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Les approches centrées sur les besoins de la personne (user led), telle la personnalisation des services sociaux, sont de plus en plus reconnues dans les pays de l’OCDE. Ces approches ont été développées pour contrer les modèles de prestation centrés sur l’offre de services disponibles (service led). La personnalisation des services vise à offrir plus de choix et de contrôle aux personnes en misant sur leurs forces pour identifier leurs besoins et les moyens à mettre en place pour y répondre (Carr, 2012). Elle se manifeste sous différentes formes, pensons au personal budget en Angleterre (Lymbery, 2012), au self-directed support en Écosse (Scottish Government, 2010), à certains programmes d’éducation thérapeutique du patient en France (De La Tribonnière, 2017), à l’approche par les forces au Kansas (Rapp et Goscha, 2011) et au patient partenaire au Québec (Pomey et coll., 2015). Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec reconnaît désormais formellement l’importance de ce type d’approche dans son Cadre de référence de l’approche de partenariat entre les usagers, leurs proches et les acteurs en santé et en services sociaux (gouvernement du Québec, 2018). Le MSSS y préconise l’intervention fondée sur la relation entre les usagers, leurs proches et les acteurs du système de santé et de services sociaux. Il mise notamment sur les principes de coproduction et de reconnaissance des savoirs expérientiels, afin de redonner plus de pouvoir à la personne dans l’expérience de soins et services. Ceci vise à améliorer la qualité de l’expérience de soins et de services pour en définitive produire un effet positif sur la santé et le bien-être des personnes.

Or, faire en sorte que l’usager des services de santé et des services sociaux soit au premier plan n’est pas une mince tâche et plusieurs difficultés relatives à l’implantation de ce type d’approches ont été documentées (Leblanc et coll., 2019). À cet égard, l’Institut universitaire de première ligne en santé et de services sociaux (IUPLSSS) du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Estrie-Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CIUSSSE-CHUS) a privilégié la voie des technologies de l’information et des communications (TIC). L’usage des technologies numériques est en effet reconnu comme un moyen pouvant contribuer à améliorer les pratiques dans le champ des services sociaux (Naylor et coll., 2015). Évidemment, la technologie doit répondre à certaines conditions, dont celle d’arriver à interfacer les systèmes organisationnels, professionnels et usagers (Lussier-Desrochers, 2017). Pourtant, peu d’études récentes ont été produites sur le thème des technologies numériques en travail social.

L’IUPLSSS, en collaboration avec le centre de collaboration en Recherche pour l’efficacité en diagnostic (CRED) de l’Université de Sherbrooke, a développé un outil d’intervention informatisé et interactif nommé Baromètre. Il est fondé sur l’approche par les forces, en misant sur la coproduction, la valorisation des savoirs expérientiels et l’évaluation des effets perçus par les usagers. Il consiste en un outil d’intervention clinique, numérique et collaboratif qui vise à soutenir la participation et l’engagement de la personne à la hauteur de ses capacités. Tout au long de la démarche de rétablissement, l’outil met en lumière les forces et les progrès du sujet dans sa communauté en tenant compte du plus important pour elle.

La conception, le développement et la validation de l’outil ont été soumis à un processus collaboratif misant sur le travail de coproduction incluant les usagers, les professionnels, les gestionnaires, les programmeurs, les designers et les chercheurs. De plus, l’élaboration des indicateurs de mesure qui composent Baromètre a fait l’objet d’une démarche scientifique rigoureuse, soutenue par la Composante développement méthodologique de l’Unité de soutien SRAP-Québec, ce qui a permis d’assurer la qualité métrologique de l’outil.

Baromètre soutient le processus de rétablissement psychosocial en structurant la relation thérapeutique entre l’usager et l’intervenant (Morin et coll., 2015; Bossé et coll., 2017). L’outil est composé d’une interface pour l’usager et d’une interface pour chacun de ses intervenants. Trois onglets principaux, qui sont présentés en Figure 1, structurent la plateforme web : (a) la qualité de vie de la personne est évaluée au moyen d’échelles perceptuelles; celles-ci permettent d’évaluer les changements qui se produisent à travers le temps en plus de prioriser les besoins de la personne; (b) l’onglet Réseau social vise à cartographier leurs réseaux sociaux; (c) le Plan d’action[1] permet l’élaboration et le suivi d’un plan d’intervention collaboratif et intersectoriel.

Figure 1

Onglets principaux de Baromètre

Onglets principaux de Baromètre

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Baromètre se veut donc un vecteur de renforcement des capacités des usagers dans un contexte de pratiques interprofessionnelles (Bossé et coll., 2017; Morin et coll., 2015)[2]. À ce jour, Baromètre a été implanté et testé dans plusieurs milieux d’intervention sociale au Québec, notamment dans plusieurs organismes communautaires depuis 2014; dans un Centre de formation générale aux adultes depuis 2015; et dans un Centre de réadaptation en dépendance (CRD) depuis octobre 2018. C’est également le cas en France, dans un établissement public de santé mentale de Lille Secteur du G21; au centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la Santé depuis 2016; dans un établissement médico-social depuis avril 2018; et dans six centres sanitaires et médicaux sociaux associés à la Fondation John Bost depuis janvier 2019. Au total, il s’agit de plus de 40 projets au Québec et 17 en France, pour lesquels des ententes ont été conclues autour de l’usage, du développement et de la recherche concernant Baromètre. Il est actuellement utilisé par 2046 usagers et 609 professionnels.

