeunes du Saguenay–Lac-Saint-Jean », 1997

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Pour repérer les facteurs prédictifs du désir d’enracinement des jeunes, les quelque 82 facteurs concernant les dimensions de leur vie ont été successivement intégrés à autant d’analyses discriminantes unidimensionnelles. Les facteurs qui se sont révélés discriminants après cette série d’analyses ont tous été mis en présence lors d’une analyse multidimensionnelle finale [2].

L’objectif premier de l’enquête n’était pas, on l’aura compris, de comprendre le désir d’enracinement des jeunes. Des choix ont dû être faits afin de respecter la capacité des élèves de remplir un questionnaire à l’intérieur d’une période de cours (55 minutes environ). Toutes les problématiques n’ont donc pas été documentées avec la même exhaustivité. Ainsi, aucune question ne visait à recueillir les explications de ceux qui ont signifié vouloir quitter la région. De plus, les aspirations professionnelles des élèves n’ont pas été abordées. Ces limites de l’enquête ne pourront pas être contournées.

Enfin, pour décrire l’effet de chacun des facteurs discriminants sur le désir d’enracinement, nous évaluons la probabilité qu’un jeune désire quitter sa région selon que ces facteurs sont présents ou non pour lui. Les probabilités ont été calculées à l’aide des rapports des cotes (RC), mesure d’association fréquemment utilisée en épidémiologie.

Les résultats obtenus

Fait important, l’enquête de 1997 a démontré que, déjà au secondaire, le tiers des filles et le quart des garçons souhaitent vivre ailleurs que dans leur région une fois leurs études terminées (figure 1). En outre, plus de filles que de garçons déclarent que « cela » leur est indifférent, révélant ainsi un désir d’enracinement que nous qualifions alors de mitigé. En fait, beaucoup plus de garçons que de filles préféreraient ne pas quitter leur municipalité (43,4 pour cent contre 28,8 pour cent)  [3].

Des analyses préliminaires ont même permis de vérifier que cette attitude est partagée dans les mêmes proportions par les répondants de tous les âges, ce qui permet d’émettre l’hypothèse que le désir d’enracinement se construit en bas âge et que les préférences résidentielles sont déjà établies à l’arrivée au secondaire (12-13 ans).

Sur la base de ces observations, il nous a semblé que les garçons et les filles devaient faire l’objet d’analyses discriminantes distinctes [4]. Cette approche permettra de vérifier si des facteurs spécifiques aux adolescents ou aux adolescentes sont associés à leur désir d’enracinement. Voici donc, en commençant par les filles, les facteurs qui permettent de distinguer les élèves qui désirent demeurer au SLSJ de ceux qui souhaitent aller vivre ailleurs une fois leurs études terminées.

Les facteurs associés à l’enracinement des filles

Lors de l’analyse multidimensionnelle finale, seulement deux facteurs de la dimension « psychosociale et culturelle » et deux autres de la dimension « famille » permettent de discriminer les filles selon leur désir d’enracinement (tableau 5). C’est dire qu’une fois ces quatre facteurs considérés, tous les autres ne permettent pas d’améliorer le classement des jeunes filles à cet égard. Par ordre d’importance, selon la corrélation avec la première fonction discriminante, ces quatre facteurs sont : la scolarité du père (0,72), le fait d’avoir une mère qui tient maison (– 0,53), l’échelle de libéralisme des moeurs (0,44) et la foi en l’avenir du Québec (0,43). Ensemble, ces facteurs permettent de classer correctement 46,8 pour cent des jeunes participantes, ce qui est un résultat assez modeste [5] mais tout de même supérieur au hasard estimé par le critère de chance proportionnelle [6], dont la valeur est de 35,0 pour cent (tableau 6).

