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Introduction

Les opérations de maintien de la paix de l’ONU ont débuté en 1948 lorsque le Conseil de sécurité a autorisé l’envoi d’observateurs militaires au Moyen-Orient. S’en sont alors suivies 66 missions de paix déployées dans le monde entier avec pour tâches principales de renforcer la sécurité des pays hôtes et d’appuyer les processus politiques devant mener à la consolidation de la paix. Bien que l’ONU constate, pour la première fois en 10 ans, une légère baisse de ses effectifs sur le terrain, il n’en reste pas moins que le maintien de la paix continuera d’être l’une des tâches opérationnelles les plus complexes pour l’Organisation (Nations Unies, 2012).

En effet, une opération de maintien de la paix est composée de personnel militaire, de forces de police et de civils avec tous les défis et enjeux que cela implique en coordination et gestion sécuritaire sur le terrain. En outre, dans les dernières décennies, ces missions de paix ont été confrontées à de profonds changements tant en ce qui a trait à leur mandat en général qu’en ce qui concerne leur constitution en particulier (Tanner & Dupont, 2012)[3]. Ainsi, d’une composante principalement militaire, ces missions ont fait place aujourd’hui à une participation active des services policiers (LeBeuf, 2012). En effet, bien que les militaires soient compétents et bien équipés pour des processus de démilitarisation, ils se retrouvent pleinement impuissants dès lors qu’il s’agit de gérer le maintien de l’ordre public. C’est donc vers les forces policières qu’il faut se tourner pour accomplir ce type de fonction (Call & Barnett, 1999 ; Hills, 2001, 2009 ; Lutterbeck, 2004).

Ces forces de police sont déployées dans le cadre d’opérations de paix de l’ONU depuis les années 1960. D’un mandat traditionnel de surveillance et d’observation, les composantes policières se sont vu attribuer, à partir des années 1990, une responsabilité consultative associée à un travail d’accompagnement et de formation, et ce, dans des mandats d’opérations de paix accordant un rôle toujours plus grand au renforcement des capacités auprès de la police et des services nationaux chargés de l’application de la loi (Nations Unies, 2012). Les policiers en mission sur le terrain sont ainsi passés de 5 840 en 1995 à 13 542 aujourd’hui avec 116 nationalités représentées (Nations Unies, 2013).

Les principales responsabilités de la police des Nations Unies – ou UNPOL – se déclinent en trois tâches majeures. Premièrement, elle fournit une assistance d’experts et mène des évaluations opérationnelles ; deuxièmement, elle forme et réorganise les services de police de l’État hôte sur le modèle d’une police démocratique (Beyley & Perito, 2010) ; enfin, elle procure de l’aide aux services locaux de police dans leur planification stratégique tout en leur fournissant un appui technique. Ainsi, par leur présence au sein des communautés, l’UNPOL renforce et restaure la sécurité, elle veille au respect des normes internationales relatives aux droits de l’homme, et enfin encourage et rétablit l’ordre public et l’État de droit (Nations Unies, 2012).

Les UNPOL et la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti

À l’heure actuelle, 15 missions de paix sont en cours à travers le monde, dont la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) établie le 1er juin 2004 par la résolution 1542 du Conseil de sécurité et prorogée d’un an, par ce dernier, avec la résolution 2070 du 12 octobre 2012. Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère Nord, se plaçant au 146e rang sur 147 pays classés selon l’indice de développement humain. Les Nations Unies sont présentes sur le terrain depuis 1993 sous la forme de diverses opérations de maintien de la paix. Jusqu’en 2004, bien que des progrès aient été constatés, la présence de l’ONU n’a pas été assortie de réformes majeures de l’État haïtien (Giguère, 2009). Cependant, en février 2004, un important conflit armé éclate, provoquant une crise politique sans précédent. C’est dans un pays alors en proie au chaos que la MINUSTAH a été mise sur pied avec pour mandat premier de restaurer un climat sûr et stable, d’appuyer le processus politique en cours, de renforcer les institutions gouvernementales et les structures d’un État de droit et de promouvoir et protéger les droits de l’homme (Nations Unies, 2012). En 2006, le gouvernement haïtien adopte un plan de réforme de la police nationale haïtienne (la PNH) afin de rétablir sa crédibilité affaiblie par des années d’ingérence politique. Ce projet vise alors la professionnalisation du personnel de la PNH et le renforcement de ses capacités opérationnelles et institutionnelles. Le soutien des forces policières de la MINUSTAH se traduit alors par la formation dispensée aux futurs agents de la police en Haïti (Giguère, 2009). Mais, le 12 janvier 2010, le pays est dévasté par un tremblement de terre d’une magnitude sans commune mesure avec les précédents : 225 000 personnes sont tuées, 300 000 blessées et 2,3 millions de personnes – soit le quart de la population – sont déplacées. À la suite de cet évènement, le mandat de la MINUSTAH s’élargit à la sécurisation de la distribution de l’assistance humanitaire, à la fourniture d’abris provisoires et à la sécurisation des zones urbaines et des camps de déplacés (Nations Unies, 2012).

