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Les sociologues statisticiens, bien avant les démographes, ont posé le problème de l’articulation des approches quantitatives et qualitatives dans l’appréhension des phénomènes sociaux étudiés (Halbwachs, 1931 ; Berthelot, 1993 ; Desrosières, 2010). Les démographes, quant à eux, surtout à partir des années 1945-50, ont travaillé à imposer la démographie comme une discipline à part entière avec son encadrement théorique et méthodologique propre. Toutefois, au tournant des années 1990, la complexité des phénomènes étudiés par les démographes les confronte aux limites des approches quantitatives classiques. C’est ainsi qu’a émergé un mouvement critique remettant en question la pleine capacité de ces pratiques de recherche à expliquer les phénomènes observés (De Loenzien, 2006 ; Riley et McCarthy, 2003). Ce mouvement a été impulsé, puis entretenu par des démographes (Bozon 1999) et par des chercheurs.es d’autres disciplines des sciences sociales. Il s’est souvent agi d’anthropologues ayant un intérêt marqué pour les enjeux populationnels dans différents contextes (Greenhalgh, 1995 ; Kertzer et Fricke, 1997 ; Bledsoe, 1999 ; Coast, 2003 ; Coast et collab. 2007 ; Randall et Kopenhaver, 2004 ; Randall et collab. 2011 ; Randall et collab. 2013). Il a conduit à introduire, voire à imposer le recours aux méthodes qualitatives aux fins d’approfondissement des résultats obtenus quantitativement dans de nombreuses études. Ce faisant, la démographie s’est progressivement inscrite dans la perspective des méthodologies mixtes (Creswell, 2009) en se tournant plus fréquemment vers d’autres disciplines, et en ouvrant la voie à un dialogue parfois difficile, mais toujours stimulant entre ces deux approches.

Ainsi, ces travaux sont souvent l’oeuvre de collaborations entre démographes et chercheurs de différentes disciplines où l’usage des méthodes qualitatives est mobilisé plus systématiquement, telles que la sociologie ou l’anthropologie, voire la santé publique. Ils ont fréquemment eu pour objet les dynamiques de population dans les pays en développement, dans une recherche d’approfondissement des résultats statistiques ou d’exploration sur des sujets peu connus (LeGrand et collab. 2003 ; Randall et collab. 2017 ; Sawadogo, 2016).

Si les anthropologues sont très présents dans ces débats méthodologiques et épistémologiques, les sociologues, quant à eux, semblent s’être moins ouvertement mêlés à ces réflexions. Toutefois, des liens existent entre ces deux disciplines comme en témoignent les travaux du socio-démographe De Jong depuis plus de 50 ans ou encore ceux de sociologues du développement tel que Adjamagbo (Adjamagbo, 2016, Adjamagbo et collab. 2016). Dans le contexte des sociétés industrialisées, les liens entre sociologie de la famille et démographie apparaissent clairement au travers, par exemple et parmi bien d’autres chercheurs, les travaux de Le Bourdais[1] au Canada ou de socio-démographes en France. Ces derniers placent au coeur de leurs réflexions les défis méthodologiques liés à l’analyse des trajectoires, des parcours de vie et de la temporalité (Antoine et Lelièvre, 2006 ; Bonvalet et Lelièvre, 2012). Par contre, ces liens disciplinaires se sont le plus souvent matérialisés par des analyses quantitatives. Il faut souligner que souvent, les sociologues manient également d’importantes bases de données statistiques et, ce faisant, mobilisent des techniques d’analyse quantitatives souvent similaires à celles utilisées par les démographes, mais pour aborder des problématiques distinctes. On le voit par exemple en sociologie de la migration qui a connu d’importants développements ces dernières décennies : le projet multidisciplinaire et multi-sites MAFE (Migration entre l’Afrique et l’Europe) (Beauchemin, 2015 ; Flahaux, 2015) ou encore les mouvements migratoires complexes en Asie (Bélanger et collab. 2010). Ceci renvoie à la distinction entre un objet de recherche démographique et un objet de recherche sociologique (que nous ne résoudrons pas ici). Autrement dit, comme le posent Riley et McCarthy (2003), c’est tout le débat autour de la définition même de la démographie, trop souvent réduite à la méthodologie quantitative et critiquée pour sa faiblesse théorique et épistémologique. Or, comme le confirme ce numéro, la démographie se caractérise bien par des objets de recherche spécifiques qui, s’ils mobilisaient exclusivement des approches quantitatives à l’origine, s’ouvrent depuis plusieurs années à d’autres méthodologies.

