Corps de l’article

Au carrefour de plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales, l’étude des émotions connaît depuis les années 1980 un essor considérable. Toutefois, rares sont les travaux qui se réfèrent à Charles Sanders Peirce et aux nombreux textes qu’il a consacrés aux émotions. Certes, les articles de David Savan[1], Stanley Harrison[2] ainsi que la thèse de Robert Beeson[3] restent, dans ce domaine, des références incontestables, cependant ces recherches restent bien souvent purement théoriques, et ne conduisent pas à la mise en oeuvre d’analyses empiriques. Or, il est tentant de confronter les textes de Peirce aux discours des acteurs sociaux sur certaines émotions comme la peur ou l’angoisse, et à leur rôle dans la constitution des problèmes publics, en particulier des problèmes de santé publique.

Mais quelles sont les spécificités de l’apport peircien ? On pourrait en relever trois. C’est d’abord le dépassement du clivage entre l’exploration interne et l’observation des manifestations externes des émotions. C’est ensuite, en qualifiant les émotions d’hypothèses, le refus de réduire l’indétermination des émotions. C’est enfin, le glissement d’une interrogation sur les objets des émotions à celle des situations où elles prennent naissance. Le but de cet article consiste à mettre ces trois spécificités à l’épreuve de la peur des maladies et des épidémies dans les sociétés contemporaines, et de leur constitution en problèmes publics. En l’occurrence, le problème de l’antibiorésistance, source de nombreuses pathologies ou de difficultés grandissantes à soigner des maladies jusque-là curables au moyen d’antibiotiques, et la production de discours catastrophistes qu’il a générés depuis une période récente, constitueront les terrains auxquels apporter l’éclairage fécond des théories de Peirce.

Comment situer les émotions comme objet d’analyse ?

L’étude des émotions a longtemps oscillé entre exploration interne et observation expérimentale de manifestations externes. Irrationnelles, perturbantes, les émotions ont aussi longtemps été étudiées au prisme d’un antagonisme Raison vs Passion, que les travaux plus récents de Martha Nussbaum[4] et Patricia Paperman[5] ont remis en question. Dans cette tension entre « l’intérieur» et « l’extérieur», la psychologie des émotions s’est appliquée à décrire le déclenchement des émotions chez un individu observé, les théories de l’appraisal quant à elles, se sont concentrées sur leur dimension cognitive et leur rôle dans l’évaluation des situations (Sander[6], Scherer[7]). Toutefois, la perspective expérimentale adoptée par ces études ne permet pas de comprendre l’articulation entre les émotions et l’environnement dans lequel elles surgissent[8]. C’est l’ensemble de ces paradigmes que l’approche pragmatiste, et tout particulièrement la réflexion engagée par Peirce, remet en cause ou nuance considérablement. Pour les auteurs pragmatistes, les émotions sont constituées par, et au cours de transactions entre les individus, et avec le monde. De la sorte, les émotions ne sont pas pré-constituées, comme des phénomènes internes dont on prendrait conscience au travers de leurs manifestations, et qui seraient dotées d’une identité a priori, mais elles prennent forme au cours de processus mettant aux prises des organismes entre eux, et avec leur environnement de manière située. Cette façon d’appréhender les émotions va à l’encontre des approches qui interrogent la manière dont surviennent des émotions pré-déterminées par avance. Elle s’appuie aussi sur l’expérience commune qui veut que, bien souvent, nous ne sachions pas dire précisément ce que nous éprouvons, ou que ces émotions paraissent mêlées, joie et tristesse, peur et excitation, et qu’elles évoluent avec le développement de la situation. De plus, en articulant selon les mêmes modalités trichotomiques, l’analyse de ce qu’il a été convenu d’appeler les « émotions internes» et leurs soi-disant « manifestations extérieures», Peirce propose un dépassement de cette dualité.

Les émotions en situation

Pour comprendre comment ces questions ont pris forme chez les premiers pragmatistes, il faut relire la correspondance de James et Peirce, notamment leurs échanges au sujet de la peur des ours. La thèse défendue par James est la suivante :

Common sense says : we lose our fortune, are sorry and weep ; we meet a bear, are frightened and run ; we are insulted by a rival, are angry and strike. The hypothesis here to be defended says that this order of sequence is incorrect, that the one mental state is not immediately induced by the other, that the bodily manifestations must first be interposed between, and that the more rational statement is that we feel sorry because we cry, angry because we strike, afraid because we tremble, and not that we cry, strike or tremble because we are sorry, angry or fearful, as the case may be. Without the bodily states following the perception, the latter would be purely cognitive in form, pale, colourless, destitute of emotional warmth. We might then see the bear and judge it best to run, receive the insult and deem it right to strike, but we could not actually feel afraid or angry[9].

Pour James, les manifestations physiques constitutives des émotions sont des réactions à des perceptions. Entre la perception et la réaction n’existe aucun espace de représentation, ni de réflexion. La conscience d’éprouver une émotion d’un certain type, peur ou colère par exemple, ne vient qu’ensuite, par identification de certaines manifestations physiques, nous avons peur parce que nous tremblons. En déplaçant l’ordre des séquences par lequel étaient comprises habituellement les émotions, James désire surtout insister sur le fait qu’interposer un concept entre la perception d’un objet et les manifestations corporelles a pour effet de réduire les conduites à des phénomènes purement cognitifs, dépourvus de ce qu’il qualifie de « chaleur émotionnelle».

