Corps de l’article

Introduction

Cet article vise à comprendre des réalités de femmes francophones du Nouveau-Brunswick vivant en milieu rural qui oeuvrent dans le domaine des soins à domicile. L’intention consiste ici à illustrer, à partir du discours des femmes rencontrées et à l’instar de ce que propose Fraser (2011), la fragilité des conditions symboliques (la non-reconnaissance sociale de la valeur du travail effectué par les femmes, dont le care) et la fragilité des conditions matérielles (redistribution inique) dans lesquelles ce travail du care se déploie. Or, cet article permet de rendre compte que la non reconnaissance de ce travail du care par l’État appauvrit les femmes qui oeuvrent dans ce secteur d’emploi.

Au Canada, les services de soins à domicile ont augmenté de 51% au cours de la dernière décennie (Jetté, Vaillancourt et Bergeron-Gaudin, 2011, p. 155). L’augmentation de la demande pour ce type de services est associée au phénomène du vieillissement de la population qui touche la majorité des sociétés occidentales (Saillant, 2014; Boivin, 2013 et Jetté et coll., 2011). Le Nouveau-Brunswick n’y fait pas exception; par ailleurs, cette province canadienne est celle qui compte la plus forte proportion de personnes âgées de 65 ans et plus (Statistique Canada, 2015). En réponse aux enjeux soulevés par le vieillissement de la population, les politiques sociales au Nouveau-Brunswick misent sur le développement et l’amélioration des soins à domicile (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2015a). Ce contexte, où la province souhaite que le secteur des soins à domicile devienne la pierre angulaire de son système de santé et de services sociaux, se conjugue à une volonté des personnes âgées de demeurer à domicile le plus longtemps possible, augmentant ainsi la demande de ces services (Henrard et Naiditch, 2012). Malgré la demande accrue pour ce type de soins, l’aide à domicile est le parent pauvre du système de santé et cette filière constitue un espace où il existe « des forces et des tensions » dont « les influences extérieures, les relations interdépendantes et les discontinuités » qui sont liées à cette forme de travail méritent d’être étudiées (Gallois, 2013, p. 17).

Contexte social : portrait des soins à domicile au Nouveau-Brunswick

Une récente politique sociale du Gouvernement du Nouveau-Brunswick (2015a), D’abord chez soi, marque un changement dans le fonctionnement des services de santé et des services sociaux. En effet, « la stratégie suppose une transition du modèle de soins en foyer vers un modèle davantage axé sur la santé, le vieillissement actif, et les soins à domicile et communautaires qui intègre l’ensemble des secteurs et des services » (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2015a, p. 3-4). La province entend donc miser sur le développement des services à domicile, notamment pour respecter la volonté des personnes aînées de demeurer chez elles et aussi pour répondre à des impératifs économiques.

Ce secteur d’activités est caractérisé par une surreprésentation féminine de la main-d’oeuvre, d’où l’appellation de « ghettos d’emplois féminins » (Dussuet, 2002, p. 144; Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003, p. 250). Au Nouveau-Brunswick, en 2015, on comptait 4 145 travailleuses et travailleurs de soins à domicile dont 94,9 % étaient des femmes. Le salaire gagné par les aides à domicile néo-brunswickoises est très faible, dépassant à peine le salaire horaire minimum fixé à 11 $. Leur taux horaire se situerait entre 11 $ et 13,40 $ et leur revenu annuel moyen se chiffrerait à 14 191 $ (Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick, 2016). À titre de comparaison, le salaire annuel moyen au Nouveau-Brunswick des femmes travaillant à temps plein en 2016 était de 52 700$ (Statistique Canada, 2018). Par ailleurs, une étude menée par l’économiste Rose soulève que le salaire des femmes qui exercent le métier d’aide à domicile au Nouveau-Brunswick se situe parmi les moins élevés au Canada (Rose, 2014). Par exemple, le salaire horaire de leurs homologues québécoises était, en 2012, d’environ 19,79 $ (Rose, 2014). De plus, le revenu associé à ce travail varie selon les affectations et peut brusquement diminuer ou disparaitre lors de l’hospitalisation ou du décès du bénéficiaire, par exemple (Boivin, 2013).

La Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick (2016) met en lumière le fait que les faibles salaires des aides à domicile ont des effets négatifs sur leur prospérité économique, limitant du coup leur pouvoir d’achat. Ce faible salaire ne leur permet pas de jouir d’une véritable indépendance au plan économique (Dussuet, 2005). Or, il s’agit de se demander comment ces femmes peuvent venir en aide à d’autres personnes, alors qu’elles sont elles-mêmes dans une position fragile. Par surcroît, il importe de souligner que ces femmes sont plus âgées; 40 % d’entre elles ont de 55 à 64 ans et environ 30 % ont entre 45 et 54 ans (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2015b). De plus, ces travailleuses possèdent peu de formation; 28,5 % n’ont aucun diplôme et 28,1 % ont un diplôme d’études secondaires (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2015b). Au-delà de ces considérations, Dussuet (2011) souligne que ces travailleuses ont pour la plupart connu des trajectoires de carrière chaotiques, marquées de discontinuités, et que celles-ci doivent demeurer sur le marché du travail jusqu’à un âge avancé avant d’envisager la retraite.  