D’autres équipes pluridisciplinaires, plutôt que de produire de nouvelles données statistiques, ont procédé en faisant une synthèse analytique des données quantitatives existantes sur l’objet de leurs recherches (enquêtes, recensements, données administratives, etc.). Cette tâche, généralement dévolue aux démographes, est suivie d’une (ou concomitante avec une) enquête qualitative complémentaire, parfois à vaste échelle où sociologues et anthropologues notamment sont fortement associés ou prennent le relais. Les projets tels que Emergency Contraception in Africa (ECAF) (Bajos et collab. 2013) ou encore Les enfants exclus ou en marge du système scolaire classique au Sénégal (ORLECOL) (IRD, UCAD & UNICEF, 2016) en font partie. Ce type de démarche, au-delà de la dimension éthique consistant à s’assurer d’exploiter les données existantes avant d’en recueillir de nouvelles, permet d’en relever les principales limites et d’y pallier grâce à des approches novatrices et permettant d’enrichir considérablement le matériau.

On peut ainsi dire que les recherches mixtes réalisées notamment en Afrique sub-saharienne, en particulier depuis les années 1980, ont contribué à d’importantes innovations méthodologiques, que ce soit dans le raffinement des techniques quantitatives (voir par exemple les travaux de Philippe Antoine et Philippe Bocquier avec le développement des enquêtes biographiques rétrospectives) ou dans l’ouverture croissante des chercheurs aux approches qualitatives. D’autres programmes de recherche mixte avec divers types d’articulation du quantitatif et du qualitatif se sont également développés ailleurs, y compris en Europe ou en Amérique du Nord, rassemblant des équipes de démographes, anthropologues, sociologues, parfois dans le cadre d’études multi-sites. Citons, par exemple, l’étude Global Early Adolescent Study (Mmari et collab. 2017) qui porte sur la socialisation aux normes de genre de jeunes adolescents, âgés de 10 à 14 ans, dans 15 pays différents à revenu élevé, intermédiaire et à faible revenu. Cette étude mixte se déroule en deux phases, où, durant la première, une étude qualitative exploratoire est menée sur la façon dont les rapports de genre et la socialisation se présentent dans les différents contextes. La seconde, reposant sur les résultats de la première, consiste en une étude quantitative longitudinale auprès d’un échantillon plus grand. Ainsi, des collaborations se constituent de plus en plus fréquemment entre différentes disciplines, aboutissant à des travaux résolument ancrés en études de populations où cette articulation apparaît.

Une autre dimension où les approches qualitatives se sont avérées particulièrement bénéfiques réside dans la critique de certaines variables. Un exemple est celui des niveaux d’instruction. En effet, la question des parcours scolaires et des apprentissages demeure insuffisamment étudiée, ce qui a pour conséquence d’établir des liens parfois rapides entre les niveaux de scolarité atteints et différents types de comportements. Des sociologues comme Lahire se sont largement penchés sur cet aspect pour la France par exemple (Lahire, 1995) mais cela n’empêche pas le maintien de corrélations parfois douteuses impliquant le niveau d’instruction, dénoncées depuis longtemps (Pilon, 1995) et ayant donné lieu à des études récentes beaucoup plus nuancées fondées sur des méthodes mixtes (IRD, UCAD, UNICEF, 2016). Un autre domaine où des problèmes de mesure apparaissent clairement est celui des rapports de genre avec les différents concepts qui y sont attachés, en particulier ceux d’empowerment et d’agency. La complexité de l’opérationnalisation de tels concepts dans des approches quantitatives a été notamment démontrée par le biais d’approches qualitatives (Calvès, 2009 ; Mondain et collab. 2012).

