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Au Brésil, la politique nationale de la réforme psychiatrique[1] mise en place en 2001 véhicule une approche critique de l’action publique en santé mentale en proposant de remplacer le principe hiérarchique, perçu comme un facteur de rigidité, par un modèle d’administration des politiques publiques de santé mentale misant sur la décentralisation municipale et la participation sociale. Ce modèle se traduit localement par la mise en place d’un réseau de réhabilitation psychosociale dans lequel le Centre d’attention psychosociale (CAPS) joue un rôle central. De telles innovations ont été mises en place en parallèle avec un vaste mouvement de privatisation des services publics.

Dans le champ de la santé mentale, plusieurs municipalités[2] se tournent vers la sous-traitance afin de combler leurs besoins en termes de personnels. Ce mouvement de privatisation qui s’est intensifié au cours des derniers mois, avec l’élection du président Jair Bolsonario, est porté par des lois, des politiques économiques et des programmes de modernisation de l’État regroupés autour du Plan directeur de la réforme de l’appareil d’État (PDRAE) créé dans les années 1990. Un tel contexte façonne les conditions de travail des travailleurs au coeur de l’action publique en santé mentale. Par exemple, il s’est développé un modèle de politiques sélectives, uniquement adaptées aux personnes déjà intégrées au marché du travail formel, ce qui exclut les travailleurs contractuels ou temporaires ainsi que tout le travail informel (non déclaré)[3].

Le cas des infirmières auxiliaires du réseau public de santé mentale de la ville de Campinas dans l’État de São Paulo permet de saisir les impacts de ces transformations sur les travailleurs précaires. Cette expérience est fortement enracinée dans un contexte mondial d’austérité qui affecte actuellement l’intégrité des systèmes publics de santé et de services sociaux, notamment ceux du Sud. Le présent article propose de rendre compte de l’activité de travail et de mobilisation politique de 16 infirmières auxiliaires à partir d’une ethnographie d’un an réalisée à un moment charnière de l’histoire de ce réseau local. En 2013, le nouveau plan de santé mentale de la ville de Campinas a engagé des coupures importantes – 1300 employés mis à pied et la réduction du tiers du budget alloué au réseau. Devant cette situation, des travailleurs se mobilisent afin de lutter pour défendre leur travail ainsi que le droit à des services publics de santé mentale accessibles à tous. Ils créent divers espaces de prises de parole et de mobilisation ou se déploient et se consolident des relations de pouvoir entre des acteurs exerçant des métiers divers (psychologues, travailleurs sociaux, psychiatres, infirmières, infirmières auxiliaires, etc.) et ayant différents niveaux d’engagements militants (des protagonistes de mobilisation d’envergure aux travailleurs curieux souhaitant uniquement être informés sur les conditions sociales de son travail). L’analyse développée permet de tracer les contours d’une « grammaire militante » qui repose sur des normes implicites concernant notamment la manière d’analyser les enjeux sociopolitiques en amont de la crise des services publics en santé mentale de Campinas. Un contraste est aussi dégagé entre le discours militant porté par des « protagonistes » de la lutte pour la survie des services publics de santé mentale et celui d’infirmières auxiliaires et qui soulève un enjeu important de hiérarchisation de la parole et des savoirs. La prise en compte de cet enjeu ouvre la voie à une compréhension plus fine des relations de pouvoir qui prennent forme au sein de ce réseau local.

Problématique : l’action publique en santé mentale au Brésil et la précarisation des travailleurs

Au Brésil, les services aux personnes vivant avec des problèmes de santé mentale font partie du Système unique de santé (SUS) : un vaste réseau national de services publics de santé. Comme système universel de santé, le SUS a vu le jour avec la Constitution de 1988 poussée notamment par des mouvements sociaux antiautoritaires comme le mouvement sanitaire[4] et le mouvement anti-asilaire[5] (antipsychiatrique). Marquant la fin de la dictature (1964-1985), cette constitution accorde le droit à la santé pour tous et oblige l’État de le faire respecter[6]. Le SUS demeure le plus important instrument public de démocratisation du droit à la santé pour tous au pays[7].

L’administration des politiques publiques de santé mentale est aussi influencée par un projet économique néolibéral caractérisé par la Nouvelle gestion publique. Cette grande réforme fut fondée sur l’idée que l’État doit coordonner, mais non exécuter la prestation de services publics[8]. La Nouvelle gestion publique a été largement diffusée en Amérique latine notamment par l’Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE), le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque Mondiale[9].

La mise en place du Plan directeur de la Réforme de l’Appareil d’État (PDRAE) dans les années 1990 s’est traduite par une augmentation des responsabilités municipales en ce qui a trait à l’administration des politiques publiques de santé de la part des gouvernements étatiques et fédéral. Ces derniers conservant les fonctions de financement, de contrôle et d’évaluation. Borges et al.[10] nomment ce phénomène la « municipalisation des risques sociaux et sanitaires ». Ce cadre a augmenté les défis de gestion et d’organisation pour les municipalités qui n’ont pas suffisamment de ressources et de compétences pour gérer efficacement leurs services de santé mentale. Afin de pallier cette situation en allégeant leur tâche, des municipalités n’ont d’autres choix que de se tourner vers la sous-traitance[11]. Sur le plan juridique, la sous-traitance des services publics aux secteurs privé et philanthropique se déploie par l’entremise de la loi sur la responsabilité fiscale. Cette loi a été conçue dans le but de contrôler les dépenses des gestionnaires des États et des municipalités du pays. Pour ce faire, elle établit un plafond des dépenses sur le plan des ressources humaines pour chaque secteur ; celles-ci ne devant pas dépasser 60 % du budget total de la ville ou de l’État[12]. Le dépassement de cette limite se traduit par des pénalités sévères aux dirigeants. Or,

[…] dans le champ social tel que la santé, plusieurs municipalités atteignent rapidement ce plafond, et ce, sans que les objectifs de base du SUS soient atteints. Dans les faits, ce plafond a été estimé en suivant une logique comptable et non en fonction d’une étude des dépenses de la municipalité liée aux programmes sociaux de base[13].

Ainsi, les municipalités du Brésil se tournent vers des organisations privées et philanthropiques en vue de combler leurs besoins en termes de personnels. Par les besoins élevés dans le champ de la santé mentale, ce recours est quasi systématique.

Plusieurs recherches brésiliennes révèlent des impasses structurelles causées par cette loi qui entravent la mise en place de politiques publiques en santé[14]. Qu’advient-il des travailleurs de la santé de la base comme les infirmières auxiliaires de réseaux publics comme celui de la ville de Campinas dans ce contexte marqué par la précarité et les restrictions des pouvoirs municipaux ? À quoi ressemble leur réalité quotidienne dans un tel contexte politique et économique ?

