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Les croyances et les attitudes présentes dans une société donnée peuvent être les précurseurs de comportements violents. À ce titre, la violence conjugale (VC) est un exemple éloquent. Ainsi, un homme qui a des comportements violents envers sa conjointe justifiera sa conduite à partir de croyances telles que : il est naturel qu’un homme ait des comportements plus agressifs qu’une femme, ou une victime de VC a dû faire quelque chose pour provoquer l’événement (Zakar, Zakar et Kraemer, 2013). De plus, les hommes n’ayant pas de comportements violents semblent davantage capables de repérer, dans une liste de comportements prédéterminée, ceux qui sont violents (Ortabag, Ozdemir, Bebis et Ceylan, 2014). Dans le même ordre d’idées, la compréhension qu’ont les femmes de la VC peut aussi jouer un rôle important dans leur habileté à reconnaître cette violence lorsqu’elles en sont elles-mêmes victimes (Raborn, 2011).

À cet égard, certains facteurs sont reconnus, dans la documentation, comme ayant une influence sur la compréhension que les personnes ont de la VC. Les recherches conviennent que certaines caractéristiques individuelles ou environnementales influencent notre compréhension de la VC, que ce soit, par exemple, le genre (Nicolson et Wilson, 2004), le parcours scolaire ou professionnel (Beccaria et coll., 2013; Black, Weisz et Bennett, 2010; Collins et Dressler, 2008; Haj-Yahia et Schiff, 2007) ou le système idéologique dominant dans une société (Goicolea, Ohman, Salazar Torres, Morras et Edin, 2012; Mitra, 2013; Yount, Halim, Schuler et Head, 2013; Yount et Li, 2009; Zakar et coll., 2013). Enfin, le fait d’être exposé à la VC, soit de grandir dans une famille où il y a présence de cette violence, est un autre élément qui influence grandement la façon dont est perçue la problématique (Alexander, Macdonald et Paton, 2005).

La recherche s’intéresse de plus en plus au point de vue des personnes exposées à la VC, d’autant plus que ce point de vue s’avère avoir une incidence sur le développement et l’adaptation de ces personnes (Doucet et Fortin, 2014; Fortin, Doucet et Damant, 2011; Spilsbury et coll., 2007). Le présent article s’attarde donc aux recherches qui ont documenté la compréhension de la VC chez des personnes qui ont été exposées à cette violence dans l’enfance ou l’adolescence. L’analyse fait ressortir la diversité des points de vue ainsi que les limites des études qui empêchent souvent de prendre en compte et de mesurer toute cette diversité. La conclusion de l’article soulève quelques incidences de la présente analyse pour le travail social et pour les recherches futures.

Méthodologie

Les articles ciblés pour cette analyse portent sur des études empiriques s’intéressant au point de vue[1] de la VC par un groupe de personnes y ayant été exposées durant l’enfance ou l’adolescence. Les données de ces articles ont été obtenues soit en questionnant ces personnes sur leur expérience, soit en mesurant ou en mettant en relation leur point de vue avec d’autres variables. Ces articles ont été choisis au moyen de recherches dans les 37 bases de données de ProQuest à partir des mots-clés anglais suivants : views, appraisals, perceptions, understanding, search of / for meaning, domestic violence, intimate partner violence, interpersonal violence, victimization, violence, trauma, exposure to domestic violence, exposure to intimate partner violence, exposure, witness. Une recherche systématique dans les veilles scientifiques du CRI-VIFF a également été faite. Ces dernières compilent mensuellement, depuis janvier 2013, les nouvelles publications en lien avec la VC et la violence faite aux femmes. La bibliographie des articles retenus par les premières stratégies de recherche a aussi permis de cibler quelques autres articles pertinents. L’échantillon final de la recension inclut 22 articles, tous publiés entre 2000 et 2015, ce qui permet déjà de constater que ce thème de recherche est particulièrement récent. En effet, les recherches faites avant les années 2000 sur l’exposition à la VC se concentrent sur les conséquences de celle-ci dans la vie des personnes qui y sont exposées (Hague, 2012). L’intérêt pour la compréhension que ces personnes ont de la VC n’est donc apparu que récemment.

