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Introduction

Les intervenants de la protection de la jeunesse jouent un rôle clé dans le processus que suit un signalement. Ils doivent constamment évaluer les risques d’une intervention sociojudiciaire non pertinente ou non nécessaire et ceux d’une non-intervention. Ces intervenants ont la responsabilité d’évaluer objectivement les besoins de protection de l’enfant, et, si nécessaire, les meilleures façons de le protéger. La protection des enfants victimes de mauvais traitements parentaux nécessite donc l’établissement d’un équilibre précaire entre les offres d’aide et de soutien d’un côté, et les menaces de punition de l’autre. Toutefois, depuis trente ans, la tendance est à l’augmentation de la judiciarisation[2] dans les situations de mauvais traitements envers les enfants (Carrier et al., 1996 ; Lessard, 2002 ; ministère de la Justice, 2004). La judiciarisation implique que les intervenants sociaux doivent recourir au tribunal lorsque nécessaire pour forcer la famille à s’impliquer dans le traitement. Parallèlement, certaines formes de mauvais traitements, dont les abus sexuels ou physiques, sont de plus en plus perçues comme un acte criminel devant obligatoirement entraîner des poursuites criminelles (gouvernement du Québec, 2001). À ce jour, les effets réels de la judiciarisation sur la responsabilisation des parents et leur engagement à l’égard de l’enfant visé par la situation de protection demeurent peu étudiés et peu discutés lorsqu’il est question de la judiciarisation des situations de protection (Carrier et al., 1996 ; ministère de la Justice, 2004).

Quelle que soit l’approche préconisée, le recours au Tribunal de la jeunesse pose des contraintes importantes pour le système de protection et les intervenants. L’un des enjeux de la judiciarisation est de transformer le rapport entre l’intervenant et la famille. L’intervenant est alors perçu beaucoup plus comme une menace qu’une source d’aide pour la famille. De fait, le processus de judiciarisation, qui oppose l’intervenant aux parents, aide difficilement au développement d’une relation de confiance et d’une alliance thérapeutique visant à régler le problème de mauvais traitements envers les enfants. L’intervenant de la protection de la jeunesse est donc appelé à assumer deux rôles parfois incompatibles soit celui d’un intervenant psychosocial, qui doit évaluer et traiter la famille, et celui d’un représentant de l’autorité légale, qui entreprendra des recours au tribunal contre la volonté des parents en utilisant des informations recueillies durant les rencontres de counselling ou cliniques pour démontrer que ceux-ci sont inaptes. Ce double rôle représente une source de confusion importante pour l’intervenant et les parents impliqués.

Un autre enjeu soulevé par la recrudescence de la judiciarisation a trait à l’augmentation du temps que l’intervenant doit passer à préparer le dossier pour la cour et à participer aux différentes étapes du processus judiciaire. Ainsi, dans le contexte de la protection de la jeunesse, on constate un changement dans la nature du travail de l’intervenant qui doit accorder davantage de temps à la préparation du dossier judiciaire (constitution de la preuve, attentes au tribunal, remises de causes, etc.) plutôt qu’à la relation thérapeute-client et au suivi social de la famille (Carrier et al., 1996).

Enfin, un dernier enjeu important a trait au fait que l’intervenant qui doit appliquer les principes de la loi dispose de peu d’outils pour l’aider à évaluer l’incapacité parentale et à justifier la nécessité d’intervenir dans un contexte judiciaire. En effet, il existe peu d’instruments validés scientifiquement qui peuvent aider l’intervenant dans la prise de décision sur la nécessité de recourir au tribunal ou non dans une situation donnée ou concernant d’autres décisions comme le placement de l’enfant. Conséquemment, une bonne part de la décision se fonde sur l’intuition et le jugement de l’intervenant ; ce jugement étant influencé par un ensemble de facteurs personnels dont l’expérience, les habiletés, l’objectivité et la formation professionnelle. Aussi, dans le contexte actuel de surcharge de travail vécu par les intervenants de la protection de la jeunesse où l’on note un taux d’épuisement professionnel élevé, le manque de supervision et de ressources s’ajoutent au manque d’outils appropriés (Steinhauer, 1991).

Afin de mieux comprendre cette décision de recourir au Tribunal de la jeunesse, nous explorerons dans les pages qui suivent l’évolution des taux de judiciarisation au Québec depuis 1993 et les connaissances scientifiques actuelles concernant les facteurs associés à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse dans les situations de mauvais traitements envers les enfants.