Le cas du réseau de santé mentale de Campinas

Les réseaux locaux de santé mentale, aussi nommés réseaux de services de réhabilitation psychosociale, se sont répandus au Brésil avec la loi nº 10.216, aussi nommée la loi de la réforme psychiatrique, établie en 2001 par le ministère de la Santé (MS). En amont de cette loi, le mouvement de la réforme psychiatrique brésilien a vu le jour dans le contexte de luttes pour la démocratisation du pays à partir du mouvement des travailleurs de la santé mentale, à la fin des années 1970[15]. Un des piliers de la réforme psychiatrique est la transformation en profondeur du rapport à la folie dans le but d’instaurer une nouvelle réponse sociale à la souffrance et à la maladie mentale, ce qui implique des changements d’ordre social, culturel, politique, éthique ainsi qu’au niveau des modes de gestion des services et des pratiques cliniques[16]. Le mouvement de la réforme psychiatrique brésilien dénonce la psychiatrie et la médecine libérale en misant sur des pratiques communautaires de la psychiatrie, sur des pratiques sociopolitiques de la prévention et sur des modèles de gestion démocratique inspirés, entre autres, des idées de la psychothérapie institutionnelle française (Oury et Guattari) et du modèle italien de la Psichiatria Democratica mis de l’avant par Franco Basaglia[17].

Pour remplacer les grands hôpitaux psychiatriques, les politiques publiques ont misé au cours des dernières années sur l’intégration des actions en santé mentale dans les unités de services de santé de première ligne par l’entremise d’équipes volantes spécialisées en santé mentale (appui matriciel), afin d’offrir un support au travail des équipes de santé primaire. De plus, l’intégration des différentes actions de première ligne avec les autres services du réseau de réhabilitation psychosociale est assurée par les centres d’attention psychosociale (CAPS). En tant qu’organisation publique inspirée par les idées et les luttes du mouvement anti-asilaire brésilien, le CAPS tend à répondre à une demande sociale pour un changement culturel du rapport à la folie.

En phase avec la loi de la réforme psychiatrique et avec le règlement nº 336/GM de 2002[18], qui intègre les services de santé mentale au sein du réseau du Système unique de santé (SUS), le Secrétaire municipal de santé de Campinas a favorisé la création de nouvelles ressources en santé mentale telles que les centres d’attention psychosociale de type III (CAPS-III)[19]. Pour se conformer à la loi, le CAPS III doit respecter certains critères sur le plan de l’espace physique (locaux pour les rencontres individuelles, salles pour les activités de groupe, espace de convivialité, cuisine, salle à manger, toilettes, salle de bains, cours pour des activités extérieures) ; sur le plan de l’organisation du travail (équipes de référence multiprofessionnelles, appui matriciel auprès des conseils de santé de son territoire) ainsi que sur le plan de la participation des destinataires par la mise en place d’une « assemblée d’usagers », d’ateliers thérapeutiques et de groupes de référence[20]. Les divers professionnels infirmiers (infirmiers, techniciens et infirmières auxiliaires) doivent aussi participer à ces espaces collectifs du CAPS afin d’organiser le travail interprofessionnel et la collaboration avec les usagers. A priori, ce modèle de gestion horizontal favorise la créativité, la participation, les capacités stratégiques et l’engagement des acteurs pour l’organisation des CAPS au quotidien[21]. Il contribue à mettre les acteurs dans un état de responsabilité les obligeant à se prendre en charge et à se mobiliser, à devenir les créateurs de leur activité pour ainsi l’adapter à un environnement de travail instable.

En 2001, le Secrétaire municipal de santé de Campinas investit donc massivement dans l’embauche de personnel qualifié en santé mentale. Afin de respecter les exigences du Plan directeur de la Réforme de l’Appareil d’État (PDRAE)[22], le Secrétaire établit un contrat avec les Services de santé Candido Feirrera, une grande organisation philanthropique en santé mentale. Le Secrétaire de santé qui lui succède en 2004 se sert de ce même contrat, cette fois, pour embaucher des employés dans les services de santé de première ligne. En novembre 2011, certaines clauses de ce contrat sont jugées « non conformes » par le Tribunal des comptes de l’État de São Paulo. Le Tribunal dénonce entre autres les contrats d’employés travaillant pour des services publics de santé et non pas exclusivement pour les services philanthropiques du Candido, comme le stipule la loi. Par le biais de « mesures d’ajustement de conduite », le Tribunal exige du gouvernement municipal qu’il mette fin aux contrats de travail de plus de 1300 employés du réseau de santé mentale embauchés par le biais de Candido et de réduire du tiers le budget alloué au réseau.

Dès notre arrivée à Campinas, nous sommes plongés dans ce que la plupart des travailleurs rencontrés nomment la « crise » du réseau local de santé mentale. En 2013, le nouveau plan de santé mentale mis de l’avant par le Secrétaire municipal de santé doit intégrer ces coupures importantes. Il en va même de la survie du réseau.

La fragilité de l’État social brésilien et plus spécifiquement de l’action publique en santé mentale agit aujourd’hui plus que jamais sur les travailleurs de la santé de Campinas qui doivent négocier des conditions de travail à la baisse en plus de compromettre la qualité des services à la population. Devant cette situation, des individus se mobilisent afin de lutter pour défendre leur réseau public. Ce climat de crise est aussi alimenté par les grands médias, par les conglomérats nationaux d’entreprises privées de santé. Ce mouvement s’intensifie d’ailleurs depuis l’arrivée au pouvoir du président Jair Bolsonario en 2018.

Mobilisation politique des travailleurs de la santé mentale au Brésil

Depuis une dizaine d’années, des chercheurs brésiliens constatent de nouvelles formes de mobilisation dans le champ de la santé mentale pour s’opposer aux forces politique et économique néolibérales[23]. Vasconcelos[24] soutient par exemple qu’« aujourd’hui, des secteurs du mouvement pour la réforme psychiatrique sont en train de se mobiliser de nouveau, mais cette fois pour lutter contre la privatisation du Système unique de santé (SUS)… ». Dans ce contexte, « la défense du droit de la santé mentale assume de plus en plus un caractère anticapitaliste[25] ».