Contexte du secteur d’emploi : conditions d’un travail non reconnu menant à la précarité

MacEwan et Saulnier (2011) soutiennent que les femmes qui prodiguent des soins à domicile font partie des travailleuses les plus susceptibles de basculer dans la précarité. Afin de pallier cette précarité, nombre d’entre-elles se voient dans l’obligation de décrocher plusieurs contrats de travail pour augmenter leur revenu étant donné que le travail à temps partiel demeure la norme de ce secteur (Devetter, Messaoudi et Farvaque, 2012). En ce sens, ce travail exige de ces femmes une grande flexibilité en ce qui a trait à leur disponibilité et aux horaires de travail, alors qu’elles peuvent être appelées à travailler tôt le matin ou tard le soir, ainsi que les fins de semaine. Par ailleurs, il arrive que le temps de déplacements entre les domiciles ainsi que les dépenses occasionnées par ces déplacements soient aux frais des travailleuses (Boivin, 2013). De plus, en milieu rural, les personnes qu’elles vont soigner vivent souvent à des distances éloignées les unes des autres, ce qui ajoute non seulement aux dépenses qu’elles doivent absorber, mais aussi au nombre de personnes qu’elles peuvent desservir (Boivin, 2013). Par exemple, une étude menée par Thériault et Dupuis-Blanchard (2016) soulève que 39 % des organismes communautaires offrant des services de maintien à domicile aux personnes âgées dans la province du Nouveau-Brunswick ne couvrent pas les déplacements effectués par les employées. Enfin, même si plusieurs affirment retirer satisfaction et fierté à effectuer leur travail, certaines reconnaissent être contraintes à occuper ce type d’emploi pour des raisons financières parce qu’elles ont du mal à se trouver un autre emploi (Boivin, 2013), et ce particulièrement en milieu rural où les emplois se font rares (Savoie, Lanteigne, Albert et Robichaud, 2016).

Ainsi, le secteur des soins à domicile offre des emplois peu valorisés socialement et très peu enviables en matière de conditions de travail, reléguant les travailleuses à « un emploi du bas de l’échelle » (Avril, 2003, p. 149). À mi-chemin entre un emploi domestique et des services professionnels d’aide et de soins à domicile, ce type de travail se caractérise par son exigence, tant au plan physique que psychologique (Bardot, 2012). Ainsi, ce travail exige de la polyvalence, étant donné la grande diversité de tâches matérielles, telles qu’assister la personne dans ses soins corporels, lui donner ses médicaments, préparer ses repas, l’aider à manger, faire le ménage, la vaisselle, les courses, gérer et organiser la maison, favoriser l’insertion sociale, proposer des activités stimulantes (Moré, 2014 et Bonamy et coll., 2012). De plus, le domicile des personnes qui reçoivent des services n’est pas toujours adéquatement adapté à l’offre de soins (escaliers étroits, petites pièces, salles de bain mal équipées, etc.), ce qui occasionne des efforts physiques supplémentaires (Salles, 2013). Qui plus est, toutes ces tâches matérielles requièrent, selon Valléry et Leduc (2010), des compétences sociales et relationnelles dans l’activité de soins, dont l’écoute, le respect, l’empathie, la sollicitude, la disponibilité et la discrétion à l’égard de la personne et de ses proches. Cet accompagnement relationnel passe souvent inaperçu, reste invisible et sans reconnaissance économique. En effet, le travail du care réalisé par les travailleuses de soins à domicile implique un investissement de la subjectivité du corps par l’entremise de contacts physiques et émotionnels très étroits (Moré, 2014).

La non reconnaissance de ce travail se reflète dans le salaire octroyé (Fraser, 2011). C’est un travail qui s’exécute trop souvent dans l’ombre (Pelland et Savoie, 2014). En fait, l’analyse du travail du care se bute à un obstacle de taille : son imprégnation dans la sphère domestique souvent naturellement attachée au genre féminin est soutenue par une logique patriarcale qui entraine sa dévalorisation (Moré, 2014). La non reconnaissance des compétences associées à ce travail traditionnellement féminin fait en sorte qu’elles ne se traduisent pas en termes de qualifications professionnelles, ce qui, à son tour, influence la rémunération accordée (Pelland et Savoie, 2014; Benneli, 2013; Gallois, 2013 et Brugère, 2009). Ainsi, il n’est pas rare que des travailleuses de soins à domicile expriment leurs doléances devant le fait d’être considérées comme femmes de ménage (Bonamy et coll., 2012 et Bardot, 2012). Or, la non reconnaissance sociale et professionnelle des dimensions relationnelles liées au travail du care contribue à occulter la complexité de ce travail et la responsabilité qu’entrainent les soins à domicile (Moré, 2014; Pelland et Savoie, 2014; Benneli, 2013; Gallois, 2013 et Brugère, 2009).

Orientation conceptuelle : le travail du care, savoir-être et savoir-faire non reconnus