Évolution des taux de judiciarisation au Québec

Au Québec, les statistiques publiées annuellement par le ministère de la Santé et des Services sociaux concernant divers indicateurs repères relatifs à l’application de la Loi sur la protection de la jeunesse montrent que la proportion des orientations judiciarisées[3] est en hausse depuis huit ans. Cette proportion est, en effet, passée de 32 % en 1993-1994 à 47 % en 2000-2001 (Lessard, 2002). Pendant cette même période, les orientations judiciarisées ont été plus fréquentes dans les cas d’abandon et d’abus sexuels. Enfin, Lessard (2002) souligne des différences régionales considérables quant à la proportion des orientations judiciarisées : ces proportions varient de 25 % à 62 % selon les régions (pour les quatre années considérées : 1997-1998 à 2000-2001).

La proportion des prises en charge sous mesures judiciaires a également augmenté considérablement au cours des huit dernières années, passant de 50 % en 1993-94 à 73 % en 2000-2001. Lessard (2002) souligne que depuis 1996-1997, cette proportion dépasse les 70 %. Pour l’année 2000-2001, elle varie passablement d’un Centre jeunesse (CJ) à l’autre soit de 58 % à 82 %.

L’étude de Roberge (1998) nous permet de suivre l’évolution de certaines décisions dont celle concernant la judiciarisation, et ce, en fonction de la problématique signalée. Cette étude a suivi, sur une période moyenne de trois à quatre ans, le cheminement de 6304 signalements reçus dans six CJ entre le 1er avril 1992 et le 31 mars 1993. Les résultats démontrent que selon le CJ, de 39 % à 68 % des cas pris en charge pour abus sexuel sont judiciarisés au Tribunal de la jeunesse. Il s’agit de la problématique où le recours au Tribunal de la jeunesse est le plus fréquent. À l’inverse, les abus physiques représentent la forme de compromission la moins souvent judiciarisée, avec des pourcentages variant de 0 % à 34 %. En somme, ces données montrent que le recours au Tribunal de la jeunesse prend de plus en plus d’ampleur dans le système de protection de la jeunesse et que ce recours au tribunal varie passablement d’un Centre jeunesse à l’autre et selon la problématique.

Facteurs associés à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse

Un examen de la littérature scientifique montre, qu’à ce jour, seulement quelques recherches visent l’étude des facteurs associés à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse dans un contexte de protection de la jeunesse. La moitié de celles-ci sont réalisées à partir de cas fictifs (vignettes) soumis aux jugements de différents groupes de professionnels à qui l’on demande de prendre une décision sur la judiciarisation ou non à la lecture du cas (Craft et al., 1980 ; Craft et Clarkson, 1985 ; Craft et Bettin, 1991). Seules trois études portent sur des décisions prises dans le cadre de signalements réels faits aux services de protection de l’enfance (Seaberg, 1978 ; Tjaden et Thoennes, 1992 ; Karski, 1999).

L’étude des facteurs associés à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse dans le cadre d’une prise en charge par les services de protection de la jeunesse demeure très embryonnaire. Les recherches utilisant des situations fictives auprès de divers groupes de professionnels constituent un premier pas dans cette compréhension. Cependant, certaines limites méthodologiques diminuent la portée de ce type d’études : 1) le nombre restreint de variables examinées ne permet pas de voir l’ensemble des facteurs susceptibles d’influencer la décision ; 2) les situations sont fictives ce qui fait que plusieurs facteurs externes aux situations décrites sont exclus alors qu’ils peuvent, dans la réalité, avoir une influence sur la décision (nombre de familles suivies par les intervenants, politique de l’organisation ou de l’équipe, etc.) ; 3) le taux de réponse aux questionnaires est assez faible (38 % : Craft et Clarkson, 1985) ou n’est pas rapporté (Craft et al., 1980) ; et 4) alors que les décisions sont prises par les intervenants de la protection de la jeunesse, certaines études ne sont pas réalisées auprès de cette population (par exemple, des étudiants ou des avocats). Ces deux derniers aspects affectent grandement la représentativité des échantillons et la généralisation des résultats.