En plus de mener une lutte ardue contre la dictature et les formes autoritaires d’organisation de services de santé (contre l’ampleur des pouvoirs accordés à la médecine classique) et de santé mentale (contre les asiles et les nombreux pouvoirs accordés à la psychiatrie), les mouvements sociaux en santé se mobilisent aussi pour s’opposer aux politiques économiques néolibérales. La défense du droit à la santé pour tous, portée par la conviction que « la vie de chacun vaut autant la peine d’être bien vécue[26] », prend ainsi la forme d’une lutte pour la survie des services publics de santé qui tendent à faire respecter ce droit. Dans ce contexte, comment se mobilisent les travailleurs au bas de l’échelle du réseau de santé mentale de la ville de Campinas comme les infirmières auxiliaires ?

Perspectives théoriques et méthodologiques sur les activités de travail et de mobilisation politique en santé mentale

Pour éclairer ces questions, nous mobilisons une ethnographie organisationnelle[27] ayant eu lieu entre octobre 2011 et décembre 2013 au sein du réseau de santé mentale de la ville de Campinas dans l’État de São Paulo au Brésil[28]. Les activités de recherche s’inscrivent dans une démarche qualitative de type inductive, prenant comme référence les activités de travail et de mobilisation politique ainsi que la perspective des travailleurs au quotidien.

Considérer le travail comme une activité, c’est regarder ce que fait l’individu au travail, son action concrète et non pas seulement l’environnement de ce travail, les conditions de travail, salaire, organisation, relations hiérarchiques[29]. Il s’agit d’observer les actions concrètes et quotidiennes, et de porter une attention particulière à la signification de ces actions pour les travailleurs. Privilégier l’observation et donner la parole aux travailleurs permettent de restituer le sens que ceux-ci donnent à leurs actes pour ainsi mieux saisir la portée politique de leur point de vue. Considérer et analyser le travail comme activité permettent in fine de mieux comprendre les stratégies individuelles et collectives de mobilisation politique qui en émergent. 

Pour saisir les activités des infirmières auxiliaires, il faut aussi nécessairement prendre en compte que toute forme d’action publique organisée impose une communauté de fonctions entre des acteurs s’y adjoignant pour des motifs différents. Les organisations de santé sont marquées par des hiérarchies inhérentes à leur fonctionnement. De plus, l’organisation des services limite la mobilité sociale par les différents salaires attribués et par l’accès aux espaces de prise de décision. Ainsi, dans la mesure où l’organisation des services de santé mentale repose sur une volonté de contrôle de l’action et des ressources disponibles, elle se constitue en enjeu de pouvoir et de conflits. Elle est le théâtre de relations stratégiques entre des acteurs disposant de ressources asymétriques. Elle distribue des positions, assigne des places aux individus et, du même coup, peut renforcer les inégalités[30].

Le croisement de données issues de différents types de corpus, notamment de notes d’observation, de verbatim d’entretiens et de documents écrits par les acteurs du milieu observé, permet de consolider la compréhension de la réalité sociale en présence. Outre le fait d’examiner directement les activités de travail et les incidents significatifs, cette diversité de techniques permet de confronter le discours et la pratique[31]. Dans cette perspective, trois instruments de cueillette de données ont été appliqués à notre recherche, soit l’observation en situation (2000 heures), l’analyse de documents et l’entretien individuel (64[32] dont 16 infirmières auxiliaires). Le présent article s’intéresse exclusivement aux activités de travail et de mobilisation politique des 16 infirmières auxiliaires rencontrées dans le cadre de cette étude plus vaste.

Le travail d’infirmières auxiliaires dans le réseau de santé mentale de Campinas

Au moment de l’étude, Campinas comptait sur un vaste réseau de santé divisé en cinq districts sanitaires. Chaque district était responsable de la coordination des services de santé et de santé mentale offerts à la population de son territoire par différents établissements. L’ensemble des infirmières auxiliaires rencontrées travaillent dans un même Centre d’attention psychosociale[33] (le CAPS Maio[34]) situé dans le district 3[35] qui dessert une population de près de 300 000 habitants parmi les plus défavorisées de la ville qui compte pour sa part près de deux millions d’habitants.

Le CAPS Maio compte 54 employés (professionnels de la santé et personnel de soutien). Les infirmières auxiliaires (IA) comptent le plus grand nombre d’employés du CAPS (16 au total). Elles ont pour principale fonction de soutenir les infirmières (5 au total) et les infirmières techniciennes (9 au total) dans leurs tâches[36]. Les IA sont au plus près des personnes vivant avec un problème de santé mentale et répondent à leurs besoins quotidiens au CAPS et à leur domicile.

Un travail précaire

Des sociologues brésiliens remarquent depuis plusieurs années comment les orientations néolibérales des gouvernements fédéraux contribuent à donner une place prépondérante au secteur privé au sein du Système unique de santé qui, dès lors, est moins subventionné pour ses services qui déclinent en quantité et en qualité devenant, selon leurs constats, « l’alternative des pauvres[37] ». Ce contexte influence aussi les conditions des infirmières auxiliaires (IA) sous-payées et souvent contractuelles. À titre d’exemple, les 16 IA rencontrées cumulent toutes de deux à quatre emplois situés aux quatre coins de la ville afin, disent-elles, de pouvoir joindre les deux bouts. Lorsque leur quart de travail au CAPS Maio se termine, elles doivent s’empresser de se déplacer vers le lieu de leur autre emploi. Clebert[38] explique sa situation :

J’ai 2 autres emplois en plus de celui au CAPS Maio. Je travaille comme infirmier en entreprise et travaille à la clinique externe de l’hôpital. Je fais le quart de nuit là-bas. J’ai travaillé ce soir. Je sors de là et je viens directement ici au CAPS. Ce soir je n’irai pas. Une nuit oui, l’autre non. Si on veut quelque chose dans la vie, ça doit être comme ça. J’ai 8 ans de service ici et ça fera bientôt 7 ans dans les autres emplois là-bas. Et puis, trois enfants ! Mais c’est bon ! Les enfants c’est merveilleux ! Tout ce que je fais c’est peut-être pour eux. Mon combat de 3 emplois est pour eux. C’est pour eux que nous faisons tout cela. C’est pour qu’ils aient une vie. Peut-être que je n’en ai pas. Je viens d’une famille pauvre. Je n’ai pas eu cette chance. Mais ils l’auront ! Parce qu’aujourd’hui, c’est difficile d’élever des enfants, dans ce monde de drogues, de criminels. Il faut donc travailler, et donner l’exemple, montrer qu’on est le parent qui travaille et leur montrer que le travail dignifie l’homme. Je ne sais pas si cela est vrai, mais j’adopte cette thèse et je fonce[39] !

