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Les recensements, les registres d’état-civil et les enquêtes quantitatives à grande échelle sont les sources classiques des données en démographie. Dans ces systèmes d’informations sociodémographiques, les données sont collectées à travers l’application d’une procédure très structurée. Bien que très utiles, ces méthodes classiques présentent toutefois certaines limites que les démographes ont dépassé en appliquant des approches de collecte alternatives. Parmi celles qui ont élargi la palette des démographes, les approches micro-démographiques – dont John Caldwell fut l’un des plus fameux ambassadeurs – sont certainement les plus connues. Elles font l’objet de nombreux développements ces dernières années. Or, aucun ouvrage n’a été consacré aux « nouvelles » stratégies de collecte de données qui en découlent.

C’est ce « vide » que souhaite combler Mixed Method Data Collection Strategies en se concentrant uniquement sur les stratégies de collecte de données. Le terme stratégie renvoie ici à la combinaison de méthodes se complétant; les avantages d’une méthode de collecte comblant les lacunes de l’autre et réciproquement dans un processus séquentiel ou simultané. Ainsi, une stratégie de collecte de données consiste en une association cohérente de diverses méthodes permettant de réaliser ou d’atteindre un objectif précis. Conçu comme un manuel, ce livre insiste donc sur la complémentarité des méthodes de collecte dans le but d’atteindre une meilleure compréhension des causes et conséquences des comportements démographiques. A travers des exemples concrets de stratégies de collecte de données combinant plusieurs méthodes, les auteurs proposent une référence de base pour les chercheurs intéressés par ces méthodes mixtes. Ils présentent également les développements récents de ces stratégies de collecte de données en identifiant les principes communs qui les sous-tendent avec l’objectif de stimuler leurs progrès méthodologiques.

Le livre est structuré en deux grandes parties ponctuées par une conclusion générale. La première partie, constituant une bonne introduction sous forme de divers rappels et précisions, comprend les deux premiers chapitres. Ils posent le cadre général des stratégies de collecte de données combinant plusieurs méthodes. Dans un premier chapitre intitulé Motivations for Mixed Methods Social Research, ces méthodes mixtes sont introduites en quatre points : la distinction entre approches qualitatives et quantitatives, l’étude des causes et conséquences en sciences sociales, l’introspection et la participation inhérentes à toute recherche, et finalement les principaux fondements des méthodes mixtes. Chacun de ces points est présenté de façon détaillée et nuancée. On appréciera la justesse des auteurs sur l’opposition entre approches qualitatives et approches quantitatives – structurant et divisant encore très (trop) souvent les sciences sociales –, leur appel à dépasser cette distinction au profit d’un usage conjoint et complémentaire des méthodes de collecte (enquêtes, entretiens moins structurés (less structured interviews), « groupes d’entretien » (focus groups), observation (participante) et méthodes archivistiques ou historiques (historical/archival methods), leur clarification sur l’étude des causes et conséquences dans les sciences sociales – un sujet ayant suscité et suscitant encore souvent la controverse –, ou encore les apports indispensables de l’introspection et de la participation du/des chercheurs à la collecte de données afin d’acquérir une plus large connaissance sur les limites, mais également les points forts des données recueillies renforçant ainsi l’analyse conduite. Finalement, on lira avec intérêt les principes centraux de la combinaison de ces méthodes : équilibre entre méthodes (avantages des méthodes qui se complètent) et documentation/vérification empirique complète (comprehensive empirical documentation) (importance de la redondance des constats tirés de méthodes différentes pour l’analyse des relations causales). Chacun de ces aspects est introduit, expliqué et justifié avec précision et clarté.

Constituant un bon rappel de tout processus de recherche, le deuxième chapitre (Fitting Data Collection Methods to Research Aims) revient sur un principe central à toute collecte de données : appliquer et faire coïncider outils de collecte (unités d’analyse, groupes de comparaison, sélection des études de cas) aux objectifs de recherche. Ce chapitre s’achève en revenant également sur quelques-uns des problèmes de mesure susceptibles d’être rencontrés lors d’une collecte de données (traduction, mesure des sujets sensibles, syndrome du « bon élève », récits sur les autres,...).

