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Dans le contexte du vieillissement de la population et des politiques néolibérales, les services d’hébergement et de soins pour aîné.e.s se sont constamment réorganisés depuis les années 1980 au Québec. Parmi les tendances les plus significatives, on remarque notamment une privatisation importante du secteur et un développement progressif des services de soins à domicile[1]. De plus, le travail de soins se réorganise, se caractérisant entre autres par une précarisation marquée des conditions de travail, qui n’est, par ailleurs, pas sans lien avec le manque criant de personnel dans l’ensemble du réseau[2]. Si de nombreuses recherches menées au Québec ont permis de saisir les impacts de ces transformations sur le travail et conditions de travail des travailleuses de soin à domicile, de plus en plus marqués par une surreprésentation des femmes et des femmes racisées[3], peu de recherches se sont encore intéressées aux questions d’organisation du travail des préposées aux bénéficiaires[4] (PAB) dans les institutions d’hébergement et de soins pour aîné.e.s.

Cet article propose de se pencher sur l’activité de travail de ces travailleuses dans un type d’établissements pour aîné.e.s encore très peu documenté au Québec, soit les ressources intermédiaires (RI). Ces établissements sont actuellement en pleine expansion et font, selon certain.e.s observateurs.trices, l’objet d’une « surutilisation[5] » de plus en plus problématique, notamment au regard du manque important de préposées qui y persiste. À partir d’un terrain de recherche réalisé en 2018, cet article souhaite documenter les expériences de travail de préposées aux bénéficiaires dans ces milieux de travail, en s’intéressant plus précisément à leur activité de travail et à leurs tâches quotidiennes. En nous appuyant, d’une part, sur les notions de « travail prescrit » et « réel du travail » empruntées à Christophe Dejours[6] et, d’autre part, sur une perspective féministe du travail de soins et ses divisions sociales, nous souhaitons soumettre des pistes de réflexion afin de réfléchir à certaines dynamiques sous-jacentes à la précarisation des conditions de travail de ces travailleuses.

L’article se divise en quatre parties. Dans un premier temps, nous ferons un bref retour sociohistorique sur les transformations du secteur afin de situer et de définir les ressources intermédiaires (RI). Nous discuterons également des conditions de travail et d’exercice du métier de PAB dans les RI. La seconde partie présentera ensuite une revue de la littérature sur le travail des PAB au Québec et d’aide-soignante, en plus du cadre d’analyse de la recherche et la méthodologie adoptée. La troisième partie exposera les principaux résultats de la recherche à travers trois catégories de tâches. Nous ciblerons certaines difficultés que les préposées vivent au travail qui, nous le verrons, semblent être davantage liées au « réel du travail ». La quatrième et dernière partie discute de ces résultats à la lumière d’une lecture féministe de l’organisation du travail de soins et propose des pistes de réflexion sur les dynamiques de précarisation de ce travail en lien avec les divisions sociales (sexuelle, raciale, capitaliste) du travail.

Retour sociohistorique sur l’organisation des services de soins pour aîné.es au Québec

L’institutionnalisation des soins pour aîné.es au Québec s’est plus largement entamée avec la mise en place du système de santé public, universel et gratuit pour tou.te.s dans les années 1960. Auparavant, la quasi-totalité de ces soins était partagée essentiellement entre deux groupes de femmes : d’un côté, les femmes dans la famille qui étaient socialement et historiquement assignées gratuitement au travail domestique et de soins et, de l’autre, les religieuses des institutions catholiques qui assuraient le travail de soins, d’administration et direction des établissements de santé en partie financés par l’État[7]. C’est donc dans le contexte de la Révolution tranquille et des luttes féministes des années 1960 que s’entame un mouvement d’institutionnalisation étatique des soins, y compris des services pour aîné.e.s. Cette externalisation et marchandisation partielle du travail de soins vers la sphère dite publique s’accompagnent du même coup d’un « transfert » des modalités de la division sexuelle du travail de la sphère privée vers le marché du travail salarié. Autrement dit, ce travail maintenant institutionnalisé est toujours un travail de femmes, mais est dorénavant salarié et balisé par un contrat de travail[8].

Avec l’avènement de l’État néolibéral dans les années 1980, cette institutionnalisation est ralentie par l’imposition de coupures budgétaires et par une nouvelle vision du gouvernement qui préconise désormais le maintien à domicile des aîné.e.s ainsi que leur prise en charge « partenariale » entre les familles, les organismes communautaires et l’État[9]. L’accès à l’hébergement public est alors resserré et les services de soin à domicile se développent plus largement[10]. Néanmoins, sous la pression du vieillissement de la population et des logiques d’austérité, le secteur public peine à combler les demandes et l’État fait appel au secteur privé pour rééquilibrer le réseau. Commence ainsi un double mouvement de privatisation et de désinstitutionnalisation de ce travail de soins qui s’est poursuivi dans les années 1990 avec le fameux Virage ambulatoire[11]. C’est par ailleurs dans ce contexte que naissent juridiquement, en 1992, les ressources intermédiaires telles que définies actuellement par la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS)[12].

Plus récemment, la réforme Barrette de 2015 s’est traduite par une restructuration et une rationalisation majeures du réseau public de santé et des services sociaux. À propos de cette réforme, la Protectrice du citoyen constate quatre transformations qu’elle juge problématiques au regard de la population vieillissante, soit une diminution constante de l’offre des soins à domicile, un resserrement des critères d’admissibilité et un manque de place dans les établissements publics et une « surutilisation » des ressources intermédiaires et des résidences privées pour aîné.es (RPA)[13].

Portrait organisationnel des services de soins et d’hébergement pour ainé.e.s au Québec

Il existe présentement cinq types d’établissements qui offrent ces types de services pour aîné.e.s au Québec : les centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) publics ; les CHSLD privés conventionnés[14] et non conventionnés ; les résidences privées pour aîné.e.s (RPA) ; les ressources de type familial (RTF) ; et les ressources intermédiaires (RI).

Comme nous venons d’en discuter, l’évolution des services d’hébergement et de soins se caractérise actuellement par une réduction constante du nombre de places dans le secteur public et une augmentation progressive dans les RI et dans le secteur privé en général. On observait effectivement en 2015 une présence très importante du secteur privé dans le réseau, soit 80,1 % du nombre de places disponibles, incluant celles dans les RI qui sont à des entreprises privées subventionnées par l’État[15]. On estime que le nombre de places dans les RI a bondi de 34 % entre 2013 et 2017, diminué de 2 % dans les CHLSD public (2 %) et augmenté de 4 % dans les RPA (4 %)[16].