Des compréhensions diverses

Tel qu’il est mentionné précédemment, les personnes qui ont été exposées à la VC en ont une compréhension différente des personnes n’ayant pas vécu cette expérience dans leur famille. Alexander et coll. (2005) constatent entre autres des différences marquées dans la description qui est faite de la VC par des adolescents exposés par rapport aux adolescents non exposés à cette violence. Des 254 adolescents américains ayant été interrogés par écrit et de façon anonyme, 32 % ont mentionné avoir déjà été exposés à la violence subie par leur mère de la part d’un conjoint. En comparant les adolescents faisant partie de ce pourcentage avec les autres, les chercheurs ont constaté que les adolescents non exposés expliquaient la violence, par exemple, par les antécédents de violence dans l’enfance de l’agresseur ou par le fait que ce dernier soit malade mentalement. Les jeunes exposés à la violence avaient quant à eux un point de vue plus critique. Ils ont mentionné, pour ce qui est des causes, le fait que l’agresseur pouvait y prendre du plaisir et qu’aucune conséquence négative n’était associée aux comportements violents, amenant l’agresseur à réitérer ses gestes. Ces réponses laissent penser que ces adolescents considèrent les comportements violents comme intentionnels et non pas comme un manque de contrôle de la part de l’agresseur. Quant aux émotions ressenties, les adolescents exposés à la VC citaient le plus souvent la peur, la tristesse et le sentiment de solitude, alors que les autres adolescents parlaient plutôt de colère. D’ailleurs, parmi les réponses à cette question, certaines ne sont venues que des adolescents exposés à la VC, comme le désir de mourir et celui de garder la violence cachée et de prétendre que tout va bien. La comparaison des deux groupes a aussi fait ressortir une certaine passivité chez les jeunes exposés à la VC, tandis que les autres adolescents ont montré une agressivité envers l’agresseur (Alexander et coll., 2005). Cependant, d’autres études (Overlien, 2012, 2013; Overlien et Hyden, 2009) contredisent ce résultat et montrent que les enfants exposés à la VC sont loin d’être des victimes passives face à la violence.

De façon générale, les études qui se sont intéressées à la VC à partir du point de vue des personnes exposées permettent de déduire que, pour ces derniers, la VC est un phénomène dangereux, anxiogène, oppressant et tabou. C’est une situation qu’ils pourraient reproduire ou qu’ils craignent eux-mêmes de reproduire dans leur couple, en tant qu’agresseur ou en tant que victime. Enfin, ils considèrent que ce vécu particulier, marqué par des pertes et des deuils, les a propulsés trop rapidement dans le monde des adultes (Anderson et Danis, 2006; Benz, 2010; Collis, 2013; Ross, 2013). Il faut par contre faire preuve de prudence par rapport à ces généralités. En effet, lorsque ces mêmes études s’attardent au point de vue individuel des participants, il appert qu’il n’existe pas de réponse universelle à ce qu’est la VC pour les personnes qui y ont été exposées, rappelant ainsi que ces personnes ne constituent pas un groupe homogène et que des compréhensions diverses peuvent émerger d’une expérience similaire. D’ailleurs, certaines études font ressortir des expériences et des points de vue divergents entre des membres d’une même fratrie (Benz, 2010). C’est pourquoi il s’avère essentiel d’examiner les compréhensions différenciées de la VC chez les personnes exposées ainsi que les facteurs susceptibles d’expliquer ces différences.