Malgré ces limites, les six études examinées montrent que les caractéristiques des mauvais traitements semblent nettement influencer la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse. Ces caractéristiques sont : 1) la présence d’une problématique d’abus sexuel ou d’abandon, 2) la présence de blessures sévères chez l’enfant dans les cas d’abus physique, 3) la présence de signalements antérieurs, et 4) la présence d’une fréquence plus élevée d’abus physique (Seaberg, 1978 ; Craft et al., 1980 ; Craft et Clarkson, 1985).

En ce qui concerne les caractéristiques familiales, la réaction des parents lors de l’évaluation par les services de protection de la jeunesse représente un élément important tant du point de vue du degré de coopération des parents lors de l’évaluation du signalement (Karski, 1999) qu’au point de vue de la cohérence des explications de la cause des blessures et l’aveu ou non des mauvais traitements infligés à l’enfant (Craft et al., 1980 ; Craft et Clarkson, 1985 ; Craft et Bettin, 1991). Certaines caractéristiques des parents tels leur niveau de respect envers l’enfant, leurs habiletés mentales et physiques, l’existence d’un problème d’abus de substances, semblent liées à la décision de judiciariser ou non (Karski, 1999).

Certaines caractéristiques des services sont également liées à la décision de judiciariser dont le fait que l’enfant ait fait l’objet d’un placement d’urgence lors du signalement et le fait que les mauvais traitements aient été jugés fondés (Karski, 1999). Par contre, la seule étude ayant exploré le rôle des caractéristiques des intervenants n’a constaté aucun lien avec la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse (Craft et Bettin, 1991).

La présence de services pour la famille (disponible dans la communauté) semble diminuer les probabilités de recourir à la judiciarisation (Karski, 1999), bien que ce facteur ne semble pas nécessairement pris en compte dans la décision (Craft et Bettin, 1991).

Les résultats précédents varient en fonction des études recensées. On constate que lorsque les études portent sur des signalements couvrant l’ensemble des mauvais traitements (plutôt qu’uniquement sur les abus physiques comme le font les études utilisant des vignettes) et que lorsque plusieurs variables sont explorées simultanément (comme c’est le cas dans les études sur des signalements de mauvais traitements), les caractéristiques liées aux services (par exemple, le placement de l’enfant ou la décision de juger le cas fondé) prennent alors une importance plus grande dans la prédiction de la décision de judiciariser par rapport aux autres variables. De fait, lorsque l’on tient compte des caractéristiques des services, plusieurs caractéristiques familiales (coopération du parent, problèmes conjugaux et financiers, abus de substances), certaines caractéristiques de l’enfant (sexe et âge) et certaines caractéristiques des mauvais traitements (type, sévérité et durée) ne sont pas toujours associées à la décision de judiciariser.

Dans ce contexte, cette étude vise à déterminer les facteurs associés à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse dans les cas où la sécurité ou le développement de l’enfant ont été jugés compromis.

Méthodologie

Procédure et brève description du traitement des signalements

La présente étude porte sur des analyses secondaires réalisées à partir d’une banque de données provenant d’une vaste enquête (étude d’incidence québécoise — ÉIQ[4]) qui visait à documenter tous les signalements reçus et retenus entre le 1er octobre et le 31 décembre 1998. Les signalements proviennent de 16 des 18 régions administratives du Québec, chacune desservie par une Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Deux régions ont été exclues de l’enquête en raison de leur faible population et accessibilité résultant de leur éloignement : le Nunavik, dont la population est de 8000 habitants et les terres cries de la Baie-James, dont la population est de 9000 habitants.

Le taux de signalements retenus et documentés (taux de réponse) au cours de l’étude a été calculé en divisant le nombre de signalements documentés par le nombre de signalements enregistrés par les DPJ au cours de la même période (Tourigny et al., 2002). Pour l’ensemble des signalements retenus, le taux de complétion moyen est de 86 % (variant de 64 à 99 % selon le CJ). Les plus faibles taux sont attribuables à des difficultés administratives ou externes (par exemple, oubli, retard, changement de personnel, vacances, etc.).