Les ressources intermédiaires (RI)

Si les ressources intermédiaires existent depuis les années 1980, elles ne sont reconnues légalement que depuis l’adoption de la LSSSS en 1992[17]. Les RI sont définies ainsi comme des « milieux de vie » qui proposent des projets résidentiels offrant des services de soutien et d’assistance à une clientèle visée (aîné.e.s en perte d’autonomie, enfants handicapés, personnes ayant des problèmes de santé mentale, etc.). Quatre formules résidentielles existent : les appartements supervisés, les maisons de chambres, les maisons d’accueil et les résidences de groupe. Depuis 2009, la loi 49[18] divise les RI en deux catégories qui prévoient des régimes de représentation collective distincts. La recherche dont nous exposons ici les principaux résultats porte sur les résidences de groupe pour aîné.e.s qui ne sont pas visées par la loi 49 et appartiennent donc à des personnes morales ou des sociétés de personnes accueillant 9 usager.ère.s et plus dans un lieu autre que le lieu de résidence[19]. Les conditions d’exercice de ces RI sont négociées entre l’Association des ressources intermédiaires d’hébergement du Québec (ARIHQ) et le ministère de la Santé et des Services sociaux.

Les RI peuvent être définies comme des partenariats publics-privés (PPP), c’est-à-dire entre l’État et le secteur privé. Les RI sont donc entièrement gérées par une personne physique (travailleur.se autonome), une personne morale ou une société de personne et sont financées par le ministère de la Santé et des Services sociaux. Afin que leur établissement soit reconnu en tant que RI, les propriétaires doivent conclure une entente de service sur les conditions d’exercice auprès d’un établissement public[20]. Ce sont ces établissements qui leur confient les usager.ère.s, assurent la qualité des soins donnés et participent à une partie des coûts liés à l’hébergement des personnes, conjointement assumés par les résident.e.s selon divers critères (durée de l’hébergement, âge et prestations sociales reçues)[21].

Des conditions d’exercice du métier spécifiques en RI

Quant aux services offerts aux aîné.e.s, les RI dispensent des services d’hébergement, de soutien, d’assistance semblables à ceux des CHSLD publics, à l’exception de quelques différences. D’abord, les PAB dans les RI accomplissent des tâches déléguées par la loi 90[22] qui s’applique seulement aux institutions de type RI et RTF. La loi 90 délègue aux PAB des tâches « infirmières » telles que l’administration des médicaments et des soins invasifs d’assistance à la vie quotidienne (AVQ)[23]. Dans les autres milieux de travail des PAB au Québec, ces tâches sont réalisées par les infirmier.ère.s auxiliaires ou infirmier.ère.s.

Les ressources intermédiaires se distinguent ensuite des CHSLD publics quant à la présence des catégories professionnelles embauchées. En 2016, les PAB représentaient près de 90 % des 12 000 travailleur.se.s embauché.e.s dans le réseau des RI[24]. Ces travailleuses, contrairement aux CHSLD, partagent donc leurs milieux de travail avec très peu de catégories professionnelles, comme les infirmier.ère.s, les infirmier.ère.s auxiliaires, les technicien.ne.s en loisir, les physiothérapeutes, etc. Ces dernières ne sont que ponctuellement présents dans les RI[25]. Ce sont les gestionnaires des RI qui, selon les besoins des résident.e.s, décident du nombre d’heures allouées aux services professionnels offerts par les établissements publics, qui sont par ailleurs de plus en plus sous-traités à des prestataires privés.

Les RI se distinguent enfin des CHSLD de par leur usager.ère.s qui nécessitent en moyenne moins de trois heures de soins par jour et qui sont donc jugé.e.s plus autonomes[26]. Cela dit, comme le dénonce à nouveau la Protectrice du citoyen : « par effet domino, les ressources intermédiaires sont surutilisées [et], bien souvent, elles accueillent des personnes dont les besoins sont trop lourds pour elles[27] ».

Des conditions de travail parmi les plus précaires

Si les ressources intermédiaires visées par la loi 49 sont encore peu documentées, quelques études ont porté sur les conditions de travail des PAB travaillant dans les résidences exclues de la loi 49[28]. Force est de constater que les données qui y sont colligées sont très semblables à celles que nous avons documentées dans notre recherche. Tout d’abord, concernant les conditions salariales, le salaire des préposées dans les RI est parmi les plus bas du secteur de l’hébergement pour aîné.e.s : en 2016 il se situait entre 11,25 $ et 13 $ de l’heure[29], alors qu’il était de 19,47 $ dans les CHSLD publics[30]. La progression salariale au fil de l’évolution des carrières des PAB est également très faible et ces travailleuses bénéficient de peu d’avantages sociaux[31]. Les RI sont ensuite touchées par un taux élevé de roulement du personnel et un manque de préposées assez problématique. Ces facteurs affectent le ratio préposées/résident.e.s déjà mis en péril par l’alourdissement des cas des résident.e.s, le financement déficitaire les tâches déléguées par la loi 90. À l’instar des autres contextes de travail des PAB, l’intensification de la charge de travail, tout comme la fatigue physique et psychologique, sont des enjeux manifestes qui participent au faible taux de rétention dans les RI[32]. De plus, comme le soulignent Germain et ses collègues, l’accroissement du nombre de résident.e.s avec des troubles cognitifs ou de comportements a comme conséquence directe d’augmenter le nombre de situations de violences (psychologiques, physiques, morales) auxquelles sont confrontées les préposées en RI[33]. Enfin, l’instabilité des horaires et des lieux de travail sont des enjeux ciblés par les PAB, et surtout par les nouvelles préposées[34]. Le taux de postes à temps partiel ou sur appel est fort élevé : la moyenne québécoise est de 45 % et ce taux grimpe à 54 % dans la région de Montréal[35].

Devant ces conditions de travail, les préposées dans les RI sont nombreuses à manifester un sentiment d’injustice par rapport aux préposées dans les CHSLD qui ont à la fois des salaires plus avantageux et une charge de travail qui les dispense des tâches prévues par la loi 90. D’ailleurs, devant ces disparités de traitement, les préposées interrogées n’hésitent pas à qualifier leurs conditions de travail d’« exploitation », voire, pour certaines, d’« esclavage moderne ».

Revue de littérature, cadre théorique et méthodologie

Les métiers de préposé aux bénéficiaires et d’aide-soignante ont fait l’objet de plusieurs travaux empiriques au Québec et en France. Notons d’abord que plusieurs de ces travaux ont mis en évidence des tensions entre, d’une part, un discours sur la vocation et sur l’amour du métier porté par les travailleuses et, d’autre part, la pénibilité, les difficultés et le dégoût qu’elles vivent quotidiennement[36]. Si ce discours de l’amour du métier permet aux travailleuses de dépasser le contenu plus difficile et pénible du travail[37], il a pour effet paradoxal de naturaliser les compétences que les préposées ont acquises et de les invisibiliser en occultant « les mécanismes mêmes par lesquels les compétences professionnelles […] leur ont été transmises[38] ».