À ce jour, la composante policière de la MINUSTAH est de 886 policiers issus de 40 pays membres de l’ONU déployés à travers les 10 départements géographiques d’Haïti (Tableau 1). Cette présence onusienne et les efforts concertés de ces différents contingents ont permis l’intégration, en décembre 2012, de 239 nouveaux policiers haïtiens, permettant de franchir la barre des 10 000 agents de la PNH en place sur le terrain (Nations Unies, 2013).

Particulièrement polarisée par les diverses composantes militaires de l’ONU, la recherche scientifique en a presque négligé le rôle essentiel joué par ces forces policières internationales dans le maintien, mais aussi dans la consolidation de la paix. Dès lors, nous disposons d’une connaissance empirique et théorique pour le moins partielle des défis relevés par les policiers tant d’un point de vue organisationnel qu’opérationnel (Tanner & Dupont, 2012).

Tableau 1

Composition de la force policière de la MINUSTAH au 31 juillet 2013[4]

Composition de la force policière de la MINUSTAH au 31 juillet 20134

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Ainsi, à l’instar des chercheurs réunis sous la direction de Tanner et Dupont (2012) et à partir d’une approche empirique, nous avons fait le choix d’envisager la MINUSTAH « par le bas » (Duclos, 2012), soit selon le point de vue des acteurs de terrain, et donc en procédant à un examen « horizontal » de ce visage de la coopération policière transnationale (Bowling & Sheptycki, 2012 ; Goldsmith & Harris, 2009). Une telle approche permet non seulement d’envisager les activités des UNPOL à travers leur expérience personnelle, mais elle offre aussi l’avantage d’observer les différences culturelles entre les divers contingents au sein d’une même opération de paix. Comme le rappellent certains (Duclos, 2012 ; Peake & Marenin, 2008), plutôt que les « mandats officiels », dont la genèse provient davantage de logiques bureaucratiques et diplomatiques que d’une connaissance empirique des conditions dans lesquelles les policiers évoluent, les pratiques des policiers internationaux sont largement déterminées par les dynamiques d’interactions entre protagonistes de la consolidation de la paix sur le terrain (UNPOL, police locale, population). Or comme l’ont montré déjà Duclos (2012), ou Tanner (2013), en dépit d’une connaissance claire des mandats auxquels les policiers sont soumis, c’est avant tout leur mise en application pratique qui constitue un réel défi. Parmi les difficultés rencontrées, on compte notamment les relations parfois tendues entre contingents policiers, dus à des déséquilibres importants de ressources et de compétences. Déséquilibres qui sont perçus différemment selon le pays de provenance des agents de la paix.

C’est ce dernier aspect en particulier qui va faire l’objet de notre attention dans le cadre de cet article. L’expérience des policiers déployés dans leurs relations les uns avec les autres une fois sur le terrain demeure encore peu documentée (Duclos, 2012 ; Tanner & Dupont, 2012). Comme le souligne Goldsmith et Harris (2009), beaucoup d’attention a été portée sur « l’interopérabilité » entre militaires de différentes nations contributrices d’une mission de paix, mais la composante policière a encore peu attiré l’attention de la recherche. Or, il est primordial que les diverses nationalités et cultures opérationnelles « cohabitent et se fondent dans un même moule onusien, permettant aux individus de travailler ensemble », et ce, au-delà des barrières linguistiques et professionnelles qui peuvent être immenses (Braem, 2006). Confrontés à une obligation de se familiariser rapidement avec l’histoire, les enjeux politiques, la culture, les coutumes et la langue du pays hôte, afin d’accomplir au mieux leur mandat (Duclos, 2012), les policiers internationaux se retrouvent également face au défi de collaborer avec des collègues provenant du monde entier. Loin d’être une « organisation unitaire », la police onusienne mérite d’être considérée comme une coopération entre contingents distincts (Goldsmith & Harris, 2009). De fait, les compétences, tout comme les attitudes policières sur le terrain par rapport à la mission, tout comme les pratiques opérationnelles, et enfin les us et coutumes relationnels les uns envers les autres, se révèlent hétéroclites (Goldsmith & Harris, 2009). Dans le cadre de la MINUSTAH, les policiers, issus de 40 pays différents, ont indiscutablement à composer avec une grande diversité de manières de faire, avec ce que cela suppose en matière de références juridiques, professionnelles et culturelles, toutes aussi diverses et variées (Cady, 2011). Si, tout comme l’a montré Duclos (2012), les interactions entre protagonistes de la consolidation de la paix ont une importance cruciale dans la réussite d’une opération de paix, s’intéresser à cette hétérogénéité de cultures et de pratiques policières et son influence en matière de coopération policière devient impérieux pour une appréhension réaliste de la mise en application de tels mandats policiers. Face à la diversité des cultures et pratiques des contingents UNPOL, mais aussi confrontés à une complexité organisationnelle et bureaucratique à laquelle les policiers de terrain ne sont pas systématiquement familiers, et enfin contraints à une fusion forcée des cultures policières (Goldsmith & Harris, 2009), les policiers transnationaux rencontrent des défis conséquents dans la mise en application du mandat de stabilisation de la région, qui méritent une attention de la part de la recherche.