Clebert, IA

De plus, les IA possèdent rarement un véhicule (2 sur 16 possèdent une voiture) et se déplacent donc en transport public. Par l’état précaire du système de transport de la ville, il leur est difficile, et surtout très long de se rendre et d’aller d’un lieu à l’autre. Par manque de moyens de transports, de temps et de ressources financières, les IA vont aussi rarement dans les restaurants ou les cafés du centre-ville où se réunissent les autres travailleurs professionnels lors des repas ou des pauses. Ils y vont parfois si un professionnel ou un gestionnaire leur propose de les reconduire ou leur « paie la traite », ce qui est assez rare.

Le CAPS Maio se situe dans le secteur le plus pauvre de la ville. Comme la plupart des quartiers bidonvilles du pays, il est très mal desservi par la municipalité sur le plan des infrastructures routières, des aqueducs, de la collecte de déchets et du transport public. Cette région fait aussi face à la complexité et aux difficultés liées à la criminalité, à la pauvreté qui approfondissent les inégalités sociales déjà très marquées. L’ensemble des IA rencontrées habitent ce secteur et croisent souvent les usagers du CAPS dans leur vie quotidienne.

En soins infirmiers, nous vivons quotidiennement la réalité des personnes qui utilisent les services du CAPS. Par exemple, la patiente qui vient d’être arrêtée pour trafic de drogue, nous allions tous les jours lui porter des médicaments à son domicile. Elle vit dans un quartier violent où les gens vendent de la drogue dans la rue. Plusieurs fois, les infirmières auxiliaires ont vu cela ! C’est nous les IA qui vivent cela. Tous les jours un de nous ramène une histoire de son quartier en lien avec des patients désorganisés : « J’ai vu cela ! Ah oui ? Moi, j’ai vu cela. » Les psychologues, les ergothérapeutes qui vivent en ville veulent le faire sortir rapidement de prison et le ramener au CAPS. Alors l’IA qui habite à côté se demande : voulez-vous qu’il vende de la drogue à votre fils ? Même s’il est malade mental, voudriez-vous qu’il vende de la drogue à votre fils ? Non ! En fait, il leur est difficile de comprendre notre réalité

Claudia, IA

Le fait d’habiter ce quartier et de cohabiter avec des usagers du CAPS qu’ils croisent aussi dans le cadre de leur travail inquiète certains IA sur le plan de leur sécurité et de la sécurité de leur famille. Il s’agit d’un stress quotidien qui n’est pas vécu de la même manière par les autres travailleurs du CAPS qui habitent le centre-ville.

Un travail exigeant de la polyvalence

Nous avons observé des IA négocier avec un restaurant local pour avoir de la crème glacée gratuite pour les usagers du CAPS après un atelier de musique ; des IA prendre les notes des réunions d’équipe du CAPS en remplacement des adjointes administratives qui ne peuvent y assister qu’une fois sur deux ; des IA répondre au téléphone dans la grande salle des usagers ; des IA raccompagner à pied ou à vélo des usagers qui dormaient sur les trottoirs avoisinants ; des IA remplacer en toute urgence un portier, un agent de sécurité ou même un psychologue pour animer des ateliers de groupes d’usagers.

Les soins infirmiers sont les piliers du CAPS, vous pouvez dire ce que vous voulez, mais c’est ce qui fait la force du CAPS. C’est la base. Qui va dans la camionnette ? Qui a comme voisin un patient qui ne vient plus au CAPS ? Qui va apporter les médicaments aux patients chez lui ? Les infirmières auxiliaires ! C’est aussi l’IA qui va dans le transport, l’IA qui va et vient à partir des informations du patient, qui informe que le patient ne va pas bien, qu’il va bien, qui se soucie s’il a pris le bon médicament, s’il ne l’a pas pris. C’est l’IA qui donne le bain, qui lave. C’est l’IA qui reste dans la convivencia, chaque fois que vous allez au CAPS vous allez voir l’IA partout

Carlos, IA

Cette polyvalence des infirmières auxiliaires au coeur du projet de réhabilitation psychosociale du CAPS s’accompagne de responsabilités qui vont souvent bien au-delà des tâches qui incombent généralement à ce type de métier.

Chaque IA fait un peu de chaque métier au CAPS. C’est beaucoup de dévouement. Si on ne se dévoue pas, on ne peut pas faire le travail au CAPS. Par exemple, un usager n’avait pas de domicile pour vivre. Alors, j’ai fait du travail social. Je suis allée à la recherche de ressources, de documents et je lui ai trouvé un nouvel appartement subventionné. Moi, l’auxiliaire infirmière ! Même si on aime beaucoup notre travail, il faut avouer que cela est très exigeant. C’est pourquoi je dis que nous devons vraiment être dévoués pour travailler au CAPS car si je ne suis pas dévouée, je ne peux pas faire ce qui doit être fait

Veronica, IA

Réaliser d’autres tâches que celles relevant des soins infirmiers auxiliaires ne fait pas consensus auprès des IA du CAPS Maio. Certaines IA, comme Veronica, considèrent cette polyvalence essentielle à la réhabilitation psychosociale et au respect des droits des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale ; essentielle aussi pour rendre viable le projet politique de la réforme psychiatrique brésilienne. D’autres IA considèrent plutôt que leurs responsabilités plurielles (psychosociales, administratives ou autres) trahissent l’inefficacité générale du CAPS en plus de nuire à leur sécurité comme travailleuses.

Cette vision différente de l’activité de travail des IA au CAPS Maio entre les IA elles-mêmes se traduit dans la controverse entourant leur engagement (ou non) dans la réalisation d’ateliers thématiques (danse, cuisine, musique, sport, etc.) avec des groupes d’usagers et leurs familles. Josefina nous explique que :

Dans les ateliers thématiques, nous travaillons l’autonomie des personnes, c’est la vraie réhabilitation psychosociale qui prend forme. Je crois dans le potentiel des ateliers pour ça. Mais il y a beaucoup de collègues infirmiers qui ne le voient pas comme du travail. Parfois, lorsque j’anime un atelier, ils pensent que je ne travaille pas. Parce que je ne fais pas le travail typique de l’infirmière auxiliaire, des pansements, des bains, etc. Nous avons ces divergences entre nous. Lorsque je suis dans un atelier ou que je me promène dans la rue avec un usager, je travaille ! Des fois, je n’ai même pas le temps de boire de l’eau ! C’est difficile qu’ils ne le voient pas comme du travail

Josefina, IA

Cette divergence de point de vue à propos des activités de travail de soins infirmiers auxiliaires ne constitue pas un enjeu lorsque vient le temps de se mobiliser pour lutter contre les coupures massives et le démantèlement du réseau de santé mentale de Campinas.