Plusieurs de ces travaux montrent également que cette rhétorique de la vocation renvoie davantage à l’aspect « relationnel » du travail qu’à son contenu de « sale boulot »[39]. Ainsi, certaines compétences qu’exige ce travail « relationnel », telles que « l’engagement subjectif[40] », le « savoir lire social[41] », la « charge mentale[42] » ou encore la « disponibilité permanente[43] » auraient tendance à être sous reconnues ou dévalorisées et faire l’objet d’une naturalisation féminine et d’une invisibilisation.

Certaines auteures soulignent ensuite l’importance de penser cette dévalorisation et non-reconnaissance des compétences en lien avec la division sexuelle du travail domestique dans la sphère privée[44]. D’autres travaux ont également mis en évidence comment la division entre le travail dit relationnel et non relationnel fait l’objet d’une organisation hiérarchique du travail et constitue l’une des modalités d’organisation de la « division raciale du travail de care[45] ». Cette division raciale serait intimement liée à un processus de « délégation du sale boulot » procédant d’un transfert des tâches les plus lourdes et sales (travail non relationnel) vers des travailleuses moins privilégiées en fonction de leur position dans les rapports sociaux de classe et de race[46]. La nécessité d’étudier l’organisation du travail de soins en tenant compte de ses continuités avec les différents rapports sociaux, dont les rapports hiérarchiques entre femmes, est défendue par de nombreuses chercheuses aujourd’hui.

Enfin, les travaux plus récents de François Aubry sur le travail des PAB dans les CHSLD au Québec montrent comment ce travail est marqué par une intensification de la charge de travail imputable à un ratio préposées/résident.e.s déficient. Parmi les stratégies mises en place pour faire face à ses difficultés, il note que les « collectifs de travail » jouent un rôle central par le biais d’un travail de réorganisation des tâches et de régulation des rythmes de travail[47]. Néanmoins, ces stratégies ne semblent pas être suffisantes pour atteindre leur « idéal professionnel » qui lui vise à « développer un cadre relationnel plus étroit avec le résident[48] ». Enfin, selon le chercheur, les PAB qui travaillent dans les CHSLD, qui sont des milieux très hiérarchisés sur le plan socioprofessionnel et caractérisés par une mode d’organisation du travail « top-down », subissent « des prescriptions désincarnées de leur activité de travail[49] ». Cette désincarnation serait liée à une contradiction majeure entre, d’une part, l’approche « milieux de vie » que prônent ces établissements, qui appelle à « prendre le temps » avec les résidents et, d’autre part, les exigences de ces institutions qui impliquent des rythmes temporels de travail intenses, voire insoutenables.

Pour faire le pont vers notre enquête, rappelons rapidement que le travail des PAB dans les RI à Montréal n’a pas encore fait l’objet d’une étude empirique. L’objectif premier de notre recherche consiste donc à contribuer à la sociologie du métier de PAB en examinant le cas des RI et plus précisément les expériences vécues par ces travailleuses. À partir de certaines hypothèses que nous venons notamment de relever dans la littérature sur ce travail « typiquement féminin », nous proposerons en quatrième partie une discussion sur nos résultats visant à éclairer les expériences de travail de ces PAB et les difficultés qu’elles vivent dans leur quotidien à la lumière d’une perspective féministe.

Cadre d’analyse et méthodologie

Notre regard sur le travail des PAB, soit un « travail de femmes » salarié et institutionnalisé, est orienté par une grille de lecture féministe matérialiste des divisions sociales du travail et des rapports sociaux[50]. Ce faisant, pour saisir les processus qui mènent à sa précarisation, le point de départ n’est pas le fait qu’il soit un travail « typiquement féminin ». Plutôt, notre analyse prend appui sur les rapports sociaux et les logiques qui sous-tendent l’organisation et les divisions sociales du travail (salarié ou non) et qui permettent d’expliquer pourquoi ce travail « de soins » est effectué par des groupes de « femmes ». Nous ne tenons donc pas pour acquis qu’il s’agit d’un travail réalisé par une main-d’oeuvre majoritairement féminine, comme s’il s’agissait d’un hasard ou, pire, de quelque chose de naturel. Au contraire, à partir d’une analyse en termes de rapports sociaux, nous questionnons pourquoi et comment se déploie cette division entre les sexes autour des tâches domestiques et de soin de base. À partir de ces pistes, nous cherchons à comprendre et à expliquer comment ce travail se trouve dévalorisé et précarisé. Il s’agit ainsi d’appréhender les logiques de sexuation et de racisation du travail et des tâches qu’il implique comme étant inscrites dans des divisions sexuelle, raciale et capitaliste du travail[51], par ailleurs transversales aux différents contextes (sphère privée/publique, salarié/non salarié, institutionnel/à domicile, etc.) dans lesquels il est réalisé[52]. Autrement dit, il s’agit de voir comment les modalités des divisions du travail de soins permettent d’expliquer la dévalorisation et la surexploitation du travail des PAB telles qu’elles nous l’ont relaté.

À la lumière de cette perspective et afin d’analyser l’activité concrète du travail et les rapports au travail, nous mobilisons ensuite les notions de travail prescrit et de réel du travail définies par Christophe Dejours[53]. Ces notions permettent de distinguer les tâches qui relèvent d’une organisation du travail prescrite de celles qui sont autant nécessaires, mais qui ne font pas l’objet de prescriptions formelles. Le concept de travail « prescrit » réfère ainsi aux prescriptions, consignes et « modes opératoires » prescrits officiellement par les institutions[54]. Le concept de « réel du travail » renvoie à l’activité de travail concrètement réalisée par les préposées pour atteindre les objectifs de ses prescriptions, puisque comme l’explique Dejours, afin d’accomplir le travail, il est impossible de réaliser exclusivement les prescriptions du travail :

Jamais les travailleurs n’exécutent strictement les prescriptions. Ils les réaménagent et travaillent concrètement en utilisant des modes opératoires remaniés qu’on désigne sous le nom « d’activité », différente donc de la tâche. Pourquoi ? Parce que s’ils exécutaient strictement les ordres, le procès de travail serait constamment arrêté, en raison d’imprévus, d’incidents, de dysfonctionnements, de pannes, de « bugs », etc. qui grèvent inévitablement le bel ordonnancement des prédictions et des prévisions. Toutes ces anomalies constituent ce qu’on désigne sous le nom de « réel » du travail[55]

Le réel du travail se définit donc comme l’écart entre le travail prescrit et celui réellement effectué. Plus encore, le réel du travail est « ce qui se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance à la maîtrise technique du procès de travail[56] ». En y portant notre attention, cela nous permet de mettre en lumière le travail réellement effectué, mais surtout les difficultés, obstacles et souffrances que vivent les préposées dans leur travail. Cette distinction rend ainsi compte des tâches et pratiques du travail qui ne sont pas officialisées par l’institution, mais qui sont nécessaires au déroulement de la journée de travail. L’un de nos objectifs est donc de voir en quoi consiste le réel du travail des PAB et en quoi il pose problème par rapport au travail dit prescrit.