Dans ce métier, les femmes réalisent un vaste éventail de tâches et de responsabilités à domicile. Toutefois, il demeure difficile de les énumérer de façon exhaustive et ce, sans occulter la complexité du travail qu’elles exécutent. En fait, la description habituelle de leurs fonctions renvoie souvent à des tâches ménagères alors qu’en réalité, le travail d’aide à domicile fait appel à de nombreux savoir-faire et prend en charge beaucoup d’autres aspects liés à la dimension relationnelle (Boivin, 2013; Cognet, 2002; Cognet et Fortin, 2003; Dussuet, 2002; Moré, 2014; Neysmith, 1996; Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003; Valléry et Leduc, 2010). Bien que la dimension relationnelle soit l’une des principales motivations à exercer ce métier (Illama, Belghiti-Mahut et Briole, 2014), celle-ci n’est pas considérée comme du travail, seules les tâches matérielles étant reconnues et rémunérées. Dans les faits, une grande partie de leur travail est consacré, entre autres, à la création du lien de confiance, de même qu’à écouter les personnes et à être attentives à leurs besoins (Dussuet, 2011). De plus, pour parvenir à bien exécuter les tâches davantage matérielles, les femmes doivent constamment être à l’affût des besoins singuliers de chaque personne et adapter leur travail en conséquence. Or, l’exécution des tâches ne s’effectue guère de façon mécanique; elle implique une « posture d’attention à autrui » (Dussuet, 2011, p. 106). Au nom de la relation qui les unit avec les personnes accompagnées, certaines femmes dépassent parfois le cadre ordinaire de leur travail et exécutent des tâches de manière bénévole, soit en effectuant des courses pour celles-ci ou en allant les visiter en dehors de leurs heures de travail (Dussuet, 2002). Pour Dussuet (2002), ces tâches réalisées gratuitement au-delà du cadre salarié, engendrent de l’ambiguïté au niveau des frontières du travail d’aide à domicile et amènent à se questionner à savoir où celui-ci s’arrête (Dussuet, 2002). Enfin, malgré les savoirs qu’elles déploient et leur engagement envers les personnes accompagnées, l’État n’a de cesse de ne pas reconnaitre leur contribution et de les maintenir dans la pauvreté.

Enfin, Tronto (2009, p. 13 et p. 143) invite à réfléchir au care de la manière suivante, en reconnaissant qu’il s’agit d’une « activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie ». Une fois ce constat de l’importance du travail du care, il ne peut plus demeurer dans l’ombre, voire être invisibilisé. Le travail du care se doit d’être valorisé à la hauteur de sa contribution personnelle et sociale, et obtenir toute la reconnaissance symbolique et matérielle (Fraser, 2011) qui lui revient – reconnaissance qui appartient en toute justice à ces femmes investies dans le care. La pertinence de cette recherche s’inscrit dans cette perspective féministe de la reconnaissance du travail du care réalisé des femmes.

Démarche méthodologique

La recherche qui a donné lieu à cette article avait comme objectif de comprendre les réalités de femmes francophones du Nouveau-Brunswick vivant en milieu rural qui oeuvrent dans le domaine des soins à domicile de manière à dégager l’importance sociale du travail du care, ainsi que la fragilité des conditions symboliques et matérielles dans lesquelles ce travail se déploie. Pour ce faire, cette étude qualitative s’est inspirée d’une perspective féministe. C’est à partir de récits de pratique (Bertaux, 2005) que les chercheures ont accédé à la voix des femmes. Le recours à ce type de récits permet « [d’]enquêter sur un fragment de réalité sociale-historique dont on ne sait pas grand-chose a priori» (Bertaux, 2005, p. 22) et d’explorer le sens des évènements vécus par les femmes à travers leur regard (Reinharz, 1992). Des entrevues semi-dirigées ont été réalisées : auprès de dix-sept femmes et les critères d’inclusion étaient les suivants : oeuvrer dans les services de soins à domicile dans une des trois régions rurales francophones du Nouveau-Brunswick ciblées par cette étude, soit le comté de Gloucester, le comté de Kent et le comté de Restigouche. Les participantes étaient âgées de 24 à 66 ans, et la moyenne d’âge était de 53 ans. De plus, ces femmes cumulaient entre 4 et 35 années d’expérience de travail dans ce secteur. De ces dix-sept participantes, trois travaillaient à leur propre compte et les quatorze autres travaillaient pour un employeur. Le recrutement s’est fait par le biais de la méthode boule de neige qui permet de « recourir à des personnes qui peuvent suggérer le nom d’autres personnes susceptibles de participer à l’étude, qui, à leur tour, feront la même chose, etc., jusqu’à ce qu’un échantillon suffisant soit constitué » (Mayer et coll., 2000, p. 83). Le choix du lieu de l’entretien a été laissé à la discrétion de la personne interviewée. Pour accéder aux expériences des femmes, un guide d’entretien composé de thèmes et de sous-thèmes a été utilisé. Les principaux thèmes abordés en entrevue portaient sur 1) leur histoire actuelle; 2) leur histoire d’éducation; 3) leur histoire de travail; 4) leur expérience et leurs conditions de travail dans le secteur des soins à domicile et 5) leur histoire de santé. Deux entretiens ont été réalisés à deux moments différents : un premier en personne, d’une durée moyenne de 60 à 90 minutes, et un second, plus court, par téléphone, pour valider l’analyse initiale. Or, des dix-sept femmes rencontrées dans le cadre du premier entretien, onze ont pu être rejointes par téléphone pour l’entretien de validation. Il est à noter que toutes les participantes avaient reçu, par courrier, un document présentant les résultats sommaires de la recherche et ce deuxième entretien s’est voulu une démarche de co-construction, de validation et de conscientisation.