Mesure dépendante

Lorsqu’un signalement est retenu pour évaluation, l’intervenant vérifie les faits signalés, analyse la situation en fonction des conséquences sur l’enfant, des capacités des parents, des conditions de vie et, prend une décision concernant la compromission de la sécurité ou du développement de l’enfant (ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), 1998). Si, à la suite de l’évaluation, l’intervenant considère que les faits sont fondés sans que la situation ne compromette la sécurité ou le développement de l’enfant, le dossier est fermé. Cependant, si l’on considère que les faits sont fondés et qu’un jugement de compromission est posé, l’intervenant peut orienter la prise en charge vers des mesures volontaires visant à faire cesser la situation de compromission ou saisir le Tribunal de la jeunesse de la situation, c’est-à-dire recourir à la judiciarisation de la situation, lorsque les parents ou l’enfant n’acceptent pas les mesures volontaires[5]. Cette décision concernant l’orientation de la prise en charge constitue la variable dépendante de l’étude.

L’échantillon utilisé pour les analyses comprend 2264 enfants pour lesquels la situation signalée a été jugée fondée et la sécurité ou le développement compromis. De ce nombre, 47,4 % des enfants ont fait l’objet d’une orientation impliquant des mesures judiciarisées.

Mesures indépendantes

Le formulaire d’enquête utilisé pour recueillir l’ensemble des informations a été élaboré aux fins de l’ÉIQ en tenant compte : 1) du processus de traitement des signalements propre au système de protection de la jeunesse du Québec ; 2) des attentes exprimées par les intervenants des CJ et les chercheurs participant à cette étude ; 3) d’instruments de mesure provenant d’enquêtes similaires telles l’Ontario Incidence Study (OIS — Trocmé et al., 1994) et l’étude états-unienne National Incidence Study (NIS — Sedlak, 1991) ; 4) de la nécessité de recueillir les mêmes informations que dans l’Étude canadienne d’incidence (ÉCI — Trocmé et al., 2001) ; et 5) de l’Inventaire concernant le bien-être de l’enfant en relation avec l’exercice des responsabilités parentales (ICBE — Vézina et Bradet, 1990).

Le formulaire d’enquête permet de recueillir des renseignements sur les caractéristiques de l’enfant signalé, des adultes jouant le rôle de parents auprès de cet enfant, de son milieu de vie, de la problématique signalée, des facteurs de protection et des services rendus. Le formulaire a été rempli par l’intervenant responsable de l’évaluation ou l’orientation du signalement, et ce, à la fin de l’orientation.

Figures parentales de l’enfant signalé

Dix problèmes cliniques, connus ou soupçonnés, (violence conjugale, alcool ou drogue, criminalité, santé mentale, santé physique, soutien social, retard mental, situation économique, séparation, divorce ou autre) permettent de décrire les problèmes vécus par les figures parentales. Pour la présente étude, nous avons utilisé le nombre total de problèmes vécus par la figure parentale 1. Le même calcul est fait concernant le nombre de besoins de services pour les parents tel que jugé par l’intervenant (jusqu’à 14 besoins pouvaient être identifiés, tels des besoins de services psychiatriques, de traitements pour l’abus de substances, etc.). Le niveau de coopération du parent a été évalué à partir de l’échelle de l’ICBE, une échelle en quatre points allant d’adéquat à sérieusement inadéquat (Vézina et Bradet, 1990). Enfin, la présence ou non d’au moins un adulte vivant de l’aide sociale, d’origine autochtone et d’un autre adulte que les parents ayant un lien significatif avec l’enfant a également été documentée.

Milieu de vie de l’enfant signalé

Le milieu de vie est d’abord décrit en fonction du lien entre l’enfant signalé et ses figures parentales. Il peut s’agir d’une famille d’origine (composée uniquement d’un ou deux parents biologiques/adoptifs), d’une famille recomposée (un parent biologique/adoptif et son conjoint), d’une famille d’accueil, d’un autre type de famille ou d’une famille dont la composition est inconnue. Les autres variables familiales sont la présence ou non d’un conflit de garde, la sécurité ou non du logement, le statut de propriétaire ou locataire de la résidence, le nombre d’enfants signalés dans la famille et le nombre de déménagements dans les douze derniers mois.

Enfant signalé

Le formulaire d’enquête permet d’obtenir de l’information sur les caractéristiques démographiques de l’enfant (âge et sexe), la présence de huit problèmes (problèmes à la naissance, retard du développement, handicap de l’ouïe, de la vue ou de la parole, problème chronique de santé, problème d’apprentissage, hyperactivité, problème psychiatrique, dépression/anxiété) et l’existence de dix besoins de services.