La deuxième distinction apparaît entre des catégories d’analyse qui ont émergé de notre terrain et qui distinguent les tâches du procès de travail qui sont prévisibles de celles qui sont imprévisibles. Cette distinction met en évidence deux types de tâches. D’un côté, les tâches à caractère prévisible, organisées selon un horaire fixe, rythmées par les périodes de repas et dont la succession est prévue par l’organisation quotidienne et formelle des tâches. De l’autre côté, les autres tâches, s’ajoutant à cette liste de tâches prescrites, mais qui s’en distinguent par leur caractère imprévisible. Bien qu’elles puissent être prescrites par l’institution, elles ont pour particularité de survenir de manière inattendue et de s’imposer aux travailleuses à tout moment de la journée.

Enfin, pour saisir le réel du travail, nous avons mobilisé des concepts issus de la sociologie féministe du travail tels que celui de « disponibilité permanente[57] », d’« engagement subjectif[58] », de « travail émotionnel[59] » ou encore celui de « charge mentale[60] ». Ces concepts seront définis à la lumière de nos résultats de recherche et nous verrons, à la lumière d’une lecture féministe matérialiste du travail de soins, comment ils nous permettent de saisir certains enjeux dans le travail des préposées.

Une méthodologie qualitative par entretiens semi-dirigés

L’enquête terrain a eu lieu en mars 2018 dans deux RI (non visées par la loi 49) situées à Montréal où nous avons réalisé 10 entretiens semi-dirigés d’une durée d’environ 1 heure avec des préposées aux bénéficiaires : 6 travaillaient dans la première RI et 4 dans la deuxième. Parmi ces préposées, on compte 9 femmes et 1 homme, dont 8 sont immigrant.e.s et sont racisé.e.s. La grande majorité des préposées rencontrées avaient plusieurs années d’ancienneté : 3 avaient entre 1 et 5 années d’ancienneté, 3 avaient entre 5 et 10 années et 4 avaient plus de 10 années. Enfin, en ce qui concerne l’âge, la majorité avait plus de 50 ans : 2 préposées avaient moins de 25 ans, 3 avaient entre 25 et 50 ans et 5 avaient plus de 50 ans. De plus, en guise de comparaison, nous avons réalisé un entretien de 3 heures avec 1 PAB ayant 2 ans d’ancienneté et travaillant dans un CHSLD public à Montréal. Notons qu’afin de respecter l’anonymat des participantes et des ressources intermédiaires, nous avons utilisé des noms fictifs. Notre entrée sur le terrain a été possible grâce à la collaboration de l’Association des ressources intermédiaires d’hébergement du Québec (ARIHQ) qui a contacté des gestionnaires de RI souhaitant participer à la recherche.

Les entretiens portaient sur les expériences vécues au travail au regard des six thématiques suivantes : la trajectoire socioprofessionnelle et l’entrée dans le métier ; l’activité de travail et les tâches quotidiennes ; les conditions de travail ; la manière dont les tâches et le travail sont répartis entre les travailleuses ; les relations de travail ; et les inégalités et discriminations vécues. Nous avons adopté une démarche plutôt compréhensive en cherchant à saisir le sens que donnent les actrices à leurs actions et à leurs expériences de travail. Les résultats présentés dans cet article portent plus spécifiquement sur leur activité de travail, ce qu’elle implique en termes de tâches et sur leur rapport au travail, c’est-à-dire ce qu’elles aiment ou n’aiment pas, leurs satisfactions et insatisfactions, etc.

L’activité de travail des PAB dans les RI : « Ici, on fait tout, on touche à tout »

Pour décrire leur journée de travail, les préposées faisaient souvent référence à un « tout » : « Ici, on fait tout, on touche à tout », m’ont-elles dit à plusieurs reprises. Mais, à quoi ce « tout » fait-il référence ? Pourquoi l’utilisent-elles pour décrire leur travail ? En quoi consistent plus précisément leur travail et les tâches qui le composent au quotidien ? C’est donc plus précisément l’activité de travail concrète et ce qu’elle implique en termes de tâches, comme discuté par les PAB, qu’il s’agit de présenter dans cette partie. Au total, trois catégories de tâches construites à partir des distinctions entre travail prescrit et réel du travail et entre travail prévisible et imprévisible seront abordées.

Un travail prescrit et prévisible

Les préposées interrogées réalisent d’abord des tâches qui sont prescrites par l’institution et qui peuvent être prévues dans l’organisation de la journée de travail. La prévisibilité en termes de fréquence et de degré de difficulté des tâches varie en fonction de plusieurs facteurs, par exemple l’état physique et psychologique des résident.e.s, le manque de personnel, l’ampleur des tâches imprévisibles à réaliser, etc. Dans une journée de travail, les préposées doivent réaliser les tâches détaillées dans le tableau de la page suivante.

Parmi l’ensemble de ces tâches, celles jugées parmi les plus difficiles à réaliser sont liées à l’hygiène corporelle, et plus particulièrement aux toilettes partielles[61]. Le nombre élevé de résident.e.s à laver et le travail gestion des émotions et de mise en confiance que les préposées doivent accomplir lors de ces tâches sont des éléments identifiés comme étant difficiles. Il semble également qu’il soit fréquent que les résident.e.s aient des réactions agressives (physiques et psychologiques) envers elles lors de la réalisation des tâches d’hygiène corporelle et, afin de réduire les risques potentiels d’agression, certaines semblent avoir intégré un travail qui vise à connaître les résident.e.s, leur personnalité, leurs préférences et besoins ainsi qu’un travail de gestion des émotions.

Tableau 1

Les tâches quotidiennes des préposées aux bénéficiaires interrogées

Les tâches quotidiennes des préposées aux bénéficiaires interrogées

Tableau 1 (suite)

Les tâches quotidiennes des préposées aux bénéficiaires interrogées

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La seconde catégorie de tâches jugées difficiles par les préposées que nous avons interrogées sont celles reliées à la loi 90, c’est-à-dire l’administration des médications et des soins invasifs, notamment en raison des responsabilités qui en découlent. Plusieurs nous ont fait part de sentiments de stress et de peur ressentis au moment d’effectuer ces tâches, et ce, en particulier pour les nouvelles préposées :

hummm les tâches difficiles à faire ? Ben, moi c’est plus la médication je trouve. Tu sais, il faut regarder souvent dans les feuilles de consignes, si ça été changé parce que moi je travaille de soir et le médecin il vient le matin et il y a des choses qui peuvent être changées, des fois c’est stressant, il faut que tu regardes ta feuille, ça a tu été cessé ? La crème as-tu été cessée ? Il faut toujours que tu regardes…

Mélissa, Ressource A

[…] c’est chiant la médication, il faut pas se leurrer, c’est pas l’affaire la plus facile à faire… Parce qu’une erreur et c’est fini. T’as pratiquement la vie de cette personne-là au bout de tes doigts. Moi au début quand j’ai commencé à donner la médication ça me stressait, maintenant je suis plus à l’aise parce que je connais les personnes puis tu sais je suis capable de mettre les pilules et dire ben non, ça ne ressemble pas aux pilules de Madame. T’sais c’est rendu à ce point-là, mais quand t’es nouvelle c’est stressant.