Certains enfants et adolescents exposés à la VC prennent conscience rapidement que leur situation familiale ne correspond pas à la norme (Anderson et Danis, 2006; Overlien et Hyden, 2009), alors que d’autres ne s’en rendent compte que plus tard, lorsqu’ils sont confrontés à des dynamiques familiales différentes, par exemple lorsqu’ils rendent visite à des amis chez qui il n’y a pas de violence (Anderson et Danis, 2006; Humphreys, 2001). Pour ce qui est des causes perçues, si plusieurs des personnes exposées à la VC invoquent les caractéristiques individuelles de l’agresseur ou de la victime et des facteurs liés au fonctionnement du couple ou de la famille, d’autres, quoique plus rares, parlent du fait que la VC est ancrée culturellement dans un système social plus large (Benz, 2010; DeBoard-Lucas et Grych, 2011; Lapierre et coll., 2015). Une exploration des émotions ressenties fait aussi ressortir des différences. Par exemple, certains se sentent responsables de la violence (Fortin et coll., 2011; Jouriles, Spiller, Stephens, McDonald et Swank, 2000), alors que d’autres disent savoir qu’ils n’ont pas à se culpabiliser, même chez les plus jeunes (Doucet, 2006; Humphreys, 2001). Ces résultats corroborent d’ailleurs ceux d’autres études, selon lesquelles le sentiment de culpabilité chez les jeunes exposés n’est pas toujours présent ou peut parfois être accompagné ou remplacé par un sentiment de responsabilité face à l’arrêt de la violence (DeBoard-Lucas et Grych, 2011; Hague, Mullender, Kelly, Imam et Malos, 2008; Humphreys, 2001). D’ailleurs, en matière de responsabilité de la VC, certains l’attribuent entièrement à l’agresseur (Hague et coll., 2008), tandis que d’autres estiment que leur mère, par ces actions ou son inaction, contribuait aussi à cette violence (Benz, 2010). Les sentiments envers les parents changent aussi d’un jeune à l’autre, certains ressentant, par exemple, de la colère face à la victime et un fort lien d’attachement pour l’agresseur (Benz, 2010; O’Brien, Cohen, Pooley et Taylor, 2013) ou inversement (Alexander et coll., 2005; Lapierre et coll., 2015).

En lien avec ces résultats, l’analyse de récits narratifs de 25 jeunes de 8 à 20 ans recrutés dans des refuges pour femmes victimes de violence de la Norvège montre l’importance d’examiner les rôles traditionnellement attribués aux acteurs liés à la VC, soit les pères comme agresseurs, les mères comme victimes et les enfants comme spectateurs impuissants. S’il est vrai que les participants ont souvent campé le père et la mère dans les rôles respectifs de l’agresseur et de la victime, ils ont aussi parfois attribué un rôle moins dominateur au père. Par exemple, un jeune garçon rencontré lors de la recherche d’Overlien (2012) a mentionné à quel point il trouvait son père ridicule lorsqu’il avait des comportements violents. Quant à la mère, les jeunes la placent souvent en tant qu’actrice principale qui résiste au contrôle coercitif du père. L’enfant ou l’adolescent peut aussi adopter différents rôles, protégeant la victime ou venant s’interposer dans l’épisode de violence (Overlien, 2012). Certains auteurs insistent d’ailleurs sur le rôle d’acteur de l’enfant ou de l’adolescent exposé à la VC et soutiennent que, malgré les contraintes imposées entre autres par cette violence, ils arrivent à faire preuve d’agentivité[2]. Les enfants ne sont pas que des victimes qui ont peur et qui se culpabilisent (Hague et coll., 2008), ils posent également des actions et ils construisent activement leur propre réalité (Overlien et Hyden, 2009).

