Corps de l’article

Introduction[1][2]

Selon divers auteurs, les jeunes de la rue sont de plus en plus l’objet d’interventions coercitives par les autorités policières qui pénalisent, entre autres, leurs stratégies de survie telles que le squeegee, la quête et la prostitution, et leur occupation de l’espace public, notamment par l’entremise de règlements municipaux (Parazelli, 1997, 2000 ; Bellot, 2000, 2001 ; Colombo, 2008). Cette judiciarisation fait en sorte qu’ils se retrouvent de plus en plus souvent en prison (Landreville et al., 1998 ; Charest, 2003 ; Bellot et al., 2005). En effet, Bousquet (1998) indiquait qu’au Québec, 80 % des jeunes de la rue avaient déjà été arrêtés par la police, alors qu’une étude de l’Agence de santé publique du Canada (2006) estimait qu’au Canada, entre 1999 et 2003, plus de la moitié avait été incarcérée. La judiciarisation et l’incarcération apparaissent clairement comme des façons de gérer la problématique des jeunes de la rue.

Si les études sur la prison témoignent d’une expérience sociale particulière pouvant entraîner des repositionnements identitaires, des pertes matérielles et affectives, des problèmes psychologiques ou des difficultés liées à la réinsertion, celles-ci soulignent leur variabilité tant en termes d’intensité que de type d’effet (Cooke et al., 1990 ; Rostaing, 1997, 2006 ; Chantraine, 2003, 2004). La situation est d’autant plus préoccupante pour une personne qui présente plusieurs difficultés[3] (Laberge et al., 1998 ; Chantraine, 2004). L’incarcération peut être considérée comme un facteur d’aggravation de leur situation, inefficace en termes d’aide et même susceptible d’anéantir leurs efforts pour s’en sortir. De ce fait, elle peut contribuer à la mise en forme de trajectoires d’exclusion à travers les processus de désignation et de stigmatisation (Chantraine, 2004).

Puisque nous nous intéressons aux effets à long terme de la prison, nous avons choisi de nous pencher sur les transformations identitaires qui surviennent à sa suite. Les jeunes de la rue incarcérés sont-ils amenés à se repositionner socialement et à envisager l’adoption d’un nouveau mode de vie correspondant davantage aux normes sociales dominantes ? Ou, au contraire, adoptent-ils une nouvelle identité déviante et s’engagent-ils dans une « carrière criminelle » ? Quel chemin prennent-ils afin de pallier ce qui pourrait être un déni de reconnaissance sociale induit par le passage en prison ? Quelles stratégies identitaires mettent-ils à contribution afin de conserver une image de soi positive ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles nous désirions répondre et dont nous discuterons dans cet article. Mais d’abord, voyons brièvement notre méthodologie ainsi que notre cadre d’analyse.

Méthodologie

Le présent article s’appuie sur les résultats d’une recherche de maîtrise portant sur l’incarcération des jeunes de la rue à Montréal (Larouche, 2008). Cette recherche qualitative et exploratoire est basée sur dix entretiens semi-directifs avec des jeunes vivant ou ayant vécu dans la rue pendant au moins six mois et ayant fait un séjour ou plus en prison, d’au minimum un mois, dont le motif était en lien avec leur vie de rue. Plus précisément, notre échantillon se compose de quatre femmes et six hommes, âgés de 21 à 27 ans, ayant passé entre un et huit ans dans la rue. Six des répondants en étaient sortis alors que deux d’entre eux étaient en maison d’hébergement et deux autres étaient toujours dans la rue. En ce qui a trait à la prison, nos répondants ont été incarcérés de deux à quelques dizaines de fois[4], toujours au palier provincial, pour des peines d’un jour à 11 mois[5]. Parmi les motifs d’incarcération figuraient les bris de condition, les non-paiements d’amende, le trafic de drogues, les voies de fait, le vol, la prostitution, la possession de drogues, la participation à une manifestation, la fraude, les introductions par effraction et la liberté illégale. Quatre des répondants ont vécu une première incarcération avant de vivre dans la rue[6].

Afin d’examiner la nature dynamique du lien entre l’expérience carcérale et la construction identitaire, nous avons opté pour le récit de vie thématique qui permettait de tenir compte à la fois de la dimension temporelle, du rapport dedans/dehors de la prison, du sens donné à cette expérience par le sujet et de sa marge de manoeuvre dans la construction de son identité. Pour bien saisir les changements identitaires perçus par les jeunes, nous avons aussi considéré les périodes précédant et suivant les incarcérations. Comment l’individu raconte-t-il sa vie de rue ? Comment explique-t-il son passage en prison ? Comment cette expérience l’a-t-elle affecté ? Pourquoi d’une telle façon plutôt qu’une autre ? Le découpage chronologique des entretiens a permis, dans une certaine mesure, d’exposer les repositionnements identitaires, examinés à la lumière d’une grille d’analyse élaborée à partir de la théorie de la gestion relationnelle de soi de Bajoit (1997) sur le travail de construction identitaire. À l’aide de cette approche, nous avons pu dégager non seulement les projets identitaires de l’individu, mais aussi les stratégies adoptées pour les réaliser en fonction des obstacles rencontrés :

C’est par le biais d’un récit sur lui-même [que l’individu construit et se raconte] qu’il cherche à changer son rapport à soi et aux autres, afin de s’adapter et de réduire ses tensions. La gestion relationnelle de soi consiste d’abord à mettre en oeuvre une capacité de se parler à soi-même, de forger un récit plausible par lequel chacun plaide sa cause devant lui-même, s’explique ce qui lui est arrivé, ce qu’il a fait, ce que les autres lui ont fait.

Bajoit, 2004 : 111

Nous sommes consciente que le fait de ne pas avoir interviewé les répondants avant leur première incarcération ne permet pas une évaluation « objective » des effets de la prison. Nous nous sommes plutôt intéressée à l’interprétation subjective qu’en ont fait les jeunes, c’est-à-dire à leurs perceptions de la façon dont la prison a pu influencer leur construction identitaire. Le récit de vie s’inscrit d’ailleurs dans une telle perspective interprétative (Fortin, cité dans Mayer et al., 2000 : 187).