Tel que le soutient le MSSS, « le passage à de nouvelles technologies ne représente pas uniquement un changement technique, mais également une adaptation culturelle. Le succès des TIC dépend donc de ces transformations organisationnelles. Les avantages pourraient naître de changements dans les méthodes de travail et il serait alors possible de tirer avantage de ces nouvelles ressources » (MSSS, 2010, para. 7). Vigouroux-Zugasti (2018) va plus loin en affirmant que l’offre technologique peut être en décalage avec les besoins professionnels et que les problèmes peuvent être davantage d’ordre politique que technologique.

Considérant qu’une technologie comme Baromètre peut servir de levier pour introduire une approche comme la personnalisation des services, elle ne doit pas être réduite à un moyen solutionniste simpliste (Vigouroux-Zugasti, 2018). Ce qui nous amène à la question soutenant notre recherche : comment une technologie numérique comme Baromètre peut-elle agir comme condition sociotechnique médiatrice contribuant au changement de culture qu’exigent les approches de personnalisation dans les pratiques des services sociaux?

Cadre conceptuel

Pour analyser les processus d’expérimentation d’une technologie numérique comme Baromètre, nous avons utilisé le cadre théorique du système de l’action sociale (Parsons, 1991). Le système d’action sociale est défini comme « l’organisation des rapports d’interaction entre l’acteur et la situation » (Rocher, 1988, p. 39; Parsons, 1991). Nous analysons donc l’interaction entre les acteurs et la situation de l’expérimentation de Baromètre. Parsons (1991) identifie trois conditions d’existence du système d’action : (a) les variables structurelles qui correspondent au modèle culturel guidant l’action et permettant une stabilité relative; (b) les prérequis fonctionnels qui participent aux besoins d’adaptation du système en mobilisant les ressources des systèmes externes (l’environnement) et internes; et (c) les processus qui renvoient au changement ou à la transformation des rapports acteur/situation du système par l’activité des acteurs et de l’apprentissage intériorisé qu’ils en font. Pour cerner ces trois conditions dans le contexte d’implantation de Baromètre, nous avons eu recours à l’analyse des forces antagonistes exercées dans le système qui agissent sur les modes opératoires (Daniellou, 2004) des expérimentations et sur leur trajectoire.

L’opérationnalisation de l’expérimentation d’une technologie numérique comme Baromètre est soumise à des forces antagonistes qui exercent une pression à l’intérieur de systèmes organisés comme les établissements ainsi que les organismes de santé et de services sociaux qui sont à l’étude. Ainsi, pour analyser les modes opératoires d’expérimentation de Baromètre et leurs trajectoires, nous avons mis en opposition, dans un plan cartésien (Figure 2), quatre forces qui agissent dans les systèmes organisationnels : la résistance, l’amplification, l’induction et la condensation. Ce plan a été construit de façon inductive à partir des données de cette recherche pour illustrer le cadre d’analyse des forces antagonistes.

Figure 2

Plan cartésien des modes opératoires

Plan cartésien des modes opératoires

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D’abord, l’axe des X met en opposition la nature de la force. Du côté droit, nous retrouvons la force d’amplification; elle consiste à mettre à contribution les composantes actives d’un système, qu’elles soient humaines ou matérielles, pour augmenter la puissance de l’énergie déployée pour la réalisation d’une expérimentation. Il s’agit de la mobilisation des forces de développement pour réaliser la poursuite de buts. Du côté gauche, nous avons la force de résistance qui agit en opposition à la force d’amplification en dissipant l’énergie déployée pour la réalisation d’une expérimentation. Il s’agit de forces d’opposition qui sont alors mobilisées pour éviter les changements brusques afin d’assurer le fonctionnement du système.

Le deuxième axe, l’axe des Y, indique la provenance externe ou interne des forces. En haut, nous identifions la force d’induction qui renvoie à l’usage de l’énergie provenant d’un environnement externe comme force de transformation (Parsons, 1991) induite dans le système pour déployer l’expérimentation. En bas, nous retrouvons la force de condensation qui est l’énergie latente du système (Parsons, 1991); elle est illustrée par un réservoir dans lequel s’accumule l’énergie provenant de l’environnement interne du système. La condensation agit comme une force régulatrice (Morin, 2005), c’est-à-dire qu’elle limite la transformation des milieux. Ces quatre forces se retrouvent dans les ressources humaines, techniques et matérielles de l’organisation, mais aussi dans la culture et l’expérience organisationnelle qui sont accumulées au fil du temps et peuvent être mobilisées ou non selon le contexte de l’implantation.

Chacune de ces forces peut être mobilisée pour le bien-fondé de la mise en oeuvre d’une expérimentation comme Baromètre. Elles peuvent chacune avoir des effets positifs ou négatifs sur le déroulement de l’expérimentation. Par exemple, la force d’amplification peut permettre le développement de l’expérimentation, mais peut aussi conduire à l’épuisement des ressources humaines. Au contraire, la résistance peut être perçue comme de l’opposition au changement et empêcher le développement du projet à son plein potentiel. Elle peut aussi être utile pour protéger les ressources humaines qui sont déjà surchargées de travail. L’induction peut être une force vive provenant de l’extérieur comme nouvelle ressource mobilisant le déploiement d’une expérimentation, mais peut aussi minimiser ou même écraser les forces vives internes du système organisationnel. À l’opposé, la force de condensation peut être interprétée comme un repli sur les forces internes de l’organisation, mais peut aussi mettre à contribution les forces externes; elle peut également permettre une adhésion plus forte au projet d’expérimentation d’une technologie numérique comme Baromètre.