Cet enchaînement des séquences censées expliquer l’origine des émotions semble ne pas avoir convaincu Ch. S. Peirce qui s’est appliqué à en déplier les différentes étapes pour démontrer que l’articulation Perception/Réactions physiques/Emotions n’avait rien d’automatique, et comportait d’autres détours. Sa critique porte avant tout sur la catégorisation des émotions. Qu’est-ce qui nous fait assigner ce que nous éprouvons à de la joie, de la tristesse, de la peur, ou de la colère ? Les manifestations physiques de joie ou de tristesse ne suffisent pas à déterminer ces catégories, car elles comportent toujours une part d’interprétation. Les larmes, par exemple, sont ambigües. En soi, on ne peut les attribuer ni à la joie ni à la tristesse, et cette assignation fait nécessairement intervenir une part d’interprétation.

Il remarque aussi que les manifestations physiques semblent des réactions à la qualité première d’un objet ou d’une situation, qui renvoie à la catégorie de la Priméité. En réalité, dit-il, il n’en est rien, car la qualité d’une situation ne se donne jamais dans une impression première, ou si c’est le cas, c’est préalablement à toute tentative de définition. Or, définir la qualité d’un objet ou d’une situation requiert la médiation d’un concept ou d’un interprétant. Lorsque nous disons, par exemple, qu’un four est noir, il nous semble que nous exprimons une impression première, mais en réalité, « est noir» renvoie à un concept de « noirceur» que nous pouvons appliquer à des objets très divers, comme un vêtement ou un animal. En dépit des apparences, les perceptions n’ont rien d’immédiat, et nos réactions, rien d’automatique, ces processus sont médiés par des interprétants auxquels nous réagissons. Il en va de même des émotions. Pour ressentir de la joie, nous avons besoin d’un concept de joie applicable à des situations aussi variées que la rencontre avec un ami, l’annonce d’une bonne nouvelle, une réussite, etc. Ainsi s’articulent l’impression première, indéfinissable, ininterprétable, relevant de la Priméité en termes phanéroscopiques, et l’interprétation de cette impression qui conduit à lui attribuer une qualité, cette deuxième opération relevant de la Tiercéité. Mais, comme toujours, chez Peirce, ces différentes opérations ne sont pas clairement séquencées et s’enchaînent au sein de la dynamique des interactions entre un organisme et son environnement. Stanley Harrison a résumé cette articulation entre les interprétants des émotions et des sensations de la manière suivante :

The significance and originality of Peirce’s position is seen in his view that even sensations and emotions are interpretative or representative responses to an object. In short, Peirce develops the position that « a sensation is not… (a) first impression of sense» (C.P. 5.291), but the result of a combination of more complex impressions originating in the sense organs[10].

Le fonctionnement des émotions est rigoureusement identique à celui des sensations, qu’il intègre la plupart du temps. Dans sa réponse à James, Peirce cherche ainsi à démontrer que non seulement les émotions ne peuvent pas être considérées comme des réactions directes à des perceptions, mais encore que les perceptions elles-mêmes sont médiées par des concepts ou des interprétants, relevant ainsi de la tiercéité.

Pour revenir à l’exemple initial de la peur de l’ours, il faut interposer entre la perception de l’objet (l’ours) et la réaction physique (trembler, s’évanouir ou s’enfuir), un concept de dangerosité qui n’est pas intrinsèque à l’objet ours, mais qui est relatif à la situation dans laquelle a lieu la rencontre avec l’ours. Ce concept sera différent pour un randonneur confronté par surprise à l’animal, pour un chasseur armé qui le traque depuis des jours, et pour le visiteur d’un zoo. Il faut un peu forcer la démonstration de Peirce pour opérer ce glissement de l’objet à la situation, qui sera pleinement accompli par John Dewey, pourtant, tous les éléments qui l’autorisent sont présents chez l’auteur, dès lors qu’il introduit la médiation de l’interprétant entre la perception des objets et les manifestations physiques d’émotions. Lorsque Peirce évoque le concept de joie, c’est bien à des situations qu’il est appliqué, et non pas à des objets stricto sensu, comme celle de la rencontre avec un ami. Pour autant, il ne théorise pas totalement ce glissement qui fera de la situation l’objet véritable des émotions. En revanche, l’usage peircien de termes tels que concept ou interprétant peut être source de confusion, s’ils sont assimilés à ce que nous entendons habituellement par un concept. Il faut plutôt les comprendre comme une catégorie à laquelle sont assignées des sensations ou des perceptions, comme la sensation visuelle qui fait dire qu’un objet est noir, ou les diverses manifestations physiques, tremblements, pâleur, accélération du rythme cardiaque, qui nous font dire que nous avons peur. Ces diverses manifestations corporelles sont alors rassemblées sous une description commune, ou une catégorie, que Peirce qualifie de concept : la peur. Elles ne signifient que dès lors qu’elles sont rapportées à d’autres signes avec qui elles forment « un éventail» ou « un bouquet», et à la situation dans laquelle elles prennent naissance. Enfin, il importe de souligner que Peirce distingue soigneusement deux perspectives sur les émotions : une perspective réflexive qui consiste pour un sujet à identifier, catégoriser, ce qu’il éprouve, et une perspective apparentée à celle d’un observateur externe qui s’interroge sur ce qu’éprouve autrui.

Des indices pour soi aux indices pour autrui, les émotions en communication

Les manifestations physiques d’une émotion peuvent, en effet, devenir des indices reconnaissables pour un tiers. Les interactions humaines comportent une part de sémiose au cours de laquelle les individus produisent un diagnostic des signes émotifs perceptibles chez autrui. Ces interprétations provoquent généralement de part et d’autre de nouvelles manifestations qui renforcent ou modifient le cadrage mutuel de la situation dans laquelle sont plongés les interactants, et de multiples ajustements.