Figure 1

Désir d’enracinement selon le sexe

Désir d’enracinement selon le sexe

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Tableau 5

Réduction des facteurs associés au désir d’enracinement des filles selon les analyses discriminantes

Réduction des facteurs associés au désir d’enracinement des filles selon les analyses discriminantes
a

Les facteurs retenus lors des analyses unidimensionnelles sont le fait de résider sur le territoire sociosanitaire de Chicoutimi, les aspirations scolaires, la foi en l’avenir du Québec, l’échelle de libéralisme des moeurs, le fait d’appartenir à une famille monoparentale, le fait d’avoir une mère qui tient maison, la scolarité du père, l’indice d’urbanisation, le nombre d’heures consacrées aux activités culturelles, la consommation de drogues des amis et l’indice d’activités délinquantes.

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Ce modèle permet cependant de classer beaucoup mieux les filles dont le désir d’enracinement est nul (56,1 pour cent), c’est-à-dire celles qui souhaiteraient vivre ailleurs qu’au SLSJ une fois leurs études terminées. Par contre, il s’avère que ces quatre facteurs identifient moins bien les élèves indifférentes à l’égard de leur lieu de résidence futur (33,5 pour cent). Cela se traduit d’ailleurs, dans leur cas, par des rapports des cotes non significatifs (intervalle comprenant la valeur 1,00), comme le montre le tableau 7.

Tableau 6

Désir d’enracinement des filles. Analyse discriminante pour l’identification des facteurs prédictifs. Description du modèle retenu  a (n = 749)

Désir d’enracinement des filles. Analyse discriminante pour l’identification des facteurs prédictifs. Description du modèle retenu  a (n = 749)
a

Le modèle obtenu avec la procédure « stepwise » retient deux fonctions discriminantes; le lambda de Wilks est de 0,93 (p < 0,001).

b

Le critère de chance proportionnelle est de 35,0 %.

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Par ailleurs, il apparaît que la probabilité qu’une jeune fille souhaite quitter le SLSJ (désir d’enracinement nul) est multipliée par deux lorsqu’elle croit que la situation du Québec sera plus favorable dans une quinzaine d’années (RC = 1,93), lorsqu’elle exprime un degré élevé de libéralisme des moeurs [7] (RC = 1,97), lorsque sa mère est active sur le marché de l’emploi (autre occupation que de tenir maison) (RC = 1,95) et lorsque son père a fait des études collégiales (RC = 1,83). Les probabilités d’observer un désir d’enracinement nul sont même trois fois plus élevées quand le père a fait des études universitaires (RC = 3,32).

Tableau 7

Association  a entre le désir d’enracinement des filles et les facteurs discriminants

Association  a entre le désir d’enracinement des filles et les facteurs discriminants
a

Rapport des cotes (RC) connu sous l’appellation anglaise « odds ratio ».

b

Il s’agit du rapport des cotes (RC) fourni avec, entre parenthèses, les intervalles de confiance à 95 %. Le RC est établi selon la formule suivante :

(E) = [(A(C) (A(B)]f /[(A(C) (A(B)]r,

où f est le facteur de risque considéré et r, le groupe de référence.

c

Il s’agit du rapport des cotes (RC) fourni avec, entre parenthèses, les intervalles de confiance à 95 %. Le RC est établi selon la formule suivante :

(F) = [(A(D) (A(B)]f /[(A(D) (A(B)]r,

où f est le facteur de risque considéré et r, le groupe de référence.

d

Il s’agit du groupe de référence pour le calcul du rapport des cotes (RC).

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Les facteurs associés à l’enracinement des garçons

Pour effectuer l’analyse discriminante multidimensionnelle chez les garçons, nous avons retenu 11 facteurs, dont quatre sont les mêmes que chez les filles : les aspirations scolaires, l’occupation de la mère, la scolarité du père et l’indice d’urbanisation. Cette fois, six dimensions ont été complètement exclues (tableau 8) à l’étape des analyses unidimensionnelles, et les cinq facteurs retenus à l’étape subséquente proviennent de quatre dimensions distinctes : psychosociale et culturelle, famille, loisirs et consommation de drogues.