Éléments de méthodologie

Pour mieux comprendre les pratiques quotidiennes et les stratégies utilisées pour relever ces défis, nous nous sommes basés sur un échantillon de 36 entrevues menées avec des policiers canadiens ayant participé à une ou plusieurs missions durant les dix dernières années dans le cadre de la MINUSTAH. Ces entrevues ont été menées au retour de mission des policiers et se sont étalées sur une période de deux ans (2011-2012) auprès de trois grandes organisations policières représentatives des différents paliers de fonctionnement de la police au Canada (Dupont & Pérez, 2011). Elles ont été conduites en abordant l’expérience des policiers sous un angle général, à savoir leur pré-déploiement, leur déploiement dans le pays d’accueil, et enfin leurs retour et réintégration dans leur propre organisation[5]. L’analyse des entretiens s’est concentrée sur les phases de « pré-déploiement » et de « déploiement » pour le présent article, en attribuant un numéro à chacun des répondants afin de garantir leur anonymat. Notre démarche méthodologique n’est cependant pas sans comporter des limites. Premièrement, il s’agit d’un discours reconstruit ex post facto par les sondés – et non pas recueilli sur le terrain même de l’action. Aussi, les policiers expriment une « perspective de terrain » sans pour autant qu’ils soient conscients des enjeux plus larges qui caractérisent la mission de l’ONU (notamment les enjeux politiques et diplomatiques. Cette dimension cadre donc l’interprétation des propos des participants, tels que relatés dans la suite de cet article. Deuxièmement, les contingents policiers occidentaux ne constituent qu’un pourcentage relativement restreint des policiers déployés sur le terrain des opérations internationales de paix. À ce titre, cette recherche ne prétend donc pas à la représentativité de ses résultats pour l’ensemble de la composante UNPOL, d’autres collectes de données seront nécessaires[6]. Pour des critiques méthodologiques plus détaillées, le lecteur intéressé pourra se référer à Tanner (2013), ou encore à Dupont et Tanner (2009).

Trois grands axes seront abordés : le recrutement des pays membres de l’ONU pour les missions de paix ; les pratiques professionnelles et le policing ; et les raisons personnelles d’un engagement dans une mission de paix.

Le recrutement UNPOL : frustration et obstacle à une bonne cohésion

Le recrutement des UNPOL est une question sensible qui fait débat dans le domaine des missions internationales de maintien de la paix (Braem, 2006). En effet, ce dernier s’effectue principalement sur une base individuelle, en ce sens que chaque policier volontaire est sélectionné en premier lieu par son pays, puis par l’ONU. Cela signifie concrètement que chaque pays décide de ses propres critères de candidature, pour autant qu’ils respectent le cadre général et les conditions indispensables imposées par les Nations Unies, soit le fait pour un policier d’attester de huit années de service dans son pays, de démontrer un niveau d’anglais acceptable et d’adhérer aux valeurs et objectifs défendus dans la mission (Duclos, 2012). Cela étant, les pratiques de recrutement s’avèrent disparates et, dans certains cas même, les « policiers » recrutés sont dans les faits d’ex-agents de sécurité privée (Gerspacher, 2012). D’autres dimensions apparaissent également dans le discours des policiers rencontrés.

Tout comme l’a montré Duclos (2012) dans le cas de la Mission des Nations Unies au Kosovo (MINUK), les policiers qui composent la MINUSTAH sont issus d’une pluralité de pratiques et de procédures de recrutement comportant des variations importantes d’un pays à l’autre. Outre les problèmes de compréhension, dus à l’absence d’une langue commune entre policiers, et les frustrations que cela engendre entre les divers contingents, notamment exprimées par l’argument politique ou des quotas que les Nations Unies doivent respecter dans le déploiement des policiers, la question des compétences des membres provenant de certaines régions est clairement mise en doute, tel qu’il ressort de l’extrait suivant.

On est bien préparés au départ, ah, contrairement à d’autres missionnaires que j’ai vu là-bas là, les deux semaines d’induction à Ottawa, toute la préparation au point de vue de la santé, qu’on nous prépare les vaccins et tout ça, toute la préparation physique, hein, on doit passer des tests physiques, permettez-moi de douter de certains missionnaires, dans certains pays, qui font les mêmes… on est très rigoureux au Canada pour la sélection des candidats.