La construction identitaire

Comme nous venons de le mentionner, nous nous sommes appuyée sur le modèle de Bajoit (1997, 2000), qu’il nomme gestion relationnelle de soi, afin de saisir le travail de construction identitaire. Ce cadre d’analyse nous a aidée à comprendre comment les jeunes de la rue font face à l’incarcération à partir de la façon dont ils gèrent leurs tensions existentielles, c’est-à-dire la disparité entre les attentes sociales (de leur famille, de leurs amis, de la société en général) et leurs attentes personnelles. Ce modèle prend appui sur la capacité des individus à être sujets dans un contexte où existent des institutions de socialisation, des réseaux de sociabilité et des rapports sociaux qui agissent sur et avec ces individus. La construction identitaire est alors vue surtout comme une subjectivation de l’individu plutôt que comme une simple socialisation déterminée et déterminante. Selon Bajoit (1997 : 114) : « […] l’être humain est sujet quand il met en oeuvre sa capacité de gérer les tensions entre ce que les autres attendent de lui et ce qu’il attend de lui-même, et qu’il se constitue ainsi en individu et acteur dans la société ». Les tensions vécues par l’individu le pousseraient à « travailler » sur l’une ou plusieurs de ses sphères identitaires dans le but de les concilier afin d’avoir de l’estime pour lui-même et la reconnaissance des autres pour ce qu’il s’est engagé à faire et fait de sa vie. Cette gestion des tensions existentielles correspond à la construction identitaire et l’identité personnelle en est le résultat toujours provisoire et évolutif.

Les trois sphères constitutives de l’identité personnelle identifiées par Bajoit (2003 : 102-104) sont :

  1. L’identité assignée : ce que l’individu pense que les autres attendent de lui, ce qu’il pense devoir faire pour être reconnu par les autres comme il voudrait l’être.

  2. L’identité engagée : ce que l’individu est et devient vraiment, les engagements identitaires qu’il a pris envers lui-même et qu’il est en train de réaliser concrètement dans ses conduites, par ses relations avec les autres, par ses logiques d’action.

  3. L’identité désirée : ce que l’individu voudrait être, les projets identitaires qu’il voudrait réaliser, ce qu’il pense devoir faire pour s’accomplir.

Figure 1

La gestion relationnelle de soi

La gestion relationnelle de soi
Source : Bajoit, 2003 : 110.

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La prison et les transformations identitaires

Différents rapports à l’incarcération

Lors de l’analyse des dix récits de notre corpus, nous avons constaté que la prison n’avait pas le même sens pour tous les répondants et n’occupait pas la même place dans leur parcours. En nous inspirant de Chantraine (2004), qui a établi une série de « types idéaux » qui permettent de saisir comment le rapport à l’enfermement s’inscrit dans un parcours de vie, nous avons élaboré une grille d’analyse à partir de résultats de divers travaux sur les détenus (Chantraine, 2004 ; Kokoreff, 2004 ; Otero et al., 2004)[7]. Puis, nous avons repéré ce qui semblait être l’élément central du parcours des répondants afin de déterminer les « situations idéales-typiques d’interface intérieur/extérieur » (Chantraine, 2004) de chacun des rapports à l’enfermement.

Tableau 1

Grille d’analyse des rapports à l’incarcération

Grille d’analyse des rapports à l’incarcération

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La distinction des rapports à l’incarcération a servi de fondement à la compréhension des repositionnements identitaires des jeunes qui surviennent à la suite d’une détention. En effet, ces rapports donnent un sens à l’incarcération et expliquent en partie les effets qui en résultent. Nous avons nommé ces rapports : 1) incarcération inéluctable ; 2) incarcération parenthèse ; et 3) incarcération bifurcation ; ils seront présentés brièvement au début de chaque section d’analyse[8]. Selon le rapport dominant (puisqu’il est possible d’en relever plus d’un pour un même répondant), nous avons identifié des éléments communs dans les récits qui permettent de mieux comprendre pourquoi un tel type de rapport a été façonné avec la prison. Puis, nous avons cherché à appréhender comment ces différents rapports à l’enfermement s’expriment en termes identitaires, en fonction des différentes sphères identitaires identifiées par Bajoit (1997), soit l’identité assignée, l’identité engagée et l’identité désirée. Suivant cela, nous avons pu dégager des éléments de convergence et de divergence entre les répondants d’un même groupe et entre les différents groupes. En définitive, il s’agissait de saisir comment l’expérience carcérale s’inscrit dans cette construction identitaire et comment les jeunes gèrent, s’il y a lieu, leurs sentiments de déni de reconnaissance sociale, de déni d’accomplissement personnel et de dissonance existentielle.

L’incarcération inéluctable et la construction identitaire

L’incarcération inéluctable est l’un des cinq idéaux-types identifiés par Chantraine (2004) dans ses travaux menés auprès de détenus de maisons d’arrêt françaises. Comme son nom l’indique, ce type de rapport se définit principalement par un emprisonnement incontournable en raison du parcours de l’individu : rapports conflictuels avec les autorités, multiplication des interventions policières et des arrestations, accumulation des amendes et contraventions, mode de vie marginal, pratiques illicites, etc. La détention est attendue, ces jeunes sachant pertinemment qu’un jour, ils se feront (re)prendre. Conséquemment, l’incarcération provoque rarement une prise de conscience qui entraînerait un changement de mode de vie. Dès lors, les retours en prison sont nombreux et l’incarcération devient routine. Toutefois, une peine plus longue, une accumulation de peines ou un autre facteur peuvent entraîner, un jour, une modification du rapport à l’enfermement.

Pour les répondants de ce groupe, deux situations semblent avoir favorisé ce type de rapport : d’une part, l’aboutissement d’une « galère[9] », qui comprend des activités illicites non professionnelles, mais très présentes ; une visibilité qui entraîne une répression routinière, et des détentions jugées injustes. D’autre part, il y a la routine d’enfermement[10] qui comporte des placements à l’enfance et à l’adolescence suivis de détentions dès l’âge adulte ; une précocité des actes illicites ; une consommation de drogues de plus en plus importante ; et la formation d’un sentiment d’injustice dès les premiers placements. Ces éléments favorisent les récidives et les retours en prison, ce qui engendre un « engrenage » (Chantraine, 2004) d’où il devient de plus en plus difficile de sortir.

Dans ce groupe, il y a Éric[11] et Vincent, qui ont vécu une forme de « galère » à travers leur expérience de la rue[12], et Dave et Pascal, qui ont connu des placements en centres, foyers ou familles d’accueil dès l’enfance ou le début de l’adolescence et pour qui la prison représente la continuité d’une trajectoire déjà marquée par l’enfermement.