L’analyse des articles recensés fait ressortir l’importance de prendre en considération le type de VC vécue, car ce facteur est susceptible d’expliquer les divergences observées dans le point de vue des jeunes sur la VC à laquelle ils ont été exposés. Ainsi, une recherche récente auprès de 25 jeunes âgés entre 8 et 20 ans et ayant déjà résidé dans un refuge pour femmes victimes de violence a fait ressortir qu’un sous-groupe de 10 jeunes avait un discours différent sur la VC vécue (Overlien, 2013). Le portrait qu’ils ont dépeint de la VC montrait l’omniprésence d’un haut degré de contrôle coercitif, qui rendrait presque impossible le fait d’avoir une vie normale, même pendant un petit moment. Pour eux, faire cesser la violence ne représentait pas une option, parce que leur propre sécurité était trop menacée. Les 15 autres enfants interrogés dans cette étude parlaient aussi de la peur qui accompagne la violence, mais pas avec la même intensité, et l’aspect de contrôle était absent de leur discours (Overlien, 2013). L’hypothèse que pose l’auteure face à ces résultats est que le premier groupe d’enfants et d’adolescents s’est retrouvé dans une famille où la VC était de type terrorisme patriarcal (Overlien, 2013), qui se caractérise par une volonté de l’homme de dominer sa conjointe par tous les moyens possibles, notamment le contrôle du budget familial, l’utilisation des enfants pour faire du chantage, l’isolement, la violence psychologique, l’intimidation, les menaces, la destruction de la volonté et de la capacité des victimes à résister à la violence. À cette liste s’ajoute également la violence physique et sexuelle, qui contribue elle aussi à réduire la volonté et la capacité des victimes à résister à la violence. Un régime de terreur est ainsi instauré au sein du couple (Johnson, 2008). Le deuxième groupe semble quant à lui avoir plutôt vécu une violence situationnelle, qui résulte quant à elle de tensions dans le couple plutôt que d’un désir de contrôle. Ce type de violence n’est évidemment pas à minimiser, car il peut aussi s’accompagner de conséquences graves (Johnson, 2008), mais il entraine manifestement une analyse différente de l’expérience des jeunes comparativement au terrorisme patriarcal. Enfin, les nuances constatées dans la compréhension de la VC peuvent aussi s’expliquer par les méthodologies et les instruments privilégiés, qui utilisent une définition différente d’une étude à l’autre. Par exemple, si on demande à des enfants et des adolescents de définir la VC de façon générale, on constate qu’ils adhèrent davantage à une vision systémique de la problématique, où la symétrie de la violence serait mise de l’avant, c’est-à-dire que la VC serait perpétrée autant par des hommes que par des femmes. Pourtant, lorsqu’on leur demande d’utiliser des situations qu’ils ont eux-mêmes vécues pour expliquer le phénomène, cette même population est alors davantage portée à parler de la violence du père ou du beau-père et à décrire une vision genrée de la VC (Lapierre et coll., 2015).

La compréhension qu’une personne a de la VC peut donc être fortement influencée par le fait qu’elle ait été exposée à cette violence dans l’enfance ou l’adolescence. Cette exposition n’est pourtant pas, comme nous venons de le voir, garante d’une compréhension unique, plusieurs autres facteurs pouvant avoir une incidence sur le point de vue des personnes exposées à la VC.

Limites des études actuelles

Les études actuelles sur la compréhension de la VC par les personnes exposées à cette violence permettent donc de voir toute l’étendue des points de vue et d’en savoir un peu plus sur la façon dont se construisent ces compréhensions. Une analyse transversale de ces mêmes recherches permet pourtant de constater certaines limites ayant des incidences non négligeables sur ce champ de connaissance.

Documenter la subjectivité d’un petit nombre ou dégager des généralités?

Même si la documentation déplore le petit nombre d’études qualitatives portant sur l’exposition à la VC (Overlien, 2010, 2012), 13 des 22 articles recensés ici abordent le sujet. Ceci donne à penser qu’il est pertinent pour les chercheurs qui veulent comprendre un phénomène en particulier de s’intéresser à la subjectivité des personnes visées par le phénomène en question. La lecture de ces 13 articles fait voir que, peu importe leur âge, les répondants en ont beaucoup à dire sur le sujet (Alexander et coll., 2005; Hague et coll., 2008; Overlien et Hyden, 2009) et que le fait de donner un sens à la violence peut être, pour eux, une stratégie menant à la résilience (Anderson et Danis, 2006). À cet égard, il est important de préciser que le fait de donner un sens ne veut pas dire pour autant justifier la VC. Il s’agit davantage de s’expliquer le phénomène.

Bien qu’elles aident à voir certaines nuances dans la compréhension de la VC chez les personnes exposées à cette violence, ces études comportent tout de même une limite importante, soit celle de recueillir de l’information auprès d’un échantillon restreint de participants. Ainsi, neuf de ces études n’incluent pas plus de quinze répondants (Anderson et Danis, 2006; Benz, 2010; Cater, 2007; Humphreys, 2001; O’Brien et coll., 2013; Overlien, 2012, 2013; Ross, 2013; Swanston, Bowyer et Vetere, 2014). Une taille aussi restreinte de l’échantillon affecte ainsi les principes de diversification et de saturation, importants en recherche qualitative. Ces principes suggèrent de viser la plus grande variété possible de cas rencontrés dans l’échantillon de manière à ce que chacune des catégories d’analyse ne produise plus de nouveaux résultats (Ouellet et Saint-Jacques, 2000).