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Aussi, et tout comme certains l’avaient observé dans d’autres contextes (Duclos, 2012), il semble que des règles de fonctionnement les plus élémentaires de la mission ne soient pas respectées par une proportion non négligeable de contingents. Il en est ainsi de l’anglais, langue de travail de la mission entre UNPOL, tout comme du français (ou du créole), peu ou pas maîtrisé par un grand nombre de policiers déployés. Ainsi, le travail policier de proximité, pourtant valorisé dans le cadre du développement d’une police démocratique, est rendu d’autant plus difficile, voire impossible la plupart du temps. Cady (2011), par exemple, a relevé ce problème dans le cadre de la MINUK en dénonçant la mauvaise communication des UNPOL entre eux, dû à un manque de connaissance de l’anglais par certains. Goldsmith et Harris (2009), dans leur étude sur une série de missions de paix accomplies par des policiers australiens au Timor-Leste, ont également soulevé le fait que les défis linguistiques pouvaient avoir un impact négatif sur le temps et l’efficacité des tâches policières, entraînant parfois une charge de travail supplémentaire pour les policiers sur le terrain. Resteigne et Soeters (2010) ont pourtant mis de l’avant, à travers l’étude des stratégies de coopération en milieux militaires multinationaux, que le partage de la même langue va modeler les interactions en mission et que s’exprimer dans sa propre langue avec des collègues étrangers produit un sentiment de proximité permettant la mise en place d’une confiance mutuelle soit une condition essentielle de l’efficacité du travail policier (Jackson & Bradford, 2010). Là encore, les policiers canadiens se trouvent confrontés au problème du manque d’une langue partagée avec leurs collègues étrangers dans le cadre de la MINUSTAH :

Mais pour les autres, il y en avait qui parlaient très difficilement en anglais, aucun mot de français, alors que nous, il faut que tu parles français, anglais, regarde, il faut que tu passes des tests à tout casser, c’est correct, j’accepte ce processus-là. Mais la disparité et les connaissances, souvent, varient énormément de pays à l’autre.

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En lien avec les pratiques disparates de recrutement d’un pays à l’autre, et en sus des problèmes liés à la langue, la durée des mandats de déploiement d’un pays à l’autre fait également l’objet d’une remise en question. En effet, là encore, chaque pays détermine la longueur de la mission de ses policiers, et les écarts peuvent être considérables. Ainsi, le Canada autorise aujourd’hui des missions de 12 mois sur le terrain, avec un an de pause avant de pouvoir se porter à nouveau volontaire. Mais il n’en est pas de même pour tous les contingents. Cela n’est alors pas sans générer de l’insatisfaction quant à la répartition et l’assignation des tâches des uns et des autres contingents, laissant transparaître quelques frustrations :

[…] il y a toute une conjoncture, ce n’est pas évident non plus d’affecter 4500 UNPOL, ça roule à tous les ans, il y en a qui passent un an et demi, deux ans, deux et demi en mission. Nous, les Canadiens, c’est une année maximum, mais, c’est pas toujours évident, au bureau du personnel, de, tu sais, je ne veux pas dire le terme dispatcher mais plutôt, envoyer les gens un peu partout et les renvoyer, c’est toute une dynamique assez incroyable parce qu’il y a des gens qui demandent des, des changements de place, ils sont dans le nord de Port-au-Prince, ils voudraient venir à Port-au-Prince, ils veulent être mutés, ils veulent être déplacés parce qu’ils ont fait trois-quatre mois à un endroit, on leur avait comme promis qu’ils seraient déplacés, mais, des fois, c’est pas toujours l’évidence de pouvoir…

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Ainsi, et si l’on en croit les propos ci-dessus, un défi majeur doit être relevé dans le cadre des missions actuelles de police dans les opérations de paix, soit la mise sur pied de mécanismes de contraintes ou du moins de régulation, qui garantissent avec plus de force le respect des conditions minimales de sélection des policiers dans le cadre de telles missions. Les UNPOL ont une responsabilité cruciale puisqu’ils ont pour tâche de former les policiers locaux de demain et en cela, ils doivent faire valoir un modèle de police professionnelle et démocratique irréprochable. À côté de ce premier défi d’hétérogénéité de recrutement soulevé par les policiers internationaux sont aussi abordées les différences dans les pratiques policières elles-mêmes.

La diversité des pratiques professionnelles : un défi à l’efficacité d’une mission

En dépit d’une préparation poussée des policiers avant leur départ du Canada, comprenant une sensibilisation aux différences culturelles et professionnelles qui peuvent exister avec le pays hôte, les policiers rencontrés parlent de « choc » lorsqu’ils arrivent en mission. Outre l’acclimatation à un environnement de travail extraordinaire, au sens premier du terme, ce choc tient aussi aux diverses cultures tant politiques[8] qu’en matière de pratiques policières d’autres contingents, avec lesquels ils doivent cohabiter. Cette situation les confronte à un défi supplémentaire :

Un choc dans la façon de faire de la police au Burkina Faso, la police à Montréal, la police au Rwanda comme en Inde est bien différente. Alors, c’est souvent le, la confrontation aux façons de faire, déterminer ta façon de penser même sur une intervention X. Alors, c’est, c’est beaucoup le choc des cultures et puis le choc des, des, c’est un amalgame de toutes les techniques de, de police que tu peux faire dans différents pays donc, c’est, c’est surtout ça avec quoi tu dois composer, outre le fait que tu t’en vas t’installer à l’étranger aussi dans un nouvel environnement, tu ne sais pas avec qui tu vas demeurer donc, c’est un choc…

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Par exemple, cette diversité s’observe dans l’éthos même des modèles policiers qui doivent cohabiter sur le terrain de ces opérations de paix, tel que l’illustre l’extrait suivant, citant la distinction entre modèles militaire versus civil de la police :

Il faut composer quand même avec les différents pays parce qu’il y a des pays qui sont très militarisés aussi, ce n’est pas que policier. […] [I]ls appellent ça des polices militaires, mais c’est vraiment dans un […] esprit de philosophie de militarisé, militaire là … Il faut composer avec ça, chez nous, chez vous, on fait quoi là ? On y va à quoi pour régler la situation ? Alors, ça, […] c’est déjà là un, un défi en soi.