Concernant l’analyse des données, soutenue par le logiciel de traitement des données qualitatives NVivo, trois niveaux d’analyse ont été réalisés, soit l’analyse diachronique, compréhensive et thématique. L’analyse diachronique consiste à structurer les histoires des participantes en tenant compte des évènements vécus selon une perspective temporelle, voire chronologique (Bertaux, 2005). Ce niveau d’analyse permet d’élaborer « le premier principe d’intelligibilité d’une biographie » puisqu’elle offre une « séquence d’évènements objectivés qui constituent un cheminement de vie ou une trajectoire sociale » (De Coninck et Godard, 1990, p. 24-25). Le deuxième niveau, soit l’analyse compréhensive, vise à établir le lien entre les résultats de la recherche et les perceptions des participantes, et à imaginer, à l’intérieur des témoignages, les phénomènes qui sont racontés sous forme allusive, afin d’en faire l’interprétation et comprendre les processus sociaux en jeu. L’exercice analytique suppose de cerner des moments charnières de l’expérience afin d’accéder au vécu en explorant le sens des expériences, des interactions et des logiques qui soutiennent les évènements (Paillé et Mucchielli, 2012). Pour ce faire, l’analyse thématique a été retenue puisqu’elle permet de repérer, de regrouper et d’examiner les thèmes pertinents à la recherche qui ressortent des récits recensés (Paillé et Mucchielli, 2012). Outre le fait que cette étude a été menée en Acadie du Nouveau-Brunswick, son originalité tient aussi à son ancrage dans la réalité de femmes qui oeuvrent dans le secteur des soins à domicile en ce qu’à travers leurs récits, il devient possible de dégager l’importance sociale du travail du care, ainsi que la fragilité des conditions symboliques et matérielles dans lesquelles ce travail se déploie. La principale limite de cette étude tient au défi de recrutement de femmes de ce secteur. En effet, nous avions prévu rencontrer une trentaine de femmes. Or, malgré la multiplication des efforts de recrutement, nous n’avons été en mesure d’en rencontrer que dix-sept (17). Ce défi de recrutement s’explique par la peur qui habitait plusieurs femmes qui craignaient y participer en raison de la précarité de leur emploi, appréhendant d’être reconnues dans leurs propos et de mettre à risque leur gagne-pain. Enfin, l’analyse réalisée aux fins de cet article a mis en lumière deux principaux thèmes, à savoir un travail et des conditions matérielles qui accentuent la pauvreté des travailleuses de soins à domicile, et un travail qui met à risque la santé et la sécurité de ces femmes fragilisant leurs conditions matérielles. Ces deux thèmes ont permis d’analyser la non reconnaissance symbolique et matérielle du travail du care.

Résultats : Ce que la voix des travailleuses de soins à domicile révèle

Dans cette section, nous rendons compte de la voix des femmes en maximisant le recours à leurs mots puisque nous considérons « qu’elles ne sont pas uniquement des sources de témoignages pour la recherche, mais qu’elles sont capables de réflexivité sur leur situation et d’agentivité dans des circonstances souvent extrêmement difficiles » (Hill Collins, 2017, p. 13 - traduction libre).

Un travail et des conditions matérielles qui accentuent la pauvreté des femmes

« Tu ne travailles pas pour t’enrichir, tu travailles pour t’appauvrir. »

Anne

La précarité des travailleuses de soins à domicile est accentuée par des conditions matérielles difficiles liées à un travail atypique. En effet, le salaire peu élevé, l’horaire de travail variable, la quasi-absence d’avantages sociaux, les dépenses ou les frais afférents à leur travail sont au nombre de ces conditions qui les maintiennent dans la pauvreté.

Le salaire. Au plan salarial, les travailleuses de soins à domicile, bien qu’elles soient toutes mal rémunérées, ne reçoivent pas toutes le même salaire. En effet, selon elles, celui-ci dépendrait de plusieurs dimensions, voire de sa formation, de son ancienneté, de l’employeur, du type d’activités, du moment auquel le service a lieu, etc. Or, de façon générale, le salaire horaire des femmes rencontrées se situe juste au-dessus du salaire minimum, ce dernier étant fixé à 11.25$ au Nouveau-Brunswick, et ce depuis avril 2018. Pour la grande majorité des participantes, le salaire qu’elles reçoivent leur permet d’assurer leurs besoins de base, mais sans plus, comme c’est le cas pour Huguette : 

Oui, je peux dire que je mange et je paye mes factures, mais je ne peux pas faire de sorties. Je ne peux pas aller chez la coiffeuse, il ne me reste rien. Il ne me reste rien (yeux pleins de larmes). À 34 heures par semaine en plus.

Pour augmenter leurs revenus, certaines femmes disent même devoir effectuer plusieurs heures de travail durant la semaine et la fin de semaine, et d’autres vont même jusqu’à occuper un deuxième emploi. Lorsque peu d’heures leur sont attribuées, certaines admettent qu’il est « difficile d’arriver ». Quelques-unes comptent sur le salaire de leur conjoint pour pouvoir « joindre les deux bouts ». Or, l’une des participantes soulève que leur situation économique s’avère tout de même précaire et stressante, même si certaines ont un partenaire : 

Ce sont toutes des femmes qui sont veuves, monoparentales, qui ont des conjoints qui ne travaillent pas beaucoup, qui sont malades. Moi j’en connais une, son conjoint est très malade, pis elle a été malade elle aussi. Pis là, elle était inquiète, parce qu’elle n’avait pas beaucoup d’heures. Tu sais, tu vis des stress, des stress énormes »

Anne

Leurs conditions sont à ce points difficiles qu’elles doivent soit travailler à leur propre compte, ou encore accepter de travailler la nuit aussi. Ainsi, trois participantes ont décidé de travailler à leur propre compte afin de bénéficier de meilleures conditions de travail, dont un salaire un peu plus élevé. Il s’agit du cas de Pierrette, qui refuse de travailler pour un organisme, car selon elle, le salaire offert est indécent et ne prend pas en considération les dépenses de la travailleuse : 

Je n’irais pas travailler à 10,65 $ de l’heure, ça fait que moi elles (les personnes dont elle s’occupe) me paient en argent à moi, à 15 $ de l’heure […] Au bout de la ligne, je vaux plus que 10 $ de l’heure.