Ces échanges peuvent être plus ou moins codifiés ou fondés sur l’habitude. C’est ce que John Dewey mettra plus tard en évidence à travers l’exemple du bébé qui pleure :

When a baby cries, its mother may interpret the crying as an indication that the baby is hungry or that something is causing him discomfort. She then acts in order to change the conditions which have given rise to the baby’s cries by feeding him, changing him, or trying to find what is causing him discomfort. As the baby grows up, he becomes aware of an existing relationship between his cries and his mother’s response. He then might cry intentionally in order to make his mother come to him. In this case, the cry is intentional and like a linguistic sign (i.e., a symbol) ; it is used to inform or communicate. It is no longer the sign of a « feeling» but rather a sign used intentionally to give rise to a specific response[11].

Ce que Dewey explicite très clairement, c’est que les manifestations physiques d’émotions peuvent fonctionner comme des signes relevant de catégories différentes. Relus en termes peirciens, les cris du bébé sont, pour sa mère, l’indice d’un problème auquel elle doit remédier, ce qui entraîne sa venue auprès de l’enfant. La répétition de ce scénario, l’habitude, permet à celui-ci de se servir de ses cris pour la faire venir, et donc de les utiliser comme des signes linguistiques conventionnels, c’est-à-dire des symboles. Toute la question qui se pose à la mère de l’enfant consiste à déchiffrer ces signes pour en déterminer l’exacte signification et… décider ou non d’y répondre favorablement… La clé proposée par Dewey permet d’aborder la question des émotions feintes et celle de la reproduction intentionnelle des manifestations émotionnelles, ce qui n’est pas traité directement par Peirce. En revanche, il le fait en s’appuyant manifestement sur l’héritage de la trichotomie des signes.

En fait, il y a plusieurs catégories de signes auxquelles on peut reconnaître ce qu’éprouve autrui : les indices qui révèlent qu’un sujet a été touché ou affecté par une situation ou un objet, les icones, qui reproduisent les signes indiciels liés à certaines émotions et interviennent dans les émotions feintes, les symboles, enfin, qui font intervenir le langage et les dénominations d’émotions. Mais si les interprétants jouent un rôle aussi décisif dans la compréhension des émotions, comment les définir ? D’une façon générale, on peut dire que l’interprétant est un effet, mais David Savan propose une analyse plus fine de leur rôle dans le fonctionnement des émotions.

First, the emotional dynamic interpretant is the qualitative semiotic effect of that sign ; second, the dynamic interpretant may be an act in which some energy is expended, and such an act Peirce called an energetic interpretant. The energetic interpretant may be a muscular encounter with the external world, or it may be the manipulation and exploration of the images of the inner world… The logical dynamic interpretant is the thought, concept, or general understanding actually produced by a sign. To think is to make inferences, to draw on consequences of certain premisses, to move in accordance with some general rule[12].

Tout d’abord, Peirce insiste sur l’aspect dynamique de l’interprétant qui joue un rôle important dans le développement même des situations. Il peut avoir une ou plusieurs des caractéristiques suivantes : si nous tremblons, pleurons ou rions lorsque nous devons faire face à une situation ou un événement, nous ressentons pour nous-mêmes, et nous produisons pour autrui, les signes au travers desquels nous interprétons la qualité de la situation. Si nous courons, alors que nous venons de rencontrer un ours, nous produisons un interprétant énergétique de cette situation. Enfin, si nous cherchons une arme et visons l’ours, ou si nous essayons de trouver un endroit pour nous cacher, nous produisons des interprétants logiques destinés à faire évoluer la situation à notre avantage ou à en sortir. Mais dans la dynamique des interprétants, nous pouvons d’abord crier, puis courir et finalement chercher à nous cacher ou à nous saisir d’une arme. Ces trois dimensions nous permettent d’introduire une complexité nouvelle dans le schéma de l’arc réflexe des émotions décrit par James. En faisant des manifestations physiques, des interprétants d’une situation donnée, Peirce transforme ce qui apparaissait initialement comme des réponses automatiques à des stimuli, en mouvements physiques pourvus d’une capacité d’interprétation et de cognition. C’est aussi ce qui lui permet de réfuter l’argument selon lequel le concept « avoir peur» serait purement cognitif et dépourvu de « chaleur émotionnelle». L’originalité de Peirce consiste à affirmer que si les interprétants peuvent être purement physiques, comme de trembler, de rire ou de pleurer, ils n’en sont pas pour autant privés de rationalité. Ce dernier aspect ouvre la perspective d’une approche pragmatiste de la rationalité des émotions. Par conséquent, il ne faut pas dissocier le sentiment d’avoir peur, des différentes sensations liées au fait d’avoir peur, comme les tremblements, l’accélération du rythme cardiaque, ni des solutions que nous essayons de trouver pour nous protéger, pour faire face au danger ou lui échapper. Cette spirale d’interprétants organise l’adaptation de nos conduites aux situations auxquelles nous sommes confrontés.

Bien souvent, le processus dynamique des interprétants d’une émotion ne se développe pas au travers d’un seul et unique individu. Les signes d’une émotion éprouvée par A peuvent devenir la source d’un interprétant énergétique ou logique de la part de B ou C. En retour, ce qui est éprouvé par B peut générer de nouveaux interprétants de la part de A ou de la part d’autres individus engagés dans la situation. C’est pourquoi les émotions ne sont pas que des expériences subjectives, singulières voire intimes. Non seulement parce qu’elles interviennent dans la plupart des relations sociales, mais aussi parce que les interprétants eux-mêmes permettent l’échange, la traduction, c’est-à-dire la communication sociale des émotions. Ainsi, Paul Kockelman a pu écrire : « Most so-called emotions may be decomposed into a bouquet of more basic and varied interpretants, and the seemingly most subjective forms of experience may be reframed in terms of their public, intersubjective effects[13]

Dès lors, et parce qu’ils sont pourvus de significations communes, et partageables, ces interprétants ne peuvent plus être confinés dans ce qui serait le domaine de la subjectivité ou de l’intimité.