La seconde partie traite en cinq chapitres des exemples concrets de stratégies de collecte reposant sur des méthodes mixtes. Une stratégie différente, expérimentée personnellement par au moins un des deux auteurs, est l’objet de chaque chapitre. De structure identique, les chapitres sont constitués d’une brève introduction précédant une application de la stratégie de collecte de données introduite. A travers cette illustration concrète, les différents choix et limites sont alors présentés et justifiés. Ces exemples proviennent essentiellement de divers programmes de recherche conduits au Népal. Enfin, une conclusion synthétise les principaux points, les enjeux et défis de la stratégie et identifie dans quelle mesure la stratégie présentée respecte les principes des méthodes mixtes introduits au chapitre 1 (équilibre entre méthodes et documentation/vérification empirique complète).

Les deux premiers chapitres (chapitres 3 et 4) illustrent chacun une stratégie de collecte de données combinant diverses méthodes dans un processus séquentiel ou multiphasique, tandis que les deux chapitres suivants (chapitres 5 et 6) introduisent des stratégies de collecte simultanées reposant sur la combinaison d’éléments de méthodes structurées et moins structurées dans le but de créer une nouvelle et unique méthode hybride. Enfin, le septième et dernier chapitre présente une ultime stratégie de collecte qui synthétise l’ensemble des méthodes mixtes exposées.

Dans les stratégies de collecte séquentielles, les différentes méthodes sont appliquées lors de phases successives de la collecte des données. Les deux stratégies séquentielles présentées sont l’étude micro-démographique de communauté (micro-demographic community study approach) et l’analyse systématique des cas aberrants (systematic anomalous case analysis). L’étude micro-démographique de communauté (chapitre 3) s’inscrit dans les approches mêlant démographie et anthropologie qui ont été développées en réaction aux analyses démographiques menées durant les années 1970 par « des chercheurs assis à leur bureau dans un pays, comme les Etats-Unis, et travaillant sur des données du monde entier sans avoir jamais visité les pays qu’ils étudient » (p. 20, notre traduction). Comme l’indiquent Axinn et Pearce (p.54), les avantages de cette méthode peuvent être résumés en trois points : 1) meilleure qualité des données et meilleure connaissance du contexte social suite à la présence sur le terrain du chercheur/enquêteur; 2) production de données de types différents permettant d’approfondir les hypothèses à tester; 3) augmentation de la flexibilité dans la collecte par l’application de diverses méthodes. Pour l’analyse systématique des cas aberrants (chapitre 4), les auteurs proposent ici une approche différente de celle classiquement appliquée; l’identification des cas « aberrants » par les diagnostics d’une analyse de régression. Ces cas peuvent constituer un échantillon sur lequel une analyse détaillée est ensuite menée à travers des méthodes moins structurées (p. ex. entretien, groupes d’entretien). Cette seconde analyse fournit alors des informations importantes sur certains aspects négligés par la théorie testée, permettant de la réviser, d’offrir de nouvelles stratégies de mesure pour les études suivantes ou de mettre en évidence des imprécisions ou encore d’autres erreurs de mesure. Ces deux stratégies de collecte séquentielles ou multiphasiques montrent ainsi comment la combinaison successive de diverses méthodes de collecte - enquête quantitative associée aux entretiens moins structurés et à l’observation participante dans le cas de l’étude micro-démographique de communauté; enquête quantitative, analyse statistique, entretiens moins structurés et groupes d’entretien pour l’analyse systématique des cas aberrants - permet d’améliorer tant la qualité et la fiabilité des données collectées que la compréhension des causes et conséquences des comportements démographiques lors de l’analyse.