Tableau 8

Réduction des facteurs associés au désir d’enracinement des garçons selon les analyses discriminantes

Réduction des facteurs associés au désir d’enracinement des garçons selon les analyses discriminantes
a

Les facteurs retenus lors des analyses unidimensionnelles sont : les aspirations scolaires, l’échelle de civisme privé, le fait d’avoir une mère qui tient maison, la scolarité du père, le nombre de confidents, l’indice d’urbanisation, le nombre d’heures consacrées à écouter de la musique, à participer aux tâches domestiques ou à des activités sociales, la consommation d’alcool des amis et le niveau de consommation d’alcool et de drogues.

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Comme on peut le constater au tableau 9, les cinq facteurs dotés d’un pouvoir discriminant chez les garçons sont, en ordre décroissant, leurs aspirations scolaires (0,56), le fait d’avoir une mère dont l’activité principale n’est pas de tenir maison (– 0,55), le nombres d’heures qu’ils consacrent à écouter de la musique chaque semaine (0,43), leur niveau de consommation d’alcool et de drogues (0,33) [8] et la scolarité de leur père (0,31).

Au total, 44,7 pour cent des garçons fréquentant les écoles secondaires du SLSJ sont classés correctement par ces cinq facteurs alors que le hasard aurait permis de bien en classer 40,5 pour cent [9]. Comme chez les filles, le modèle est toutefois plus performant pour identifier les élèves qui préféreraient vivre hors de la région après leurs études (49,9 pour cent).

Tableau 9

Désir d’enracinement des garçons. Analyse discriminante pour l’identification des facteurs prédictifs. Description du modèle retenu  a (n = 795)

Désir d’enracinement des garçons. Analyse discriminante pour l’identification des facteurs prédictifs. Description du modèle retenu  a (n = 795)
a

Le modèle obtenu avec la procédure « stepwise » retient deux fonctions discriminantes; le lambda de Wilks est de 0,92 (p < 0,001).

b

Le critère de chance proportionnelle est de 40,5 %.

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Somme toute, il est un peu plus difficile de classer correctement les garçons que les filles selon leur désir d’enracinement, comme l’indique la proportion de cas bien classés (44,7 pour cent, comparativement à 46,8 pour cent chez les filles). De plus, le lambda de Wilks demeure aussi élevé (0,92 contre 0,93) malgré la présence d’un cinquième facteur discriminant.

Trois des cinq facteurs discriminants accroissent, environ de deux fois chacun (tableau 10), la probabilité qu’un garçon souhaite vivre ailleurs qu’au SLSJ une fois ses études achevées : le fait d’envisager des études universitaires (RC = 2,27), le fait d’avoir une mère qui étudie, travaille ou cherche un emploi (RC = 2,17) et le fait d’écouter de la musique pendant plus de 10 heures par semaine (RC = 2,03).

Quant aux deux autres facteurs, la scolarité du père et le niveau de consommation d’alcool et de drogues, pris isolément, ils n’accroissent pas la probabilité de vouloir partir; ils semblent plutôt influer sur la probabilité d’être indifférent quant au lieu de résidence futur. En effet, les probabilités d’exprimer de l’indifférence sur cette question sont 2,6 fois plus élevées lorsque le père a fréquenté l’université que lorsqu’il n’a pas terminé ses études secondaires. De la même manière, la probabilité d’être indifférent quant au lieu de résidence futur est multipliée par 2,5 lorsqu’un jeune est un consommateur modéré d’alcool et de drogues, et par 1,9 s’il est un consommateur excessif, comparativement à ceux qui ne consomment ni l’un ni l’autre.

Tableau 10

Association  a entre le désir d’enracinement des garçons et les facteurs discriminants

Association  a entre le désir d’enracinement des garçons et les facteurs discriminants
a

Rapport des cotes (RC) connu sous l’appellation anglaise « odds ratio ».

b

Il s’agit du rapport des cotes (RC) fourni avec, entre parenthèses, les intervalles de confiance à 95 %. Le RC est établi selon la formule suivante :

(E) = [(A(C) (A(B)]f /[(A(C) (A(B)]r,

où f est le facteur de risque considéré et r, le groupe de référence.

c

Il s’agit du rapport des cotes (RC) fourni avec, entre parenthèses, les intervalles de confiance à 95 %. Le RC est établi selon la formule suivante :

(F) = [(A(D) (A(B)]f /[(A(D) (A(B)]r,

où f est le facteur de risque considéré et r, le groupe de référence.

d

Il s’agit du groupe de référence pour le calcul du rapport des cotes (RC).