Les émotions comme hypothèses

On a vu que les manifestations physiques des émotions n’étaient pas catégorisées par avance, indépendamment des situations dans lesquelles elles émergent. Il y a donc toujours une part d’indétermination originelle des émotions, et d’interprétation de ce que nous éprouvons, ce constat va conduire Peirce à affirmer que les émotions sont des hypothèses qui peuvent être de deux sortes :

Les hypothèses relatives à ce que l’on éprouve

L’opération de catégorisation qui consiste à dire que nous éprouvons, ou qu’autrui éprouve de la joie, n’est en fait qu’une hypothèse. La dénomination d’une émotion comporte ainsi une part d’irréductible indétermination. Ce qui paraissait si simple dans le schéma de James, « nous courons et nous avons peur», devient une source d’incertitude permanente. Relier des manifestations physiques comme les larmes, les tremblements, la pâleur, à une émotion singulière comme l’anxiété ou la tristesse, relève d’une interprétation que rien, sinon l’expérience et l’habitude, ne peut garantir. Les émotions résultent de « bouquets» ou « d’éventails» de signes hétérogènes, sensations, manifestations physiques diverses, sur lesquels nous posons un prédicat unique qui les assigne à une catégorie particulière. Dans un autre passage, Peirce compare les émotions à un morceau de musique symphonique, dont toutes les phrases instrumentales s’articulent et se fondent ensemble :

Thus the various sounds made by the instruments of an orchestra strike upon the ear, and the result is a peculiar musical emotion, quite distinct from the sounds themselves. This emotion is essentially the same thing than a hypothetic inference, and every hypothetic inference involves the formation of such an emotion. We may say, therefore, that hypothesis produces the sensuous element of thought[14].

Si nous ne savions pas nous-même interpréter l’accélération de notre rythme cardiaque comme un signe du « trac», ou un évanouissement comme la réaction à un choc, nous serions dans une situation d’anxiété permanente à l’égard des manifestations physiques de nos propres émotions. Ces interprétations sont intrinsèquement des hypothèses qui relient diverses manifestations entre elles, et les fondent ensemble dans ce qui devient un « élément sensuel de la pensée», comme une couleur ou un parfum.

Les hypotheses relatives à la situation dans laquelle émerge une émotion

La deuxième hypothèse porte sur la définition des situations dans lesquelles émergent les émotions.

The emotions, as a little observation will show arise when our attention is strongly drawn to complex and inconceivable circumstances. Fear arises when we cannot predict our fate ; joy in the case of certain indescribable and peculiarly complex sensations. If there are some indications that something greatly for my interest, and which I have anticipated would happen, may not happen ; and if, after weighing probabilities, and inventing safeguards, and straining for further information, I find myself unable to come to any fixed conclusion in reference to the future, in the place of that intellectual hypothetic inference which I seek, the feeling of anxiety arises. When something happens for which I cannot account, I wonder. When I endeavor to realize to myself what I never can do, a pleasure in the future, I hope. “I do not understand you,” is the phrase of an angry man. The indescribable, the ineffable, the incomprehensible, commonly excite emotion ; but nothing is as chilling as a scientific explanation. Thus an emotion is always a simple predicate substituted by an operation of the mind for a highly complicated predicate. Now if we consider that a very complex predicate demands explanation by means of a hypothesis, that that hypothesis must be a simpler predicate substituted for that complex one ; and that when we have an emotion, a hypothesis, strictly speaking, is hardly possible-the analogy of the parts played by emotion and hypothesis is very striking[15].

Encore une fois, il convient de souligner combien les émotions pour Peirce sont intégrées aux situations, et comment elles en épousent le développement. Son insistance sur des situations particulièrement indéterminées, qualifiées d’ineffables ou d’incompréhensibles, montre que la réaction émotionnelle des individus articule une dimension temporelle. La peur, l’anxiété et l’espoir surviennent quand le futur est incertain. L’hypothèse dont il est question se déplace ainsi, et ne porte plus seulement sur la situation en tant que telle, mais sur son évolution future et son aboutissement. Dans d’autres cas, comme pour l’émerveillement, l’émotion surgit quand la situation présente est devenue tellement indescriptible que nous ne pouvons en rendre compte.

Dans le processus décrit par Peirce, les émotions telles que la peur ou l’émerveillement ne sont pas seulement des hypothèses au sens où des sujets peuvent rassembler sous leur description un certain nombre de manifestations physiques, ce sont aussi des hypothèses, c’est-à-dire des prédicats, posées sur des situations particulièrement indéterminées. Deux niveaux d’hypothèses s’imbriquent ainsi, les manifestations physiques constituent un premier niveau d’hypothèse en réaction à une situation donnée, et ces manifestations sont d’autant plus fortes que la situation est indéterminée, la catégorisation de ces manifestations physiques qui les qualifie en tant qu’émotion d’un certain type, constituant un deuxième niveau d’hypothèse. Un tel schéma prépare la voie à la démonstration de Dewey selon laquelle les signes physiques des émotions ne sont pas des « expressions» d’une émotion pré-existante. L’émotion ne peut pré-exister à ses manifestations et à sa dénomination, puisque ce sont ces dernières qui la constituent en tant qu’émotion d’un certain type sans aucune garantie de certitude. Ainsi, la démonstration de Peirce va au-delà d’une analogie entre émotion et hypothèses pour soutenir que les émotions sont des hypothèses. Les émotions sont des hypothèses composées de sensations qui sont elles-mêmes des hypothèses. À chaque niveau, émotions et sensations sont des prédicats posés sur les manifestations des organes sensoriels, et elles s’articulent en un procès continu. Toutes les étapes de ces processus comportent nécessairement une part d’indétermination, ce qui fait que la joie ou la tristesse n’existent pas en soi, et que tous les processus mentaux font partie pour Peirce d’un processus généralisé d’enquête qui oriente les interactions entre un organisme et son environnement.