Audrey, Ressource B

Il semble que ce soit plus précisément l’incertitude en regard des médicaments administrés qui soit à la source d’une peur et d’un stress. Certaines jugent qu’elles n’ont pas reçu de formation adéquate leur permettant d’avoir les connaissances et compétences suffisantes pour identifier et évaluer la médication ou encore leurs effets potentiels sur les résident.e.s. Les craintes sont essentiellement ressenties en regard des erreurs pouvant survenir au niveau des doses à administrer ou des médicaments en tant que tels.

Certaines préposées nous ont expliqué qu’au final elles réalisent des tâches qui dépassent les limites instituées par la loi 90. Ces tâches concernent par exemple le travail de vérification des dossiers des résident.e.s lorsqu’il y a une incertitude par rapport à la médication à administrer ou encore un travail de préparation préalable de l’état psychophysique des résident.e.s pour recevoir la médication. Quelques préposées, surtout les plus anciennes, ont mentionné vouloir résister à cette délégation plus ou moins limitée des tâches en refusant d’effectuer certaines tâches. Selon elles, elles ne s’inscrivent pas dans les limites de leur travail et ne sont, par-dessus tout, pas reconnues ni rétribuées par leurs employeur.e.s.

Les tâches prescrites et imprévisibles

En plus des tâches énumérées ci-haut et prévues à l’avance, d’autres viennent s’ajouter à la journée de travail. Si elles sont aussi prescrites, elles se distinguent de la première catégorie de tâches en ce qu’elles ne peuvent pas être prévues et planifiées à l’avance. Les préposées savent qu’elles peuvent survenir dans la journée, mais ne connaissent ni leur contenu ni leur fréquence. Ces tâches concernent par exemple tout le travail lié à la prise en charge des chutes des résident.e.s, dégâts, bagarres entre résident.e.s, décès, arrivées de nouveaux et nouvelles résident.e.s, formations des nouvelles préposées, hospitalisations, retours d’hôpital, etc. L’imprévisibilité, inhérente à ces tâches, concourt à créer des surcharges de travail et des superpositions de tâches et apparaissent en ce sens constitutives des difficultés vécues au travail :

Si on finit à 9h moins quart je me prépare si jamais il y a un appel de chute, hospitalisation, des dégâts, des fois ça retarde, ça dépend de la situation. […] C’est difficile lorsqu’il y a des dégâts, lorsqu’il y a des chutes, hospitalisation, les bagarres. Oui toujours, c’est lourd. C’est lourd.

Marjolaine, Ressource A

Le soir, en bas, il y a 3 insulines et à un moment donné [soupir] en tout cas, c’était vraiment l’enfer. Mes 2 collègues n’étaient pas là et j’étais la seule. Il y avait 3 retours d’hôpital, en même temps, je capotais et j’avais mon collègue, il était comme un peu nouveau, mais il n’avait pas la loi pour donner les insulines alors là j’ai dit « tu me niaises tu ? ! ! » Là je capotais, je courais d’un bord et de l’autre. L’infirmier qui courait après moi pour avoir des informations, parce que je suis plus ancienne, je connais plus l’étage que l’autre qui était là, alors que j’avais 3 insulines à injecter... […] Il faut que je coordonne... [rire] en tout cas, j’en ai jusque-là, c’est vraiment… Et c’est à part de mon travail. Pis là mon travail il est comme, tu sais, décalé. Pis en plus c’était sur mon heure de souper, j’ai réchauffé mon plat 4 fois tu sais [rires] pis mes toilettes partielles ils arrivaient en plus à 19h, ça fait que mes toilettes partielles ont été retardées. En tout cas, à la place de finir à 21h j’ai fini à 22h. Je suis restée une heure de plus sur le plancher.

Mélissa, Ressource A

Ces extraits mettent ainsi en relief comment l’imprévisibilité des tâches a des effets déstabilisants sur la journée de travail. Ces effets sont discutés par les préposées en termes de « décalage », de « retard », de « débalancement » ou encore de « surcharge » dans l’organisation des tâches prescrites et prévisibles. Ces tâches imprévisibles, qui sont « à part », viennent donc bouleverser les enchaînements dans les rythmes de travail et contribuent en ce sens à intensifier la charge de travail.

Le « réel du travail » et la dimension relationnelle du travail

Comme l’explique Christophe Dejours[62], il est impossible de réaliser strictement le travail tel qu’il est prescrit. Le réel du travail renvoie alors à cet écart entre le travail prescrit et réellement effectué. Sur notre terrain, le réel du travail nous oblige à inclure, par-delà les tâches prescrites, tout le travail émotionnel[63], de gestion des émotions[64], d’engagement de la subjectivité[65] et qui apparaît comme étant transversal à toutes les tâches réalisées par les préposées. Ce travail consiste concrètement à écouter et à parler avec sensibilité aux résident.e.s, les stimuler à participer aux activités ou à manger, les mettre en confiance, les réconforter pour prendre une douche, un bain ou faire le changement de couche, deviner leurs besoins, etc. Il concerne aussi tout le travail engagé pour apprendre à connaître les résident.e.s, leurs besoins spécifiques, leur personnalité et leurs préférences générales. Si la majeure partie du temps, ce travail est imprévisible, il semble qu’il puisse devenir, au fil des semaines, plus ou moins prévisible, dans la mesure où les préposées développent des connaissances sur les résident.e.s (personnalités, conditions médicales, préférences individuelles, etc.) qui les amènent à prévoir certaines réactions ou comportements. Dans ce travail, les préposées disent devoir « prendre le temps », « parler avec la personne », « les réconforter », les « rassurer », « gagner leur confiance », « avoir une approche douce », « les faire sourire », etc.

Pour donner un exemple, les tâches d’hygiène corporelle impliquent à la fois une interaction corporelle directe avec les résident.e.s et un travail de gestions des émotions[66]. Lorsqu’elles accomplissent ces tâches, les préposées doivent alors souvent réaliser un travail visant à mettre en confiance les résident.e.s, ce qui implique l’élaboration et la mise à jour d’approches relationnelles à adopter auprès des résident.e.s. Ce travail peut toutefois survenir dans toutes leurs tâches, par exemple lorsqu’il y a un malaise en mangeant ou que le ou la résident.e ne veut pas manger.