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Mais c’est la relation observée entre la scolarité du père et l’enracinement mitigé des adolescents qui attire le plus l’attention, car ce facteur est le premier déterminant du désir d’enracinement des filles (tableau 6). Or, la proportion de garçons affirmant qu’ils préféreraient vivre hors de la région n’augmente pas avec la scolarité du père : c’est plutôt la proportion d’indifférents qui s’accroît. Comment ne pas relier cette observation à l’imperturbabilité d’une part croissante des garçons à l’adolescence ? Rappelons que, comparativement aux adolescentes, les adolescents du SLSJ sont proportionnellement moins nombreux à bien réussir à l’école, à avoir de fortes aspirations scolaires et à être satisfaits de l’école (Perron et al., 1999). Serions-nous en face de ce groupe, encore minoritaire heureusement, naguère appelé les garçons « téflon » (Kemp, 1995) ?

Discussion

En géographie et en démographie, la question des migrations a souvent été soulevée au regard de la problématique du développement régional. Depuis quelques années, la sollicitation des sciences sociales pour produire des connaissances nouvelles, pour décrypter les effets sociospatiaux complexes des migrations et pour produire une mise en perspective réactualisée a entraîné une accumulation d’études empiriques. Ce fut le cas au Québec, en particulier au Saguenay–Lac Saint-Jean, et cette problématique de la migration a donné lieu à nombre d’études ou de rapports. La migration des jeunes Québécois vers les villes ou les grands centres urbains est l’un des phénomènes les plus remarquables des 25 dernières années, dans une société québécoise en pleine mutation (Assogba et Fréchette, 1997; Gauthier et Bujold, 1995). Comme c’est plus spécifiquement la migration des jeunes qui a retenu l’attention, on a vu naître dans plusieurs régions du Québec une sorte de mouvement social visant à contrer cette tendance, tout cela alimenté par un discours qui a pris de plus en plus de place autour de ce que les décideurs appellent « l’exode des cerveaux ». On en a eu un exemple récemment au SLSJ, dans la municipalité régionale de comté Lac-Saint-Jean Est, où un recensement systématique a été entrepris auprès de 54 000 ménages afin de dénombrer les jeunes actuellement à l’extérieur de la région. En Gaspésie, une mobilisation sans précédent pour lutter contre la désintégration socioéconomique a relancé au Québec le débat entourant la migration des jeunes.

À la thèse de la désintégration des régions (Côté, 1991), on oppose souvent les promesses des nouveaux moyens de communication. Au piège d’une idéologie qui pourrait enfermer le débat dans le procès d’intentions politiques, certains étant accusés de vouloir déstructurer les régions québécoises (on parle de balkanisation des régions), sont parfois opposées les promesses d’une abolition prochaine des différences spatiales, sorte de mythe techniciste de la mondialisation qui passerait par l’acculturation, le télétravail, le téléservice, etc. Les enjeux sont complexes et il faut éviter de ne recourir qu’à « l’idéologie du développement local ou régional » pour légitimer tout discours alarmiste. Il faut se donner la peine de procéder à une réflexion élargie sur les enjeux plus globaux que suscitent les générations montantes dans leurs rapports au territoire et leur volonté de s’insérer dans la société de demain.

La postmodernité met aujourd’hui en contact divers acteurs sociaux : des aînés nés dans des contextes culturels traditionnels, où les rapports sociaux étaient empreints de dualisme, des parents formés aux disciplines rationnelles à portée universelle diffusées par des écoles fortement hiérarchisées et enfin des jeunes qui doivent une part importante de leur formation aux images que la télévision et la publicité dévident sans fin sous leurs yeux. Comme les migrations à longue distance sont devenues plus aisées, les métropoles modernes regroupent, sur des superficies restreintes, des populations qui ont d’autant plus de mal à se comprendre que les valeurs auxquelles elles adhèrent répondent à des logiques différentes.