Éric, 27 ans, a passé quatre ans dans la rue. Pour subvenir à ses besoins, il a utilisé diverses « débrouilles » telles que le trafic de drogues, la quête et le squeegee, ce qui a contribué à son parcours judiciaire. Il a été incarcéré « environ » sept fois, dont deux séjours d’un mois et demi. Sorti de la rue depuis huit ans, il avait un logement et un emploi au moment de l’entrevue et pensait faire l’objet d’un mandat d’arrestation pour défaut de paiement d’amende.

Vincent, 25 ans, a été incarcéré pour la première fois à 20 ans, pendant quatre mois et demi, pour vol, fraude, possession de drogues et introduction par effraction. C’est en sortant de prison qu’il s’est retrouvé dans la rue, pour trois ans, où il a eu recours à diverses stratégies de survie : quête, squeegee, trafic de drogues, vols. En plus de sa première sentence, il a fait une dizaine de séjours de prison, de quelques jours à un mois, toujours pour des bris de condition[13]. Lorsque nous l’avons rencontré, il avait un logement depuis près d’un an, il devait commencer un nouvel emploi sous peu et il avait toujours certaines conditions de probation à respecter.

Dave, 25 ans, a passé près de huit ans dans la rue pendant lesquels il faisait du squeegee et un peu de vente de drogues. Auparavant, il a été placé en centres, foyers et familles d’accueil de l’âge de huit ans jusqu’à sa majorité. Dès sa sortie, il a été incarcéré pour trafic de drogues, avant de se retrouver « officiellement[14] » à la rue. Il a fait environ sept séjours de prison, d’un à 18 mois, dont cinq pour défaut de paiement d’amende. Après un dernier séjour en prison suivi de six mois en maison de transition, il est graduellement sorti de la rue, avec l’aide d’un organisme communautaire. Au moment de l’entrevue, il faisait l’objet d’un mandat d’arrestation pour un bris de condition et pour défaut de paiement d’amendes totalisant entre six et sept mille dollars.

Pascal, 26 ans, s’est retrouvé graduellement dans la rue à partir de l’âge de 15 ans alors qu’il faisait des fugues du centre d’accueil. Même s’il était dans la rue, il a toujours travaillé pour des agences, en plus de recevoir des prestations de l’aide sociale, de faire du squeegee et parfois des petits vols et du trafic de drogues. Il a fait cinq séjours en prison, dont trois pour défaut de paiement d’amende, allant de quelques jours à un mois. Les deux autres séjours sont respectivement de trois mois pour voies de fait et possession simple de drogue et de six mois pour possession de drogue en vue d’en faire le trafic. Sa sortie de la rue, comme son entrée, a été graduelle, échelonnée sur environ trois ans. Au moment de l’entrevue, il avait un logement depuis deux ans, il travaillait à temps plein et il faisait l’objet d’un mandat d’arrestation pour défaut de se présenter à la cour et défaut de paiement d’amende.

Voyons maintenant comment ces répondants ont construit leur identité à partir de ce qu’ils pensent que les autres attendent d’eux (identité assignée), de ce qu’ils réalisent concrètement (identité engagée), et de ce qu’ils veulent pour eux-mêmes (identité désirée). Comment perçoivent-ils l’influence de l’expérience carcérale dans cette construction identitaire ?

Identité assignée

Selon Bajoit (1997), on cherche tous la reconnaissance des autres pour ce que l’on est et ce que l’on fait. Notre analyse nous a permis de constater que c’est aussi le cas pour les jeunes dont le parcours est plus marginal. En effet, même si certains auraient préféré ne pas se soucier du regard que les autres leur portent, les jeunes de ce groupe s’en préoccupaient tous plus ou moins. Par exemple, les propos de Vincent indiquent à la fois qu’il accordait peu d’importance au regard et à la reconnaissance des autres tout en admettant en être affecté. Serait-ce une façon de chercher à se protéger sur le plan identitaire ?

Qu’est-ce que ça te faisait d’avoir des regards méprisants des gens ?
Ben, j’essayais de m’en crisser le plus possible. […] Le regard des autres, ça venait me chercher, mais pas plus qu’il le faut vu que c’était mes propres choix, c’est moi qui avais décidé d’être là. […] (Vincent, 25 ans, 11 incarcérations)

En ce sens, le choix de s’entourer d’autres personnes qui vivent les mêmes difficultés contribue à l’absence de jugement négatif et à la reconnaissance sociale qui découlent des expériences mutuelles :

[La prison a-t-elle eu un impact] sur tes relations affectives ?
Ben non. Mes amis pis mon monde à moi, c’est du monde qui accepte ça, du monde qui a des problèmes comme ça aussi, pour la plupart. C’est du monde qui ne juge pas pis qui est assez ouvert. Ça m’affecterait peut-être si j’étais allé au fédéral pour un crime crapuleux, mais pour ce que j’ai fait, non. (Pascal, 26 ans, 5 incarcérations)

Ce besoin de reconnaissance que nous avons tous pourrait expliquer, du moins en partie, le fait que depuis qu’ils ont changé de mode de vie, les répondants accordent de plus en plus d’importance au regard des personnes significatives qui les confirment dans leur nouvelle position identitaire, plus près des attentes sociales dominantes. Le chemin parcouru depuis que leur situation s’améliore leur procure un sentiment de fierté, surtout face à leurs parents :

Ben oui, mes parents sont fiers. […] Je sens que je suis plus apprécié que je l’étais. Je suis vraiment content que ça aille bien. Je ne pensais pas que ça amènerait autant de joie, mais juste d’avoir un logement stable depuis une couple d’années, elle [ma mère] est contente. […] Je suis content avec le chemin que j’ai fait. (Pascal, 26 ans, 5 incarcérations)

Toutefois, ils continuent de relativiser l’importance accordée au regard d’autrui afin de préserver cette nouvelle identité encore fragile. Ils mettent de l’avant la nécessité d’être fier de soi plutôt que d’attendre d’être reconnu par les autres, comme en témoigne Vincent : « […] je ne m’attends pas à avoir de la reconnaissance face aux autres. Il me semble que c’est à moi de me la donner, pis je me la donne, plus qu’avant. C’est ça l’essentiel » (Vincent, 25 ans, 11 incarcérations).