Problématiques fondées et leurs caractéristiques

Sept problématiques (abus physique, abus sexuel, négligence, abandon, mauvais traitement psychologique, trouble de comportement sérieux et autres) jugées fondées suite à l’évaluation de la DPJ étaient documentées. Les définitions des problématiques proviennent de l’ICBE (Vézina et Bradet, 1990), du NIS (Sedlack, 1991), de l’ÉCI (Trocmé et al., 2001) et du Système clientèle jeunesse (SCJ — Trudeau et Pellan, 1998) pour les troubles de comportement sérieux. Une problématique ayant duré plus de six mois, de même que le lien entre la victime et l’agresseur ont été documentés.

La présence ou non de blessures physiques à la suite des mauvais traitements était évaluée ainsi que la nécessité ou non d’un traitement médical pour ces blessures. Enfin, l’intervenant devait évaluer si, selon lui, des atteintes à la santé mentale de l’enfant découlaient de l’ensemble des mauvais traitements vécus parmi huit catégories possibles (retard cognitif, comportements à risque, retrait social, conformisme excessif, retard de langage, humeur dépressive, impulsivité ou autre). Une variable globale mesure le nombre d’atteintes à la santé mentale. La nécessité ou non d’un traitement psychosocial pour les atteintes à la santé mentale est documentée.

Signalement et services

Des questions portaient sur la description de la situation signalée, telles que la source du signalement, soit : un membre de la famille immédiate (mère, père et enfant), une personne de l’environnement social de la famille (voisin, parenté), une personne d’un organisme public (Centre jeunesse, CLSC, école, etc.) ou une autre source dont un signalement anonyme. Le nombre de signalements au cours de l’étude pour le même enfant, le type de signalement (service régulier et urgence sociale), la priorité d’intervention (immédiate, 24 ou 72 heures), la présence de mesures d’urgence et d’accusations criminelles contre l’agresseur a également été documentée. Enfin, les intervenants ont aussi rapporté si l’enfant avait fait l’objet d’un signalement retenu dans les douze mois précédant l’étude ou d’une prise en charge au cours des cinq années précédant l’étude.

Stratégies d’analyse

Des tests khi-carré et des t-test ont d’abord été effectués afin de comparer les enfants dont la situation était judiciarisée à ceux dont la recommandation portait sur des mesures volontaires. Les comparaisons ont porté sur les 44 variables à l’étude. Les 31 variables qui s’avèrent significatives ont été utilisées dans une analyse de régression logistique par blocs hiérarchiques afin d’identifier les variables qui prédisent le mieux la décision de l’intervenant de recourir à des mesures volontaires ou judiciarisées. Lorsque les variables indépendantes sont nombreuses et corrélées, l’approche hiérarchique diminue le nombre de variables devant se retrouver simultanément dans le modèle, ce qui améliore la performance des procédés d’estimation. Aussi, la comparaison des résultats, d’une étape à l’autre, fournit quelques détails supplémentaires concernant les liens entre les variables indépendantes. L’ordre d’entrée des grandes catégories de variables est le suivant : les caractéristiques des figures parentales, des familles, des enfants, des problématiques et enfin les caractéristiques des services. L’ordre d’entrée des variables a été guidé par la logique suivante. Dans un premier temps, nous avons voulu considérer les groupes de variables qui sont clairement identifiés comme des critères devant être utilisés par l’intervenant qui vérifie les faits signalés et qui prend une décision concernant la compromission de la sécurité ou du développement de l’enfant. Dans ce sens, l’intervenant doit analyser la situation en fonction des conséquences sur l’enfant, des capacités des parents et des conditions de vie (MSSS, 1998). Nous avons jugé ici que les caractéristiques des parents et les conditions de vie devaient être les premières catégories pouvant expliquer la judiciarisation, suivies des caractéristiques des enfants. Dans un deuxième temps, nous avons analysé les caractéristiques des problématiques, car elles peuvent expliquer un certain niveau de gravité des situations et être le reflet de conséquences sur l’enfant. Enfin, les caractéristiques des services ne sont pas des facteurs explicitement mentionnés comme devant être considérés lors de la décision, mais ils peuvent également être des indicateurs de sévérité de la situation.