La mobilisation des travailleurs de la santé mentale à Campinas et ses obstacles

Depuis l’annonce du nouveau plan de santé mentale de Campinas et des nombreuses coupures qui lui sont associées (mise à pied de 1300 travailleurs, réduction du tiers du budget en santé mentale), des travailleurs de la santé mentale sensibilisent sans relâche la population aux enjeux politiques, économiques et sociaux traversant cette « crise » majeure du réseau local. Ils mobilisent aussi la population à lutter contre les mesures d’austérité du gouvernement local. Ils agissent sur les scènes politiques (municipale, étatique et fédérale), universitaires et médiatiques afin de souligner le rôle fondamental du réseau sur le plan de l’accès au droit à la santé mentale pour tous.

La plupart des protagonistes[40] à l’origine de cette mobilisation politique cumulent plusieurs « chapeaux », ce qui facilite leur circulation d’un milieu à l’autre. Ils sont souvent étudiants, chercheurs ou professeurs au Département de santé collective de l’Université d’État de Campinas, tout comme destinataires, gestionnaires ou professionnels de la santé (infirmier, psychologue, travailleur social, ergothérapeute ou psychiatre) au sein du réseau de santé mentale, tout comme militants dans un parti politique ou dans des associations citoyennes de luttes de droits.

Les 16 infirmières auxiliaires (IA) rencontrées suivent du mieux qu’elles le peuvent le mouvement de mobilisation politique porté par ces protagonistes. Leur participation dépend d’une part de leur disponibilité. Elles n’ont pas les mêmes ressources pour suivre le rythme des actions collectives de mobilisation que ceux dont disposent les protagonistes. À cause de leur condition précaire, elles ne sont pas au rendez-vous lorsque prennent forme des actions politiques avant, pendant ou même après des réunions d’équipe du CAPS Maio. Des débats débordent souvent des rencontres qui se produisent au sein des réunions d’équipe pour se déployer avec plus d’intensité et plus d’émotions dans les activités sociales ou festives (repas, apéro) qui ont souvent lieu après les réunions formelles et auxquelles les IA ne peuvent que très rarement participer à cause de leur condition de travail (plusieurs emplois) et de leurs ressources limitées (financière, moyen de transport). Elles ne peuvent pas non plus vraiment participer aux activités au centre-ville organisées dans la foulée de la crise comme les manifestations ou les assemblées extraordinaires du Conseil municipal. Ces travailleuses au bas de l’échelle s’informent plutôt de la crise en écoutant parler les protagonistes durant les réunions d’équipe au CAPS.

D’autre part, la mobilisation politique des IA dépend de leur maîtrise de certains « savoirs militants ». Ces savoirs sont composés de théories critiques issues du champ de la santé collective et de celui de la psychologie sociale, ainsi que de savoirs expérientiels venant d’activités militantes au sein de mouvements de la santé (sanitaire, anti-asilaire), syndicaux, étudiants ou politiques (Partis de gauche). Les 16 IA rencontrées ont en commun de ne pas partager les mêmes savoirs et les mêmes expériences d’engagements politiques au sein de mouvements antiautoritaires (étudiants, sanitaire, anti-asilaire ou anticapitaliste) que les protagonistes, ce qui tend à limiter leur participation dans les espaces de prise de parole. En général, les IA s’expriment peu dans les nombreux espaces de prises de parole observés. Camilia nous explique pourquoi selon elle :

Les infirmières auxiliaires se sentent plus à l’aise pour parler dans les corridors que dans les réunions d’équipe. Je parle beaucoup dans les corridors. S’il y a quelque chose avec laquelle je ne suis pas d’accord, je sais maintenant que si je le dis dans la réunion, cela ne résoudra rien. Après plusieurs tentatives ! Inutile ! Les autres professionnels auront des arguments (« Oui, mais la réforme psychiatrique ! ») contre mon opinion qui n’est souvent pas uniquement la mienne, mais celle de plusieurs IA. Ainsi, dans les espaces où on peut parler, on finit par ne plus parler, on sait que l’on peut dire les choses et être entendus, mais on ne sait pas si cela sera accepté, alors on continue à parler dans le corridor et je ne sais pas à quel point c’est viable

Camilia, IA

Les rares fois où elles prennent la parole durant les rencontres formelles sont pour demander des précisions ou pour donner des exemples pratiques des impacts de la crise sur le quotidien de la clinique. De telles interventions ont d’ailleurs des effets étonnants, comme celui d’orienter les échanges vers la prise en compte collective du point de vue et de la réalité vécue par les personnes vivant avec des problèmes de santé mentale et leurs proches. Voici un exemple d’intervention d’une infirmière auxiliaire lors d’une réunion d’équipe du CAPS à laquelle participaient 22 travailleurs (dont 7 infirmières auxiliaires).

Après un long échange entre un psychiatre et deux psychologues sur le devenir de la réforme psychiatrique à la suite des coupures dans le réseau, Lucia, une infirmière auxiliaire, pose la question suivante : « Est-ce que je peux parler d’un sujet concret qui me préoccupe maintenant ? Je ne sais plus comment faire venir madame Campos (une destinataire) demain, car j’ai appelé à l’hôpital et ils ont déjà mis à pied le psychiatre qui assure le service de navette. » Un silence de huit secondes suit cette question à laquelle personne ne répond en grand groupe. Par la suite émerge un processus de remue-méninges autour des manières d’aborder la crise avec les destinataires et plus largement autour des moyens d’action collectifs pour s’opposer aux coupures. Des actions concrètes sont aussi déterminées, comme la participation d’un conseiller municipal de santé à l’assemblée d’usagers et la participation à l’élaboration d’actions créatives pour s’opposer aux délibérations bancales dans les assemblées du Conseil municipal de santé. L’intervention de Lucia constitue un moment charnière dans le déroulement de la rencontre qui permet à l’équipe du CAPS de réfléchir collectivement aux liens entre la crise du réseau, le quotidien de leur pratique et la réalité vécue par les personnes concernées.

Comme le montre la dynamique de cette réunion d’équipe CAPS, le discours militant en faveur de la réforme psychiatrique fait parfois contraste avec la pratique des IA. Les IA sont témoins du quotidien des usagers du CAPS, confrontées à un manque flagrant de services locaux (d’éducation, de logement, de santé, transport en commun, etc.). Elles exigent des services minimaux pouvant répondre aux nombreux besoins que les usagers éprouvent, et refusent de participer aux échanges militants énoncés dans les espaces de prise de parole formels (réunion d’équipe, assemblée des usagers, etc.) et aussi informels (échange à l’heure des repas, échange de corridor, etc.). Grâce à la collaboration quotidienne des IA au plus près du vécu des usagers, le groupe de professionnels du CAPS Maio est en mesure de relever le contraste entre le discours militant et la réalité précaire de la population locale.