Les émotions comme valuations

L’enquête occupera une place centrale dans la pensée de John Dewey, cependant l’analyse des émotions chez l’auteur de La formation des valeurs obéit à un déplacement de perspective. La question de la détermination des émotions par le sujet qui les éprouve disparaît au profit du questionnement sur ce qu’éprouve autrui, et de la manière dont les émotions ressenties par un sujet provoquent des ajustements, des interactions, qui font évoluer les situations. D’une certaine façon, Dewey articule James et Peirce, en considérant qu’un certain nombre de ce que l’on appelle des « manifestations d’émotions», pleurer, sourire, prendre du poids, ne sont en réalité que des manifestations d’un changement physique génératrices de conduites adaptées de la part d’autrui. De la sorte, certaines d’entre elles peuvent être reproduites intentionnellement et fonctionner comme des signes conventionnels entre les individus. Cet aspect de la théorie de John Dewey permet de rendre compte des dimensions historiquement et culturellement situées de certaines manifestations d’émotion, et conforte l’idée que les « manifestations d’émotion» ne manifestent en réalité, aucune émotion pré-existante. En revanche, elles traduisent une évaluation d’une situation donnée. Cependant, la part d’indétermination que comportent les émotions pour le sujet qui les éprouve n’est pas explorée par Dewey, qui abandonne par là-même une partie du rôle de l’interprétant, celle qui fonctionne dans la catégorisation des émotions. Or, pour Peirce, la fonction de l’interprétant n’est pas subjective, mais relève d’un partage social qui garantit la communication. Si je ressens de la colère, rien ne permet d’assurer que j’éprouve la même chose que quelqu’un d’autre, mais pour faire comprendre que je suis en colère ou comprendre la colère d’autrui, il faut bien que nous ayons un répertoire commun de signes adaptés à des situations.

L’intérêt de ne pas abandonner la catégorie de l’interprétant consiste aussi à fournir des outils permettant d’analyser les émotions collectives autrement qu’en termes de contagion. Les émotions collectives peuvent ainsi être davantage étudiées en termes de partage d’interprétants face à une situation donnée. En revanche, John Dewey a certainement clarifié un point qui restait encapsulé dans la définition de « l’objet» des émotions chez Dewey. Le cadre d’analyse des émotions produit par Ch. S. Peirce fournit bien évidemment des repères applicables à des expériences plus contemporaines et plus quotidiennes que la peur d’un animal sauvage. L’anxiété, par exemple, joue un rôle dans l’appréhension du risque dans des situations du quotidien. L’évaluation de la dangerosité d’une situation n’est pas donnée en soi de manière immédiate, comme une impression première, mais repose sur la maîtrise d’un ensemble de données, de paramètres et de raisonnements, et elle ne prend son caractère d’immédiateté que par la suite, du fait de l’apprentissage, de l’expérience et de l’habitude. D’autres peurs, comme celle des maladies ou épidémies, jouent un rôle décisif, à la fois dans l’appréciation des situations à risque sur le plan collectif, et dans la constitution des problèmes publics de santé. Il s’agira de comprendre à l’aune des théories de Peirce, non pas tant la peur effective de certaines maladies, mais comment la peur peut devenir un instrument destiné à changer les comportements dans les discours des acteurs chargés de mettre en oeuvre des politiques de santé publique.

Le rôle de la peur dans la constitution du problème de l’antibiorésistance en France et en Grande-Bretagne

La perception du risque et le rapport au temps

Pour les acteurs intervenant en santé publique, la peur est une émotion à double tranchant, qu’ils peuvent redouter, comme ils peuvent aussi chercher à la susciter afin de faire prendre conscience d’un risque collectif. Dans le premier cas, c’est l’irrationalité des peurs collectives, telles qu’elles ont été décrites et théorisées par Le Bon[16] et Tarde[17], qui semble redoutable. Dans le deuxième cas, il peut leur sembler utile d’agiter des menaces afin de modifier les comportements. Le problème devient encore plus complexe lorsqu’une découverte, comme celle des antibiotiques, se révèle être paradoxalement un « miracle» scientifique et un danger pour la santé publique. Comment passer alors de l’enthousiasme confiant à la prise de conscience d’une authentique menace collective ? C’est la question de cette transformation des comportements qui se pose à la communication sur les antibiotiques, et sur laquelle l’analyse peircienne des émotions permet de porter un éclairage renouvelé.