Les neuf autres articles recensés portent quant à eux sur des résultats d’études utilisant des enquêtes ou des outils standardisés pour mesurer la compréhension de la VC que présentent les personnes qui y ont été exposées. Première constatation intéressante, toutes ces recherches interrogent des enfants exposés à la VC, et cinq d’entre elles posent aussi des questions aux mères. Les différentes mesures utilisées permettent entre autres d’établir deux constats importants : 1) des points de vue spécifiques, tels que le fait de se culpabiliser pour la violence, sont communs à un grand nombre d’enfants exposés à la VC; 2) il existe un lien entre la perception de la VC par les enfants et leurs difficultés d’adaptation (DeBoard-Lucas et Grych, 2011; Doucet, 2006; Doucet et Fortin, 2014; Fortin et coll., 2011; Jouriles et coll., 2000; Jouriles, Vu, McDonald et Rosenfield, 2014; Miller, Howell et Graham-Bermann, 2012, 2014; Zarling et coll., 2013). Ces constats intéressants nous poussent à vouloir en savoir plus sur le sujet, les neuf études quantitatives recensées n’ayant pas répondu à certaines questions. D’abord, nous ignorons si les constats faits auprès d’échantillons d’enfants exposés à la VC seraient les mêmes auprès d’une population plus âgée, puisqu’aucune de ces études n’a interrogé de personnes de plus de 12 ans. Aussi, il n’est pas possible de connaitre la direction de la relation entre le point de vue sur la violence et les difficultés d’adaptation. Il faut donc se demander si une compréhension X entraine presque à coup sûr une difficulté Y, ou si les personnes ayant des difficultés d’adaptation plus élevées tendent à avoir une perception de la VC différente des autres enfants (Jouriles et coll., 2000). Enfin, bien que ces études s’intéressent au point de vue des enfants exposés à la VC, elles ne permettent qu’une compréhension partielle, prenant peu en considération leur analyse subjective de leur expérience. Pour connaitre le point de vue de l’enfant, la plupart de ces recherches mesurent l’attribution de blâme, le sentiment de menace et la peur de l’abandon (Doucet, 2006; Fortin et coll., 2011; Miller et coll., 2012). D’autres auteurs y ajoutent également la perception de l’enfant selon laquelle la violence est justifiée ou non, et l’efficacité de la stratégie mise en place pour y faire face (Fosco, DeBoard et Grych, 2007). À titre d’exemple, Miller, Howell et Graham-Bermann (2012) utilisent la « Threat subscale » de la « Children’s Perception of Interparental Conflict Scale » pour évaluer le sentiment de menace ressenti par l’enfant lors de la violence, à partir d’énoncés tels que : « I get scared when my parents argue ». Cet énoncé montre que l’enfant a peur. Mais peur de quoi? Que la violence se retourne contre lui? Que sa mère soit tuée? Que son père se fasse arrêter? Que ses parents se séparent? Est-ce qu’il a peur parce qu’il ne comprend tout simplement pas ce qui se passe ou parce qu’il le comprend trop bien? Il semble aussi difficile de cerner de façon nuancée et complexe le regard que porte une personne sur la VC uniquement à partir de la mesure de trois émotions ressenties lors d’épisodes de violence. S’il est essentiel de savoir que beaucoup de ces enfants et adolescents ont peur et se culpabilisent, il faut maintenant approfondir ces connaissances pour ne pas rester dans un discours pathologique mettant l’accent sur la mesure des symptômes (Overlien, 2012).

Contextualiser le point de vue

Un autre écueil des études actuelles est le fait qu’elles ne s’intéressent pas au contexte dans lequel se développe le point de vue des personnes exposées à la VC. Elles mesurent ou recueillent ce point de vue sans vraiment s’attarder à la façon dont il s’est façonné.