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La question de la diversité des pratiques professionnelles a déjà été soulevée dans le cadre de la MINUK par Duclos (2012) qui insiste sur le fait que chaque policier a naturellement tendance à ancrer sa pratique policière dans son habitus professionnel. Or, les caractéristiques de l’environnement dans lequel cet habitus s’est développé ne correspondent souvent pas aux particularités, ou particularismes locaux de la mission. L’expérience des policiers canadiens en Haïti laisse entrevoir le même constat, provoquant parfois un sentiment de lassitude :

Nous autres, les systèmes que l’on a montés, c’est un système à la saveur canadienne. Saveur canadienne, saveur [cite son organisation]. Empreintes digitales, photos avec des fiches pour prendre les empreintes des doigts, c’est tout monté à la saveur de [son organisation], à la saveur du système carcéral canadien.

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Ainsi, comme l’avaient constaté Goldsmith et Harris (2009), ces pratiques policières divergentes d’un contingent à l’autre viennent affecter la division des tâches au quotidien et entraînent un travail supplémentaire d’adaptation pour certains policiers, augmentant de fait des coûts de transaction liés à l’application du mandat onusien, déjà élevés pour des policiers peu familiers avec leur nouvel environnement :

[…] le problème, c’est que t’es, tu peux pas, tu sais, t’es en équipe, tu sais, t’es pas individuel, alors là, tu es jumelé avec des internationaux encore et là, donc, tu ne peux pas bousculer eux autres, leurs habitudes ancrées […], tu sais. Alors, là, tu, tu ne veux pas déplaire à tes collègues, alors tu vas à leur rythme, tu sais, il faut que tu t’adaptes au rythme.

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Outre les différences évoquées en matière de compétences professionnelles, la présence et les inconvénients d’un pluralisme juridique reviennent également dans le discours des sondés, pouvant entraver les opérations :

Par rapport à la violence conjugale, c’est sûr qu’il y avait des façons de faire qu’un policier du Mali peut-être, du Burkina Faso ou de l’Afrique, je nomme l’Afrique parce que l’Afrique a une perception de la femme qui est totalement différente de chez nous au Canada là et, c’est… Alors, des fois, bien, je pense qu’on écartait tout simplement la notion de violence qui pouvait avoir été faite à l’endroit de la femme et c’est, c’est dans la mentalité […] la façon de voir là, les situations que nous autres mêmes, entre UNPOL, on échangeait : « Bien voyons donc, je ne vois pas ça de même, toi, tu fais ça dans ton pays, moi, je ne fais pas ça chez nous. »

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Ainsi, et de manière plus immédiate dans le travail opérationnel policier quotidien, ces écarts perçus de compétences professionnelles, mais aussi la présence de divergences juridiques parfois importantes entre contingents internationaux, comme en témoigne l’exemple ci-dessus, peuvent avoir des conséquences directes sur la sécurité des policiers. Nous pensons notamment aux situations potentiellement dangereuses comme la patrouille ou les interventions qui peuvent nécessiter l’usage de la force pour assurer la protection des policiers. Ainsi en attestent les propos suivants :

Pour tirer alors, je ne peux pas me fier sur lui pour assurer ma protection et c’était un policier dans mon équipe.

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Avec d’autres corps policiers étrangers, je me suis demandé si j’étais en sécurité.

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Ainsi, et en plus d’avoir à assumer la formation de la PNH sur le terrain, des UNPOL se voient obligés de former et accompagner certains de leurs collègues internationaux afin d’assurer leur propre sécurité. Bien que cela puisse parfois conduire à un épuisement général, il n’en demeure pas moins que les sondés en tirent une certaine satisfaction, ne serait-ce que de transmettre des compétences pouvant alors être utiles une fois les policiers rentrés dans leur pays respectif. De fait, les policiers rencontrés se positionnent stratégiquement dans la gouvernance de la composante policière de la mission de stabilisation prenant des initiatives qui débordent le mandat onusien. Cela ressort notamment des extraits suivants :

Tu montres l’exemple, mais tu montres l’exemple souvent avec des collègues de travail, avec qui tu travailles. Il y en a un, une fois, qui a été assez honnête, un gars de la Côte d’Ivoire, pour me dire : « J’ai appris beaucoup avec toi. » Alors, finalement, tu es tout seul. À moins que tu travailles, comme je te dis, avec un Français ou un Espagnol qui, eux, sont assez forts là. […] Mais la disparité et les connaissances, souvent, varient énormément d’un pays à l’autre et tu n’agis pas seulement en tant que mentor auprès de la police là-bas, mais souvent, tes collègues te regardent travailler et tu t’aperçois que tu leur en montres aussi. Tu sais, c’est valorisant pour toi, mais à la fin de la journée, tu es brûlé.