Parce que les personnes [âgées] qui viennent d’arriver, peut-être qu’elles ont peur, peut-être elles n’ont pas l’habitude, tu comprends ? Elles sont gênées qu’on les voit nues. Tu sais, tu dois les réconforter en disant : « Non, Monsieur, je suis déjà habituée à ça, faites-moi confiance. » Mais on doit gagner la confiance quand même, c’est pas d’un jour à l’autre qu’il va avoir la confiance en toi, non, non. Ici il y avait un cas d’un monsieur qui avait une déficience intellectuelle. Oh, il nous frappait au commencement, il nous frappait. Tu sais, l’approche c’est doux. J’ai essayé ça et ça a marché jusqu’à maintenant, je dis au monsieur : viens ici » je l’appelle par son prénom pour être plus proche. Je dis le nom de la personne. Si elle ne se fait pas, la toilette, elle va mouiller son lit parce que « tu étais tout mouillé, vous avez fait pipi partout. On doit vous changer pour que vous soyez sec, votre lit va être sec. » On doit faire comme une référence. Ça ne marche pas avec tout le monde. Il y a des personnes qui commencent à sacrer, exciter… […] On doit avoir avec ce type de personne une approche douce. Parfois tu vas réussir et parfois tu ne réussiras pas. Mais au moins on continue, on continue.

Edith, Ressource A

Tout ça travaille dans ta tête. Après maintenant tu vas distribuer la nourriture et après de ramasser, la madame qui ne mange pas, tu dois dire : « mangez madame, il faut manger, c’est bon, c’est très bon. » Tout ça, tu sais c’est de l’énergie que tu dépenses pendant 8h de temps-là.

Clara, Ressource B

Pour réaliser l’ensemble de ces tâches, les préposées doivent engager leur subjectivité[67] dans leur travail où elles sont appelées à faire preuve de « capacités d’adaptation permanente[68] » et doivent être constamment prêtes à réagir et à impliquer leur subjectivité afin de surmonter les « freins » et « obstacles » au travail (réactions émotives, agressivité, malaises physiques ou psychologiques, etc.). Elles doivent aussi être attentives aux résident.e.s afin de capter certains signaux d’inconfort et de mal-être.

Il est utile de définir ces tâches en termes de réel du travail, puisqu’en effet, bien qu’elles ne fassent pas l’objet de prescriptions officielles et formelles, elles sont indispensables à la réalisation du travail. Rappelons que le réel du travail renvoie à « ce qui se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance à la maîtrise technique du procès de travail[69] ». Autrement dit, ce travail de mise en confiance, d’élaboration d’approches relationnelles et de connaissance des résident.e.s apparaît, entre autres, lorsque les préposées se trouvent face à un frein au processus de travail. Il pourrait par exemple s’agir d’un inconfort émotionnel, d’un manque d’appétit, d’une bagarre, etc. C’est lorsque surviennent ces situations imprévisibles et déstabilisantes que les préposées doivent trouver des stratégies pour surmonter ou contourner ce qui fait obstacle à la réalisation du travail prescrit et planifié. Ce travail se manifeste principalement par un engagement subjectif visible sous différentes formes : un travail de mise à jour des approches à adopter envers les personnes âgées pour réaliser certaines tâches, un travail d’élaboration de « stratégies d’interaction[70] » visant à « travailler avec la personne » et à gérer des situations problématiques, à « savoir calmer » et, enfin, un travail d’élaboration d’un « savoir lire le social »[71], c’est-à-dire un savoir juger les besoins des malades.

L’activité de travail des PAB en RI : au croisement des divisions sociales du travail ?

Cette dernière partie souhaite entamer une discussion autour de quelques caractéristiques qui nous sont apparues pertinentes pour saisir le travail des préposées et cibler certains enjeux auxquels ces travailleuses font face. À la lumière d’une littérature féministe sur le travail de soins et sur la transversalité des rapports sociaux de sexe et du rapport salarial, nous suggérons de saisir ces caractéristiques comme des modalités de division sexuelle du travail imbriquées au rapport salarial. Si ces modalités sont apparentes sous plusieurs aspects, nous défendrons également l’importance de considérer leurs continuités avec la division raciale du travail. À partir des trois catégories de tâches exposées dans la présentation de nos résultats, nous souhaitons voir comment la littérature féministe sur le travail de soins institutionnalisé peut nous aider à mieux saisir le travail des PAB dans les RI. Au total, six caractéristiques seront mises en discussion avec cette littérature : 1) une structure temporelle dépendante des résident.e.s et une disponibilité permanente ; 2) le caractère imprévisible du travail ; 3) un travail inscrit dans des relations avec les résident.e.s ; 4) le caractère indéfini du travail ; 5) un travail délégué et moins fragmenté ; 6) un discours de l’amour du métier et des personnes âgées.

Une structure temporelle dépendante des résident.e.s et une disponibilité permanente

Une première caractéristique du travail des PAB découle de ce qui apparaît comme un rapport spécifique au temps de travail et qui renvoie à une structure temporelle dépendante des personnes pour qui le travail est réalisé[72]. Ce rapport au temps dépendant des autres se manifeste principalement par une « disponibilité permanente » des travailleuses pour les aîné.e.s. Cette notion de « disponibilité permanente », ayant été théorisée pour penser le rapport des femmes au travail domestique gratuit dans la sphère privée, s’exprime différemment dans le contexte de travail que constitue notre terrain. En effet, elle se révèle, entre autres, par la présence nécessaire de préposées à toute heure de la journée et jour de la semaine et par la non-fixation des pauses qui, au final, n’en sont pas réellement, puisqu’elles sont toujours « dans le travail » et disponibles pour répondre aux besoins urgents des personnes âgées. Ancrée dans un rapport salarial et institutionnel, cette disponibilité permanente se déploie donc sous une forme particulière. Elle est partagée entre plusieurs préposées (environ 3), est destinée à une trentaine de personnes âgées à la fois et est limitée dans le temps (contrat de travail salarié). De cette disponibilité permanente découle un morcellement du temps de travail en fonction des demandes et des besoins des personnes âgées qui se modulent également selon l’urgence des situations[73]. Ce morcellement du temps de travail, plus ou moins prévisible, engendre, comme nous l’avons évoqué, des superpositions et des effets de cumul de tâches[74].

La littérature féministe sur le travail domestique nous permet de saisir ce rapport au temps dépendant d’autrui comme une des modalités au coeur de la division sexuelle du travail qui se retrouve sur notre terrain. Pour Guillaumin, l’appropriation du temps et la présence nécessaire de laquelle découle une absorption des femmes dans d’autres individualités sont des expressions du « sexage » ou des « rapports sociaux de sexe »[75]. Pour Dussuet[76], l’unité du travail domestique et de la division sexuelle du travail réside dans son rapport spécifique au temps qui se caractérise par cette disponibilité permanente[77] et par une charge mentale[78] difficilement objectivable et mesurable et auxquelles est lié un déficit de reconnaissance (symbolique et matérielle).