Les variables catégorielles présentant plus de deux catégories ont été organisées selon la méthode des contrastes dite indicator, qui consiste à utiliser une des catégories comme base de comparaison. Cette catégorie de référence est généralement la catégorie prépondérante ou celle présentant le moindre risque. Cette méthode facilite la description des résultats, les catégories de référence y sont clairement indiquées. Aussi, étant donné le caractère exploratoire de l’étude et le grand nombre de variables indépendantes, aucun effet d’interaction entre deux ou plusieurs variables n’a été analysé dans cette étude. Les résultats reposent ainsi sur l’hypothèse que le processus analysé est relativement homogène dans la population étudiée.

Résultats

Le tableau 1 présente les résultats du modèle de régression logistique des caractéristiques de la clientèle et du signalement associés à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse lors de l’orientation de la prise en charge. Le résultat du test d’ajustement de Hosmer et Lemeshow (1980) montre qu’il n’y a pas de différence significative entre les prédictions du modèle et les données observées (Goodness of Fit = 3,3468 ; dl = 8 ; p = 0,91071), ce qui implique que le modèle obtenu reflète bien les données observées. En ordre décroissant d’importance, les facteurs suivants sont associés à une plus grande probabilité de judiciarisation : 1) des mesures d’urgence ont été prises lors du signalement ; 2) la coopération du parent est inadéquate ; 3) des poursuites criminelles ont été entreprises ; 4) l’enfant a déjà été pris en charge au cours des cinq années précédant le signalement ; 5) la famille a déménagé deux fois ou plus dans les 12 derniers mois ; 6) le signalement concerne un enfant de moins de deux ans ; 7) l’enfant signalé présente un plus grand nombre de besoins ; 8) l’enfant vit dans un milieu substitut (c’est-à-dire qu’il ne vit avec aucun de ses parents naturels) ; 9) au moins un des parents vit de l’aide sociale ; 10) une situation de compromission dure depuis plus de 6 mois ; 11) le signalement concerne une situation d’abandon ; et 12) il y a un conflit de garde. Les mesures d’urgence et la coopération des parents sont nettement les variables ayant la plus grande influence sur la décision de recommander le recours au Tribunal de la jeunesse.

Tableau 1

Facteurs associés à la décision de recommander des mesures judiciarisées parmi les signalements fondés et dont la sécurité ou le développement de l’enfant ont été jugés compromis (N=2264)

Facteurs associés à la décision de recommander des mesures judiciarisées parmi les signalements fondés et dont la sécurité ou le développement de l’enfant ont été jugés compromis (N=2264)

Pseudo r2 de Nagelkerke = 0,324

1

Le rapport de cotes (Exp(B)) estimé est une mesure de l’augmentation de la cote dans une catégorie par rapport à une catégorie contraste. La catégorie contraste est celle qui apparaît à droite de la catégorie considérée. Par exemple, pour la variable Mesures d’urgence, la catégorie non est la catégorie contraste utilisée pour les catégories oui et inconnu. Le rapport de cotes identifie les catégories les plus à risque.

2

La statistique de Wald identifie les catégories où le phénomène est le plus fréquent. Cependant, si la probabilité est supérieure à 0,05 ; on ne peut rejeter l’hypothèse qu’il n’y a pas de différence entre les catégories.

3

La statistique du rapport de vraisemblance est un indicateur de la capacité de chacune des variables à prédire le phénomène, au-delà de la contribution des autres variables incluses dans le modèle. La probabilité tient compte du nombre de paramètres utilisés par la variable pour prédire le phénomène.

-> Voir la liste des tableaux

Le modèle de régression obtenu permet de prédire correctement 71 % des décisions de recommandation concernant les mesures. Le modèle prédit mieux la recommandation concernant les mesures volontaires (76 %) que celle concernant les mesures judiciarisées (66 %). En comparaison, environ 50 % des décisions seraient correctement prédites si elles étaient rendues de façon aléatoire en fixant uniquement un taux de judiciarisation préétabli correspondant à celui observé, soit 47 %.

Le tableau 2 présente en détail le lien univarié entre chaque variable et la décision de judiciarisation (seules les variables retenues dans le modèle de régression final y apparaissent). Il est à noter que pour certaines variables, le fait que les données soient inconnues de l’intervenant au moment de la décision est associé à une plus grande probabilité que celle-ci porte sur la recommandation de recourir au tribunal. C’est le cas pour les variables coopération du parent, mesures d’urgence et accusations criminelles. À l’inverse, lorsque la variable nombre de déménagements est inconnue, la probabilité de recourir au tribunal est moins grande.