Un des éléments contextuels importants à prendre en considération est le moment où la violence s’installe dans la vie de ces personnes et la durée de cette violence. Est-ce que l’âge de l’enfant au moment de l’exposition agit comme modérateur dans la relation entre la perception de cette violence et les problèmes d’adaptation? Et si l’exposition à la VC perdure pendant de nombreuses années, cela entraînera-t-il une compréhension différente comparativement à un jeune qui serait exposé à la VC sur une plus courte période de sa vie?

Pour bien cerner la compréhension de la VC chez les jeunes exposés de 18 à 25 ans, par exemple, il faut aussi connaitre toutes les formes de violence qui se sont produites dans leur vie (Kessler, Gillis-Light, Magee, Kendler et Eaves, 1997) ainsi que les incidences des violences concomitantes. En effet, chaque forme de victimisation est étroitement liée au risque d’apparition d’autres victimisations (Elliott, Alexander, Pierce, Aspelmeier et Richmond, 2009; Finkelhor, Turner et Hamby, 2011), l’exposition à la VC multipliant de deux à trois fois les risques de vivre d’autres situations d’adversité ou d’autres victimisations (Dong et coll., 2004; McGuigan et Pratt, 2001). La perception de la VC peut être grandement teintée par une accumulation de victimisations générant aussi différentes conséquences selon les personnes. Si certaines recherches montrent que plus le nombre de victimisations vécues est élevé, plus les conséquences pour le jeune sont graves (Foster et Brooks-Gunn, 2009), cet effet proportionnel est remis en question par d’autres études. Ces divergences dans les résultats peuvent s’expliquer par le fait que certaines victimisations sont plus marquantes pour les personnes qui les vivent, par exemple les violences qui impliquent une blessure physique (Finkelhor, Ormrod, Turner et Hamby, 2005) ou encore le type de relation qui unit l’agresseur à la victime (Cyr, Chamberland, Lessard, Clément et Gagné, 2012; Widom, DuMont et Czaja, 2007). Par ailleurs, certaines recherches ont montré que la violence dans la communauté pourrait plutôt atténuer les impacts de l’exposition à la VC (Mrug et Windle, 2010). Les chercheurs expliquent ce résultat par l’hypothèse d’un effet de désensibilisation à la violence chez les jeunes exposés à la fois à la VC et à la violence dans la communauté. Autrement dit, l’exposition répétée à ces deux formes de violence établirait une norme dans la tête des jeunes normalisant la violence qui deviendrait par conséquent moins traumatisante pour eux (Mrug et Windle, 2010).

Outre les autres violences vécues, l’exposition à la VC est aussi accompagnée d’une quantité importante d’événements pouvant avoir une incidence sur la compréhension des personnes ayant été exposés. Il faut ainsi éviter de lier le contexte familial qui avait cours à un moment précis dans l’enfance à une compréhension spécifique que la personne aurait de la VC à l’âge adulte, par exemple, cette façon de se représenter le processus étant plutôt simpliste (Uhlenberg et Mueller, 2003). Les études devraient donc permettre d’examiner les différents facteurs susceptibles d’affecter la compréhension de la VC chez une personne y ayant été exposée (McKee et Payne, 2014), tout en gardant en tête que la famille n’est qu’un des facteurs ayant une influence dans leur vie (Uhlenberg et Mueller, 2003). À titre d’exemple, la façon dont les autres réagissent à la violence peut avoir des conséquences majeures sur la façon dont nous la comprenons. Ainsi, plusieurs jeunes constatent rapidement que la violence est un sujet tabou qui se doit de rester dans la famille (Collis, 2013), mais peuvent tout de même déceler son caractère inacceptable grâce aux interventions d’adultes significatifs ou de professionnels comme les intervenants sociaux, les policiers ou d’autres acteurs du système de justice. À cet effet, Collis (2013) donne l’exemple d’un jeune garçon qui a compris, lors de l’intervention des policiers, que la violence de son père à l’égard de sa mère était inacceptable.