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Il faut que tu sois à l’écoute, il faut que tu sois disponible pour tes partenaires, il faut que tu sois prêt à les aider autant que tu es prêt à aider la population locale et la PNH.

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Loin de prétendre à l’exhaustivité, les éléments qui précèdent prolongent la problématique soulevée plus haut quant à l’hétérogénéité des pratiques de sélection du personnel UNPOL. En effet, on peut présumer que cette grande diversité d’application des règles de recrutement exerce un impact immédiat sur la compétence et les cadres de références (notamment en ce qui a trait au pluralisme juridique observé) des contingents UNPOL et leurs habiletés à user de logique et à appliquer un mandat complexe. Cette hétérogénéité semble surtout poser problème puisqu’elle augmente considérablement les coûts de transaction humains liés à l’application du mandat onusien (Skogan, 2006) dans un environnement où, justement, l’esprit de corps est d’autant plus souhaitable et nécessaire pour mettre en force le défi majeur de stabilisation en Haïti et de renforcement des capacités locales. Là aussi, et tout comme pour la mise en force du respect des règles de recrutement des policiers, il semble nécessaire d’établir des mécanismes de régulation permettant une garantie de « qualité » des policiers déployés. Par exemple, on pourrait songer à la mise sur pied de tests de simulation de situations difficiles, ou de cas d’études qui se présentent dans le cadre de missions, durant les deux semaines d’induction réalisées par les Nations Unies, lors de l’arrivée des policiers sur le terrain, avec la possibilité de renvoyer les policiers qui échouent. En effet, cette phase d’induction semble être à améliorer pour les policiers nouvellement arrivés sur le terrain comme en témoigne l’un d’entre eux :

La première mission là, t’arrives à Port-au-Prince, t’es sur une autre planète et là, tu fais ton induction et encore la même affaire qui revient, qui revient et qui revient et après ça, tu t’en va là-bas. Tu sais, ils ne te préparent pas pour le terrain. Ils pourraient te dire : « Bon, regarde, tu n’as pas le droit de fraterniser avec la population, telle affaire, telle affaire », mais ils ne te préparent pas en réalité pour le terrain, à quoi tu peux t’attendre. Ça, c’est une des lacunes qui manquent là.

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Enfin, et au-delà de ces difficultés à surmonter relativement à la pluralité des pratiques professionnelles, il y a les nombreuses motivations de l’engagement pour une mission de paix qui viennent complexifier les interactions et les rapports entre UNPOL.

Hétérogénéité des motivations à l’engagement : un obstacle à une coopération efficace ?

Dans son travail sur la MINUK, Duclos (2012) a distingué deux types de motivations pour s’engager qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Il peut s’agir d’abord d’une motivation « idéaliste », les policiers partant s’occuper d’une « cause » principalement humanitaire. Mais il peut s’agir aussi d’une motivation financière. En effet, les policiers partant en mission pour l’ONU reçoivent leur solde nette habituelle à laquelle il faut ajouter une fois et demie leur solde brute, assortie d’une allocation de subsistance pour le logement et l’alimentation. Ces deux aspects d’un engagement ressortent également des entretiens avec les policiers canadiens, partis pour la MINUSTAH. Toutefois, le côté financier semble passer au second plan dans leur discours, leurs intérêts semblant humanitaires en premier lieu, puis matériels :

J’ai attendu 15 ans pour aller en mission […]. Pour différentes raisons, j’ai dû renoncer. Les intérêts, moi, c’était beaucoup relié à la population locale. Jamais, mais jamais, je n’ai vu un peuple aussi résilient que les, les Haïtiens.

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Alors, ça devait être le même principe, si tu vas en mission, c’est parce que tu veux vivre quelque chose de vraiment spécial, l’aspect financier ne devrait pas être l’affaire, la chose que tu devrais mettre dedans. Ça peut être très bon deuxième [motif], on s’entend, pour être honnête, mais, tu ne vas pas là juste pour l’argent comme je ne suis pas rentré dans la police juste pour l’argent.

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Comme nous avons pu le montrer (Dupont & Tanner, 2009), la seule motivation financière ne peut permettre à elle seule de tenir le coup pour des policiers pris dans un contexte difficile et qui nécessite un investissement personnel majeur. Duclos (2012), toujours dans le cadre de son travail sur la MINUK, avait soulevé aussi le manque de motivations et d’implications de certains UNPOL, dénoncé puisque affectant les relations de travail. La « résonance dénonciatrice » de ces motivations hétéroclites faisait s’interroger la chercheure sur les motifs de ces déclarations, évoquant un manque de reconnaissance personnelle, ou encore des affectations à des postes non désirés ou peu valorisés. Cette problématique vient aussi altérer les interactions entre policiers internationaux dans le cadre de la MINUSTAH, générant des tensions et provoquant des regroupements par contingents, plutôt qu’une coopération ouverte et une mixité policière dans l’application du mandat. Par exemple, le fait que la principale motivation pour quelques policiers internationaux est essentiellement financière pose des difficultés, comme en atteste un policier du contingent canadien :