Identité engagée

Au-delà des attentes sociales et des aspirations personnelles, il y a le chemin parcouru, les engagements réalisés. Un élément important qui est revenu chez presque tous les répondants de ce groupe est que la prison n’a pas modifié l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes, et ce, même quand il s’agissait de sentences plus longues[15]. Considérant que ce n’était pas leur place, ils ne s’identifiaient pas aux autres « vrais » criminels, comme l’affirme Pascal :

Est-ce que tu dirais que la prison a eu une influence sur ton image de toi ?
Non, ça ne me dérange pas. […] Ce n’était pas ma place pis c’est tout. […] Je ne me considère pas comme un institutionnalisé, comme un gars de prison. Non, ce n’est pas dans mon image la prison. (Pascal, 26 ans, 5 incarcérations)

Il semblerait que leur identité soit d’abord et avant tout marquée par les placements qu’ils ont vécus plus jeunes et/ou par leur vie de rue. Ensuite, les engagements identitaires qu’ils ont pris envers eux-mêmes alors qu’ils étaient en prison, s’il y en a eu, n’ont pas résisté à leur sortie, qu’il s’agisse d’arrêter de consommer de la drogue, de trouver un logement, bref de ne pas retourner à leur ancien mode de vie. Selon eux, ces projets identitaires ne viennent pas de leurs passages en prison, mais ont commencé à prendre forme au moment où ils se sont lassés de leur mode de vie, de son côté destructif, de son instabilité, de l’éternel recommencement, las aussi des retours en prison associés à cette vie :

À la fin, c’était juste de la consommation, tout tournait autour de la consommation. Il n’y avait plus de plaisir là pantoute […]. Trop destructif côté moral, physiquement, psychologiquement.
C’est ce qui a fait qu’un jour…
J’ai décroché. J’étais tanné, j’en avais vu assez là-dedans. En trois ans, j’ai vu assez de monde mourir dans la rue, quatre de mes chums qui sont morts. (Vincent, 25 ans, 11 incarcérations)

Lors des entretiens, tous les répondants étaient plutôt satisfaits du chemin parcouru depuis qu’ils avaient fait le projet d’un nouveau mode de vie, voyant qu’ils atteignent leurs objectifs et réalisent des choses qu’ils ne pensaient pas faire un jour. Cependant, le fait que leur situation judiciaire ne soit pas complètement réglée plane comme une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, leur rappelant constamment la possibilité de perdre ce qu’ils ont acquis. D’ailleurs, l’éventualité de retourner en prison les amène à cesser ou à modifier leurs pratiques illicites. C’est là le plus important effet de la prison sur leur identité engagée :

Je pense que ça peut juste me pousser à changer de beat pis à ne pas vouloir y retourner [en prison]. Pis si je ne veux pas y retourner, je sais ce que j’ai à faire. […] Maintenant, j’ai plus à perdre pis je suis tanné d’être dans le milieu où j’étais, de tourner en rond pis de recommencer tous les mois. […] Je me suis dit : « Je vais me replacer les pieds, respecter mon couvre-feu le plus possible, limiter mes conneries. » C’est ce que je fais, ou que j’essaie de faire le plus possible. (Vincent, 25 ans, 11 incarcérations)

Bref, plus le temps passe et plus leurs projets identitaires correspondent aux normes sociales. Mais bien qu’ils se conforment davantage à ce qu’ils pensent que la société attend d’eux, ils veulent avant tout respecter leurs propres attentes, même si celles-ci sont peut-être plus marginales.

Identité désirée

L’écart entre ce que l’on veut être et ce que l’on est peut être source de tensions existentielles importantes. Qu’est-ce que ces jeunes veulent faire de leur vie, comment se projettent-ils dans l’avenir, que pensaient-ils faire à leur sortie de prison ? Ce qui ressort des propos de ces répondants est qu’ils s’investissent peu sur le plan de l’identité désirée, comme si le fait d’être dans la rue et sur un mode de survie faisait en sorte qu’ils ne pensent pas beaucoup à l’avenir. Plus encore, lorsqu’ils étaient incarcérés, rares sont les fois où ils ont pensé à changer certains aspects de leur vie ; ils ne voulaient que retrouver leur mode de vie :

Comme je te dis, je n’avais pas vraiment de projet pis je n’avais pas vraiment de plan. Je vivais vraiment au jour le jour pis je ne me cassais pas la tête avec grand-chose. […]
Et quand t’es sorti de prison la deuxième fois ?
Ben, je suis retourné dans le même pattern. C’est sûr que j’étais content et tout, mais je suis retourné dans le même pattern, ça n’a pas été long. Il n’était pas question de job. Je retournais voir mes amis, pis triper et boire. (Éric, 27 ans, 7 incarcérations)

Pour certains, la prison a même eu l’effet contraire, c’est-à-dire qu’elle a freiné un peu plus les rêves et la formulation de projets, comme ce fut le cas pour Vincent :

[…] j’ai arrêté de penser à plus tard, surtout quand je suis rentré en dedans, c’est comme une porte qui tombe. Ça a aidé beaucoup à embarquer dans cette façon de voir là, de voir les choses.
Pourquoi ?
C’est surtout le fait que t’es en dedans pour quatre mois et demi, t’essaies de ne pas voir trop loin, de ne pas voir pour des années, mais pour le lendemain, that’s it. Pour moi, c’était rough pis ça rallongeait le temps, je trouvais ça trop long. (Vincent, 25 ans, 11 incarcérations)

En somme, même à leur sortie de prison, il semble que l’avenir avait peu d’importance à leurs yeux. Ils n’étaient pas prêts à se conformer à ce que la société attendait d’eux : « Je ne pensais pas à ça. Je me sacrais pas mal de ça, l’avenir, je n’y pensais même pas. […] Je voyais le monde qui travaillait, qui se levait le matin pis ça avait l’air plate. Je me suis dit que ce n’était pas pour moi, je n’avais pas envie de faire ça » (Éric, 27 ans, 7 incarcérations).