La résistance des bactéries aux antibiotiques a été constatée par Alexander Fleming dès la découverte de la pénicilline. Cette observation n’est pas restée confinée dans le laboratoire de l’hôpital Sainte-Marie où officiait le biologiste, elle a été largement relayée par les médias à l’occasion des nombreuses interviews qu’il a accordées à la presse après la Seconde Guerre mondiale, non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi dans d’autres pays comme la France. Des journalistes du Monde rapportent les propos suivants dans un article daté du 1er novembre 1954 : 

Interrogé sur la résistance des microbes aux antibiotiques, qui préoccupe beaucoup, on le sait, le monde scientifique, Sir Alexander Fleming a déclaré notamment : « Dès le début, on a pensé que cela arriverait, mais au bout de 10 ans, la situation n’est pas si mauvaise… Les antibiotiques sont restés pourtant des armes très puissantes.».

Cette déclaration va « cadrer» durablement la forme même du problème qu’elle évoque dans l’espace public français : la résistance des bactéries aux antibiotiques n’y est pas décrite comme un phénomène social qui constituerait une menace pour des patients potentiels ou avérés, mais comme un problème « qui préoccupe la communauté scientifique». Cette « préoccupation» semble avoir été précoce, et le recul d’une dizaine d’années paraît suffisant au savant pour qualifier la situation de « pas si mauvaise», sans beaucoup plus de précisions, enfin, les antibiotiques sont comparés à des armes contre les infections, et cette métaphore va perdurer dans les discours publicitaires, jusqu’à la fin du XXe siècle. Ce que dit Fleming est qu’un risque existe pour les populations, mais qu’à ce jour, il n’est pas sensible, et qu’il relève de la seule compétence du corps médical ou du monde scientifique en général, ainsi le « problème» va-t-il faire l’objet de ce que Chateauraynaud et Torny définissent comme un confinement sectoriel[18]. Ce type de cadrage s’adosse souvent à des schémas narratifs décrivant les antibiotiques comme un événement bouleversant l’histoire de l’humanité et qui s’organise en trois temps : le passé est décrit comme une période obscure et menaçante, le présent est généralement qualifié « d’ère des antibiotiques», moment d’un bouleversement historique où les antibiotiques semblent pouvoir guérir toutes les maladies autrefois mortelles en transformant radicalement le quotidien et l’espérance de vie des individus ; le futur apparaît comme indéfiniment glorieux puisque rien n’indique que ce pouvoir de guérison puisse cesser un jour grâce à la découverte permanente de nouveaux antibiotiques. Cette confiance va générer des usages incontrôlés des antibiotiques, notamment dans l’élevage, dès lors que des laboratoires américains découvrent leurs effets sur la croissance des animaux.

Les premiers signes d’inquiétudes à l’égard des conséquences de ces pratiques n’apparaissent pas en France avant les années 1960. Il faut attendre le début du XXIe siècle pour voir apparaître les premiers Plans antibiotiques et les premières campagnes visant à réduire la consommation des patients. Toutefois, la production de données précises permettant d’apprécier l’importance du risque encouru, et d’évaluer la situation, est inexistante avant 1983. Les victimes sont très peu visibles et n’apparaissent qu’au travers de données chiffrées du type : « des infections nosocomiales ont tué 14 personnes cette année dans le Pas-de-Calais», (Le Monde, 08/2006). Privées de nom, de visage et d’histoire, elles demeurent invisibles. Il faudra attendre la médiatisation que Guillaume Depardieu fera de son propre cas, et la création de son association, pour que les ravages des bactéries résistantes deviennent brièvement sensibles au travers de son témoignage. Cependant, avant 2012, l’antibiorésistance ne fait jamais la Une des médias, confinée dans les pages des rubriques Santé des quotidiens, elle est divisée entre la presse quotidienne nationale qui traite des questions de santé humaine, et les revues professionnelles qui prennent en charge les problèmes vétérinaires. Segmenté en une multitude de problèmes qui ont un rapport avec l’antibiorésistance, comme la résurgence de maladies que l’on croyait oubliées, les OGM ou les maladies nosocomiales, le problème de l’antibiorésistance n’est jamais totalisé, mais effrité en une myriade de problèmes variés qui n’en sont souvent que les conséquences[19].

L’irruption des prophéties de malheur

Dans ce contexte, où l’indétermination et la méconnaissance de la situation ne permettent pas d’évaluer le problème de façon fiable, l’irruption de ce que l’on pourrait appeler « les prophéties de malheur» est apparue tout d’abord en complet décalage avec son niveau de publicisation. Le 11 mars 2013, au sommet du G8 en Grande-Bretagne, Sally Davies affirme que le risque de l’antibiorésistance pour la santé est une catastrophe comparable au terrorisme ou au changement climatique. Ce cri d’alarme sera renforcé par les déclarations de Margaret Chan, directrice générale de l’OMS, le 16 novembre 2015. Mais quels sont les faits connus du public ?

La résistance des bactéries aux antibiotiques a longtemps été ce que Peirce aurait qualifié de « chilling scientific explanation». C’était un argument qui consistait à dire que l’usage d’antibiotiques à faible dose, ou pendant une durée insuffisante, génère de la résistance bactérienne. Il n’y a là, à proprement parler, ni objet d’angoisse ni situation anxiogène. Tout au plus, l’incorporation d’antibiotiques dans des pommades et autres baumes ou lotions aurait-elle pu susciter quelques inquiétudes, mais le futur est tellement assuré par la confiance dans la découverte de nouveaux antibiotiques, ad infinitum, qu’il ne laisse place à aucune méfiance. Il va falloir beaucoup de temps avant que ne se mette en place le premier réseau de surveillance (Resapath) en 1983, et qu’il produise des données chiffrées sur la situation. L’étude Burden-BMR, conduite par Santé Publique France, a estimé l’impact de la multirésistante bactérienne en France, en 2012, à environ 158 000 infections et 12 000 décès par an. Ces chiffres sont quatre fois plus élevés que ceux de la mortalité consécutive aux accidents de la route, pour autant, ils ne font pas la Une des médias et restent relativement ignorés du public.