Les chercheurs ont commencé à essayer de comprendre les raisons pour lesquelles beaucoup de ces jeunes qui forment la relève des régions du Québec quittent leur milieu d’origine et tentent de s’établir, pour la plupart, dans les grands centres urbains de la province (Gauthier et al., 2001; Conseil permanent de la jeunesse, 1997). Sans délaisser complètement les bilans migratoires et les études prospectives sur la décroissance ou la désintégration des régions, ils se sont tournés vers les migrants — les acteurs de la migration — afin de cerner leurs motivations et leurs aspirations. Les travaux du Conseil permanent de la jeunesse (1997) et ceux de Roy (1992) montrent que plusieurs jeunes justifient leur départ par des raisons relatives à leur avenir scolaire ou aux lacunes du marché local de l’emploi, alors que d’autres pointent plutôt du doigt le poids du contrôle social des petits milieux, recherchant la liberté que procure l’anonymat des grands centres urbains. Or, il semble que seulement une des deux conclusions découlant des séries d’entrevues réalisées auprès de jeunes ait trouvé audience auprès des intervenants chargés de mettre en place des stratégies d’intervention, comme en fait foi une récente recension des moyens utilisés au Québec pour aider les jeunes à s’établir en région réalisée par la Société d’aide au développement des collectivités Lac-Saint-Jean Est en 1999. Ainsi, le volet culturel de la problématique de l’émigration ne semble guère pris en compte dans les stratégies utilisées pour retenir les jeunes en région. Par toutes sortes de moyens (formation adaptée au besoin local, stage en région, parrainage, compagnonnage, information sur les possibilités qu’offre la région, stimulation de l’entrepreneurship des jeunes, etc.), on tente de favoriser l’intégration des jeunes au marché local de l’emploi (SADC Lac-Saint-Jean Est, 1999).

L’offre de formation universitaire s’est grandement accrue depuis 10 à 20 ans; le réseau de l’Université du Québec donne aux régions des possibilités auparavant inexistantes. Beaucoup d’énergies sont déployées pour mettre en place cet ensemble de solutions et il semble que des résultats positifs leur soient attribuables. La migration des jeunes, on l’a vu, a cessé de croître au SLSJ durant la dernière décennie. Mais est-ce suffisant ?

On sait qu’une économie de services ne peut se contenter d’un marché stagnant. Le SLSJ, est-il besoin de le rappeler, subit des taux de chômage parmi les plus élevés au Canada. L’approche centrée sur l’emploi comporte des limites importantes. Deux études réalisées, l’une en Estrie (Roy, 1992), l’autre au Témiscouata (Camiré et al., 1994), révèlent que seulement la moitié des jeunes participants (45,7 pour cent en Estrie, 52,0 pour cent au Témiscouata) préféreraient demeurer dans leur région d’adoption s’ils avaient le choix entre deux emplois identiques, l’un en ville, l’autre dans leur région d’origine. Les ouvertures du marché du travail n’expliqueraient dès lors qu’une partie des départs pour les grands centres urbains.

À l’instar de Devereux (1970), nous pensons qu’étudier la migration, c’est étudier la culture. Notre démarche empirique et nos résultats viennent soutenir cette interprétation. La scolarité du père et l’occupation de la mère sont des indicateurs classiques du statut socio-économique de la famille. À chaque classe sociale correspond un environnement culturel singulier, qui forme le cadre de l’adaptation sociale des enfants, avec ses normes, valeurs, modèles, symboles, groupes de référence et aspirations. Dans l’optique des théories qui renvoient aux concepts d’identité et d’appartenance, nos résultats invitent à poursuivre l’examen des valeurs transmises dans la famille ou dans la communauté. Giddens a fait remarquer que « la théorie du social doit tenir compte du caractère situé de l’interaction [des individus] dans le temps et dans l’espace » (1987).