Il ne faut pas non plus négliger les travaux portant sur des questions de population qui sont exclusivement fondés sur des approches qualitatives. Ceux-ci se sont multipliés au tournant du millénaire sur des sujets aussi variés que la fécondité (LeGrand et collab. 2003), le vieillissement (Sawadogo et collab. 2019), la santé (Hendrickson et collab. 2019) et la migration (Mondain et collab. 2012 ; Mondain, 2017). En témoignent d’ailleurs les nombreux travaux purement qualitatifs ayant pénétré des associations scientifiques aussi prestigieuses que la Population Association of America (PAA) ou l’Union internationale pour l’étude scientifique de la population (UIESP), ainsi que les diverses associations régionales de spécialistes de l’étude des populations, et qui occupent une place croissante dans les revues scientifiques.

Ces débats et évolutions, décrits dans l’ouvrage phare de Riley (sociologue) et McCarthy (spécialiste en gestion et politique de la santé), restent d’actualité. Les auteurs y reviennent sur les fondements méthodologiques de la démographie à partir d’exemples de nouveaux types de recherche dans ce champ et ouvrent la voie à de nouvelles perspectives en ces termes :

“We believe that demography could be stronger through the adoption of new approaches to its work. (…) we believe it important for demography to recognize and accept the ‘limits, uncertainty and incompleteness of knowledge’ (Seidman, 1994 : 5). Such an approach means (…) more openness to new approaches, ideas and perspectives. It is likely that with such a change would come new challenges. But given the widely spoken discussion of malaise in the field, demography can use some revitalization, and new perspectives and ways of operating can create space for such change.

Riley et McCarthy, 2003 : 163

Le plus important défi demeure toutefois, dans les études mixtes, l’analyse et l’articulation des données quantitatives et qualitatives, tant cette orientation méthodologique reste encore faiblement encadrée. Par ailleurs, le recours aux approches qualitatives dans une discipline qui se définit avant tout par sa démarche statistique et hypothético-déductive, pose un certain nombre de questions épistémologiques, renvoyant notamment à l’objet même de la démographie qui s’inscrit alors davantage dans le champ plus large des « population studies ». Ce questionnement est encore plus évident dans le cas d’études entièrement qualitatives dans ce champ.

Près de vingt ans après la publication de l’ouvrage de Riley et McCarthy, où en est la discipline au regard de la production et de l’analyse des données qualitatives, le plus souvent articulées avec des données quantitatives, mais pas toujours ? Comment se conçoivent et se réalisent de telles études dans le champ de la démographie ou, plus largement, des études de population (population studies) ?

Dans ce numéro, la réflexion est envisagée autour de trois axes, à savoir premièrement, les questionnements conduisant les chercheurs en sciences de la population à avoir recours à une approche qualitative, deuxièmement, les techniques utilisées dans ces études et enfin, les enjeux et défis de l’articulation des données quantitatives et qualitatives dans les études mixtes.

L’APPROCHE QUALITATIVE DANS LES ÉTUDES EN SCIENCES DE LA POPULATION : QUESTIONNEMENTS

L’intérêt des chercheurs et des utilisateurs des résultats de recherches en sciences de la population pour la production de données plus riches grâce au recours à des méthodologies qualitatives a été souligné plus haut. Ce faisant, on peut s’interroger sur les points suivants : comment des chercheurs souvent non formés initialement aux approches qualitatives (collecte et analyse) en sont-ils arrivés à utiliser de telles méthodes ? Quels questionnements en sciences des populations les y ont conduits ?

L’étude des comportements matrimoniaux et de fécondité a sans doute constitué un point de départ pour l’usage des approches qualitatives, notamment dans les pays où la transition démographique est en cours. En effet, la difficulté à comprendre et interpréter le maintien de certains comportements dans des contextes où l’on s’attendrait à ce qu’ils changent a confronté les démographes aux limites de leurs approches traditionnelles. La Conférence du Caire en 1994 et son programme d’action en matière de santé reproductive a apporté à cet égard une impulsion significative aux chercheurs dans ce champ particulier de la démographie. Coïncidant par ailleurs avec la « crise du VIH-SIDA », on a vu les études mêlant démographie, anthropologie médicale et santé publique se multiplier, innovant du point de vue méthodologique (Watkins, 2004 ; LeGrand et collab. 2003 ; Desgrées du Loû, 2005).