Pour aller plus loin, dans l’analyse du contraste entre le discours militant et le point de vue des IA, nous proposons de comprendre les moyens par lesquels les IA cherchent à prendre prise sur ce qu’il advient dans les différents espaces de prise de parole, c’est-à-dire à surmonter leur impuissance dans ce contexte organisationnel et social. L’intention est de faire émerger une grammaire depuis la description par le biais de la clarification de règles de conduite sur lesquelles les individus prennent appui pour analyser, critiquer, cogérer et agir sur leur réalité quotidienne au sein du réseau de santé mentale de Campinas.

Une grammaire fondée sur des règles de conduite véhiculées par des militants

La notion de « grammaire militante » réfère à l’ensemble de règles à suivre pour être reconnu, par les individus impliqués, comme sachant analyser et agir sur la crise du réseau de santé mentale de Campinas[41]. La grammaire militante qui est véhiculée dans les espaces collectifs de prise de parole observés est ancrée dans l’histoire de mobilisation politique de différents acteurs sociaux tels que les universités publiques, les mouvements sociaux et les partis politiques progressistes de Campinas et du Brésil. Elle repose sur des normes implicites en rapport à la manière d’analyser et d’agir sur la crise affectant le réseau local de santé mentale de cette ville. Les protagonistes engagés dans la lutte pour la réforme psychiatrique véhiculent ces normes en induisant des rapports de pouvoir entre les acteurs du réseau de santé mentale.

Des règles de conduite implicites viennent dicter la manière d’analyser les enjeux sociopolitiques et socioéconomiques en amont de la crise. Il faut sensibiliser, réfléchir et analyser collectivement ces enjeux plus larges, sans trop faire allusion à sa situation personnelle. Parler de comment l’on vit personnellement les coupures et les mises à pied est souvent jugé comme une forme d’individualisation de problèmes sociaux, politiques et économiques « plus importants », voire comme une forme d’aliénation. Autrement dit, il ne faut pas que les mesures d’austérité du gouvernement restreignent les débats à l’horizon des intérêts personnels, au risque de perdre de vue le projet de réforme psychiatrique à l’origine du réseau. Par exemple, une protagoniste explique que :

Plusieurs travailleurs du réseau de santé mentale n’ont pas vraiment d’autonomie politique et, d’une certaine manière, je crois qu’une bonne partie d’entre eux sont dépolitisés en ce qui concerne la réforme psychiatrique. Les personnes n’ont pas une idée claire de l’importance de leur rôle et de la place qu’elles occupent et aussi du sens que cela a socialement. Ça c’est un risque parce qu’alors tu vas sur le travail automatique, tu ne penses pas à ce que tu es en train de faire, quel impact cela peut avoir sur un plan plus large ou même sur l’organisation du travail. Tu penses juste à ton nombril : « Ah ! Ils me refilent tous les cas les plus difficiles, tout me revient ! » Alors commencent à ressortir tous les petits mécanismes de défense, alors tu te fermes, tu ne regardes plus, tu n’accueilles plus la souffrance des autres, tu n’écoutes plus et tu ne penses plus au projet de réforme sociale que tu portes, qu’on construit là-dedans

Janete, psychologue du CAPS Maio

D’autres règles viennent plutôt dicter la manière d’agir sur la crise. Tous les acteurs du réseau doivent se mobiliser, participer, agir ensemble afin de lutter pour préserver les droits durement acquis par l’entremise du réseau de santé mentale. Par exemple, un protagoniste explique pourquoi, selon lui, des travailleurs du réseau sont « moins engagés » dans la défense de la réforme psychiatrique :

La question de l’idéologie, de l’engagement pour la réforme psychiatrique se perd beaucoup maintenant. Il y a vraiment peu d’engagements sur le plan de la participation formelle comme dans les réunions d’équipe du CAPS. Par exemple, il y a peu d’infirmières auxiliaires qui expriment le fond de leur pensée dans ces espaces. 20 % comme cela ? C’est toujours les mêmes qui parlent sur tous les enjeux parce que pour les autres ces discussions, ces débats, n’ont pas de sens. Ils ne s’impliquent pas en rapport à ce qui est discuté. Du genre : « OK, décidez et moi je vais travailler en accord avec ce que vous allez décider. » Ils suivent le vent, ne s’engagent pas effectivement dans les débats, dans la construction collective en train de se faire

Joseph, psychiatre, CAPS Maio

L’importance qu’accordent les protagonistes de la lutte à l’engagement social tout comme les règles de conduite qu’ils véhiculent à propos de la manière d’analyser et de comment agir en contexte de crise et d’austérité traversent la plupart des échanges avec les travailleurs au bas de l’échelle comme les IA, allant jusqu’à influencer les relations de pouvoir. Par exemple, lors d’une réunion d’équipe au CAPS Maio, une IA prend la parole pour expliquer les détails de sa situation d’emploi. Deux autres IA enchaînent en partageant à quel point elles se sentent manipulées, non respectées et non reconnues dans le contexte actuel de la crise. Elles commentent aussi l’expérience d’autres collègues vivant des situations semblables ou pires que la leur. Au cours des échanges, des protagonistes prennent en compte leurs situations et leur détresse tout en mettant l’accent sur les enjeux politiques et économiques en amont des mises à pied. Ces derniers misent aussi sur l’importance de l’engagement de tous dans une lutte à mener non pas uniquement pour défendre son emploi, mais aussi, et surtout, pour rappeler à l’État ses responsabilités sur le plan des droits sociaux et de santé mentale de la population. En somme, lorsque des discours portant sur des problèmes personnels (mise à pied ou condition de travail précaire) émergent durant les échanges collectifs, ils sont la plupart du temps jugés à l’aune de leur importance dans la mise en oeuvre de la réforme psychiatrique. Il s’agit d’une tension constante entre la mise en commun des souffrances individuelles, des problèmes organisationnels du quotidien et des volontés de construire la réforme psychiatrique.

Sur le plan de la forme, ces débats sont ouverts à tous les travailleurs présents lors d’une rencontre, et ce, peu importe leur position, au sein de l’organisation des services. Toutefois, des échanges sont marqués par un mouvement unilatéral de communications verbales allant des protagonistes vers les infirmières auxiliaires (IA), les usagers et tout autre travailleur précaire (préposés à l’entretien et agent de sécurité). Ce mouvement émerge surtout dans les rencontres formelles telles que les réunions d’équipe du CAPS Maio.