Plusieurs des études faites sur l’exposition à la VC se font à partir d’échantillons de jeunes recrutés dans les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence (Benz, 2010) ou les services d’aide aux adultes, en santé mentale par exemple. C’est le cas pour 12 des 22 études de l’échantillon. S’il est vrai que l’éclairage amené par ces ressources peut conduire à une vision différente du vécu de violence (Lapierre et coll., 2015; Overlien, 2012), il ne faut toutefois pas tenir pour acquis que toutes les personnes exposées à la VC se retrouvent, à un moment ou à un autre de leur parcours, dans ces services ou que celles qui s’y retrouvent ont toutes le même vécu et la même compréhension de la VC. Si les intervenants s’intéressent au regard spécifique de chaque jeune quant à son vécu, il sera plus facile d’adapter les interventions à ces différents points de vue.

Enfin, les conditions de vie des familles où prend place la violence peuvent également amener une compréhension différente de la problématique (Ross, 2013). Certaines études ont d’ailleurs montré que l’importance accordée à la VC peut être modifiée par la présence d’autres problèmes plus importants, tels que la pauvreté, qui relègue alors la VC au second plan, du point de vue des personnes concernées (Zakar et coll., 2013).

Conclusion

En définitive, l’exposition à la VC teinte la façon dont est comprise cette violence, cette compréhension étant reliée aux difficultés d’adaptation que présentent plusieurs de ces personnes. Cette compréhension reste méconnue, et le nombre d’articles recensés (22) indique d’ailleurs l’intérêt récent des chercheurs pour cet objet d’étude. Il semble toutefois de plus en plus clair que le fait de laisser davantage d’espace aux personnes exposées à la VC pour exprimer de façon subjective leur point de vue serait bénéfique tant pour la recherche que pour l’intervention. En effet, pour l’amélioration de la prévention et des interventions auprès des personnes exposées, il importe d’éviter d’associer un point de vue spécifique sur la violence aux personnes auprès de qui nous intervenons et de reproduire des gestes automatiques associés à des constantes que nous savons présentes chez plusieurs de ces jeunes, sans chercher à comprendre le point de vue particulier de cette personne unique. Par exemple, les intervenants qui oeuvrent auprès d’enfants, d’adolescents ou d’adultes ayant été exposés à la VC doivent garder à l’esprit qu’ils ne se culpabilisent pas tous pour la violence et qu’avant de faire des interventions sur les émotions ressenties par un individu, ils doivent connaître précisément celles qui habitent cet individu. De plus, le fait de permettre aux personnes exposées à la VC de participer à la définition des problèmes auxquels ils sont confrontés et de reconnaitre leur vécu et leurs compréhensions concorde avec les valeurs d’empowerment fondamentales au travail social (Mullender, Ward et Fleming, 2013).

Enfin, pour ce qui est des recherches futures, elles devront continuer de s’intéresser aux points de vue des personnes exposées à la VC, en les replaçant dans le contexte plus large des parcours de vie. Pour ce faire, il importe de cesser d’avoir peur d’interroger les personnes exposées à la VC au sujet de leur vécu. Il est bien légitime, tant pour les chercheurs que pour les comités d’éthique qui balisent les recherches, de prendre les mesures nécessaires pour éviter de replonger les participants dans les émotions négatives associées à l’exposition à la VC. Pourtant, certaines émotions négatives telles que la colère ou la peur associée aux souvenirs concernant la VC ne sont pas nécessairement dangereuses pour les répondants, et le fait de bénéficier d’un espace sécuritaire pour en parler représente, pour plusieurs, une stratégie d’émancipation (Becker-Blease et Freyd, 2006). Alors que la plupart du temps elles considèrent qu’elles ont à cacher leur histoire d’abus à leur entourage, la recherche leur permettrait ainsi de briser ce silence (Becker-Blease et Freyd, 2006). Il n’en demeure pas moins que les chercheurs s’intéressant à l’exposition à la VC se doivent d’être formés à la problématique, car la réalisation d’entrevues de recherche sur cette thématique encore tellement trop gardée secrète nécessite un profond respect du rythme et de l’ouverture au dévoilement propres à chacun selon son parcours de vie.