Mais eux (les Africains), l’aspect financier est tellement important pour eux autres, qu’un mois de salaire ça équivaut presque à un an de salaire dans leur pays, alors ils ne veulent plus décoller de là, ils ne veulent pas s’impliquer et se mettre dans la merde si tu veux. Donc, ils ont tendance à te laisser ça à toi et toi tu es, tu es proactif et bla-bla-bla, tu y vas, tu as du, tu as de la drive et souvent, ils vont dire oui oui oui, je te suis. Mais, eux, ce qui est important c’est leur extension. Un moment donné, j’ai dit à mon collègue de travail, on va tous se réunir, tous les Canadiens et on va tous te donner nos extensions si jamais on en a et, si tu veux rester ici 40 ans, reste là 40 ans, moi je m’en fou, j’ai une vie chez nous là, tu sais. Ça faisait en sorte que je m’exposais beaucoup plus. En tout cas, je te parle moi au niveau opérationnel là. Eux autres, s’ils pouvaient passer… Ils n’étaient pas tous comme ça, mais, le sentiment général qu’on avait, c’était un peu ça. S’ils avaient le moyen de passer entre le mur et la peinture, ils le faisaient dans l’espoir de pouvoir rester plus longtemps.

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Confrontés à deux missions bien distinctes, la MINUK et la MINUSTAH, et face à des points de vue et des expériences provenant de contingents différents, le premier français et l’autre canadien, nous avons des raisons de croire que la motivation financière constitue un véritable problème pesant sur les interactions entre UNPOL. Malgré le fait qu’il est probable que certains vivent une déception par rapport aux position et fonction qu’ils occupent au sein de la mission, il n’en reste pas moins que cette situation financièrement avantageuse pour les policiers une fois engagés dans une opération de paix de l’ONU vient complexifier davantage les rapports et relations de terrain :

Parce que nous [les policiers canadiens], on va là comme expertise, tandis que les Africains vont là pour une paye. Je ne sais pas s’ils te l’ont dit, mais, eux autres, une année, c’est 19 ans de service en salaire alors, ils veulent tous rester. Sans compter que leurs patrons peuvent prendre 10, 15 à 20 % de leur salaire là-bas. Je t’envoie, mais donne-moi 20 %. Toi, tu fais des sacrifices, laisser ta femme, tes « flos » et tout ça, tu t’en vas, tandis que eux autres, c’est, yes, on fait de l’argent. C’est pas la même game là, on n’a pas la même mentalité en partant. Toi, tu veux aider et eux autres vont là pour une paye. Alors, comme on se disait, le 28 de chaque mois, c’est là qu’il y avait le plus d’activités parce que c’était la paye, mais tu ne voyais pas la moitié de la mission par exemple, tous partis faire des commissions.

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Ces propos sont bien évidemment à recadrer dans une « perspective de terrain » exprimée par les interviewés. En effet, des policiers du contingent canadien ont admis le fait que les avantages financiers pouvaient peser dans la balance lors de la prise de décision d’un départ en mission. Toutefois, ces opinions sur certains contingents montrent encore une fois que cette situation financièrement avantageuse contribue, tout comme les différences de recrutement et de compétences, à augmenter, sur le terrain, les coûts de transaction entre protagonistes – internationaux – de la stabilisation et du renforcement des capacités locales en matière de sécurité publique. S’il paraît théoriquement envisageable de développer des mécanismes visant à pallier les problèmes de recrutement et de compétences ci-dessus évoqués, une solution au problème de la motivation et de son impact sur les interactions locales semble bien plus difficile à trouver du fait qu’elle relève avant tout d’un problème de déséquilibre des richesses et ressources entre nations et quitte le domaine exclusif des pratiques policières. Au nom du principe d’égalité si cher aux Nations Unies, on ne pourrait imaginer une prime indexée au revenu policier domestique.

Conclusion

Depuis maintenant quelques décennies, le rôle des UNPOL est devenu primordial dans les opérations de maintien et de consolidation de la paix. D’un simple mandat d’observation, ils détiennent aujourd’hui la responsabilité du maintien de l’ordre public et de la formation des différentes polices nationales ainsi que le soutien de celles-ci dans leur fonction d’application des lois. Leur présence dans les missions a plus que doublé en 17 ans et le nombre de pays représentés sur cette scène onusienne est de 116 actuellement.