L’engagement politique d’infirmières auxiliaires en « mode mineur »

Le fait que le discours militant des protagonistes soit éloigné des expériences et des besoins des IA n’empêche pas certaines d’entre elles de s’identifier à la réforme psychiatrique, à la militance antiautoritaire. Elles découvrent par elles-mêmes qu’elles s’inscrivent aussi dans un mouvement plus large et en définitive, c’est l’expression de leur autonomie politique et le sens de leur activité de travail qui en sortent renforcés.

Pour moi, travailler au CAPS c’est politique, car on doit vendre notre poisson. Toujours vendre notre poisson pour que les gens achètent notre projet de droit de la santé mentale pour tous, droit à leur dignité dans la communauté et pour que nos services publics soient préservés et pour poursuivre notre travail. Il faut être très ferme, être très présent dans le combat, occuper les espaces et parler de santé mentale avec tout le monde. Vendre le poisson afin de faire comprendre aux gens qu’à un moment donné, une personne atteinte de troubles mentaux peut vivre sa vie comme n’importe qui d’autre. Ça, c’est mon travail de lutte quotidienne pour la réforme psychiatrique

Vanessa, IA

Il existe de nombreuses situations où je sens l’importance de mon travail pour la réforme psychiatrique. Par exemple, Caetano (un usager) me demande de peler une pomme. Il n’a pas de dents, je lui donne un couteau en métal. À l’hôpital psychiatrique, je ne pourrai pas faire cela parce qu’un patient avec un couteau en métal, c’est interdit ! C’est considéré comme une arme blanche. Comment pourrais-je travailler dans un tel endroit alors qu’au CAPS je peux lui donner un couteau et respecter sa liberté, sa dignité, lui faire confiance

Pedro, IA

Pour les IA rencontrées, le sens de la réforme psychiatrique semble plutôt se construire au jour le jour, en « mode mineur » c’est-à-dire dans les actes de travail du quotidien. Leur autonomie politique s’exprime par un engagement dans le travail plutôt que dans l’organisation d’activité de mobilisation politique plus large.

Discussion

Les institutions publiques brésiliennes sont de plus en plus dominées par la rationalisation des relations humaines et des groupes[42]. Les échanges et les réflexions des travailleurs de réseaux publics de santé et de services sociaux tournent souvent autour de la nécessité de protéger les acquis stricto sensu et de l’urgence d’agir pour la survie de ces acquis. Ce sentiment d’urgence est d’ailleurs véhiculé dans les discours par la notion de « crise » de l’État social et des services publics ; d’autant plus frappante dans le Sud global. L’utilisation de ce terme pour qualifier la réalité de l’État social et de la démocratie brésilienne peut générer des sentiments d’impuissance et d’indifférence, voire de la souffrance. Dans ce contexte, la « crise » se pose à la fois au niveau de l’organisation participative en termes de luttes revendicatives pour défendre les droits à la santé mentale et au niveau psychologique en termes d’insécurité, de souffrance psychique, d’épuisement professionnel, de troubles psychosomatiques ou de dépressions[43].

Dans le cas du Brésil, le Plan directeur de la Réforme de l’Appareil d’État (PDRAE) est venu bouleverser les bureaucraties professionnelles en introduisant des modes de gestion horizontaux. Les changements organisationnels introduits font éclater les statuts et les rôles professionnels au sein des équipes de travail et des organisations publiques comme nous l’avons observé avec le cas des infirmières auxiliaires. Depuis le PDRAE et la Nouvelle gestion publique, les discours et les pratiques de gestion dans les réseaux publics de services de santé mentale accélèrent les rythmes de travail et de rentabilisation du temps de chacun. Les travailleurs et les gestionnaires sont « invités » à adopter des savoirs et des techniques opérationnelles s’harmonisant avec certains principes et recettes de gestion, ce qui a pour effet de réduire le champ de leurs actions aux relations interprofessionnelles qui les constituent. Ce repli opérationnel se traduit généralement par l’occultation de l’influence des dimensions sociales de l’organisation du travail. Plus largement, c’est le sens social du travail véhiculé par les principes d’équité, d’universalité, d’intégralité et d’accessibilité des services publics de santé mentale qui tend à se perdre au profit d’une recherche constante d’équilibre entre qualité de services et réduction des coûts.

A contrario, la plupart des acteurs du réseau de santé mentale de Campinas accordent une grande importance aux valeurs sociales telles que la recherche de justice sociale et d’équité dans la société. Ils veulent que leurs actions au sein de ce réseau aient une portée sociale. Ainsi, malgré le sentiment d’urgence devant la menace de perdre leur emploi, l’ensemble des IA rencontrées continuent d’agir quotidiennement pour préserver la dignité des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale, et ce, malgré le scepticisme ambiant ainsi que les conditions difficiles (longue histoire de dictatures, précarité chronique du financement du réseau public de santé mentale et profondes inégalités sociales au sein de la population). Pour elles, la critique se fait plutôt « en mode mineur » comme une façon sûre de construire une critique du contexte social et politique, de l’organisation des services de santé mentale de manière à donner un sens à leur travail.

L’équilibre entre soins relationnels (caring) et mobilisation politique pour la survie des services publics de santé mentale dans la communauté, et ce, avec la reconnaissance de leur expertise et de leur savoir d’expérience par les protagonistes de la lutte pour la survie du réseau de santé mentale, semble délicat. Y a-t-il une place pour des IA centrées sur le quotidien des soins et sur le bien-être et le confort des patients dans un contexte d’austérité et de crise des services publics de santé mentale ? Les activités de travail des IA sont grandement affectées par la précarité de leurs conditions et par les attentes des protagonistes de la lutte sociale en cours. Elles évitent d’affirmer leur vision de leur rôle – et de la réforme psychiatrique – dans les espaces de prises de parole, de peur de subir l’évaluation négative ou le jugement discriminant et de ne pas être les militantes de la réforme psychiatrique souhaitée par les protagonistes.

Il y a un écart important qui touche le travail d’infirmières auxiliaires et qui inspire les questions suivantes : cette vision souhaitée d’être des IA centrées sur les soins quotidiens est-elle compatible avec les impasses sociopolitiques et socioéconomiques de l’action publique en santé mentale au coeur d’un contexte mondial d’austérité ? Comment concilier la précarité du travail, la relation de soins infirmiers et la mobilisation politique continue pour la survie des réseaux publics de soins de santé mentale dans la communauté ? Cette conciliation passe nécessairement par la prise en compte du point de vue des IA quant à l’organisation du travail, à la nature politique de leur activité de travail en rapport à la réforme psychiatrique.