Et si depuis qu’ils ont changé de mode de vie, ils ont des projets et des objectifs qu’ils veulent réaliser, leur investissement sur le plan de l’identité désirée est secondaire par rapport à celui sur l’identité engagée. Ils cherchent à se protéger de l’échec en demeurant le plus possible dans le concret et l’atteignable, dans l’action au quotidien, surtout au début du processus de sortie :

Pis maintenant, est-ce que tu te projettes dans l’avenir ?
Oui, mais pas plus qu’il faut. Un mois à la fois, pis un objectif à la fois. De peur que si je me mets trop loin, je me pète les bretelles avec ça, pis ça ne marche pas pis que je décide de tout recrisser ça là. J’ai pour mon dire, une affaire à la fois, pis un coup que c’est fait, ben passe à une autre affaire. (Vincent, 25 ans, 11 incarcérations)

L’incarcération parenthèse et la construction identitaire

L’incarcération parenthèse s’inspire à la fois des travaux de Kokoreff (2004) sur les usagers-revendeurs d’héroïne en France et de l’idéal-type de l’incarcération break[16] de Chantraine (2004). Pour les répondantes qui correspondent à ce type de rapport, c’est l’ « expérience totale » (Castel, cité dans Kokoreff, 2004) de la toxicomanie qui en est au coeur[17]. À cette situation sont liés trois éléments importants, soit une initiation précoce à la consommation de drogues qui se transforme rapidement en dépendance entraînant le recours à la prostitution, et des incarcérations ayant peu d’impact sur les activités illicites et qui se répètent jusqu’à former une routine carcérale. Ces éléments contribuent à faire de la prison une simple parenthèse qui s’insère dans la trajectoire comme une continuité plutôt qu’une rupture ; elle a peu d’impact sur le parcours de l’individu, outre une « pause » forcée dans la dynamique toxicomaniaque (Kokoreff, 2004).

Nous retrouvons d’abord Katia, 21 ans, qui était sortie de la rue depuis deux ans, avait un logement et un emploi, et dont la situation judiciaire était réglée au moment de l’entrevue. Elle a passé quatre ans dans la rue. Pendant un certain temps, elle a pu survivre en vendant du cannabis, mais sa dépendance au crack l’a rapidement entraînée vers la prostitution. Elle a fait des dizaines de courts séjours en prison, d’une journée à trois semaines environ, pour des bris de probation. Elle a aussi fait une détention d’un mois et demi pour entrave au travail des policiers avec bris de probation. Elle est sortie de la rue à la suite d’une thérapie de quatre mois pour mettre fin à sa dépendance au crack.

Josiane a 25 ans. Au moment de l’entrevue, elle était dans la rue depuis l’âge de 18 ans, habitait dans un centre d’hébergement pour femmes en difficulté depuis un mois et demi, faisait l’objet d’un mandat d’arrestation puisqu’elle avait entre deux et trois mille dollars de contraventions non payées et avait un quadrilatère. Elle consommait principalement du crack et de la cocaïne par intraveineuse, mais aussi un peu d’héroïne. Afin de subvenir à ses besoins, elle se prostituait. Elle a été incarcérée environ 15 fois, de quelques jours à sept mois, pour des motifs variés : possession de drogues, vols, sollicitation, bris de condition et défaut de paiement.

Même si les répondantes de ce groupe ont le même rapport à l’incarcération et présentent des éléments communs dans leurs parcours, le fait qu’elles ne se trouvaient pas au même point de leur trajectoire lors de l’entrevue explique qu’une partie de leur travail identitaire diffère, même si ce qui a précédé la sortie de Katia ressemble à ce que vit Josiane.

Identité assignée

Comment ces répondantes vivent-elles avec le regard et la (non-) reconnaissance des autres ? Ce qui ressort d’emblée de leurs récits est que, bien au-delà de l’incarcération, la prostitution provoque un sentiment de déni de reconnaissance. Elles vivent toutes deux un sentiment de honte important et ont l’impression que c’est leur seule identité aux yeux des autres, comme l’affirme Josiane :

Je suis allée à [organisme] pis je me suis fait traiter de prostituée en cours de route. Tsé, on pense que t’as juste un talent de prostituée. […] Tout ça pour dire que dans le fond, ça va me suivre partout, même à [organisme]. J’en fais moins pis les filles me traitent encore de droguée prostituée. […] Me faire traiter de putain, ça me fait chier. Les cochons me traitent de putain aussi, ça me fait chier. (Josiane, 25 ans, 15 incarcérations)

Mais, malgré ce déni de reconnaissance, Josiane demeurait très réfractaire aux attentes sociales et n’envisageait pas de changement de mode de vie dans un futur rapproché. Quant à Katia, ce déni de reconnaissance n’a pu être résolu qu’à partir du moment où elle s’est affranchie de sa dépendance au crack et a cessé la prostitution :

Est-ce que tu te sens reconnue par ton père face à ce que tu es devenue aujourd’hui ?
[…] aujourd’hui, il ne me regarde pas comme si j’étais une fille qui a fait de la prostitution pis qui a fait du crack. Parce que je ne suis pas ça, je suis une fille qui travaille 40 heures, fait qu’il me regarde comme si j’étais sa fille, pis tout va bien. […] il me regarde vraiment comme un être humain normal pis ça, c’est important. (Katia, 21 ans, 40 incarcérations)

Mais si le regard que lui portent les gens qu’elle aime lui importe, elle ne s’attarde pas à ce que les autres pourraient penser d’elle et affirme qu’elle n’a pas besoin de leur reconnaissance. D’ailleurs, même si depuis sa sortie de la rue, elle s’est de plus en plus conformée aux attentes sociales, elle est demeurée critique vis-à-vis de celles-ci et fait ses choix d’abord en fonction de ses propres attentes identitaires.

Identité engagée

Comment ces répondantes se perçoivent-elles, apprécient-elles leurs engagements identitaires ? Il apparaît que leur mode de vie crée beaucoup d’insatisfactions en termes d’accomplissement personnel parce qu’elles disent ne pas être fières de ce qu’elles font. Par exemple, lorsque nous avons rencontré Josiane, elle s’est présentée comme une « droguée prostituée », ce qui nous fait penser que son identité en est profondément marquée. C’est d’ailleurs comme ça qu’elle explique que la prison n’ait pas eu d’impact sur ce plan : « Moi, c’était vraiment la prostitution qui a fait en sorte que j’aille une image de moi vraiment négative. Pas la prison. […] Ça m’a fuckée. […] Que j’aille été en dedans, je m’en calice, moi, j’ai réglé ce que j’avais à faire » (Josiane, 25 ans, 15 incarcérations).