Fondée en 2004, la MINUSTAH vient d’être prorogée d’un an par le Conseil de sécurité de l’ONU afin de poursuivre son mandat de stabilisation du pays. À l’instar de Duclos (2012) ou de Goldsmith et Harris (2009) dans les Balkans ou la région de l’Asie pacifique, nous avons essayé de comprendre la réalité du terrain des policiers internationaux de la MINUSTAH à travers la perspective et l’expérience de policiers canadiens. Bien que notre étude ne puisse prétendre à la représentativité de ses résultats sur l’ensemble des forces policières UNPOL, notre contribution tend toutefois à montrer à quel point l’hétérogénéité des polices internationales, envisagée ici du point de vue des modalités de recrutement appliquées par les pays contributeurs, des compétences et cultures juridiques policières et enfin, des motivations qui poussent les policiers à se porter volontaires pour de telles missions, constituent un obstacle important au développement d’une nécessaire coopération policière entre UNPOL pour accomplir un mandat aussi complexe que délicat. En apparence, la diversité des contingents présents sur le terrain pourrait laisser supposer un apprentissage au quotidien de nouvelles techniques et pratiques policières pour les UNPOL ; toutefois, dans les faits, pour la majorité de nos interviewés, cette diversité semble peu appréhendée sous l’angle des avantages. Ainsi, le nombre de pays représentés dans les missions devient un défi sur lequel il convient de se pencher. Cady (2011) avait déjà abordé ce point dans le contexte de la mission de l’ONU au Kosovo et l’avait souligné comme une des leçons à retenir pour le futur. En effet, pour ce dernier, l’ONU devrait faire appel à moins d’États membres pour fournir les policiers internationaux,  dans l’objectif d’homogénéiser les pratiques professionnelles, permettant dès lors une meilleure efficacité des UNPOL et une plus grande crédibilité auprès de la population locale. Au vu de la situation en Haïti, il semblerait que les UNPOL soient confrontés au même problème. La disparité des recrutements entre policiers internationaux, le pluralisme de policing présents sur le terrain et l’hétérogénéité des motivations pour s’engager contribuent à instaurer un climat de méfiance entre les UNPOL, générant parfois frustration et inquiétudes de la part de policiers quant à leur sécurité lors du travail en équipe.

Toutefois, l’ONU, fondée en 1945 après la Seconde Guerre mondiale, s’est engagée à maintenir la paix et la sécurité internationales, à promouvoir le progrès social, à instaurer de meilleures conditions de vie, à accroître le respect des droits de l’homme et surtout à développer des relations amicales entre les nations. De fait, tous les pays membres de l’ONU peuvent exprimer leur opinion et ont tous une place de choix dans les missions engagées. Il serait alors politiquement difficile de n’accepter que quelques États dans la formation des polices nationales. Cependant, à y regarder de plus près, seule une quinzaine de pays fournit régulièrement près de 70 % des effectifs des UNPOL de l’ONU. À cela, s’ajoute le fait que, parmi ces derniers, une proportion non négligeable se trouve être des États dont les pratiques policières ne sont pas non plus exemplaires en matière de respect des valeurs démocratiques prônées au sein des Nations Unies, notamment en ce qui concerne le respect des droits de l’homme (Bayley, 2006).

L’étude des déploiements policiers dans ce type de missions et sous l’angle des organisations policières, telle que nous l’avons adoptée ici, nous semble apporter une contribution prometteuse aux difficultés évoquées tout au long de notre propos. Si c’est la coutume d’adopter une perspective « essentialiste » de la police, notamment dans le discours onusien (Greener, 2011 ; Peake & Marenin, 2008), selon laquelle la police posséderait une qualité magique où, par sa seule présence, l’ordre public serait assuré, ce qui précède démontre plutôt à quel point la réalité policière de terrain demeure complexe, posant des questions sur des enjeux fondamentaux de la police, comme les membres qui la composent, leur compétence et à quel point ces dimensions peuvent perturber le fonctionnement même d’UNPOL. Les déploiements policiers dans de telles opérations constituent une solution innovatrice mise sur pied par les Nations Unies dans le cadre de crises post-conflit actuelles, qui tendent à brouiller les frontières entre haute et basse criminalité, soit entre une criminalité politique et une criminalité plus traditionnelle, de droit commun qui, dans leur résolution, nécessitent de faire cohabiter des factions de la population qui ont combattu par les armes avec des institutions encore fragiles, dont le système de justice criminelle par exemple (Brahimi, 2000). Cependant, et tout en gardant à l’esprit les risques d’une autonomie excessive de la police (Bigo, 2005 ; Sheptycki, 2007) dans la prise de décisions politiques sur la morphologie de la lutte contre la criminalité transnationale, ou, par extension, la stabilisation d’un contexte post-conflit, il semble fondamental de ne pas pour autant écarter un principe crucial d’efficacité de la police, tel que mis en évidence dans le contexte domestique, à savoir le fonctionnement d’inversion hiérarchique de la police, par lequel les initiatives – et par extension le changement – proviennent de la base, des acteurs de terrain (Monjardet, 1996).

Ainsi, si certains défendent l’idée de développer un modèle de police dans le cadre des opérations de paix – qui répondrait en grande partie aux recommandations soulevées plus haut en matière de sélection et de compétence des policiers constituant les rangs des UNPOL (Rotmann, 2011) –, il nous semble, à partir de ce qui précède, que ce modèle doit avant tout reposer sur une documentation empirique minutieuse de ce que « faire la police » signifie dans le cadre de telles missions. Cet article en constitue une première contribution modeste ; nous espérons qu’il inspirera d’autres recherches à partir de données nouvelles, permettant alors de développer un dialogue sur une dimension encore peu traitée des enjeux actuels de la police.