Chacun des cadrans du plan cartésien expose un mode opératoire d’expérimentation tenant compte de la nature et de la provenance des forces. Le cadran 1, mobilisant les forces d’amplification et d’induction, représente un mode opératoire d’expansion de l’expérimentation. Nous situons ce mode opératoire dans un système « ouvert », puisque son processus de développement et de régénération est rendu possible en puisant son énergie par l’interaction continue avec son environnement extérieur (Morin, 2008; Parsons, 1991).

À l’opposé, le cadran 3 propose un mode opératoire de déliquescence de l’expérimentation soumis aux forces de résistance et de condensation. Ce mode opératoire favorise le repli sur les forces internes du système. Nous qualifions ce système de « fermé », puisque la capacité de développement et de maintien de l’implantation de Baromètre dépend de la capacité de dissipation de sa propre énergie (Morin, 2008). Ce type de système tend naturellement vers la déliquescence - un projet dont l’évolution est rendue possible le temps que le système dispose de l’énergie nécessaire à son développement. Par la suite, le projet d’implantation est poussé à la désorganisation, ce qui à terme signifie sa stagnation ou même son éclatement voire sa disparition.

Pour éviter le mode binaire des systèmes « ouvert » et « fermé », qui poussent inexorablement vers le développement à l’infini ou vers l’implosion du projet d’implantation, nous ajoutons deux modes opératoires jouant le rôle de figures médiatrices. En effet, dans le cadran 2 et le cadran 4, les forces mobilisées jouent un rôle de stabilisation du projet d’implantation dans le système organisationnel. Chacun de ces deux modes opératoires mobilise, à géométrie variable, l’énergie des systèmes « ouvert » et « fermé ». Nous retrouvons d’abord dans le cadran 2 le mode opératoire de la particularisation. Celui-ci a recours aux forces d’induction de l’environnement extérieur et de résistance de l’environnement intérieur. Ce qui signifie que la force transformatrice, donc l’ouverture sur l’extérieur, est conjuguée à une force d’opposition amenant le développement d’un système adapté, spécifique et particulier au contexte. Cette adaptation particulière, lorsqu’elle permet aux forces d’induction d’agir, peut renforcer la pertinence de l’expérimentation au contexte particulier. C’est la force d’adaptation au contexte qui rend possible l’usage d’une technologie comme Baromètre pour des situations ciblées, non généralisées, sans enlever la pertinence d’usage aux yeux des acteurs de l’organisation. En contrepartie, une trop grande force d’opposition peut mener à une particularisation exacerbée, qui peut dénaturer la technologie, démobiliser les acteurs et enlever la pertinence d’usage de cette technologie dans le système organisationnel.

Dans le cadran 4 du plan cartésien, nous retrouvons le mode opératoire de généralisation ayant recours aux forces d’amplification de l’environnement extérieur et de condensation de l’environnement intérieur. Ces forces agissent comme forces mobilisatrices de généralisation ou d’institutionnalisation de l’expérimentation d’une technologie numérique comme Baromètre. Ceci consiste à adopter l’outil Baromètre et l’implanter dans l’ensemble de l’organisation pour devenir le modus operandi d’usage. La force d’amplification mobilisée peut être, à un certain moment, un levier nécessaire pour institutionnaliser l’expérimentation. Or, une considération démesurée des forces d’amplification qui ne tient pas suffisamment compte des forces de condensation peut mener à un désengagement des utilisateurs. La pertinence d’usage peut alors être remise en question et rendre inopérant l’effort de généralisation de la technologie. À l’inverse, considérer les forces de condensation sans tenir compte suffisamment des forces d’amplification peut mettre à néant une tentative de généralisation.

Nous avons situé les modes opératoires d’implantation initiaux et finaux pour tracer leur trajectoire afin de mieux comprendre le processus d’implantation de cette technologie numérique. L’analyse des modes opératoires, par l’usage des forces antagonistes, nous permet donc de repérer les prérequis fonctionnels de Parsons (1991). Ils regroupent les besoins d’adaptation du système, lorsque celui-ci puise dans les ressources externes (l’environnement); les besoins de stabilité, quand les ressources du système interne sont mobilisées; et les processus de Parsons (1991), qui renvoient au changement ou à la transformation des rapports acteur/situation du système par l’activité et l’apprentissage intériorisé des acteurs.

Méthodologie

Nous avons réalisé un devis qualitatif utilisant une stratégie d’étude de cas multiples (Yin, 2003). Quatre milieux de pratique nous ont servi d’observatoire : deux organismes communautaires en santé mentale, un département de psychiatrie dans un centre hospitalier et un centre de formation pour adultes. Pour chacun de ces milieux, il est important de préciser que les expérimentations ont été réalisées dans les premières phases de développement de Baromètre. Dans tous les cas, les intervenants ont reçu une formation obligatoire de deux jours pour être aptes à utiliser Baromètre. Les intervenants avaient la responsabilité d’accompagner les usagers pour les initier à l’usage de Baromètre de façon autonome.

