Corps de l’article

Dans moins de dix ans, les premières générations du baby-boom vont parvenir à l’âge de 65 ans, seuil d’entrée dans ce que l’on appelle habituellement le groupe des personnes âgées. Le vieillissement démographique s’intensifiera dans les années suivantes, pour atteindre des niveaux sans précédent dans nos sociétés. La proportion de personnes de 65 ans et plus pourrait atteindre 29 % en 2041 au Québec, 25 % dans l’ensemble du Canada et 25 % pour le groupe des pays les plus développés [1]. Ce phénomène, largement documenté, est à l’arrière-plan de l’intérêt porté à l’ensemble des changements sociodémographiques dans le numéro thématique des Cahiers québécois de démographie proposé ici.

En définissant le thème de ce numéro, nous n’avions pas pour objectif de capter l’intérêt des seuls démographes, mais visions aussi à intéresser les chercheurs d’autres disciplines. En effet, nous voulions amener les chercheurs à se poser des questions sur l’impact des changements démographiques et des changements sociaux et économiques sur la société de demain, une société qui, démographiquement, aura vieilli. Dans certains cas, les changements socioéconomiques pourront accentuer les incidences du vieillissement démographique, dans d’autres cas, ils pourront en atténuer les effets. C’est la raison pour laquelle une certaine concurrence entre disciplines existe actuellement. Pour les uns, il faut d’abord examiner ce qui se passe au niveau démographique, qui est à la base de la société, pour d’autres, il faut adopter une attitude multi-disciplinaire et faire avancer les connaissances sur de nombreux plans avant de conclure quoi que ce soit sur le caractère défavorable ou non de cet important phénomène (Cheal, 2003). Nous ne cherchons pas à mettre un terme à ce débat, mais nous avons ouvert le numéro de la revue à des chercheurs d’autres disciplines de façon à pouvoir bénéficier de plusieurs points de vue. Il faut reconnaître de toute façon que les changements socioéconomiques sont considérables et ne pourront pas ne pas interagir avec les effets de l’évolution démographique.

Les changements démographiques qui ont marqué nos sociétés au cours des dernières décennies auront eu comme effet de mener au vieillissement des populations. Au niveau même des variables démographiques, on connaît le rôle majeur joué par la baisse de la fécondité sur le vieillissement démographique, auquel s’est ajouté avec le temps l’effet de la baisse de la mortalité aux âges avancés. Pour chaque pays, outre les facteurs socioéconomiques, il faut prendre en considération les politiques de population, qui peuvent avoir une influence spécifique dans l’évolution des variables démographiques et par conséquent sur le vieillissement démographique. Ainsi, la politique énergique de planning familial en Chine et la politique très favorable à l’immigration au Canada ont contribué et contribuent encore à façonner la structure par âge de ces deux pays; non seulement l’effet des politiques sur le vieillissement de ces pays a une ampleur très différente, mais il s’exerce dans un sens opposé (voir Mo et Légaré, dans ce numéro).

Au-delà d’une croissance du nombre et de la proportion des personnes âgées, les changements démographiques auront contribué à façonner une nouvelle image de la vieillesse. Cette image n’est d’ailleurs pas encore bien appréhendée par les mots qui s’appliquent à la dernière phase de la vie. Personnes âgées, très âgées, « séniors », retraités, aînés, vieux, vieillards : ces mots découpent la réalité mais reflètent une grande part d’imprécision quant aux attributs physiologiques, sociaux et économiques des individus et des groupes d’âge. Il n’est donc nullement étonnant d’entendre beaucoup de critiques sur le seuil de 65 ans, qui est le plus souvent utilisé pour définir la population âgée. Avec la baisse de l’âge de la retraite, avec l’importance prise par les revenus de retraite avant 65 ans et avec des charges familiales qui diminuent bien avant, cet âge est-il encore pertinent pour définir le début de ce que l’on a appelé le troisième âge ? Et en raison de l’amélioration de la survie et de la santé, le quatrième âge, qui correspond davantage à la vieillesse d’autrefois, débute-t-il à 80 ou à 85 ans ?

Pour mieux comprendre comment les changements démographiques transformeront le contexte de la société de demain, il faut d’abord mieux connaître les caractéristiques du vieillissement démographique. Au Québec, si l’espérance de vie en santé semble diminuer d’après les données de l’enquête sociale et de santé de 1998, c’est à cause des incapacités légères, et non d’incapacités modérées ou sévères (Pampalon et al., 2001). L’impact sur la qualité de vie des personnes âgées et sur leurs besoins n’est évidement pas le même selon le type de problèmes de santé en cause. S. Martel et R. Bourbeau, dans ce numéro, décrivent l’évolution de la compression et de la rectangularisation de la courbe de survie au Québec et montrent que cette évolution se compare à celle qui est observée dans d’autres pays. L’effet de ces phénomènes dans la vie des individus, sur leur environnement familial et social immédiat, sur leur conception de la mort et de la maladie, et sur ce que Monnier et Pennec (2001) ont appelé l’expérience de la mort, n’est pas encore connu.

Les changements démographiques ont transformé de façon importante l’image de la famille et les relations entre les générations. Au point de vue strictement démographique, la fécondité ayant diminué de façon importante, il est bien évident que les baby-boomers ne pourront compter sur un réseau familial aussi important que les personnes âgées d’aujourd’hui en cas de perte d’autonomie. Dans ce domaine, l’évolution pourrait nous réserver bien des surprises. En effet, il est possible que les personnes âgées de demain n’aient pas besoin autant que celles d’aujourd’hui d’un réseau familial important, en tout cas elles se seront habituées tout au long de leur vie à vivre avec un réseau familial différent. Et on connaît le désir d’indépendance des nouvelles générations : elles rechercheront peut-être moins l’aide de leurs enfants ou de leurs proches et préféreront peut-être dans un premier temps utiliser les services privés ou publics qui se seront développés d’ici là.