Deux remarques s’imposent alors à propos de nos analyses, renvoyant l’une au concept d’« habitus » de Bourdieu et al. (1993), l’autre au concept de postmodernité évoqué d’entrée de jeu dans ce texte. Nos résultats indiquent en effet que la volonté de rester ou de partir semble fonction, d’abord d’une disposition personnelle (le genre), puis d’influences socialement constituées (occupation de la mère, scolarité du père, aspirations scolaires), et enfin de certaines habitudes de vie (consommer des substances psychoactives ou écouter de la musique). De telles dispositions personnelles socialement constituées ou « habitus » (sorte de boussole du social) sont cependant loin d’épuiser la complexité du phénomène du désir d’enracinement à l’adolescence, si l’on se fie au pourcentage de sujets bien classés dans nos deux modèles d’analyse. L’« habitus » ne gomme pas toute la liberté de penser et d’agir, laissant au sujet sa capacité d’innover, de rompre avec les habitudes que lui dictent le plus souvent ses conditions de vie.

Notre seconde remarque se veut un rappel du contexte de postmodernité dans lequel doit se poser aujourd’hui tout questionnement sur la migration des jeunes Québécois. La postmodernité est l’expression dominante d’une culture marquée par l’hétérogénéité et la coexistence d’éléments multiples et contradictoires. Des impulsions culturelles diverses peuvent se manifester dans une logique correspondant à un nouveau stade du capitalisme dominé par l’utilisation de l’image, des médias, de la consommation de masse, bref, par la diffusion des biens culturels à grande échelle. En se penchant sur les travaux de Shields (1992), Chivallon insiste sur le fait que les oppositions du passé (inclus-exclus, objet-sujet) s’estompent et que la réalité postmoderne participe à une sorte de fusion entre le proche et le lointain, le présent et l’absent :

Le principe moteur de ces oppositions s’effaçant, les villes occidentales devenant des lieux cosmopolites étrangers aux anciennes dualités centre/périphérie ou local/national, il est possible d’envisager l’érosion d’un ensemble de différenciations construites sur la base du présent et de l’absent […] Car il semble bien que ces transformations constituent le phénomène majeur de notre époque, une « surabondance » d’espaces et d’événements d’ici et d’ailleurs dont nous n’avons pas encore pesé les conséquences.

Chivallon, 1999 : 111

Entre autres conséquences, et non des moindres, il faut souligner l’intégration par toutes les couches sociales de groupes de référence de plus en plus nombreux et éclatés. En résulte une adaptation sociale plus difficile à concilier avec le groupe d’appartenance, parce que chacun désire s’identifier à des groupes de référence différents.

De plus, l’attrait des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, qui n’ont jamais été partagées par une aussi grande proportion de la jeunesse québécoise (Roy, 1998), peut être considéré comme une manifestation tangible de « l’urbanité » (Assogba et Fréchette, 1997) qui a gagné même les milieux périphériques au cours des dernières décennies. La conformité, c’est-à-dire la standardisation et l’uniformisation des conduites, est donc plus difficile à atteindre, même dans les petits milieux. La grande ville apparaît donc comme une destination toute désignée parce que la pression sociale immédiate en région est souvent jugée trop pesante et contraignante par les jeunes  [10].

Les résultats de nos analyses vont dans la même direction mais justifient l’ajout de quelques nuances. En effet, les facteurs qui se sont révélés discriminants permettent de préciser que le désir de s’enraciner n’est que faiblement conditionné par l’intégration ou la non-intégration des jeunes à leurs groupes d’appartenance. Plusieurs indicateurs présents dans l’enquête mesuraient cette dimension (mal-être à l’école, nombre de confidents, satisfaction dans la relation avec les parents, satisfaction à l’égard de la réussite obtenue lors d’activités sociales, participation aux activités parascolaires, critiques reçues pour les habitudes de consommation, etc.) et aucun ne s’est avéré discriminant quant au désir d’enracinement des jeunes.