L’article de Ngo Mayack s’inscrit dans cette mouvance et présente comment, à partir d’un questionnement démographique sur la responsabilité contraceptive chez les femmes au Cameroun, le choix d’une approche qualitative permet d’investiguer de façon approfondie cette question de santé reproductive.

Les choix techniques opérés par la chercheure, à savoir la réalisation d’entretiens approfondis semi-directifs auprès de femmes et d’une analyse du contenu du corpus de données, conduisent à une description et à un examen détaillé des perceptions, motivations et pratiques des répondantes dans le domaine de la planification familiale. L’auteure aboutit à la construction d’une grille de lecture de l’appropriation par les femmes de la responsabilité de la contraception. Le sens conféré par les enquêtées à leurs pratiques contraceptives et les rôles afférents sont investigués. Les catégories de sens organisées en thèmes mettent notamment en lumière les représentations de la gestion de la contraception et des logiques sous-jacentes à l’utilisation de la pilule contraceptive d’urgence.

Dans cette étude, les logiques d’acteurs identifiées grâce à l’approche qualitative sont fort utiles : elles permettent de relever la singularité des faits rapportés par les individus sur leur vie reproductive. Par ailleurs, la flexibilité de l’entretien semi-directif offre à la chercheure la possibilité d’explorer de nouvelles hypothèses et d’élargir le champ de connaissances de façon réflexive.

LE QUALITATIF DANS LES ÉTUDES EN SCIENCES DE LA POPULATION : RÉINVENTION/ADAPTATION DES TECHNIQUES

Le deuxième axe de ce numéro interroge les techniques et outils utilisés par les chercheurs en sciences de la population dans les approches qualitatives. Ont-ils toujours recours, comme dans l’étude de Ngo Mayack évoquée plus haut, à des techniques « classiques » en sociologie comme l’entretien semi-directif pour la collecte des données et l’analyse du contenu pour leur exploitation, ou réinventent-ils parfois (ou adaptent-ils) des techniques appartenant davantage à celles traditionnellement utilisées dans les approches quantitatives ?

Précisons que le recours au terme de « méthodologie » ne se limite pas aux techniques mobilisées pour recueillir l’information. Il s’agit, plus largement, de la démarche entreprise pour répondre à une question de recherche et qui ne peut, par conséquent, s’enfermer dans des modèles préétablis de production de données. L’ouverture des démographes à de telles approches pour mieux répondre à leurs questionnements de recherche les incite donc à plus de créativité dans l’analyse de matériels parfois existant, les poussant à revisiter certaines techniques.

Dans cette perspective, l’article de Cavagnoud et ses collègues sur l’usage renouvelé de la fiche Ageven nous paraît exemplaire. En effet, les auteurs, revenant sur les usages initiaux de cette fiche utilisée dans le cadre des enquêtes rétrospectives biographiques (Antoine et Lelièvre, 2006), mobilisent cet outil dans une perspective exclusivement qualitative. Ce faisant, ils sont amenés à construire la fiche différemment afin de recueillir des informations complexes, enrichissant ainsi leurs analyses de façon significative. En particulier, dans leur examen des parcours de vie des jeunes mères adolescentes au Mexique, ils montrent comment la fiche ainsi revisitée permet de mettre en relief différents niveaux d’observation et d’établir des relations entre les événements qui en font partie. La fiche, d’outil complémentaire à un questionnaire d’enquête souvent long et complexe, devient un outil d’analyse en soi dont le traitement en relation avec un récit de vie (ou entrevue semi-dirigée) permet de rendre compte des multiples relations et dépendances entre différentes dimensions de la vie des individus. Mieux encore, plutôt que de poursuivre une logique chronologique classique, cet usage de la fiche permet aux participants à l’étude de se situer dans le temps en fonction de leurs propres représentations temporelles et selon l’importance qu’ils accordent aux événements relatés. En d’autres termes, elle permet de mieux systématiser la subjectivité des acteurs et, ce faisant, accéder à un sens qui échappe aux approches quantitatives, si sophistiquées soient-elles. Le choix d’adapter la fiche ainsi, en fonction de l’objet de recherche qui ne cherche pas à mesurer une relation (ex. l’effet de la maternité adolescente sur les parcours de vie), mais à mieux comprendre les multiples interrelations entre événements en lien avec cet état particulier, dénote bien une démarche méthodologique par laquelle les auteurs tentent d’établir un pont épistémologique entre les outils quantitatifs et qualitatifs.