Notre stratégie de recherche a été construite autour de l’expérience d’utilisation de Baromètre au sein de ces quatre milieux de pratique. Nous avons eu recours à trois types de collecte de données pour augmenter la validité de l’étude (Hamel, 1997; Yin, 2003). La première collecte de données provient des entretiens individuels semi-directifs (Blanchet et Gotman, 2007) d’une durée approximative d’une heure. Ils ont été réalisés auprès des 25 usagers choisis sur une base volontaire. Ces derniers devaient avoir utilisé Baromètre à au moins deux reprises et recevoir des services d’un des milieux de pratique participant à la recherche. Les entretiens ont été préparés à partir des résultats obtenus dans Baromètre afin d’obtenir le discours de l’usager sur son expérience d’utilisation et sur chacune des dimensions de Baromètre. Pour chaque dimension, les participants devaient nous expliquer le contexte, justifier le positionnement, nommer les moyens utilisés ainsi que les personnes, les ressources, les opportunités ainsi que les contraintes rencontrées. Des questions concernant Baromètre quant à leur perception de l’outil, leur satisfaction, leurs stratégies d’utilisation ont également été posées pour documenter leur expérience. Les entretiens ont été effectués par des auxiliaires de recherche neutres, non connus des usagers et des intervenants afin de préserver le droit de parole et limiter les effets de désirabilité sociale.

Pour la deuxième collecte de données, nous avons rencontré 13 intervenants afin qu’ils nous fassent part de leur expérience d’utilisation de Baromètre. Nous avons réalisé des entretiens d’explicitation (Vermersh, 2000). Cette technique repose sur trois principes fondamentaux. Premièrement, la verbalisation doit être centrée sur l’action plutôt que sur l’émotion ou l’abstraction. Deuxièmement, la verbalisation de l’action doit renvoyer à l’expérience déjà vécue, particulière et effective. Troisièmement, la verbalisation de l’action passée doit faire ressortir l’aspect procédural et non les savoirs théoriques (Vermersch, 2000). Cette collecte consiste donc à faire raconter l’histoire vécue par les intervenants. Dans le cas qui nous concerne, ceux-ci devaient nous relater des expériences précises associées à des usagers avec qui ils ont utilisé Baromètre. Au total, nous avons reconstitué 75 histoires d’utilisation de Baromètre, que nous avons croisées avec le contenu des entretiens effectués auprès des usagers des services.

Enfin, pour la troisième collecte de données, nous avons réalisé trois entretiens de groupe (Duchesne et Haegel, 2008). Ces groupes ont été constitués d’usagers et d’intervenants qui ont participé à l’étude. Ils ont ensuite été invités à discuter des résultats préliminaires de l’expérience. Pour ce faire, nous avons procédé à des entretiens de groupe semi-dirigés afin de couvrir l’ensemble des thèmes de la préanalyse. Ces entretiens de groupe nous ont servis à valider des éléments d’analyse pour le rapport final.

Nous avons analysé les entretiens individuels, les histoires d’utilisation et les entretiens de groupe au moyen d’une méthode d’analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2003). Ce type d’analyse se présente comme une démarche de réduction des données, qui vise à élaborer une synthèse de thèmes figurant dans un corpus. Nous avons repéré les thèmes présents dans le corpus, relevé les récurrences thématiques, organisé les thèmes et créé une synthèse de l’ensemble du corpus de données. Enfin, nous avons procédé à une analyse interprétative pour décrire le sens subjectif du discours, afin de l’objectiver au moyen du cadre conceptuel des modes opératoires.

Résultats

Dans le cadre d’un projet de recherche, le traitement des données nous permet de construire différentes analyses. Dans cet article, nous présentons seulement un volet de nos résultats afin de mettre en lumière de manière plus précise les trajectoires d’implantation de l’outil numérique développé. Or, si notre propos met plutôt en avant-plan le discours des intervenants, il faut comprendre que, pour arriver à ces conclusions, nous avons mis à contribution l’ensemble du corpus des données recueillies. La triangulation des données nous a effectivement permis de valider, contre-valider, faire des effets de miroir et exposer les contradictions entre les données. La présente recherche a été réalisée conformément aux normes d’obtention du certificat éthique (MP-22-2015-512) décerné par le comité d’éthique de la recherche du CIUSSSE-CHUS en date du 27 mai 2015. Les données recueillies concernent la période de janvier 2016 à février 2018.

Les modes opératoires

Nous avons analysé la trajectoire des modes opératoires de l’expérimentation de Baromètre dans chacun des quatre milieux à l’étude. Pour faciliter la présentation des résultats, nous avons divisé l’analyse en deux trajectoires types (Figure 3), regroupant chacune deux milieux de pratique. Ces deux regroupements ont été possibles considérant la grande similarité entre les trajectoires des milieux concernés. Le premier type de trajectoire regroupe deux organismes communautaires oeuvrant auprès des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale (CO et VL). Ils accueillent les personnes en correspondance avec la philosophie de l’alternative en santé mentale. La programmation, qui vise l’autonomie, la réinsertion et la réadaptation sociale, s’organise autour de différents services comme un centre de jour, des plateaux de travail occupationnel, un café communautaire et des groupes d’entraide. Le deuxième type de trajectoire regroupe deux établissements parapublics : un département de santé mentale en milieu hospitalier misant notamment sur la philosophie du partenariat de soins (CM) et une école d’éducation aux adultes s’appuyant sur le programme du renouveau pédagogique (EA).