Par ailleurs, si nous avons qualifié le rapport de ces répondantes à la prison de parenthèse, c’est que l’incarcération a peu d’effet sur leurs engagements identitaires, puisqu’elles retournent aussitôt dans les mêmes schémas de consommation de drogues et de prostitution à chaque sortie de prison :

Oui, je retournais faire les affaires que je faisais avant de rentrer en dedans. C’était tout le temps la même chose, tout le temps, pendant quatre ans, ça a été la même chose. […] Même si j’avais passé huit mois, un an là-bas, je suis persuadée que j’aurais consommé encore en sortant parce que j’ai été forcée à le faire, ce n’est pas mon choix à moi, ce n’est pas ma décision à moi, pis ce n’est vraiment pas bon comme ça. (Katia, 21 ans, 40 incarcérations)

Si Katia a un jour changé de mode de vie, elle affirme que c’est par choix, pour vivre avec l’homme qu’elle aimait et non pour éviter la prison. Pour sa part, Josiane reconnaît que depuis sa dernière incarcération, elle attend de se faire arrêter de nouveau, n’ayant pas l’intention de changer de mode de vie à court terme :

J’attends que mes mandats me tombent sur le dos. J’attends que mes tickets me tombent sur le dos. À part de ça, c’est tout. […] Mettons que garder la paix, je ne le fais pas ben ben. […] Je suis sûre qu’un moment donné, ça va me tomber sur la face, que je vais être en train de faire une transaction pis paf, la police pis : « Ah là, vous avez trop de tickets. » Pis je vais être en dedans pour encore un an, pis ça ne me tente pas pantoute. Je suis sûre que c’est ça qui va arriver. (Josiane, 25 ans, 15 incarcérations)

Identité désirée

Quel idéal identitaire ces répondantes ont-elles ? Selon leurs propos, il semble qu’elles ne mettent pas l’accent sur cette sphère identitaire. Dans la rue, elles sont centrées sur leur quotidien et leur consommation de drogues : pas de projet identitaire, pas de désir de changement, du moins pas dans l’immédiat ou dans un futur proche. Généralement, alors qu’elles purgeaient leurs sentences, Katia et Josiane ne voyaient dans l’avenir que la prochaine consommation :

Pendant que t’étais en dedans, qu’est-ce que tu te voyais faire en sortant ?
Une puff ou un gros gros hit. […]
Donc ton objectif c’était de retourner consommer quand tu sortais ?
Oui. C’est clair. Ah oui, oui, oui ! Après tant de temps que ça, tu rêves de ça, tu baves. (Josiane, 25 ans, 15 incarcérations)

Bref, la prison n’a pas eu d’impact sur ce plan. Bien qu’elles aient pu avoir quelques fois l’idée d’arrêter de consommer, puisqu’elles avaient du temps pour réfléchir, dès leur sortie, les bonnes intentions s’envolaient, comme l’affirme Katia :

Mais je me disais, des fois, au bout de cinq semaines, peut-être que tu vas pouvoir arrêter. Pis le monde qui ne consomme pas te dit que tu devrais faire de quoi de ta vie : « T’es assez jeune, tu as le temps de t’en sortir. » Fait que là, tu y penses, mais en sortant, oublie ça tous les discours, toutes les belles paroles sont parties depuis longtemps, tu penses juste à ta puff. (Katia, 21 ans, 40 incarcérations)

Même à sa sortie de la rue, elle n’avait aucun projet de vie précis et vivait au jour le jour. Non seulement était-ce une habitude, mais il s’agissait aussi d’une stratégie pour se protéger de rechutes possibles à la suite d’un échec : « Je ne m’en mets pas trop sur les épaules parce que je sais que je vais peut-être tout foirer d’un coup pis je peux me ramasser loin » (Katia, 21 ans, 40 incarcérations).

L’incarcération bifurcation et la construction identitaire

Le rapport-type de l’incarcération bifurcation a été construit en nous inspirant des travaux de Voetgli (2004) sur la construction identitaire et de ceux d’Otero, Poupart et Spielvogel (2004) sur la sortie de prison. Ce rapport est lié à un repositionnement identitaire important, d’où le terme « bifurcation » emprunté à Voetgli, l’incarcération apparaissant comme une rupture biographique, un point de bifurcation dans la redéfinition de l’identité. Ces repositionnements identitaires sont à la fois objectifs, puisqu’il y a un réel changement dans les pratiques de ces jeunes, et subjectifs, puisqu’il s’agit aussi du sens qu’ils donnent à ces changements en termes de redéfinition identitaire. Pour trois des quatre répondants de ce groupe[18], cette bifurcation identitaire s’est traduite en changement de mode de vie, c’est-à-dire que la prison a favorisé une sortie de la rue et de la toxicomanie puisqu’elle a été saisie comme l’occasion de « s’en sortir ». Il s’agit de Claudie, Annabel et Alain dont l’élément central du parcours est que la prison a été une expérience marquante qui a joué un rôle de déclencheur d’un processus de sortie : de la rue, de la toxicomanie, des activités illicites et du système correctionnel (Otero et al., 2004).

Claudie, 27 ans, a été deux ans et demi dans la rue, à partir de l’âge de 18 ans. Elle a vendu de la drogue pour subvenir à ses besoins, motif principal de ses incarcérations. Elle a fait deux séjours de deux semaines, un d’un mois, puis un dernier d’une semaine, outre les nuits et les fins de semaines passées au poste de police. C’est depuis sa dernière incarcération, il y a huit ans, qu’elle est sortie de la rue et a cessé de consommer de la drogue. Sa situation judiciaire était réglée au moment de l’entrevue.

Annabel, 23 ans, vivait dans la rue depuis un an lorsque nous l’avons rencontrée. Pour subvenir à ses besoins, elle recevait des prestations de l’aide sociale, mendiait et vendait du cannabis. Lors d’une détention de deux mois pour trafic de drogues, elle a fait un sevrage de crack auquel elle n’avait plus retouché depuis. En sortant, elle a été admise à un programme de méthadone. Lors de l’entrevue, sa situation judiciaire était réglée et elle était dans un processus de sortie de la rue.