L’ANALYSE DES DONNÉES QUALITATIVES ARTICULÉES AVEC DES DONNÉES QUANTITATIVES

Dans ce dernier axe, le numéro aborde davantage la question de l’articulation entre données quantitatives et qualitatives. Il peut s’agir de situations où les données qualitatives viennent en complément de données quantitatives existantes ou recueillies dans le cadre de la même étude. Inversement, se pose aussi la situation dans laquelle une étude préliminaire qualitative, souvent réalisée à une échelle réduite, permet de construire des outils de recueil de données quantitatifs et d’appuyer l’analyse de ces dernières. Dans tous les cas, l’arrimage entre les deux types de données ne se fera pas de la même manière et les choix opérés dans l’analyse des données qualitatives devront être adaptés (ce qui n’est pas sans rappeler la démarche de « Formative Research » mobilisée en santé publique).

La question de l’articulation des données quantitatives avec les données qualitatives se pose donc à la fois d’un point de vue technique et conceptuel. Quels apports une telle articulation a-t-elle générés ? S’agit-il, selon les chercheurs l’ayant réalisée, d’une plus-value par rapport à des études exclusivement quantitatives ou qualitatives ?

Dans leur article sur rôle de la salubrité dans les maladies diarrhéiques chez l’enfant à Dakar, Rautu et ses collègues montrent comment, face à ce questionnement, le recours à une approche mixte a été pensé et opéré et quels en ont été les apports. Les auteurs combinent une analyse statistique à plusieurs niveaux avec une analyse qualitative de données obtenues par entretien. De ce fait, des facteurs appartenant à différentes sphères et sur différents niveaux d’analyse (individuel, ménage, quartier), qui sont susceptibles d’avoir un impact sur le risque d’infections diarrhéiques, sont pris en compte. L’analyse quantitative permet de dresser le panorama des facteurs associés à la transmission des infections diarrhéiques chez les enfants. Quant à l’analyse qualitative, elle démontre l’effet de l’environnement immédiat de la famille de l’enfant dans les comportements liés à la santé et à l’assainissement au sein d’une famille.

En fin de compte, l’étude démontre comment cette articulation entre les deux approches, quantitative et qualitative, permet d’obtenir une image plus complète des conditions de vie et de pallier les sources de biais inhérentes à chacune des perspectives. Il s’agit ici principalement des lacunes des indicateurs statistiques pour les méthodes quantitatives et des défis de représentativité pour les méthodes qualitatives. Les chercheurs attirent également l’attention sur la nécessité d’une telle approche mixte dans des contextes de données statistiques imparfaites, où les indicateurs couramment utilisés peuvent masquer des disparités importantes qui seraient ignorées dans une perspective purement quantitative. À leur avis, l’articulation plus soutenue entre des données statistiques et non numériques dans ce type d’analyse permettrait probablement de mieux comprendre le réseau complexe de déterminants des maladies infectieuses chez l’enfant.

Duvoisin et Oris démontrent également, dans leur article sur l’usage des méthodes rétrospectives mixtes pour une approche renouvelée du baby-boom en Suisse, comment l’utilisation d’une approche biographique mixte leur a fourni une clé de lecture pour montrer de quelle façon un phénomène historique massif a pu être le produit d’une diversité de parcours de vie. Les chercheurs articulent, dans la réalisation de cette étude, non seulement les données, mais aussi les techniques de collecte et d’analyse. Ils utilisent un échantillon de calendriers de vie collectés parmi les résidents en Suisse de 65 ans et plus qui a été complété pour un sous-échantillon de récits de vie. L’approche du parcours de vie utilisée permet d’examiner la complexité, de situer les biographies dans des contextes qui évoluent et d’intégrer les matériaux objectifs et subjectifs. Deux types de méthodes statistiques (exploratoire et confirmatoire) sont ensuite combinés avec le jugement rétrospectif des individus sur leurs trajectoires.

Dans cette démarche, outre l’approche quantitative, les témoignages qualitatifs ont été d’un apport capital, tant les biographies individuelles sont complexes, évolutives et contextuelles.