Figure 3

Trajectoires des modes opératoires

Trajectoires des modes opératoires

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La trajectoire 1 : du particulariste à la déliquescence

Dans l’analyse des milieux appartenant au premier type de trajectoire, nous avons situé deux modes opératoires selon deux temps[3] distincts : le particulariste au temps 1 (CO-t1, VL-t1) et le déliquescent au temps 2 (CO-t2, VL-t2).

Temps 1 : Phase particulariste. D’abord, le mode opératoire particulariste (cadran 2) est caractérisé par les forces d’induction et de résistance (CO-t1, VL-t1). L’induction dans les milieux s’explique par l’initiative de l’implantation qui a été motivée par des forces extérieures au milieu. Ce sont effectivement des chercheurs de l’IUPLSSS qui ont saisi des opportunités de collaboration pour expérimenter Baromètre dans deux organismes communautaires; ceux-ci partageaient des valeurs d’intervention favorisant la reprise de pouvoir des usagers dans le processus d’intervention. En ce sens, les deux milieux étaient perçus par l’équipe de recherche comme étant des contextes d’expérimentation idéaux, Baromètre devant être une extension technologique de leurs pratiques déjà existantes. L’outil Baromètre a été proposé aux directions et aux équipes d’intervention sous la forme d’une expérimentation qui devait être accompagnée par une équipe de recherche. L’intérêt initial d’implanter Baromètre dans ce milieu était soutenu par un désir d’adapter son usage aux processus de travail en place dans le milieu et selon la convenance des intervenants. Toutefois, la direction et les intervenants des organismes ont été peu sollicités au début du processus d’implantation. Ce défaut d’implication des forces internes des milieux dans le processus constitue une véritable lacune dans certains prérequis fonctionnels. Ce qui laisse présager un défaut d’adaptation de Baromètre par rapport aux besoins du milieu, expliquant du coup la forte résistance des intervenants à expérimenter cet outil.

Dans ce contexte d’expérimentation, les forces de résistance ont été associées à un sentiment de réserve de la part des intervenants. Bien que, dans le discours, les intervenants reconnaissaient des bénéfices associés à l’utilisation de l’outil et démontraient leur assentiment à la mise en place de l’expérimentation, ils ont soulevé quelques éléments de tension entre leurs pratiques usuelles et celles proposées par le nouvel outil. Par exemple, le type de suivi individuel que proposait Baromètre contrevenait au type d’accompagnement qu’offrent normalement les intervenants de ces milieux. Bien que la résistance ait été manifeste dans les deux milieux, l’expression de cette résistance s’est exprimée différemment. Le premier milieu (CO) possède une structure organisationnelle hiérarchique et réglementée qui a fait en sorte que les intervenants ont attendu la directive officielle de la direction avant d’utiliser l’outil : « Le mandat est tellement spécifique que les intervenants n’en parleront pas [de Baromètre] tant et aussi longtemps que leur mandat ne sera pas de l’utiliser » (IE01). Puisqu’il n’y a pas eu de directive claire provenant de la direction, la confusion et la méfiance quant à l’usage de Baromètre se sont maintenues chez les intervenants.

Quant au second milieu (VL), il se caractérise par un mode de gestion qui favorise une approche non interventionniste. L’usage de Baromètre dans ce contexte devait être soutenu par l’intérêt collectif des usagers et non imposé par les intervenants comme le spécifie l’extrait qui suit : « Il faut que le désir de l’utiliser vienne des usagers » (II06). Le projet a donc été laissé entre les mains des usagers et de l’équipe de recherche qui accompagnait le processus d’expérimentation de Baromètre. Or, si Baromètre a réussi à jouir d’une certaine reconnaissance dans le discours des acteurs, dans les faits, son utilisation est demeurée somme toute assez marginale. « Le mot Baromètre fait partie du vocabulaire de l’organisme […], mais l’utilisation n’est pas si grande que ça » (IE01).

Au temps 1, les forces d’induction et de résistance ont obligé une expérimentation construite autour d’expériences particulières, singulières, ce qui a rendu l’usage de Baromètre marginal dans les pratiques.

Temps 2 : Phase de déliquescence. Au temps 2, après une période d’expérimentation de l’outil Baromètre qui a duré plus de 12 mois, nous avons assisté à la fin de l’accompagnement de l’équipe de recherche de l’IUPLSSS. Avec le retrait des forces externes, nous avons observé un glissement du mode opératoire particulariste (CO-t1, VL-t1) au mode déliquescent (CO-t2, VL-t2). L’expérimentation de Baromètre étant née d’une mobilisation des forces externes, le fait que l’équipe d’accompagnement se retire, avant même que l’outil soit intégré dans les pratiques d’usage des intervenants, a fragilisé la pérennité de l’expérimentation. Couplé aux forces de résistance, le retrait des forces externes a provoqué un repli des intervenants sur leurs forces internes (condensation), c’est-à-dire sur les méthodes d’intervention préexpérimentation. Ces deux forces ont ainsi mené à une particularisation exacerbée de l’usage de Baromètre, ce qui a contribué à dénaturer la technologie, démobiliser les acteurs et enlever la pertinence d’usage de cette technologie dans les deux systèmes organisationnels provoquant du même coup la déliquescence de l’expérimentation de Baromètre. L’extrait qui suit démontre le problème d’appropriation de Baromètre dans les pratiques d’usage des intervenants : « Baromètre est resté dans le discours, sans vraiment passer à l’action » (IE08). Ce qui s’avérait deux contextes d’expérimentation idéaux s’est donc révélé comme un abandon de l’outil sociotechnique dans les pratiques.