Pour Anne, ces conditions salariales sont inacceptables. Elle explique : 

Ça, c’est pareil là, c’est une joke, c’est une joke travailler à 30 $ la nuit. Tu sais, si tu as des gens qui se lèvent la nuit et qui doivent aller à la salle de bain, ou qui ont un sac ou un cathéter qui doit être changé ou qui ont une couche, je veux dire, il faut être là tout le temps, pis le lendemain, il faut que tu continues à travailler. Il y en a qui vont travailler dans des foyers aussi, ils font des heures dans des foyers pour arriver à perte. Tu sais, des shifts de nuits ou des soirées, des fins de semaine. C’est des situations que les femmes vivent aujourd’hui, pis moi je trouve que ça ne devrait pas être comme ça!

Le faible salaire et la précarité d’emploi des travailleuses de soins à domicile ont conduit Nicole à revendiquer une augmentation pour améliorer sa situation : 

C’est moi qui a poussé pour avoir une évaluation pour une augmentation. Parce que j’ai fait un cours au collège, pis moi il faut que je paie mon prêt étudiant. Pis à 11 $ l’heure, tu ne peux pas payer ton prêt. J’ai rencontré la compagnie, pis j’ai dit : « Regarde, je suis en train de faire un cours pis ça fait déjà un an et demie que je suis ici, je veux avoir une augmentation de salaire ». Ils ont dit : « Quand t’auras fini ton cours, viens nous voir pis tu qualifieras pour une augmentation de salaire ». J’ai dit : « Parfait ! ». Quand j’ai fini, j’ai eu mon augmentation de salaire… Mon augmentation de salaire était de 10 cents…

Or, malgré sa revendication pour un meilleur salaire, c’est un maigre 10 cents l’heure que son employeur lui a consenti… Cette augmentation contribue bien peu à l’amélioration de sa situation financière.

L’horaire de travail. L’horaire de travail des femmes rencontrées varie. En ce sens, il peut dépendre des heures attribuées, ce qui fait en sorte qu’elles ne peuvent compter sur des semaines de travail à temps complet. Irène explique : 

Lorsqu’on a assez d’heures, ça va bien! Lorsque tu fais 40 heures par semaine, ça va, mais lorsque tu fais seulement 10 heures… Par exemple, moi ça fait trois semaines que j’ai 10 heures ou moins. La fin de semaine, j’ai travaillé, et là maintenant, j’ai seulement six heures cette semaine (mardi soir). Si je fais seulement six heures, je ne peux pas payer rien avec ça. C’est de même que c’est, ça nous prend des heures.

De plus, même si elles ont un horaire de travail régulier, elles peuvent toujours se voir retirer des heures à l’improviste, heures qui sont rarement remplacées.

Le nombre d’heures de travail varie aussi en fonction de différentes situations vécues par la personne recevant des soins, dont l’hospitalisation, par exemple. Lison précise : « S’il entre à l’hôpital pendant sept jours, moi je perds ma paie jusqu’à temps qu’il revienne à la maison ». Béatrice de renchérir : « Quand elle rentre à l’hôpital, elle rentre pour une semaine. Mon employeur se fait payer. Moi, je ne suis pas payée. Pourquoi que lui, il est payé? ». Par conséquent, ces périodes d’hospitalisation engendrent aussi des pertes de revenus chez la femme qui voit ses heures diminuer.

Enfin, leur horaire de travail dépend aussi des conditions météorologiques. Par exemple, s’il y a une tempête de neige et que les conditions routières empêchent la travailleuse de se rendre à domicile, celle-ci perd sa journée de travail. Pierrette mentionne : « S’il y a une tempête, je ne suis pas payée, pis mes bills rentrent pareil! ». Cet enjeu est particulièrement présent en contexte rural où il existe très peu de transport en commun et où certaines routes sont parfois inaccessibles en raison des mauvaises conditions routières.

Les avantages sociaux. Les employeurs offrent très peu d’avantages sociaux aux travailleuses de soins à domicile. En effet, pour la plupart de ces travailleuses, les journées de maladie et les congés fériés ne sont pas rémunérés. Celles qui peuvent compter sur des vacances payées n’osent pas toujours s’en prévaloir, comme c’est le cas d’Anne qui raconte : 

Cette année, ils ont dit : « Si vous ne voulez pas prendre le 4 %, vous pouvez prendre une semaine de vacances ». Tu prends tu des vacances ? Non, non, je n’en prends pas. Pourquoi ? Je vais vous dire pourquoi. Si je vais en vacances, mon client ne sera plus là pour moi, vous l’aurez donné à quelqu’un d’autre.

Ainsi, prendre du temps de vacances risque de se concrétiser par la perte de son revenu. Manon ajoute : 

Je n’ai pas pris de vacances depuis que je suis là, depuis sept ans. On n’était pas capables. Mon mari était malade, pis il fallait que de l’argent rentre. J’aurais bien aimé ça des fois rester à la maison avec lui, parce qu’il était malade, mais je n’étais pas capable. Il fallait que j’aille travailler.