Abélès[44] souligne que « la lutte micropolitique est toujours susceptible de reproduire les modes de subjectivation dominants ». Dans le cas de la mobilisation autour de la crise du réseau de santé mentale de Campinas, cette « reproduction » prend la forme de rapports d’exclusion des IA se situant plus ou moins en dehors de la grammaire militante des protagonistes. Devant une telle reproduction, toujours selon Abélès[45], « la question demeure celle de l’affirmation d’une nouvelle subjectivation de groupe ». Cette nouvelle subjectivation de groupe passe par une politisation du prendre soin au coeur du droit à la santé mentale pour tous, au coeur de la politique de la réforme psychiatrique brésilienne. Réduire l’activité de travail des IA à un service revient à nier sa centralité dans le projet de réforme psychiatrique. Cette réduction nourrirait-elle aussi la dévalorisation économique et politique des IA ?

Comme Tronto[46] le souligne à propos des pratiques du care, les pratiques quotidiennes des IA au CAPS Maio peuvent informer les pratiques civiques en facilitant l’acquisition de qualité d’attention, de responsabilité, de compétence et de capacité de réaction. Il y a une complicité entre l’activité de travail des IA et les valeurs dialogiques au coeur des pratiques démocratiques, telles que l’écoute et la compréhension, pointant ainsi le lien existant entre la revalorisation des pratiques des IA et la défense d’une conception délibérative des pratiques démocratiques[47]. La pratique délibérative à laquelle nous invitent peut-être les IA revient à s’engager dans un débat sur les enjeux de la réforme psychiatrique à partir de l’interdépendance de chacun des acteurs impliqués. Il s’agit d’une conception compréhensive du débat collectif qui ne peut exclure aucun aspect de l’histoire et de la vie des personnes[48].

La grammaire militante des protagonistes n’intègre pas cette perspective des IA (ni leurs besoins spécifiques) en mettant l’accent sur les grands changements de société. La prise en compte du point de vue et de la perspective des IA permet peut-être de faire le lien entre ces éléments. Il faut aussi signaler le danger de voir de telles stratégies se laisser enfermer à l’échelle locale. La manière dont les IA peuvent avoir un impact effectif sur les facteurs économiques et sociaux des situations de précarité et de marginalisation reste à déterminer. Il semble donc nécessaire de reprendre la question des formes et des ressorts de mobilisation collective impliquant des travailleurs ayant peu de ressources économiques et politiques[49], comme les IA de Campinas.

Conclusion

Cet article proposait d’examiner les activités de travail et de mobilisation politique de 16 infirmières auxiliaires travaillant dans un réseau local de santé mentale à partir d’une ethnographie d’un an réalisée à un moment charnière de l’histoire sociale du Brésil. Un survol des enjeux structuraux, économiques et politiques du système public de santé brésilien et du contexte spécifique d’infirmières auxiliaires en santé mentale a d’abord permis de situer l’activité de travail et l’engagement des IA pour l’accès au droit à la santé mentale pour tous. C’est en observant leurs actions concrètes et quotidiennes, et en portant une attention particulière au sens qu’elles donnent à celles-ci qu’il a été possible de dégager la portée politique de leurs actes.

L’activité de travail des IA du réseau de santé mentale de la ville de Campinas est précaire en plus d’exiger une grande polyvalence. Cette réalité constitue un enjeu lorsque vient le temps de se mobiliser pour lutter contre les coupures massives, le démantèlement du réseau public et le droit à la santé mentale pour tous. Devant la menace de perdre leur emploi, l’ensemble des IA rencontrées s’affairent, tant bien que mal, à préserver la dignité des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale, et ce, malgré le scepticisme ambiant ainsi que les conditions difficiles. Parallèlement, elles suivent du mieux qu’elles le peuvent le mouvement de mobilisation politique porté par d’autres acteurs du réseau (les « protagonistes ») qui ne partagent pas les mêmes conditions de travail ni les mêmes ressources qu’elles.

Des rapports de pouvoir asymétriques entre ces acteurs et les IA restreignent la participation de ces dernières aux espaces de prise de parole du réseau. Néanmoins, lorsque certaines d’entre elles s’y expriment pour parler des enjeux de leur activité au plus près du vécu des populations vulnérables, des contrastes se révèlent entre notamment les discours militants de la réforme psychiatrique et la réalité de leur précarité et des inégalités sociales. L’analyse de ces contrastes met en lumière les moyens par lesquels les IA prennent prise sur ce qu’il advient dans ce contexte en crise en surmontant leur impuissance. Leur autonomie politique s’exprime ainsi « en mode mineur », comme une façon sûre de construire – un acte à la fois – la légitimité d’une réforme psychiatrique malgré tout.

En s’inspirant des épistémologies du Sud, nous pouvons affirmer qu’il s’agit, pour les IA, d’élaborer des représentations du monde qui leur ressemblent et qui rendent compte de leurs réalités ; « c’est-à-dire de représenter le monde comme leur appartenant, de s’approprier le monde, car c’est à cette condition seulement qu’ils pourront le changer selon leurs propres aspirations[50] ». L’expérience des IA du réseau de santé mentale de Campinas au Brésil montre la force de leur engagement pour donner sens à leur activité de travail et ainsi contribuer, autant que faire se peut, à préserver la dignité des personnes défavorisées et vivant avec des problèmes de santé mentale. Néanmoins, plusieurs luttes restent à mener pour faire valoir leur travail et pour changer leurs conditions précaires dans un contexte extrêmement hiérarchique comme celui des institutions publiques de santé mentale des sociétés du Sud global. Santos[51] nous invite alors à préconiser trois types d’apprentissages : apprendre que la perspective politique (réflexion et action) sur la réforme psychiatrique des IA existe ; apprendre à aller vers cette perspective et à la comprendre ; et finalement apprendre de cette perspective. Autrement dit, il s’agit d’une invitation à dépasser le cadre de référence de la grammaire militante canonique du mouvement de la réforme psychiatrique pour prendre acte de la validité sociale et micropolitique de l’activité de travail des infirmières auxiliaires. En ce sens, la prise en compte de l’engagement pratique et quotidien des IA au sein de luttes organisationnelles, professionnelles et politiques contribue à la compréhension des enjeux liés à l’intégrité des systèmes publics de santé et de services sociaux dans un contexte mondial d’austérité.