La trajectoire 2 : de l’expansionniste à la délisquescence

La deuxième trajectoire concerne les deux établissements parapublics : le département de psychiatrie et le centre de formation pour adultes. L’analyse de cette trajectoire se découpe en trois temps. Nous repérons au temps 1, le mode opératoire d’expansion (CM-t1, EA — t1), au temps 2, le mode opératoire de généralisation (CM-t2, EA-t2) et au temps 3, le mode opératoire déliquescent (CM-t3, EA-t3).

Temps 1 : Phase d’expansion. Au temps 1, nous situons la position au mode opératoire expansionniste, tout juste à la frontière du mode opératoire généraliste (cadran 1 et cadran 4) (CM-t1, EA-t1). Trois forces agissent à ce moment de l’expérimentation : l’induction, l’amplification et la condensation. En ce qui concerne les forces d’induction, tout comme pour le premier type de trajectoire, l’opportunité de l’équipe de recherche de l’IUPLSSS de pouvoir expérimenter l’outil a constitué une motivation déterminante pour l’amorce de ces deux projets d’expérimentation. Ils ont saisi des opportunités d’implantation avec des milieux de pratique avec lesquels ils ont développé des liens de collaboration.

Toutefois, contrairement à la première trajectoire, les forces de condensation ont joué un rôle aussi important que les forces d’induction dans ce projet d’expérimentation. Pour les gestionnaires et les intervenants de ces deux établissements, l’opportunité d’innovation de leur pratique a été leur principale motivation. Il y avait la volonté de « mettre en place un projet innovant au département de psychiatrie dans le but d’actualiser la philosophie du partenariat de soins. Baromètre était vu comme un levier pour ça » (IE08). Comme le rapporte un intervenant, les gestionnaires ont mobilisé les forces de condensation en établissant des « rapports hiérarchiques qui étaient plutôt horizontalités  pour arriver à une adhésion, mais sans imposer leur vision » (IE08).

Pour le centre de formation pour adultes, « Baromètre était une des stratégies pour concrétiser le renouveau pédagogique en lien avec les objectifs de persévérance et de réussite scolaire » (IE08). Pour ce faire, les forces de condensation ont été mobilisées par le choix des gestionnaires de favoriser un processus de codéveloppement impliquant la participation des intervenants dans l’élaboration de l’expérimentation de Baromètre. Le codéveloppement a été rendu possible notamment au moyen d’un comité interne d’acteurs (direction, enseignants, conseillers pédagogiques et conseillers d’orientation) qui ont pensé l’implantation de Baromètre dans ce milieu. Ainsi, l’expérimentation était issue d’un projet commun soutenant l’intérêt collectif et « n’était pas imposée de manière top down » (IE08).

Le désir d’innovation des pratiques dans ces deux établissements, couplé à l’opportunité d’expérimentation des chercheurs de l’IUPLSSS, ont été des prérequis fonctionnels favorables aux forces d’amplification nécessaires à l’expansion de l’usage de Baromètre au temps 1 de l’expérimentation. Les forces en présence, la condensation, l’induction et l’amplification positionnaient ces organisations dans une posture de grande ouverture face à l’implantation de Baromètre. L’ensemble des actions était orienté vers le développement de ce projet qui bénéficiait d’un soutien autant de l’interne que de l’externe.

Temps 2 : Phase de généralisation. Au temps 2, après un an d’expérimentation, nous avons observé un glissement du mode opératoire expansionniste (CM-t1, EA-t1) vers le mode généraliste (CM-t2, EA-t2). Dans les deux établissements, ce glissement correspond à un niveau de maturation de l’expérimentation justifiant le désir d’instituer une généralisation de Baromètre dans les pratiques d’usage des intervenants. Le mode opératoire généraliste s’observe par le repli des forces d’induction au profit des forces de condensation et par le maintien des forces d’amplification.

Pour le département de psychiatrie, ce redéploiement des forces coïncide avec le départ d’un gestionnaire qui jouait un rôle-clé dans le projet d’expérimentation de Baromètre et dans la collaboration avec l’équipe de recherche de l’IUPLSSS. Son remplaçant, bien qu’il adhérât au projet, a modifié la nature de l’expérimentation. Il voulait répondre aux besoins de productivité et d’optimisation de l’intervention. Il a tablé sur les ressources internes de l’organisation, notamment sur l’expérience d’usage acquise par les intervenants à l’égard de Baromètre au cours de la dernière année tout en réduisant l’accompagnement des acteurs externes.