Certaines variables significatives lors des analyses univariées ne sont pas retenues par le modèle de régression. Ces variables sont : 1) certaines caractéristiques de la figure parentale (comme le fait d’être autochtone, le nombre de besoins ou de problèmes vécus par le parent) ; 2) certaines caractéristiques du milieu de vie (logement sécuritaire, famille propriétaire du logement, nombre d’enfants signalés) ; 3) le sexe de l’enfant signalé ; 4) certaines caractéristiques des problématiques (les types de problématiques à l’exception de l’abandon, le nombre de problématiques, le lien entre la victime et l’agresseur et les séquelles liées aux problématiques dont les blessures physiques, le traitement médical, le nombre d’atteintes à la santé mentale et le traitement psychosocial) ; et 5) certaines caractéristiques du signalement dont les sources de signalement (public et famille immédiate), le fait que l’enfant ait fait l’objet d’un signalement retenu au cours des douze derniers mois, le nombre de signalements reçus pour le même enfant durant la période de l’enquête et la priorité d’intervention accordée au signalement.

Discussion

Les résultats de l’étude montrent que la coopération des parents, la chronicité des situations (prise en charge antérieure au cours des cinq dernières années et durée des mauvais traitements/troubles de comportement), la vulnérabilité de l’enfant (jeune âge et nombre de besoins de services), la gravité des situations (abandon de l’enfant, présence de mesures d’urgence et de poursuites criminelles) de même que certains facteurs de risque familiaux (aide sociale et déménagements fréquents) sont des variables fortement associées à la décision de recommander le recours au Tribunal de la jeunesse lors de la prise en charge.

Tableau 2

Comparaison des caractéristiques des situations signalées ayant une recommandation de mesures judiciarisées à celles ayant une recommandation de mesures volontaires pour les variables retenues dans le modèle de régression logistique (N =2264)

Comparaison des caractéristiques des situations signalées ayant une recommandation de mesures judiciarisées à celles ayant une recommandation de mesures volontaires pour les variables retenues dans le modèle de régression logistique (N =2264)

* p ≤ 05

** p ≤ 01

*** p ≤ 001

-> Voir la liste des tableaux

La présence de mesures d’urgence dès le début du processus d’évaluation du signalement est le facteur le plus fortement associé à la décision de judiciariser à l’étape orientation. Ces mesures d’urgence peuvent être prises avec ou sans le consentement des parents. Dans ce dernier cas, le Tribunal de la jeunesse doit être saisi sur le fond, et ce, dans un délai de 24 heures. Bien que nous n’ayons pas de données précises sur la proportion de mesures d’urgence saisies par le Tribunal de la jeunesse[6], nous pouvons penser que la présence de ce facteur constitue un indicateur direct de judiciarisation à travers une première démarche devant le tribunal. Aussi, on peut penser que les mesures d’urgence représentent un indicateur de gravité puisqu’elles visent généralement à retirer l’enfant de son milieu familial en raison d’une menace immédiate à sa sécurité. Il est donc possible, dans ce contexte, que la décision de recommander le recours au Tribunal de la jeunesse prenne son origine en grande partie lors de la prise des mesures d’urgence et qu’un mode de relation conflictuelle entre l’intervenant et les parents s’amorce avant ou immédiatement après cette étape. Notons que le facteur degré de coopération (deuxième facteur en importance) a un effet indépendant de celui des mesures d’urgence.

La coopération des parents avec les services de protection représente une des variables les plus fréquemment associées à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse dans le cas des situations d’abus physique (Craft et al., 1980 ; Craft et Clarkson, 1985 ; Craft et Bettin, 1991) ou celles considérant d’autres problématiques (Karski, 1999). Ce facteur pourrait être lié : 1) à la reconnaissance ou non par les parents et l’enfant de l’existence de la situation de compromission et de la nécessité d’y mettre fin, et 2) à la démonstration ou non que les parents veulent changer cette situation et qu’ils sont prêts à s’engager à collaborer à l’application des mesures. Il s’agit là de deux des trois critères considérés comme essentiels dans le choix du régime volontaire ou judiciaire dans le Manuel de référence sur la protection de la jeunesse (MSSS, 1998).