CONCLUSION

En fin de compte, les expériences de recherche présentées dans ce numéro confirment combien, dans une diversité de questionnements touchant aux sciences de la population, l’usage d’approches qualitatives permet de renforcer la profondeur du raisonnement scientifique et de l’explication des phénomènes et faits sociaux tout en questionnant la pertinence méthodologique des outils et techniques de collecte et d’analyse des données mobilisés.

Ces différents cas de figure illustrent également les retombées de ces choix méthodologiques sur le plan éthique : par une interprétation plus fine des phénomènes étudiés et en multipliant les techniques dans les recherches mixtes, le chercheur accroît ses possibilités de trianguler les données et les points de vue, ce qui augmente ses chances de fournir des interprétations et des lectures des faits de population aussi proches que possible de la réalité des individus et communautés.

Soulignons toutefois que des défis transparaissent dans ces expériences sur les plans méthodologique et théorique.

Un premier défi réside dans les temps différents d’une enquête statistique et d’une étude qualitative. Selon le rôle attribué à l’étude qualitative (complémentaire à l’enquête ou au contraire, préliminaire en vue de guider la mise en place d’un dispositif de recherche quantitatif), il peut y avoir un décalage dans le temps entre les deux plus ou moins important. Ceci est soulevé dans l’étude de Rautu et ses collègues où les entretiens ont été réalisés quelques années après l’enquête quantitative. Dans ce cas, c’est l’analyse des données statistiques qui a incité les chercheurs à mener une étude complémentaire par la suite. La mise en oeuvre d’un tel processus peut s’avérer délicate tant du fait des ressources à mobiliser que de la prise en compte des changements ayant pu avoir lieu depuis l’enquête initiale.

En second lieu, selon quelles approches analytiques ces données qualitatives, si riches soient elles, seront-elles interprétées de sorte qu’elles alimentent une réflexion en lien avec l’étude des populations ? Ceci est posé de manière indirecte par le texte de Cavagnoud et ses collègues, ces auteurs mobilisant à des fins différentes la fiche Ageven conventionnellement associée à une enquête rétrospective biographique quantitative. En effet, leur refonte de cet outil les conduit à proposer une nouvelle façon de l’analyser. Si les démographes ont souvent été « accusés » de faiblesse théorique comparativement aux disciplines plus fondamentales comme la sociologie ou l’anthropologie, sur quels fondements vont-ils analyser leurs données qualitatives ?

Enfin, et c’est lié au point précédent, le type d’analyse décrit dans les articles du numéro repose le plus souvent sur une démarche thématique plutôt transversale que sur des études de cas approfondies. Cette démarche facilite l’articulation entre les données qualitatives et quantitatives mais ne résout pas la question des échelles différentes selon lesquelles ces données ont été produites. On peut donc s’interroger sur le rôle attribué au recours aux méthodes qualitatives en démographie : si ces méthodes sont certainement complémentaires aux analyses statistiques, dans quelle mesure permettent-elles la remise en question des catégories d’analyse structurant ces dernières ?

Ceci pose plus fondamentalement la question du cumul des connaissances : au-delà d’une articulation entre données quantitatives et qualitatives « individualisée » à chaque étude, ne faudrait-il pas se donner les moyens d’articuler des recherches entre elles de façon plus étroite, qu’elles reposent sur l’une ou l’autre de ces approches ou les deux (méthodes mixtes) ? Ainsi, il s’agirait d’aller au-delà d’un simple recensement des travaux faisant la synthèse des résultats issus d’analyses statistiques, qualitatives ou mixtes, et qui souvent met en exergue les limites méthodologiques de chaque approche. En effet, plutôt que de s’arrêter à ce type d’exercice, ne faudrait-il pas davantage chercher à s’inscrire dans une démarche analytique permettant d’inclure les apports de chaque recherche menée de sorte que l’on obtienne une toile dont chaque fil s’accroche à un autre pour dresser un portrait cohérent de la réalité observée ? Ceci mettrait alors en évidence la nécessité d’associer systématiquement à la représentativité statistique, la représentativité sociologique, voire socio-anthropologique, apparemment moins technique, mais tout autant rigoureuse scientifiquement (Olivier de Sardan, 2008).