Pour le centre de formation pour adultes, cette réorganisation des forces concorde avec des coupes financières qui ont forcé la fin de l’accompagnement de l’équipe de recherche de l’IUPLSSS, en plus du départ du directeur de l’établissement qui avait initié et soutenu l’expérimentation. Dans ce contexte, le nouveau directeur a poursuivi l’expérimentation de Baromètre en se repliant sur les forces de condensation, c’est-à-dire sur l’expérience d’usage acquise par les intervenants. La poursuite de l’expérimentation ne visait plus l’amélioration de l’outil, mais plutôt la stabilisation des pratiques usuelles pour arriver à les généraliser à l’ensemble des parties prenantes.

Suite à ces changements, le système est passé d’une attitude d’ouverture à une position un peu plus fermée. En effet, les organisations se sont repliées sur leurs forces internes pour redéfinir leur mandat, mandat qui différait de la visée initiale qui avait fait consensus entre les promoteurs externes et internes impliqués au départ. Ici, le désir était d’institutionnaliser l’outil novateur au sein des pratiques usuelles de l’organisation. La capacité d’adopter un mode opératoire généraliste démontrait à ce moment une certaine appropriation de l’outil dans les pratiques d’usage.

Temps 3 : Phase de déliquescence. Au temps 3, l’analyse de la trajectoire nous permet d’observer un repli sur le mode opératoire déliquescent. Suite à deux années d’expérimentation, les forces de condensation et de résistance (CM-t3, EA-t3) ont fortement été mobilisées. Les forces d’amplification, qui ont contribué au développement et à la généralisation de Baromètre, se sont estompées. L’ajustement des forces engagées menant à la déliquescence de l’expérimentation de Baromètre, coïncide, dans les deux milieux, avec des changements dans les équipes de gestion modifiant du même coup les conditions de l’expérimentation.

Dans le département de psychiatrie, le gestionnaire administratif et le psychiatre responsable du département ont quitté leur fonction. La nouvelle direction « était dans une logique managériale axée sur la productivité » (IE08), contrevenant aux valeurs de coproduction de Baromètre. Ils ont privilégié un style de direction top down, causant une démobilisation et même une désappropriation des acteurs face à l’usage de Baromètre. Le projet n’était plus le produit de l’équipe d’intervention, mais provenait désormais d’une directive de l’équipe de gestion. La résistance face à l’usage de l’outil et le désir de repli sur les pratiques de préexpérimentation ont grandi au point de mettre un terme à l’expérimentation, lors du départ d’acteurs-clés.

En ce qui concerne le centre de formation pour adultes, la déliquescence s’observe également par l’arrivée d’une nouvelle équipe de gestion. Cette nouvelle équipe a privilégié une approche de type top down en contradiction avec le processus de coproduction dans lequel Baromètre a été initialement expérimenté. Le contexte d’implantation du renouveau pédagogique simultané au projet d’expérimentation de Baromètre a contribué fortement à surcharger la tâche des enseignants : « C’est très difficile l’implantation [de Baromètre] parce qu’il y a d’autres implantations dans le milieu qui représentent de gros changements pour l’équipe enseignante qui sont nos tuteurs responsables de l’utilisation du Baromètre » (II07). Ce contexte a incité les enseignants à adopter une posture de résistance en boycottant l’usage de Baromètre : « Donc, les enseignants, ils ont choisi, malheureusement de dire : “On boycotte ce qui est tâches autres que l’enseignement.” […] Alors là, Baromètre, il en a mangé un méchant coup. » (II07). En plus de la dissolution du comité d’expérimentation, Baromètre a été mis de côté par la majorité des parties prenantes.

L’analyse de la deuxième trajectoire des modes opératoires nous permet d’observer une première phase caractérisée à la fois par le mode opératoire de l’expansion et de la généralisation (t1), pour ensuite vivre une phase de généralisation (t2), et finalement se terminer par une phase de déliquescence (t3). Ces contextes d’expérimentation présentaient des conditions idéales d’implantation avec un appui fort autant provenant de l’externe que de l’interne pour faire de Baromètre un outil enraciné dans les pratiques de ces organisations. Après le départ de quelques acteurs à l’interne, le système a tenté de poursuivre l’expérimentation pendant quelques mois, mais des départs supplémentaires ont amputé considérablement le soutien accordé au projet. En définitive, il y a eu dissolution et perte d’intérêt pour ce projet en réaction au désistement des principaux promoteurs et leaders. Le projet n’a pas été repris avec autant d’adhésion par les personnes remplaçantes à l’interne.

Discussion

Sous le couvert de l’innovation technologique associée à Baromètre, nous voulions avant tout provoquer une innovation sociale transformatrice des pratiques d’intervention sociale (Djellal et Gallouj, 2012). Si Baromètre était le levier technologique de l’expérimentation, la personnalisation des services en était la finalité. En ce sens, Baromètre est un objet sociotechnique dont le rôle attendu est de faire la médiation entre une approche d’intervention et les acteurs du système d’intervention. Ce qui nous reporte à la question de départ : comment un outil sociotechnique comme Baromètre peut-il contribuer à transformer les pratiques?