Ainsi, ce qu’il est convenu d’appeler des « prophéties de malheur» surviennent-elles, du moins en France, sur l’arrière-plan d’une situation mal connue, et dont les estimations chiffrées ont été produites depuis une période, somme toute assez récente au regard de l’histoire des usages des antibiotiques. Ces données viennent contredire de façon brutale et sans transition des discours qui traduisaient jusque-là une confiance aveugle dans la puissance de ces médicaments, et dans leur capacité infinie à terrasser les bactéries dangereuses pour la santé humaine et animale. Les discours des responsables et des différents acteurs de la santé publique, après ces déclarations fracassantes, visent néanmoins à modifier rapidement les comportements. Dès 2002, le premier plan antibiotique s’était déjà attaché à réduire la consommation d’antibiotiques en santé humaine, mais la consommation qui avait d’abord fléchi, a repris fortement après 2007 sans que ni le corps médical ni les responsables ministériels ne sachent sur quel levier appuyer pour la faire diminuer.

C’est dans ce contexte que s’ouvre aussi un débat sur les discours catastrophistes en santé publique, cette fois, en Grande Bretagne, où le contexte est différent, la prise de conscience à l’égard des usages abusifs des antibiotiques, tant en santé humaine qu’animale, s’étant largement diffusée à la suite d’une succession de campagnes de communication, et de plusieurs crises sanitaires. La carrière du problème public de l’antibiorésistance est donc très différente en France et en Grande-Bretagne[20]. C’est sur cet arrière-plan qu’un article de Brigitte Nerlich attire l’attention sur l’inefficacité des discours catastrophistes en santé publique, particulièrement dans le cas de l’antibiorésistance[21]. L’article opère un retournement critique adressé aux discours apocalyptiques prédisant la fin des antibiotiques, et le retour à un monde sans antibiotiques. La chercheuse oppose un certain nombre d’arguments à l’usage de ces discours catastrophistes censés dissuader de recourir aux antibiotiques quand cela n’est pas nécessaire, en agitant la peur d’un monde dans lequel les antibiotiques seraient devenus inefficaces face au développement de la résistance bactérienne. Tout d’abord, elle affirme que le langage de la peur et de la terreur affaiblit l’efficacité de la communication et ne facilite pas les changements de comportements. Elle s’appuie sur des études concernant la communication sur le changement climatique, et observe qu’en faisant du réchauffement climatique un enjeu évoquant la peur et le stress, on transforme le problème en prophétie auto-réalisatrice de manière contre-productive. Ajoutons que, parmi les outils de communication destinés à susciter une nouvelle prise de conscience du danger des antibiotiques, figure « la guerre contre les superbugs», sorte de bactéries devenues super résistantes qui déplacent la question de l’angoisse générée par une situation vers celle de la peur d’un objet dangereux, ces bactéries qualifiées de « superbugs» dans les discours des campagnes de prévention américaines.

Certains aspects de cette critique méritent d’être soulignés. Il y est question du langage de la peur et de la terreur et de leur efficacité sur les comportements. Effectivement, les discours apocalyptiques visent généralement à produire des changements de comportements d’une manière qui peut sembler passablement behaviouriste, comme si les mots à eux seuls pouvaient déclencher la peur dès lors qu’ils annoncent une catastrophe. Nerlich suggère que l’on décrive alors les risques encourus de manière plus nuancée, en tenant compte de la distinction à faire entre « bonnes» et « mauvaises bactéries», et que les changements dans les pratiques, notamment en matière d’hygiène, soient conçus comme un appui à la lutte menée par le corps médical contre les bactéries résistantes. Les prémices de cet argumentaire ne vont pas sans rappeler l’exemple deweyen du bébé qui pleure, même si la démonstration qui suit s’en éloigne, faute d’analyser véritablement le fonctionnement de la peur. Pour que les cris du bébé aient quelques chances de succès de faire venir sa mère, il faut qu’ils soient susceptibles de traduire, de manière indicielle, l’inconfort ou le malaise, la faim, la soif, etc. Sans cette dimension indicielle, ils fonctionnent comme des signes conventionnels, comme le langage, et signifient pour la mère que l’enfant veut qu’elle vienne sans que pour autant cela ait un caractère d’urgence. Le langage de la peur, tel qu’il est évoqué par Nerlich, ne renvoie pas aux discours de ceux qui ont peur du fait de leur expérience, on pourrait en effet, concevoir que des témoignages de patients victimes de bactéries résistantes puissent exprimer une angoisse qui rendrait leur expérience palpable, mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de « faire peur», en annonçant ce qui va arriver si la consommation d’antibiotiques ne baisse pas.

Or, et particulièrement dans le cas de la France, on a vu que le problème de l’antibiorésistance, jusqu’à une époque très récente, n’avait pas de visibilité publique. Faute d’avoir été totalisé, il n’existe qu’au travers d’autres problèmes, et fait l’objet depuis les origines d’un confinement sectoriel qui a dessiné un périmètre de responsabilités au-delà duquel a été maintenu ce que les scientifiques désignent souvent comme « le grand public». Les réseaux de surveillance ont certes produit des données alarmantes depuis 1983, mais celles-ci n’ont pas fait l’objet d’une médiatisation particulière. En fait, les premiers discours catastrophistes produits par les agences internationales surviennent en France, dans une situation largement méconnue. De la sorte, la peur, comme valuation d’une situation dangereuse, ne peut pas exercer son rôle, elle ne peut constituer une hypothèse portant sur une situation indéterminée, au futur incertain, car la situation dans laquelle ces messages sont reçus continue d’être caractérisée par la confiance dans les antibiotiques. Les résultats chiffrés de l’étude Burden et la campagne de 2002 sont peu précis quant aux circonstances, aux cas, aux parcours thérapeutiques des patients, et surtout n’évoquent jamais les liens entre santé humaine et animale, entre les usages dans l’élevage et leurs conséquences pour la santé humaine. Dès lors, les discours apocalyptiques apparaissent en total décalage avec l’expérience collective d’une situation impalpable.