Karski (1999) souligne toutefois que la coopération des parents dans le contexte d’une évaluation par les services de protection de la jeunesse peut représenter un indicateur ambigu au moment de décider des dispositions à prendre si le cas est fondé (par exemple, judiciariser ou non). Certains services de protection de la jeunesse (par exemple, en Californie) utilisent le degré de coopération du parent comme un indicateur de risque. On peut penser que le niveau de coopération du parent pourrait aussi refléter : une manipulation d’un parent qui coopère afin de tromper l’intervenant ; une volonté du parent de coopérer sans pour autant avoir la capacité réelle d’enrayer la situation qui compromet la sécurité ou le développement de son enfant ; un conflit de personnalité entre l’intervenant et les parents ou tout simplement un désaccord sur la meilleure façon de régler la situation signalée. Par exemple, un parent peut paraître coopératif, mais manquer du contrôle nécessaire pour ne pas agresser l’enfant à nouveau dans des situations à risque futures. De même, un parent accusé d’abus physique peut être très hostile et se sentir injustement jugé, même si ce n’est pas le cas. Ainsi, une décision de judiciariser la situation ou de placer l’enfant peut être influencée faussement par la nature de la réaction du parent lors de l’évaluation. Enfin, Karski (1999) note qu’il s’agit d’une des variables évaluée avec le moins de constance par les intervenants sociaux et qu’elle est sujette à des interprétations culturelles.

Certains facteurs associés à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse témoignent des situations plus sévères, plus chroniques ou liées à des vulnérabilités plus importantes. En effet, des problématiques durant depuis plus de six mois et le fait que l’enfant ait déjà été pris en charge dans les cinq dernières années démontrent une chronicité de la situation qui est probablement interprétée à juste titre par l’intervenant comme une incapacité du parent à pouvoir remédier à la situation de compromission (constitue l’un des critères pouvant justifier le recours à la judiciarisation).

La gravité et la vulnérabilité de la situation semblent également associées à la judiciarisation. En effet, l’abandon, le plus grand nombre de besoins de l’enfant, la prise de mesures d’urgence lors du signalement, l’engagement de poursuites criminelles ainsi que le très jeune âge de l’enfant (moins de 2 ans) sont autant d’indicateurs en ce sens. L’association de ces facteurs à la décision de judiciariser apparaît donc logique et cohérente avec les pratiques attendues. Si l’on ajoute à cela la pauvreté et les nombreux déménagements de la famille, nous pouvons penser que ces caractéristiques rendent la famille encore plus vulnérable en augmentant le stress vécu ou en diminuant les ressources potentielles pour lui venir en aide.

L’absence de certains facteurs pouvant prédire la judiciarisation est également intéressante à explorer. Par exemple, il est surprenant de constater que les situations d’abus sexuel, d’abus physique et de négligence grave ne sont pas associées à la judiciarisation alors que le manuel de référence souligne que « Le régime judiciaire est privilégié par l’ensemble des DPJ dans les situations d’abus sexuel, d’abus physique et de négligence grave ». Cette orientation n’a pas un caractère impératif et automatique (MSSS, 1998 : 184). Pour leur part, Tjaden et Thoennes (1992) ont associé les situations d’abandon ou d’abus sexuel à la judiciarisation.

Conclusion

Cette étude offre un premier aperçu du rôle de certains facteurs associés à la décision de recourir au Tribunal de la jeunesse lors de l’orientation de la prise en charge par les services de la protection de la jeunesse. Toutefois, il demeure important d’acquérir une meilleure compréhension du bienfait de chaque décision pour l’enfant et sa famille. La judiciarisation est-elle efficace ? Obtient-on ce que l’on veut obtenir en judiciarisant ? Certaines études semblent plutôt démontrer un faible taux de participation des parents lorsque le traitement est ordonné par le tribunal. Par exemple, Famularo et al. (1989) rapportent que malgré le fait que le tribunal ait ordonné à 86 % des parents de participer à un traitement pour un problème de toxicomanie, moins de la moitié de ceux-ci ont respecté l’ordonnance de la cour. De plus, Rittner et Dozier (2000) rapportent également que le niveau de respect de l’ordonnance de la cour n’est pas lié au fait que les parents vont maltraiter à nouveau leur enfant. Une étude québécoise semble, par ailleurs, confirmer que la judiciarisation n’a pas d’effet significatif sur la récurrence du signalement retenu (Hélie, 2005). Ces études suggèrent donc qu’il n’est pas certain que la judiciarisation produise les effets escomptés sur les parents et les enfants.