Le caractère imprévisible du travail

La disponibilité permanente est intimement liée, dans un second temps, au caractère imprévisible du travail, qui s’exprime par la présence de tâches pouvant survenir à tout moment, mais qui contribuent à déstabiliser l’organisation des tâches et à intensifier la charge de travail. Elle implique notamment tout un travail d’engagement subjectif et un travail émotionnel[79] des travailleuses qui mobilisent également une charge mentale[80] et un travail de gestion des événements imprévus[81]. Ces concepts rendent compte des effets de simultanéité des tâches, de successions des charges de travail et mettent en évidence tout ce travail d’organisation et de réorganisation de la journée de travail. Les auteures mobilisées identifient ces concepts comme des caractéristiques au fondement du travail domestique, qu’il soit rémunéré ou non. Puisque ce travail surgit dans le réel du travail, où les préposées sont appelées à développer des « ficelles de métier[82] » pour surmonter les obstacles au travail, une part importante de ce que ce travail implique en termes de tâches et de compétences se trouve alors invisibilisée et non reconnue. Ce qui contribue à soutenir la précarisation des conditions de travail de ces travailleuses.

Un travail inscrit dans des relations avec les résident.e.s

Le travail des préposées se caractérise ensuite par le fait qu’il se déploie dans le cadre de relations avec plusieurs résident.e.s en même temps. Cet aspect implique notamment un travail émotionnel ou encore de gestion des émotions où les préposées doivent être prêtes à réagir et à engager leur individualité et subjectivité pour faire face aux réactions émotives. Cela requiert des capacités d’adaptation permanentes[83] et un travail de mise à jour des approches ou « stratégie d’interaction[84] » à adopter avec les résident.e.s et sollicite tout un « savoir calmer » et « un savoir lire les besoins des personnes »[85]. Ces éléments sont par ailleurs liés à ce que Dussuet nomme un « travail de personnalisation des services délivrés[86] ».

L’enjeu de cette caractéristique est que, bien qu’encore une fois le travail qui en découle soit indispensable à la journée de travail, il tend à faire l’objet d’un déficit de reconnaissance. Plus que le simple travail, ce sont les compétences réellement mises en oeuvre pour le réaliser qui tendent à ne pas être reconnues comme telles et à être invisibilisées et naturalisées. Pour Dussuet, l’engagement subjectif, caractéristique d’un rapport de domesticité, constitue donc un « sur-travail », dont la valeur n’est jamais transformée en salaire et reste confinée au lien entre les personnes âgées[87].

Un discours de l’amour du métier et des personnes âgées

Cette troisième caractéristique est ensuite liée à la quatrième qui, elle, se situe au niveau du discours que les préposées portent sur leur travail et renvoie à une rhétorique sur l’amour du métier. Les PAB sont presque unanimes : elles aiment leur métier et surtout elles aiment les personnes âgées. Cet amour s’inscrit donc dans le cadre relationnel de leur travail. Elles aiment venir en aide aux personnes âgées, développer des relations avec elles, les « faire sourire », « travailler avec elles ». Paradoxalement, l’imprévisibilité inhérente à la dimension relationnelle participe des difficultés au travail et d’une invisibilisation du travail et des compétences. Si cet amour est sans aucun doute une motivation à exercer le métier, il constitue également, à notre avis, une injonction, car « il faut aimer ça… parce que c’est difficile », nous ont-elles également dit. La littérature sur le discours de l’amour l’identifie effectivement comme une stratégie visant à supporter les difficultés au travail et les conditions de précarité, comme si « aimer le métier » venait compenser la non-reconnaissance salariale. Pour Dussuet, il s’inscrit dans une logique du don, qui elle est caractéristique du rapport de domesticité comme de la division sexuelle du travail. Ce cercle du don, de l’amour, tend encore une fois à invisibiliser le travail et contribue en ce sens à réaffirmer les rapports sociaux dans le travail.

Un travail indéfini

Le cinquième élément constitue le caractère indéfini et plus ou moins limité du travail des préposées. L’indéfinition du contenu du travail apparaît premièrement à travers la difficulté à nommer le travail, à le circonscrire et à expliciter là où il commence et se termine. Cela apparaît de manière évidente lorsque les PAB disent : « ici, on fait tout, on touche à tout ». C’est deuxièmement dans les tâches déléguées par la loi 90 que cet aspect se manifeste. Les limites et frontières de certaines tâches ne sont pas clairement définies et font par ailleurs l’objet de discours de résistance de la part des préposées ayant le plus d’ancienneté. C’est enfin dans le réel du travail et plus précisément dans l’engagement subjectif et la gestion des imprévus que les limites de leur implication ne sont pas déterminées puisqu’elles ne sont d’abord et avant tout pas reconnues comme du travail. L’indéfinition du travail signifie au final pour Dussuet[88] qu’il soit difficilement mesurable ou évaluable. En suivant les idées de Guillaumin[89], ce travail d’entretien matériel et psychique d’autrui, puisqu’il n’est pas mesurable ou quantifiable, est donc difficilement monnayable ou « payable[90] ». Elle explique également que « si la force de travail devient contractualisable, vendable, cela ne signifie pas ipso facto que l’appropriation physique, la cession de l’individualité corporelle, ne persiste pas – ailleurs dans une autre relation[91] ». De ce fait, il est possible de penser l’indéfinition du travail des préposées interrogées comme, d’une part, participant à l’invisibilisation et la sous-reconnaissance de leur travail et, d’autre part, découlant des logiques d’organisation du travail domestique gratuit réalisé dans la famille.

Un travail délégué et moins fragmenté

Le travail des PAB s’inscrit enfin dans une délégation des tâches particulière puisque, comme elles le disent elles-mêmes, elles s’occupent de « tout ». Les tâches qui leur sont déléguées représentent en effet tant les tâches moins « relationnelles », comme vider les poubelles, que celles plus valorisées et techniques, par exemple les activités de loisir ou les tâches « infirmières » prévues par la loi 90. De plus, en nous inspirant des travaux de Makridou, nous avons remarqué que, puisque leur procès de travail est moins fragmenté et divisé entre plusieurs autres catégories de travailleuses, cela semble leur permettre de développer des relations plus étroites avec les résident.e.s. Un travail moins fractionné leur permettrait ainsi de passer plus de temps avec les résident.e.s, de construire des relations plus étroites avec eux et serait ainsi constitutif d’un rapport plus positif au travail[92]. Leur métier peut cependant s’inscrire dans une délégation du travail au sens de l’organisation institutionnelle des soins, entre les gestionnaires, les médecins et les PAB. Cette délégation semble en revanche être attendrie par un processus de travail plus complet, comparativement à celui dans les CHSLD où plusieurs catégories d’emplois se partagent l’ensemble des tâches à effectuer (gestionnaires, médecins, infirmières, infirmières auxiliaires, techniciennes en loisir, PAB, etc.). Les effets de transfert des tâches plus lourdes vers les travailleur.se.s au bas de la hiérarchie socioprofessionnelle, identifié dans la littérature comme la « délégation du sale boulot », apparaissent comme moins apparentes dans les RI en raison de ses particularités en termes d’organisation socioprofessionnelle du travail.