Par ailleurs, la nature même du réseau familial s’est profondément modifiée au cours des dernières décennies. Le divorce et la famille recomposée ne sont plus des phénomènes marginaux. Les enfants de parents divorcés ne ressentiront peut-être pas les mêmes obligations face à leurs parents âgés : il faut tenir compte ici de la situation particulière des hommes et des femmes, celles-ci conservant plus souvent des contacts avec leurs enfants. Le texte d’Y. Carrière et L. Martel, dans ce numéro, analyse dans quelle mesure les personnes âgées séparées ou divorcées peuvent compter sur leurs enfants en cas de perte d’autonomie.

La mobilité géographique est un autre phénomène démographique qui aura des répercussions sur leur environnement social. En effet, si le Québec et le Canada n’ont pas comme les États-Unis de destinations privilégiées, il reste qu’il existe aux âges entourant la retraite une certaine mobilité vers des zones semi-urbaines ou rurales, telles les régions des Laurentides et de Lanaudière. Si certains travaux laissent croire que les générations du baby-boom, qui ont favorisé le développement des grandes banlieues, ont tendance à demeurer dans leur quartier une fois les enfants partis et à adapter leur milieu de vie à leurs besoins (Morin, 2002), les recherches sont encore très préliminaires dans ce domaine. La hausse de la proportion de propriétaires dans la population québécoise (Nobert, 2002) pourrait favoriser le maintien à domicile des personnes âgées de demain et s’inscrire dans la logique du développement des services publics à domicile et dans la minimalisation des services de logement collectif institutionnel.

Quant aux changements socioéconomiques, ils viendront entremêler leurs effets à ceux des changements démographiques, comme le souligne S. McDaniel dans ce numéro à partir des relations entre de nombreuses tendances sociales et les politiques gouvernementales. De leur côté, L. O. Stone et al., dans ce numéro également, amorcent un débat sur le rôle clé accordé au vieillissement démographique dans certaines études pour l’explication des changements économiques et sociaux d’une société : quels sont, notamment, les types d’analyse dont disposent les chercheurs pour déterminer les incidences du vieillissement démographique et quels critères peuvent permettre d’en déterminer la validité et la portée ?

Parmi les changements socioéconomiques à prendre en considération, il y a, au premier chef, l’âge de la retraite. La tendance des dernières décennies a été double : pour les hommes, l’âge de la retraite a diminué beaucoup (on note toutefois une légère hausse dans les dernières années); mais pour les femmes, c’est un contexte complètement nouveau qui est en train de se former, puisque les générations 1946-1951, qui auront été les premières à participer en majorité au marché du travail durant la période de la vie active (Asselin et Gauthier, 1998), arriveront à l’âge de la retraite dans les prochaines années. Non seulement les conditions diffèrent fortement selon le sexe, mais le sens des mesures gouvernementales est en train de se renverser. Alors que, dans les dernières décennies, ces interventions ont favorisé la baisse de l’âge de la retraite (instauration de la pension de la sécurité de la vieillesse à 65 ans, possibilité de recevoir la prestation du Régime de rentes du Québec dès 60 ans, programmes de retraites anticipées chez les fonctionnaires dans le cadre de la lutte contre le déficit), les gouvernements cherchent maintenant les moyens de ne plus défavoriser une retraite plus tardive (au-delà de 65 ans par exemple). Les générations qui arriveront à la retraite dans les prochaines décennies auront commencé leur vie active permanente plus tard que leurs aînées, en raison de leur scolarisation plus avancée, et elles seront de plus en plus conscientes du nombre d’années de vie qui leur reste à vivre. Quoi qu’il en soit, dans ce domaine, les capacités financières sont capitales : l’évolution des revenus, ainsi que celle du patrimoine, dans la quarantaine et la cinquantaine devient donc une donnée essentielle dans l’évaluation des possibilités de retraite. S. Crespo analyse attentivement dans ce numéro l’évolution de la composition du revenu des Canadiens âgés de 55 à 64 ans, marquée par le rôle de plus en plus grand joué par les revenus de retraite.

La participation des plus jeunes générations aux régimes de retraite (Régime de rentes du Québec, régimes d’employeurs, régimes enregistrés d’épargne-retraite) et les montants accumulés méritent un suivi attentif si l’on veut avoir une bonne idée de la préparation financière à la retraite. L’accumulation de l’épargne, sous forme de propriété résidentielle ou autre, est aussi fort important. Dans tous ces domaines, démographiques comme socioéconomiques, les inégalités de la vie adulte risquent non seulement de se prolonger dans la durée de vie (variable selon la catégorie professionnelle ou le niveau de scolarité), mais aussi d’influencer l’âge de la retraite (ou les choix disponibles à cet égard), les revenus pendant la retraite, et le niveau de dépendance à l’égard des programmes gouvernementaux.

D’autres changements socioéconomiques, dans des domaines aussi divers que le niveau de scolarité, le profil de la consommation, l’emploi du temps, les services et transferts gouvernementaux, viendront aussi déterminer les conditions de vie des personnes âgées. Espérons que les quelques études présentées dans ce numéro susciteront assez d’intérêt pour que d’autres études soient entreprises et viennent couvrir un ensemble encore plus considérable des conditions de vie des personnes âgées et ce qu’elles pourraient être dans l’avenir.