Plusieurs participantes déplorent le fait qu’elles perdent leur salaire lorsqu’elles doivent s’absenter pour des raisons de maladie. Celles-ci se retrouvent alors sans paie, tel que le traduit Manon : 

Non, je n’ai rien du tout, c’est ça que je trouve dur. Si tu vois un docteur, pis qu’il te donne un congé à cause que tu as une grippe et qu’elle va durer une semaine, bien qu’est-ce que tu fais ? Tu n’as pas de paie, tu n’as pas de paie.

Cette situation était particulièrement angoissante pour Manon qui était l’unique pourvoyeuse de sa famille, étant donné l’état de santé de son mari. Or, la plupart des femmes rencontrées dans le cadre de cette étude se retrouvent sans protection salariale lorsqu’elles sont malades, alors que celles-ci travaillent dans un domaine où elles sont constamment exposées à la maladie. Lorsqu’elles doivent s’absenter à plus long terme en raison d’un problème de santé, les femmes peuvent avoir accès à l’assurance-emploi (chômage), mais selon elles, le montant octroyé ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins. Huguette raconte : 

Quelques années passées, j’ai été arrêtée pendant 4 mois, car je m’étais fait un étirement du coude parce que je lavais tellement de planchers. Cinq clients où il fallait que je lave le plancher tous les jours. Durant ce temps-là, j’avais du chômage ! Et ce n’est pas gros le chômage. Parce que là, j’avais 588 $ par 15 jours. Ce n’est pas beaucoup, vraiment pas !

Ainsi, plusieurs se résignent à rentrer travailler bien qu’elles soient malades. Enfin, en termes d’avantages sociaux, les femmes affirment ne pas avoir accès à un régime de retraite ou encore à un plan d’assurances.

Les dépenses (ou les frais afférents à leur travail). Dans le contexte de leur emploi, les femmes doivent parfois assumer des dépenses en lien avec leur travail. Tout d’abord, étant donné qu’elles se rendent à domicile, les femmes doivent posséder une voiture en bon état et payer les assurances, veiller à l’entretien général et assumer les réparations, au besoin. À cet effet, les propos de Nicole illustrent comment l’entretien de la voiture peut engendrer des dépenses et des pertes de revenus : 

Tu as aussi tes pneus, ton gaz, tes changements d’huile… Si ton char se brise, c’est une autre affaire! Il faut que tu l’amènes au garage, bien, tu travailles, tu n’as pas de char pour te rendre à l’ouvrage. Il faut que tu cancelles… Si tu ne peux pas remplacer ton shift, tu perds de l’argent…

De plus, les femmes doivent souvent se rendre à plusieurs domiciles dans une même journée, ce qui exige de nombreux déplacements. Toutefois, les déplacements entre les domiciles n’étant pas toujours remboursés par les employeurs, ceux-ci sont aux frais des travailleuses à domicile. Dans les cas où l’employeur rembourse le kilométrage effectué, le montant accordé n’est pas toujours suffisant ne serait-ce que pour assurer les frais d’essence. Anne souligne : 

Je reçois 25 ¢ du kilomètre. Quand tu vas faire des commissions, moi ça me donne à peu près 4 $ et quelques. Mais 4$, je l’ai brûlé en gaz. Parce là il faut que tu ailles à la pharmacie, il faut que tu ailles à tel magasin, il faut que tu ailles ici, il faut que tu ailles là, tu sais là (...). Ça fait que tu ne travailles pas pour t’enrichir, tu travailles pour t’appauvrir. C’est tu ça la solution ?

Par surcroit, selon certaines, les règles entourant les réclamations des dépenses sont à ce point compliquées qu’elles choisissent de ne pas s’en prévaloir. À titre d’exemple, bien que la distance entre deux domiciles ne change pas, la seule réclamation du kilométrage selon la distance ne suffit pas pour un employeur. En fait, celui-ci exige plutôt que la travailleuse note le kilométrage à l’odomètre avant son départ d’un domicile et celui à son arrivée à l’autre. Une travailleuse a confié avoir régulièrement oublié de prendre ces chiffres en note, l’empêchant de réclamer cette dépense.

Un travail mettant à risque la santé et la sécurité des femmes et fragilisant leurs conditions matérielles

« On est déjà après travailler dur pour des salaires de misère. Est-ce qu’on a besoin d’endurer du harcèlement ? »

Béatrice

Les enjeux de sécurité auxquels les travailleuses de soins à domicile sont exposées sont de diverses natures. En effet, les blessures physiques, le stress émotionnel et des situations de violence et de harcèlement sont autant d’enjeux avec lesquels elles doivent composer au quotidien.

La santé physique. Les participantes rencontrent des problèmes de santé physique en lien avec leur travail : hernies, bursites, tendinites, maux de dos, douleurs musculaires, etc. Certaines femmes continuent de travailler malgré leurs blessures, pour des raisons financières, d’autant plus qu’elles ne bénéficient d’aucun plan d’assurances leur permettant de prendre congé. C’est aussi par souci envers les personnes accompagnées qu’elles choisissent de rentrer tout de même au travail. Pierrette explique : 

J’ai travaillé avec deux bursites dans les hanches. Je travaillais à la maison du monsieur, mais je me disais, je ne peux pas le lâcher, il a besoin de moi, je ne peux pas me permettre d’arrêter (…). J’ai eu deux infiltrations dans les hanches pis je sais que ce n’est pas bon, je sais que ça détruit mes os, mais je ne peux pas me permettre de le laisser, il a trop besoin de moi. Je me soignerai quand j’aurai fini.

Cet extrait traduit l’engagement des femmes dans leur travail, au détriment de leur propre santé.