Alain, 24 ans, résidait dans une maison d’hébergement depuis un mois à la suite de sa sortie de prison lorsque nous l’avons rencontré. Dans la rue pendant sept ans, il a surtout vécu de la vente de drogues. Il a fait deux sentences de prison, une d’un mois pour trafic de stupéfiants et une de six mois pour voies de fait avec lésions. C’est lors de cette dernière incarcération qu’il a entrepris différentes démarches pour cesser de consommer des drogues et sortir de la rue. Il avait toujours une probation de deux ans et des contraventions impayées.

Identité assignée

Nous voulions comprendre comment et pourquoi le fait d’avoir été incarcéré avait eu, selon les répondants, une influence sur la façon dont les autres les voient. Leurs propos laissent entendre qu’ils auraient vécu un déni de reconnaissance, de la part de leurs parents ou de la société en général, avant même d’être emprisonnés, alors qu’ils étaient dans la rue et avaient un mode de vie marginal. Comme Bajoit (2003) l’a souligné, nous cherchons à concilier nos trois sphères identitaires afin de conserver une image de soi positive, pour nous-mêmes et face aux autres. Cela peut s’avérer particulièrement ardu pour les personnes qui mènent une vie marginale, surtout si elles sentent un regard réprobateur des autres et qu’elles éprouvent un sentiment d’échec. Même s’il nous a semblé qu’à travers leur récit, les répondants cherchaient à conserver une bonne image d’eux-mêmes malgré leur situation, cette « résistance identitaire » a perduré jusqu’à un certain moment de leur parcours marqué par une détention de trop qui a provoqué un sentiment de dépit et de honte. Par exemple, pour Alain, la prison l’a amené à disqualifier ses activités illicites et à se voir comme un perdant : « Ben, c’est sûr que je n’étais pas fier de moi, je me voyais ailleurs. Des fois, je me levais le matin et je me sentais cheap, je me sentais comme un looser » (Alain, 24 ans, 2 incarcérations).

Parallèlement, la prison peut aussi être l’occasion de se « valoriser dans l’épreuve » (Otero et al., 2004 : 72) ou d’être reconnu par les autres pour les efforts accomplis. Cette image qu’on leur renvoie peut influencer celle qu’ils se font d’eux-mêmes, comme en témoigne Alain :

Il y a du monde qui était correct dans les détenus, qui me disait : « On te voit aller nous autres, pis on voit que t’es écoeuré d’être ici pis que tu veux t’en sortir. » Il y avait tout le temps quelqu’un pour venir me positiver. J’ai vraiment été chanceux de ce côté-là parce que ça m’a aidé quand même. (Alain, 24 ans, 2 incarcérations)

Reste que si la reconnaissance des autres est importante pour les jeunes de ce groupe, ils ne veulent pas être jugés sur leur passé, mais sur qui ils sont maintenant.

Identité engagée

Ce que nous tentions de savoir ici est si le fait d’avoir été incarcéré a eu un impact sur ce que la personne est devenue, sur le cheminement qu’elle a parcouru et sur l’image qu’elle a d’elle-même. Malgré un certain déni de reconnaissance, il semble que pour les répondants de ce groupe, c’est plutôt un sentiment d’échec lié à l’ensemble de leur mode de vie qui les a poussés à vouloir changer de mode de vie. La prison représente un élément déclencheur ou la possibilité d’entamer une démarche de changement, comme ce fut le cas pour Claudie :

[La prison] m’a valorisée parce que c’était ma chance d’arrêter de faire de la coke, c’était le seul moyen que j’avais d’arrêter. […] Pis c’est là que j’ai vu à quel point j’en consommais […] c’est peut-être mieux qu’on t’enferme un peu pour que t’ailles ta liberté. Ce que je faisais en prison, c’est que je travaillais sur ma future liberté, je me préparais un autre genre de liberté. (Claudie, 27 ans, 4 incarcérations)

Mais ce n’est pas la prison en soi qui a fait en sorte qu’ils se soient sortis d’un mode de vie négatif, c’est plutôt le sens qu’elle a pris en fonction de sa place dans leur histoire : elle leur a été bénéfique à un moment de leur parcours où ils l’ont considérée comme telle, où ils ont choisi de la saisir comme l’occasion de se sortir d’une consommation dangereuse et d’un mode de vie qui ne menait nulle part. C’est d’ailleurs ce que nous dit Annabel :

Je dirais que ça [la prison] donne du temps pour se retrouver. Ça dépend comment tu le prends. Il y a du monde qui va foirer en prison, qui va s’empiffrer pis qui va s’en foutre, déprimer pis attendre, pis attendre. Moi, j’en ai profité, j’ai comme fait le contraire. […] (Annabel, 23 ans, 2 incarcérations)

Identité désirée

Enfin, comment la prison a-t-elle influencé les rêves et les projets d’avenir de ces répondants ? Même si l’identité désirée ne semble pas être la sphère identitaire dans laquelle ils investissent le plus, la prison a permis un temps de réflexion qui a fait germer quelques idées de ce qu’ils recherchaient pour leur « nouvelle vie » :

Par rapport à tes projets de vie lorsque tu étais en prison ?
Ben, j’ai eu le temps d’y penser, j’ai écrit, je me suis fait un genre de gros journal, je notais toutes mes idées. Justement, j’ai repris contact avec des idées que j’avais laissées de côté. J’ai retravaillé mes vieilles idées. (Annabel, 23 ans, 2 incarcérations)

Et, même si le parcours qu’ils ont accompli jusqu’à maintenant ne correspond peut-être pas tout à fait à ce qu’ils souhaitaient au départ et qu’ils considèrent qu’ils ont encore beaucoup à faire pour atteindre leur identité désirée, ils reconnaissent le chemin accompli.

Conclusion

L’objectif principal poursuivi par notre recherche (Larouche, 2008) était de comprendre comment les jeunes de la rue perçoivent les effets de l’incarcération sur la construction de leur identité. Concevant l’expérience carcérale comme source d’une tension existentielle à cause de la difficulté à concilier les trois sphères constitutives de l’identité personnelle selon Bajoit (2003), nous avions émis l’hypothèse que l’incarcération favorise un repositionnement identitaire afin de répondre aux besoins de reconnaissance sociale, d’accomplissement personnel et de consonance existentielle. Sans prétendre à la généralisation de nos résultats, cette étude a tout de même le mérite de se pencher sur les jeunes de la rue et la prison, sujet peu exploré malgré une augmentation importante du recours à l’incarcération dans l’intervention auprès de ce groupe social.