L’impossible hypothèse : comment une situation insensible peut-elle produire des interprétants sensibles ?

Si l’on revient sur les différentes étapes du raisonnement peircien, on est tenté de renvoyer dos à dos les discours catastrophistes, dès lors qu’ils ne sont pas l’aboutissement (l’interprétant logique) d’une situation sensible, et leur critique au nom d’un principe de réassurance qui paraît bien angélique. On constate que la peur brandie par les discours catastrophistes n’est pas un interprétant de réactions physiques face à une situation avérée. Cette situation n’a jamais été véritablement publicisée, le langage qui consiste à faire peur ne témoigne pas de cette confrontation. Détaché de la situation qui le rendrait légitime, et privé de son ancrage indiciel, il apparaît quelque peu factice. L’approche peircienne des émotions permet ainsi d’aller bien au-delà de la critique traditionnelle des discours catastrophistes.

L’article publié par B. Nerlich comporte aussi la réponse du Pr Richard James professeur à l’Université de Nottingham et directeur du Centre for Healthcare Associated Infections (CHAI) qu’il convient de citer :

I have studied the problems caused by antibioticresistant superbugs for 31 years and, despite the multitude of objective scientific reports that describe the problem and the strategies needed to contain it, I still await an integrated strategy by the UK government to significantly reduce the problem of health care associated infections. A detailed analysis of the problem of hospital infections in the USA was presented in a book entitled « Unnecessary Deaths : The Human and Financial Costs of Hospital Infections» (2nd edition) by Betsy McCaughey who is Chairman of the US Committee to Reduce Infection Deaths. The essential facts quoted in the book are the estimated number of deaths from hospital infections is now 103,000 every year, which equates to the fourth largest killer in America and equals the number of deaths from AIDS, breast cancer and auto accidents combined. The estimate of  $30.5 billion in additional medical care costs does not include the additional impact on the wider economy which may be significantly larger[22].

Avant de développer sa réponse le Pr James fait état de son expérience professionnelle, non pas, ou pas seulement, pour développer un argument par autorité, mais pour attester de son contact avec la situation dont il va parler. Il déplace ensuite l’allocutaire de son discours qui ne s’adresse plus aux populations en général mais aux gouvernements chargés de gérer le problème. Les chiffres qu’il produit concernent les États-Unis, mais dans ces deux pays, Grande-Bretagne et États-Unis, de nombreuses associations se sont saisies du problème depuis des décennies. Les chiffres ne font que quantifier une réalité déjà publicisée. Le « discours de la peur» a donc plus de chance d’opérer dès lors qu’il est brandi par quelqu’un qui peut « incarner» la situation, et assumer la fonction de lanceur d’alerte, car c’est sa peur ou son effroi qui seront communiquées. La comparaison finale avec le sida ou le cancer du sein, qui sont bien davantage ancrés dans l’expérience collective, ne font que conforter cette démarche.

En France, l’évocation de la dangerosité de la situation, du risque diffus au risque avéré, pour finir par l’évocation de la menace actuelle, a fait l’objet d’un court-circuit temporel. Le risque de l’antibiorésistance a longtemps été présenté comme relevant d’un futur lointain, et le passage de ce risque lointain à la menace actuelle s’est fait sans transition, ni prise en compte de signes avant-coureurs. Dès lors que la situation n’est pas perceptible, elle ne peut susciter ni interprétant qualitatif ou énergétique.

En conclusion, il conviendrait de souligner la richesse des théories peirciennes des émotions pour comprendre des phénomènes de société très contemporains, et produire des analyses fines de certains problèmes collectifs et publics. L’expression publique d’émotions collectives reste encore bien trop souvent appréhendée comme un phénomène irrationnel, manipulable, potentiellement dangereux. Or, l’insistance de Peirce sur la qualité des situations, leur détermination et leur catégorisation, renvoie à la difficulté de produire et de publiciser les données, les faits, les témoignages et les signes sensibles, qui permettent justement de les qualifier collectivement. De trop nombreuses fois, ces situations ont été méconnues ou sous-estimées, générant des crises comme celles de l’ESB, de l’amiante ou du sang contaminé. On conçoit alors l’utilité de cet apport qui plaide indirectement pour la production d’informations au détriment de ce qu’il est convenu d’appeler « la communication en santé publique», et la production de discours qui se veulent à l’initiative de nouvelles situations, alors qu’ils devraient en être l’aboutissement ou le prolongement. Ce plaidoyer pour une information, qui rend compte des connexions entre les causes et les conséquences des actions humaines, est aussi très présent chez Dewey, chez qui il s’accompagne d’une attention particulière portée aux « brèches de continuité» qui rendent les situations incompréhensibles aux publics et ne leur permettent pas de développer des prises. Il invite avant tout chose à inventorier les formes de l’expérience publique. Si, éthymologiquement, informer signifie donner forme, c’est bien cette mise en forme des situations au travers d’une multitude de transactions, et d’une production dynamique d’interprétants, qui constitue l’outil le plus important leg par Ch. S. Peirce aux sociétés de l’alerte et du risque.