Les résultats de recherche pourraient laisser croire que Baromètre n’a pas été en mesure de jouer le rôle de médiateur attendu. Les deux types de trajectoires, qui ont mené à la déliquescence dans les quatre milieux d’intervention observés, en font foi. Or, l’analyse demande beaucoup plus de nuance. Il faut se pencher un peu plus sur les facteurs qui ont causé la déliquescence. Selon nos observations, la déliquescence n’est pas causée par la technologie en elle-même, mais par les conditions contextuelles de ces expérimentations. Dans tous les cas, les conditions de coproduction et de reconnaissance des savoirs d’expérience, indispensables à Baromètre, ont été contraintes. Dans le premier type de trajectoire, c’est le manque d’implication des intervenants internes dans le processus de production de l’expérimentation qui a causé un manque d’appropriation de l’outil. Dans le deuxième type de trajectoire, ce sont les changements organisationnels imposant une vision top down associée au retrait précipité des acteurs externes accompagnant l’expérimentation qui ont causé une démobilisation des intervenants internes à utiliser Baromètre.

Ces expérimentations nous mènent donc à réfléchir sur l’importance du processus d’implantation en tenant compte d’une participation plus importante des acteurs concernés comme gage d’un plus grand engagement de leur part dans le projet (Couture et coll., 2007). Cet engagement s’avère une condition essentielle à la généralisation de l’usage de l’outil qui, en bout de piste, pourra influencer les changements de pratiques.

Pour ce faire, nous avons développé une méthode visant à systématiser la coproduction et le croisement des savoirs dans le processus d’expérimentation. Cette méthode valorise un processus itératif ancré dans l’expérience des acteurs pour permettre d’adapter l’expérimentation en regard de son évolution (Baron, 2007).

Nous expérimentons cette méthode depuis le printemps 2018 dans un établissement d’hébergement offrant des services de réadaptation aux personnes présentant des problèmes de dépendance. Dans la première phase (la préimplantation de Baromètre), nous avons procédé à l’analyse du contexte, à l’élaboration d’une cartographie organisationnelle évolutive, à l’évaluation des besoins, à l’adaptation technologique ainsi qu’à la planification de l’implantation. À différents moments, nous avons travaillé en étroite collaboration avec les acteurs, les gestionnaires, les intervenants et les usagers, par le biais de comités restreints et élargis, pour favoriser la coproduction et le mouvement itératif. Dans la deuxième phase (l’implantation de Baromètre), nous avons procédé à une démarche d’accompagnement pour consolider ou adapter les pratiques au contexte évolutif tout en nous assurant de maintenir les valeurs de la personnalisation des services. Nous avons tenu des rencontres régulières avec les gestionnaires ainsi que des réunions ponctuelles avec les intervenants et les usagers des services dans le but de documenter, adapter et consolider l’implantation en regard des savoirs expérientiels, professionnels et organisationnels.

L’expérimentation, qui se poursuit au moment d’écrire ces lignes, nous permet d’observer des effets prometteurs de cette méthode participative. Nous observons effectivement dans les pratiques le déploiement des forces d’induction, de condensation et d’amplification qui favorisent un mode opératoire d’expansion. Il faut préciser que nous bénéficions à ce jour d’un outil sociotechnique plus mature et stabilisé que dans les expérimentations précédentes, facilitant ainsi l’usage de Baromètre. La maturité technologique est un élément de contexte qui joue un rôle indéniable dans l’implantation d’un tel outil.

Si changer la culture est un enjeu prioritaire, la méthode d’expérimentation doit aussi permettre d’accompagner le changement de culture sur le plan technologique, mais encore davantage sur le changement de l’approche d’intervention. Évidemment, nous devrons poursuivre l’expérimentation sur une plus longue période afin d’arriver à des conclusions qui nous permettront d’en apprendre davantage sur le processus de coproduction, de croisement des savoirs et sur l’adaptation technologique pour y parvenir. L’enjeu central est d’arriver à une institutionnalisation des pratiques de personnalisation, enracinée dans une nouvelle culture organisationnelle, où sont présents des dispositifs de régulation et de maintien qui vont au-delà des volontés des acteurs individuels.

Conclusion

Si l’intérêt pour les approches de participation des usagers dans le processus de soins et de services sociaux est manifeste aux niveaux politique, organisationnel, professionnel et scientifique, les moyens pour y arriver ne sont pas aussi clairs. Comme le soulèvent Leblanc et coll. (2019), plusieurs enjeux et défis restent à être relevés pour rendre effectif ce genre d’approche dans les milieux de pratique, ne serait-ce qu’en matière de développement et d’adaptation technologiques, mais aussi sur le plan de la culture organisationnelle et clinique. Pour éviter que ces approches se vident de leur sens par une incapacité d’agir, il importe de poursuivre les recherches pour développer des mécanismes, des outils, des moyens, des techniques... qui permettront de faire une réelle différence pour changer les cultures et permettre aux usagers d’être investis et d’agir distinctement dans le processus de soins et de services sociaux.

Nous travaillons à développer une version mobile de Baromètre pour faciliter l’accessibilité, simplifier l’expérience d’utilisation et renforcer l’approche par les forces. Nous misons notamment sur l’ajout de stratégies motivationnelles et d’un module communautaire pour la mise en réseau entre les usagers qui utilisent Baromètre. Nous expérimenterons cette version mobile au Québec et en France pour documenter la capacité de cette technologie à agir positivement dans les pratiques d’intervention. L’arrivée de ces technologies dans les pratiques en travail social est encore peu documentée. C’est l’occasion de faire avancer la recherche sur le rôle de ce type de dispositif, qui occupe de plus en plus d’espace dans la vie des personnes, et sur ses impacts dans les trajectoires de soins et de services.