Le vécu émotionnel. Outre les problèmes physiques, certaines femmes vont aussi rapporter des problèmes émotionnels, notamment l’épuisement, la dépression et le stress. Pour Béatrice, le travail est davantage exigeant au plan émotionnel : 

Ce n’est pas le corps qui pogne un coup, c’est la tête. Les travailleuses de soins disent qu’elles prendraient leur tête le soir et qu’elles en mettraient une autre tête à sa place. C’est la tête. Parce que tu leur donnes à manger, tu fais leurs repas, tu laves leur linge, tu fais tout, tu les écoute s’ils ont des problèmes avec leurs enfants… tu t’assis là… des fois tu penses que leurs problèmes, c’est les tiens…

De plus, les personnes accompagnées ou leurs proches sont parfois exigeants, ce qui peut affecter négativement la santé mentale des femmes. Se déplacer d’un domicile à l’autre comporte aussi des enjeux de sécurité et engendre du stress. Anne raconte : 

L’hiver, tu es pris dans la neige, tu t’exposes au danger continuellement. Tu ne rencontres pas grand monde, les charrues ne passent pas parce qu’il n’y a pas d’école, pis elles ne passeront pas pour toi, pour nous autres les travailleuses de soins. C’est comme pas juste! Ça fait qu’il faut que tu roules dans la neige, pis faut que tu te fasses une trace.

Le vécu de violence. Béatrice raconte comment le harcèlement est présent dans leur environnement de travail : 

On travaille déjà assez dur pour des salaires de misère, on as-tu besoin d’endurer du harcèlement ? Quand tu travailles et que tu es en train de faire la vaisselle, les deux mains dans l’eau, pis il passe, pis il te pogne les fesses … je n’ai pas à vivre ça.

Par surcroit, des femmes ont raconté que leur employeur banalise couramment ces situations, ce qui résulte en une réaffectation de personnel, la plaignante se retrouvant souvent à perdre ses heures de travail. Toutes ces questions de sécurité sont très étroitement liées aux conditions matérielles de ces travailleuses. La violence à laquelle certaines font face se manifeste aussi, entre autres, par de l’agressivité verbale, des menaces, des morsures et des gifles. Irène explique une expérience vécue : 

C’est difficile, par exemple, lorsqu’il arrache le téléphone du mur. Lorsqu’il s’enrage et qu’il dit de ne pas toucher le poêle. Et il se met devant le poêle : « Tu ne feras pas à manger ». Il faut que tu deal avec ça… Lorsque j’ai vu qu’il ne voulait pas bouger, je lui ai dit que j’allais appeler la police. Il attrape le téléphone et l’arrache du mur.

Les expériences vécues par ces femmes permettent d’apprécier l’ampleur des dilemmes auxquelles elles sont confrontées, dilemmes qui, selon leur choix, risquent d’accentuer leur pauvreté : quand je suis malade, ou bien je me soigne ou bien je vais travailler; quand je suis épuisée, ou bien je m’occupe de moi, ou bien je vais travailler; lors d’une tempête de neige, ou bien je reste en sécurité chez moi, ou bien je prends la route pour aller travailler; quand on touche mon corps, ou bien je me tais, ou bien je perds mes heures de travail.

Analyse et discussion : Un travail du coeur, voire de care, non reconnu sur le plan symbolique et matériel

« Tu entres, tu ouvres une porte, c’est sûr, l’amour humain est là! Pis moi, j’me dis toujours, tu ouvres une porte, derrière la porte, il y a quelqu’un !»

Pierrette

À la lumière de la narration des femmes, force est de constater que leur travail ne peut être réduit à une somme de tâches; c’est un travail complexe où le care occupe une place centrale. Ces dernières aiment leur travail, parce qu’au-delà de cette précarité matérielle et des conditions de travail difficiles qui y sont associées, elles contribuent non seulement au soutien des personnes et à leur maintien à domicile, mais de manière plus large, au système de santé et des services sociaux. En ce sens, la notion du care est primordiale pour comprendre l’engagement de ces femmes dans ce qu’elles font. Ce travail du care est entendu ici comme référant à un travail principalement exercé par des femmes dont les responsabilités renvoient à « des activités spécialisées où le souci des autres est explicitement au centre » et est présent « dans toutes les activités de service, au sens où servir, c’est prêter attention » (Molinier, 2010, p.162).

Ainsi, leurs tâches vont au-delà de celles attendues dans le cadre de leurs fonctions. D’une part, les femmes effectuent des tâches gratuitement ou encore en font qui ne leur sont pas assignées, essentiellement par souci du bien-être des personnes auprès desquelles elles travaillent. Par exemple, certaines femmes avouent, entre autres, changer une ampoule, tondre la pelouse, laver les fenêtres, raccourcir les rideaux. D’autres vont même rendre service en dehors de leurs heures de travail. Plusieurs auteurs ont également souligné cette contribution additionnelle (Boivin, 2013; Cognet, 2002; Dussuet, 2002). Valléry et Leduc (2010) soutiennent que les tâches ménagères nécessitent aussi « des savoirs de communication (savoir communiquer, écouter l’autre) [qui] sont nécessaires pour cerner les besoins particuliers des personnes » (p. 228). Dussuet (2011) abonde également dans ce sens et ajoute que les tâches requièrent la prise en compte d’autrui. Pour illustrer cette prise en compte de la personne, Dussuet (2011) donne cet exemple : « la tâche apparemment si simple de passer le balai ne se fait pas n’importe comment, ni n’importe quand, mais suppose la prise en compte des singularités de la personne aidée » (p. 107).