Les récits recueillis auprès de dix répondants ayant vécu au minimum six mois dans la rue et ayant fait au moins un séjour de prison d’un mois et plus nous ont permis d’abord de constater que bien que les effets du passage en prison sur le plan identitaire ne soient pas aussi « radicaux » que ce à quoi nous nous attendions, celui-ci a eu un impact, positif, négatif ou mitigé, dans la vie des jeunes que nous avons rencontrés. Suivant le constat selon lequel tous les répondants n’avaient pas le même rapport à la prison et que ce rapport était modelé par leur trajectoire de vie, nous avons relevé que le travail de construction identitaire lié à la prison est tributaire, en partie, de ce rapport. Malgré cela, certains aspects ressortent chez l’ensemble des groupes. Voyons en résumé ce qui distingue et ce qui s’apparente dans ce travail identitaire entre les groupes.

Premièrement, sur le plan de l’identité assignée, c’est-à-dire comment l’individu pense que les autres le voient (Bajoit, 2003), il semble que ce soit l’ensemble du mode de vie incluant la prison qui soit une source de tension. Pour la plupart des jeunes rencontrés, à l’exception de ceux du groupe de l’incarcération inéluctable, le mode de vie marginal apparaît être la source d’un déni de reconnaissance plus ou moins important, surtout pour les jeunes femmes qui ont recours à la prostitution. Bien qu’ils aient tenté de se protéger du regard négatif des autres, ils en ont été affectés. Soulignons que l’expérience de la prison a semblé avoir un effet plus nuisible sur l’identité assignée des répondants du troisième groupe, c’est-à-dire ceux qui ont vécu un changement identitaire important après l’incarcération. En effet, ils se sentaient jugés plus négativement par leur entourage, notamment leur famille, lorsqu’ils se sont retrouvés en prison, même si les démarches qu’ils y ont faites ont été reconnues. Pour les jeunes du groupe de l’incarcération inéluctable, la reconnaissance des autres apparaît de moindre importance, et ce, pour diverses raisons : ils assument mieux leur identité de marginaux, ils s’identifient davantage à des personnes qui leur ressemblent et/ou ils se sont endurcis face à l’absence de reconnaissance à travers leurs expériences de placements dans l’enfance et l’adolescence. Malgré le déni de reconnaissance vécu, ils demeurent réfractaires aux attentes sociales.

Deuxièmement, sur le plan de l’identité engagée, c’est-à-dire ce que l’individu est et devient vraiment, il s’avère que c’est la sphère identitaire qui est la plus investie par l’ensemble des répondants. Cela s’explique par l’importance de répondre d’abord à leurs propres attentes identitaires plutôt qu’aux exigences sociales ainsi que par le besoin d’actions concrètes.

Un élément qui distingue les groupes entre eux est le sentiment d’accomplissement personnel lié à leur mode de vie marginal et à la prison. Pour certains, tel que les répondants du groupe de l’incarcération inéluctable, ce mode de vie n’est pas source de tension ; ils reconnaissent y avoir fait plusieurs expériences et apprentissages et ne changeraient pas leur passé. Pour d’autres, principalement les répondantes du groupe de l’incarcération parenthèse, leur mode de vie s’accompagne d’une certaine désillusion et de honte. C’est aussi le cas des jeunes du troisième groupe dont le sentiment d’échec a été à la source d’un repositionnement identitaire majeur.

Troisièmement, l’identité désirée, c’est-à-dire ce que l’individu voudrait être, il est évident que l’investissement de tous les répondants y est secondaire par rapport aux autres sphères identitaires. Bien qu’ils aient des projets et des rêves, qui d’ailleurs se rapprochent de plus en plus des attentes sociales, on remarque une certaine réserve des répondants qui préfèrent s’en tenir au temps présent et aux actions concrètes, que ce soit par peur de l’échec ou par une habitude issue de la vie dans la rue. Comme le dit Gilbert (citée dans Bourdon, 2007 : 8) : « […] dans l’univers de la rue, il n’y a qu’un temps : le présent. Pour aider les jeunes à raccrocher, il faut trouver des moyens de remobiliser leur désir de se projeter dans le futur. » Dans cet esprit, la prison n’a été en rien mobilisatrice de ce désir. Par exemple, pour les répondantes classées dans le groupe de l’incarcération parenthèse, la prison leur reflétait qu’elles n’avaient pas d’avenir et qu’il était inutile de perdre son temps à s’imaginer autrement. Font exception les jeunes du groupe de l’incarcération bifurcation pour qui la prison a été l’occasion d’envisager une autre vie.

En somme, pour les répondants qui font partie du premier groupe, la prison n’a jamais été vécue comme un choc qui aurait pu favoriser un changement identitaire, de même qu’elle n’a représenté qu’une simple parenthèse dans la dynamique toxicomaniaque chez les répondantes du deuxième groupe. Ce n’est que chez les jeunes du dernier groupe que la prison a pris un sens tel qu’elle a permis un repositionnement identitaire majeur.

Quoi qu’il en soit, ce qui est remarquable dans l’ensemble des récits est que la prison est considérée comme faisant partie de la vie de rue. Elle semble être un passage « obligé » ou, du moins, normal pour quiconque fait l’expérience de la rue. Même si elle n’est pas aussi inéluctable pour tous que pour le premier groupe de répondants, ce type de rapport est présent chez tous les jeunes rencontrés. Et c’est là l’effet le plus alarmant que nous avons relevé, qui nous amène à nous interroger sur l’usage qu’on en fait : la prison ne devrait-elle pas servir qu’en dernier recours ?

En terminant, rappelons que notre analyse et nos interprétations des effets de l’expérience carcérale sur la construction identitaire s’appuient sur les témoignages des répondants et que nous ne cherchions pas à distinguer le vrai du fictif puisque ces récits sont ceux que les jeunes eux-mêmes se racontent et qui contribuent à leur construction identitaire bien plus que la seule réalité objective. De plus, les entrevues ont été faites à un moment précis du parcours de chacun et, surtout, étaient centrées sur le passage en prison. Cela a pu faire en sorte de laisser dans l’ombre toute une partie du travail identitaire, notamment en ce qui concerne la reconnaissance par les pairs, et qui a été documentée par d’autres auteurs tels que Parazelli (1997) et Colombo (2008).