Les chapitres 5 et 6, introduisant une méthode hybride, présentent deux stratégies permettant de mesurer rétrospectivement l’occurrence et la séquence des changements. En réponse au constat que les méthodes de collecte de données sur le parcours de vie n’ont pas connu le même développement que les techniques d’analyse longitudinales, ces deux chapitres précisent une forme de collecte de données permettant l’enregistrement de données longitudinales à divers niveaux (individuel et contextuel). Objet du chapitre 5, le calendrier historique contextuel (Neighborhood History Calendars) permet d’améliorer la qualité des séquences observées et la mesure des caractéristiques contextuelles. En s’affranchissant des mesures contextuelles statiques largement utilisées jusqu’à présent dans les analyses longitudinales, cette stratégie offre la possibilité d’obtenir des mesures dynamiques du contexte. Le chapitre 6, quant à lui, est consacré au calendrier historique du cours de la vie (Life History Calendars) mesurant l’occurrence et la séquence des événements jalonnant le parcours de vie des individus. Ces deux méthodes de collecte rétrospectives fournissent un bon équilibre entre approches structurées et moins structurées. Elles combinent des éléments des méthodes structurées (questionnaires d’enquête) à ceux de méthodes moins structurées (histoires orales, recherches en archive) en y ajoutant un support graphique et visuel – le calendrier (tableau/grille synoptique) – facilitant le rappel du moment et de la séquence des événements du cours de la vie individuelle ou contextuelle. En liant données collectées par les deux calendriers, le niveau individuel peut être lié au niveau contextuel à travers le temps et l’espace.

Le septième et dernier chapitre offre un aperçu des méthodes de collecte longitudinales. Bien que très semblables aux méthodes basées sur l’application d’un calendrier (chapitres 5 et 6), celles-ci sont essentiellement prospectives (mesure et suivi des individus à travers le temps) et plus sensibles aux phénomènes difficiles à mesurer rétrospectivement (attitudes et valeurs, santé mentale, projets et attentes,...). La répétition des mesures à travers le temps que ces méthodes impliquent doit faire face à plusieurs « défis » (attrition de la population, suivi des mesures afin d’assurer la comparaison et développement de nouvelles questions face au changement dans le contexte ou face aux nouveaux intérêts scientifiques). Le chapitre présente également divers moyens d’éviter ces principaux écueils, avant de se concentrer sur l’application de méthodes mixtes dans les stratégies de collecte longitudinales (prospectives). A ce titre, ce chapitre constitue pratiquement un texte de synthèse puisque les stratégies de collecte présentées dans les chapitres précédents sont ici reprises pour montrer comment elles peuvent être intégrées dans ces approches de collecte longitudinales prospectives.

Enfin, en revenant une fois encore sur les deux principes des méthodes mixtes (chapitre 1), la conclusion générale insiste sur la nécessité et les apports d’une stratégie de collecte de données et de mesure reposant sur l’intégration séquentielle ou simultanée de méthodes multiples. La redondance facilite l’assimilation! Plus intéressantes sont les deux sections finales; la première porte sur les questions pendantes dans les nouvelles recherches mobilisant des méthodes mixtes (enjeux liés aux langage et termes utilisés, redondance (mesures différentes débouchant sur des résultats identiques renforçant la confiance dans les associations observées) et dimension (taille et niveau de la collecte)); la seconde sur les développements et perspectives d’avenir de ces approches mixtes en sciences sociales.

On peut certes relever certaines insistances sur les choix opérés ou sur les principes de ces stratégies de collecte entraînant parfois une lourdeur à la lecture ou encore regretter que certains chapitres s’inspirent d’articles publiés depuis quelques années déjà, mais dans l’ensemble, c’est un ouvrage actuel bien fait, remplissant l’objectif énoncé et poursuivi. A mon sens, l’ambition ultime des auteurs, « qu’une technique, une idée ou même une erreur trouvée dans le livre inspire le lecteur à inventer une nouvelle approche de collecte de données qui permettra d’augmenter nos capacités de sonder et de comprendre le monde dans lequel nous vivons. » (p. 197, notre traduction), est atteinte.

Ce livre devrait être mis entre les mains de tous ceux qui, intéressés de près ou de loin à la collecte des données démographiques, s’attachent à comprendre les comportements démographiques. Son contenu devrait d’ailleurs figurer ou trouver une place de choix dans les enseignements des programmes d’études en sciences de la population/démographie.