Béatrice partage une expérience qui démontre en quoi leur travail s’étend au soutien aux proches. Elle raconte : 

Je me dis, je m’occupe des deux, mais je suis payée pour une. Pis honnêtement, je travaille plus dur pour celle de 91 ans, que celle de 68 ans pour qui je suis payée. Je vais te donner un exemple. Hier je suis arrivée. Celle de 91 ans a un pacemaker, puis elle n’était pas bien. J’ai dit : « Je vais appeler l’ambulance ». Je me suis occupée d’elle, j’ai préparé son linge, je n’ai pas à faire ça, mais c’est du monde qui sont bons pour moi, pis je le fais parce que c’est ça. Pis mon employeur me dirait : « tu n’avais pas d’affaire à t’occuper d’elle » mais c’est pas humain.

Une autre expression du care est reflétée dans ces propos de Pierrette qui donne du soutien à la personne accompagnée : « ll faut qu’on les écoute, qu’on leur parle … pis là, elles te racontent des choses qu’elles ne disent même pas à leurs enfants. Ça fait que toi, tu es quelqu’un pour eux autres là… ». Cet extrait illustre l’importance du rôle de soutien et d’écoute que ces travailleuses occupent dans la vie de ces personnes.

Aussi, l’exemple suivant, partagé par Odette, est touchant et reflète le niveau de responsabilité que ces femmes prennent en charge. Elle exprime : 

Je faisais son ménage. Bien, j’aurais pu être en train de faire son ménage dans la salle de bain pis elle me demande : « Qu’est-ce que tu fais ? ». Elle dit : « Viens t’asseoir, il faut que je te parle ». Elle avait besoin de parler. Là je m’assoyais avec elle… Une bonne journée, je lui ai dit : « Veux-tu que je te fasse les cheveux ? ». Elle dit : « Où est-ce que je vais ? ». Parce qu’elle ne pouvait plus sortir, je l’avais amenée quelques fois avec sa bombonne d’oxygène chez la coiffeuse… mais là, elle ne pouvait plus. Son état était trop grave. Pis on savait qu’elle allait mourir. Elle disait qu’elle voulait mourir à son appartement, pis à la fin, elle est morte à l’hôpital.

À la lumière de ces extraits, on constate que ces femmes jouent un rôle essentiel, rôle qui comprend de grandes responsabilités qui ne sont reconnues, ni symboliquement, ni matériellement (Fraser, 2011). En ce sens, c’est tout un système qui maintient ces femmes dans la pauvreté, alors qu’elles assument des responsabilités professionnelles pour lesquelles elles ne sont pas rémunérées. Ces « responsabilités qui accompagnent les tâches quotidiennes liées au care, c’est-à-dire les habiletés liées aux gestes de prendre soin sont ignorées et ne peuvent donc pas être traduites par l’association à une valeur économique » (Savoie et Pelland, 2016, p. 57-58). Non seulement elles ne sont pas reconnues, mais leur travail est invisibilisé, de par le fait que ce travail de proximité, « vaste ghetto d’emploi » occupé par des femmes, contribue au maintien d’une pauvreté « garantie à vie » (Lamoureux, 1998, p. 98). Ainsi, on assiste à une subordination et à une surexploitation de ces travailleuses conduisant à « de graves injustices de genre liées au travail de soin dans nos sociétés contemporaines » (Bourgault et Perreault, 2015, p. 12). Ce constat convie l’État à considérer « le souci de l’autre comme une valeur morale et politique » (Cohen, 2010). Pourtant, il s’agit de travailleuses du coeur, comme l’exprime Irène : « Moi, quand je prends soin de quelqu’un, je donne tout mon coeur pour qu’il soit bien » et Anne d’ajouter : « On ne travaille pas seulement pour dire qu’on travaille. On y met notre coeur. Pour soigner quelqu’un, il faut que tu aies un coeur ».

Conclusion

Il semble, pour paraphraser les propos d’Anne, que ces femmes travaillent pour s’appauvrir… Alors, à quand l’État va-t-il reconnaître l’importance de la contribution sociale de ces travailleuses de soins à domicile ? Dans cette perspective, la province du Nouveau-Brunswick a des intentions nobles qu’elle a affirmées dans le rapport D’abord chez-soi (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2015a). Notamment, ce rapport soulève l’importance d’assurer que les ainés puissent demeurer à domicile le plus longtemps possible tout en leur procurant une qualité de soins. Ce rapport reconnait aussi que les travailleuses de soins à domicile « jouent un rôle essentiel en matière de soutien et de soin aux ainés » Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2015a, p. 15). De plus, à juste titre, dans ce rapport, on considère que prendre soin des ainés relève d’une responsabilité collective incombant à « tous les Néo-Brunswickois » (p. 3). Or, force est de constater que cette responsabilité collective repose essentiellement sur le dos de Néo-Brunswickoises et, par surcroit, de femmes trop peu rémunérées et trop peu reconnues. L’État est donc convié à considérer et à valoriser le travail du care sur les plans social et politique, en revoyant le système de soins à domicile afin de reconnaître la contribution essentielle de ces femmes qui sont des actrices de premières lignes du système de santé et de services sociaux de la province. Une telle reconnaissance doit se traduire par un salaire décent, des conditions de travail et des avantages sociaux convenables, des horaires de travail stables et réguliers, un milieu de travail sécuritaire et une reconnaissance sociale et salariale du travail du care.