Bien que le statut socioéconomique (scolarité du père et occupation de la mère) décrive le groupe d’appartenance, il indique surtout, à notre avis, le contexte socioculturel dans lequel évoluent les participants, et, en ce sens, il fait appel aux groupes de référence de l’adolescent. Quant aux aspirations scolaires et à l’écoute de la musique, il s’agit clairement d’indicateurs révélateurs des influences externes au milieu d’appartenance. En somme, les élèves qui manifestent le désir de quitter le SLSJ sont ceux qui ont baigné dans un univers culturel plus ouvert sur le monde et qui ont envie d’y participer. Cela n’indique en rien toutefois qu’ils se jugent mal à l’aise dans leur milieu d’origine.

Enfin, la présence de deux facteurs davantage associés à l’indifférence des adolescents (voir le modèle final des garçons au tableau 10) qu’à leur désir d’enracinement appelle à la réflexion. S’il est vrai que les effets inhibiteurs des substances psychoactives sont bien documentés et que personne ne sera surpris de constater que les plus grands consommateurs ont plus de difficultés à se projeter dans l’avenir, la relation observée entre la scolarité du père et l’indifférence des garçons quant à leur futur lieu de résidence est, comme nos l’avons déjà souligné, plus inattendue.

Conclusion

Cette étude empirique des facteurs de l’enracinement des adolescents et des adolescentes du SLSJ est exploratoire. Elle invite à conduire des enquêtes plus spécifiques sur cette question. Cette problématique a d’ailleurs été au centre de nos préoccupations tout au long de la préparation d’une seconde enquête auprès des jeunes en mai 2002. En attendant les résultats, on peut souhaiter que les présents constats contribuent à alimenter le débat actuel sur la problématique de l’émigration des jeunes des régions-ressources du Québec. Il semble que les décideurs, les intervenants locaux et régionaux, de même que la population, aient avantage à dépasser l’image dualiste « centre-périphérie ». Il apparaît qu’il faut un nouveau positionnement territorial pour parvenir à combler les attentes des jeunes à propos de groupes de référence. Autrement dit, pour parvenir à garder les jeunes en région, il faut faire en sorte que, dans leur imaginaire, leur région d’origine paraisse aussi attirante que le Plateau-Mont-Royal ou que Beverly Hills, surtout aux yeux de ceux qui ont baigné dans un univers culturel plus stimulant et qui se projettent plus facilement que les autres vers l’avenir ou vers un ailleurs.

À l’instar de Giddens, faisons le pari que les jeunes des régions périphériques ont une « conscience pratique » qui guide leur action et, dès lors, entreprenons de trouver une nouvelle définition du soi collectif, déterritorialisée, contemporaine. Il va sans dire qu’il faut également continuer à favoriser l’implantation de jeunes en région en stimulant adéquatement la création d’emplois et en offrant au plus grand nombre possible la chance de poursuivre leurs études chez eux. Mais, à la lumière des résultats de l’étude, il apparaît assez clairement que cet ensemble de solutions ne sera pas suffisant. Il semble qu’il existe bel et bien une inadéquation entre les aspirations d’une proportion non négligeable de la jeunesse et le climat culturel qui prévaut dans leur milieu d’appartenance. En effet, plusieurs adolescents rêvent de l’anonymat que procurent les grands centres urbains car il leur permettrait de se réaliser, d’être eux-mêmes, bref, d’être différents sans être jugés. Sur ce point, nous rejoignons l’opinion de Mathews à propos de la « prédominance des facteurs d’attraction plutôt que de répulsion dans la détermination des flux migratoires interrégionaux » (1996 : 425).

Cependant, les énergies déployées par les décideurs locaux pour faire une plus grande place aux jeunes dans les instances régionales sont des indications claires de l’importance que les jeunes sont appelés à prendre dans l’avenir. Dans les régions concernées, cette question est devenue une préoccupation constante. Par ailleurs, le vieillissement de la population active, combiné à la diminution constante du poids relatif des jeunes, pourrait bien faire en sorte que certaines régions redeviennent des pôles d’attraction, en termes d’occasions d’emplois, ce qui ne cadre pas tellement bien avec l’image que l’on se fait d’une prétendue « dynamique de déclin ».