Néanmoins, bien que les effets de la délégation soient moins importants, ces travailleuses se sentent tout de même exploitées et réalisent également le « sale boulot ». De ce fait, il semble pertinent, à l’instar de plusieurs auteures, de situer ces métiers d’aide-soignantes comme découlant d’une division raciale du travail de soins dont la principalement modalité serait cette délégation du sale boulot vers des groupes de travailleuses racisées[93]. En regard de la présence importante de préposées immigrant.e.s ou racisé.e.s dans les RI (dont on estimait qu’ils et elles représentaient environ 46 % du nombre total de PAB dans les RI en 2016[94]), et du fait qu’elles accomplissent les tâches plus lourdes, il conviendrait toutefois d’approfondir davantage cette question de l’organisation raciale.

Synthèse

Au final, on voit bien que les questions relatives à la non-reconnaissance (symbolique et matérielle) et à la non-qualification du travail et des compétences acquises et requises semblent être des enjeux centraux auxquels toutes ces caractéristiques sont liées. Les travaux de Kergoat[95] sur la division sexuelle du travail nous amènent justement à réfléchir à cet enjeu de la non-qualification et à la non-reconnaissance des compétences des travailleuses du care comme des mécanismes au fondement des divisions du travail et donc des rapports sociaux. Il nous semble donc pertinent, en dernière analyse, de saisir ces caractéristiques comme des modalités des divisions sociales du travail en jeu dans le travail des préposées, et ce, dans une perspective de transversalité des rapports sociaux. Comme l’explique Dussuet[96], la marchandisation et la salarisation du travail domestique non rémunéré ne signifient pas l’effacement des logiques de domesticité qui le caractérisent. Elles signifient au contraire une continuité de ces logiques dans la sphère marchande institutionnelle qui, à son tour, modifient ses modalités d’organisation. Les résultats de la recherche peuvent ainsi s’inscrire dans ce schéma d’analyse : la structure temporelle dépendante des besoins d’autrui, les caractères indéfinis, imprévisibles et relationnels du travail et la délégation du travail semblent constituer des modalités d’organisation du travail en continuité des logiques de la division sexuelle dans le rapport salarial. Dans cette optique, nous posons l’hypothèse selon laquelle le cercle vicieux de la non-reconnaissance, de l’invisibilisation et de la naturalisation du travail et des compétences mises en oeuvre s’inscrit dans les mécanismes de division sexuelle du travail de care salarié et constitue un élément central sur notre terrain.

Pour aller plus loin, le métier de préposées aux bénéficiaires semble aussi s’inscrire dans une « division raciale du travail reproductif » dont l’une des principales logiques d’organisation repose sur la délégation des tâches les plus lourdes et sales vers des groupes de travailleuses racisées ou pauvres. De plus, sur la question de la non-reconnaissance du travail, comme l’explique Scrinzi « la non-qualification des salariées migrantes et l’invisibilisation de leur travail ne sont pas légitimées sur la simple base de la référence domestique, mais sur celle de l’idéologie raciste dans ses dimensions sexuées[97] ». Autrement dit, la non-qualification de ces emplois et l’invisibilisation du travail ne reposent pas seulement sur la division sexuelle du travail, mais plutôt sur des constructions sociales simultanément sexistes et racistes. En s’appuyant sur les titres et les qualifications, le marché du travail de care se hiérarchise en fonction du genre et de la race.

En regard de notre terrain, force est de constater que les préposées aux bénéficiaires interrogées semblent faire partie d’un groupe de femmes ou d’une « fraction de la classe des femmes[98] » affectée à ce travail d’entretien physique et psychique d’autrui et vivant une exploitation particulière. Il semble toutefois que cette exploitation ne peut être pensée qu’en termes de rapport salarial ou capitaliste et soit irréductible aux rapports sociaux de sexe et de race. L’étude que nous avons menée permet de mettre en évidence des liens clairs entre certaines caractéristiques du travail des préposées interrogées et, d’une part, des modalités de la division sexuelle du travail (salarié ou non) bien documentées dans la littérature féministe et, d’autre part, les enjeux de la non-qualification et d’invisibilisation du travail. En revanche, il convient de dire que les enjeux de la division raciale du travail mériteraient d’être davantage travaillés dans le cadre d’une analyse de l’activité de travail de préposées afin de saisir leurs rôles dans les dynamiques de précarisation des conditions de travail ces travailleuses.

Conclusion

Pour conclure, la privatisation dans le secteur d’hébergement et de soins pour aîné.e.s au Québec bat son plein depuis les années 2000. Cette privatisation se complexifie notamment avec la présence de plus en plus structurante des formules de partenariats public-privé, dont font partie les RI. Les enjeux relatifs à la privatisation sont nombreux et il est important de prendre en compte ses impacts sur l’organisation du travail des travailleur.se.s les plus précarisé.e.s. Leur précarisation a des conséquences directes sur la qualité des soins offerts aux aîné.e.s qui habitent dans ces établissements. Dans cet article, nous souhaitions mettre en lumière les expériences de travail vécues quotidiennement par des PAB qui oeuvrent dans les ressources intermédiaires. Notre perspective féministe matérialiste sur le travail de soins ainsi que les concepts de travail prescrit et réel du travail empruntés à Christophe Dejours nous ont été utiles afin d’identifier des éléments qui semblent contribuer aux difficultés vécues par ces préposées en tant que travailleuses.

En effet, réfléchir à ce travail typiquement féminin et à ce qu’il implique en termes de réel du travail, à partir d’une littérature féministe de l’organisation du travail, nous a permis d’inscrire ces caractéristiques dans les modalités de la division sexuelle du travail transversales aux sphères domestique et salariale. Dans cette optique, les enjeux d’invisibilisation, de non-reconnaissance et de naturalisation des qualifications et compétences réellement mises en oeuvre par les PAB sont apparus comme des questions centrales, fortement liées à des logiques de sexuation dans l’organisation du travail salarié. Les reconnaître est selon nous incontournable pour améliorer durablement les conditions de travail dans ces institutions et construire un rapport de force subversif à la division sexuelle du travail qui les traverse.