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L’art comme avenue de recherche en archivistique

La diffusion des archives constitue l’une des principales missions des professionnels oeuvrant en archivistique. Toutes les activités de ces professionnels mènent vers l’utilisation de ces ressources dont ils effectuent la description, la classification et la conservation (Ericson 1991, 114). Le milieu archivistique a ainsi tout intérêt à porter attention à une exploitation bien particulière des archives : celle qui découle d’une pratique artistique[2]. Qu’il soit question d’une utilisation directe, d’une évocation ou plus simplement d’un intérêt pour les archives, les artistes constituent des cas fort intéressants à étudier, notamment parce que le recours aux archives à des fins artistiques permet une diffusion et une interprétation particulières de celles-ci. Par exemple, des qualités telles que l’authenticité, la valeur émotive et la matérialité des documents d’archives peuvent être mises en valeur par le travail des artistes, alors qu’elles n’auraient pas forcément été prises en compte autrement. L’appropriation des documents d’archives par les artistes nous aiderait donc à mieux comprendre certaines conditions d’utilisation des archives.

Dans le cadre de nos recherches de maîtrise (Lacombe 2013), nous avons étudié un cas spécifique d’utilisation d’archives à des fins artistiques ayant été peu exploré auparavant, soit celui de Robert Rauschenberg. Cet artiste américain, né en 1925 et décédé en 2008, fut l’un des pionniers d’une inclusion significative de documents et d’objets au sein de ses oeuvres d’art. Il est cependant important de noter que Rauschenberg ne puisait pas directement dans des fonds d’archives constitués, sauf en cas d’exception[3]. Il se trouvait plutôt à rassembler et à utiliser des documents issus de son environnement immédiat à des fins de création. Il s’avère ainsi intéressant d’observer l’oeuvre de Rauschenberg sous une perspective archivistique en analysant sa démarche d’appropriation de documents divers, ses oeuvres devenant en quelque sorte elles-mêmes des documents d’archives témoignant à la fois de leur époque, de l’activité artistique de leur créateur et du désir de Rauschenberg de laisser le monde passer au travers d’elles – ou « let the world in », comme l’a énoncé l’historien d’art Leo Steinberg (2002, 34) dans une formulation qui a été abondamment reprise depuis.

Nous proposons donc d’analyser l’art de Rauschenberg sous une perspective archivistique, par le biais de quatre angles d’approche : tout d’abord, en évoquant le contexte de création de Rauschenberg au cours des années 1960, plus particulièrement en lien avec le mouvement américain des archives dans l’art ; ensuite, en effectuant une brève revue de la littérature et des auteurs qui ont mis l’oeuvre de Rauschenberg en relation avec les archives ; puis, en examinant la démarche artistique de Rauschenberg et son intérêt pour les archives et la recherche à caractère documentaire, ainsi que sa collection privée ; et enfin, en analysant un échantillon de trois oeuvres de l’artiste qui entretiennent des liens significatifs avec les archives.

Le phénomène des archives dans l’art au cours des années 1960

Depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, on a pu constater chez plusieurs artistes un réel engouement pour les documents d’archives – notamment les photographies d’archives –, pour les collections ainsi que pour l’archivage de celles-ci (Lemay 2009, 64). Toutefois, ce sont les stratégies d’appropriation de certains artistes américains marquants des années 1960, tels que Jasper Johns, Robert Rauschenberg, James Rosenquist et Andy Warhol, qui ont pavé la voie à ces pratiques contemporaines. La décennie 1960 est entre autres caractérisée par un bombardement d’imagerie de la part des médias de masse, en combinaison avec l’essor de la société de consommation. Ces éléments sociaux ont entraîné un désir d’absorption de cette imagerie chez certains artistes, ce qui s’est traduit par l’utilisation de documents issus de leur époque à même leurs oeuvres. Nous pouvons ainsi parler, de la part de ces artistes, d’une volonté d’appropriation et d’interprétation de produits culturels ayant déjà été diffusés, souvent à large échelle, entre autres dans l’optique de les reproduire et de les « ré-exposer », comme l’explique l’historien d’art Nicolas Bourriaud dans son ouvrage intitulé Postproduction (2003, 5)[4].

Les archives sont aujourd’hui de plus en plus présentes dans nos sociétés contemporaines. Cet intérêt n’a fait qu’augmenter au cours de la dernière décennie, comme en témoigne le nombre de publications consacrées à ce sujet. Face à cette « fièvre de l’archive », plusieurs archivistes et autres professionnels de l’information voient dans la culture du numérique une explication possible ; le numérique nous aurait rendus excessivement conscients de la masse documentaire qui nous entoure et, par le fait même, de ce que nous choisissons de conserver et de jeter ainsi que des moyens choisis pour ce faire. Ainsi, il ne s’agit pas d’une réalité appartenant de manière spécifique au milieu des arts visuels ou de la création. Des affirmations des historiens de l’art Charles Merewether et Okwui Enwezor vont en ce sens. Dans son ouvrage intitulé The Archive, le premier affirme que « […] one of the defining characteristics of the modern era has been the increasing significance given to the archive as the means by which historical knowledge and forms of remembrance are accumulated, stored and recovered » (Merewether 2006, 10). Quant à lui, Enwezor conclut une conférence présentée en 2013 avec l’affirmation suivante : « The archival is important because it enables us to think historically in the present. »[5]

Revue de littérature : un aperçu

Quatre auteurs seulement se sont intéressés au lien entre l’art de Robert Rauschenberg et les archives.

La première auteure est la critique d’art Rosalind Krauss. Celle-ci utilise les archives comme point de référence lors de son analyse de la pratique de Rauschenberg dans son article intitulé « Perpetual inventory » (1999), publié dans la revue October. En reprenant la théorie de la pensée et de l’espace mental de Leo Steinberg, énoncée en 1972 dans son article « Reflections on the state of art criticism » (voir Steinberg 2002), Krauss en vient au constat suivant à propos du rôle des archives ainsi que de la mémoire dans l’oeuvre de Rauschenberg :

[…] the formula for the entire silkscreen series is to be a loose grid of enframed photographic spaces that seems to present one with nothing so much as a visual archive: the storage and retrieval matrix of the organized miscellany of images, which presents the memory as a kind of filing cabinet of the mind.

1999, 107

Autrement dit, à partir de photographies issues de son propre environnement, Rauschenberg crée des oeuvres où la réalité se trouve digérée, organisée, cataloguée, puis rapportée par le biais de celles-ci. Cette pratique donne lieu à une esthétique particulière qui recourt aux archives, en plus de faire appel à la mémoire (Krauss 1999, 108).

Cinq ans plus tard, Hal Foster établit quant à lui un lien entre Rauschenberg, l’art d’appropriation et les archives, dans son désormais célèbre article « An archival impulse » (2004), expression qui a été maintes et maintes fois réutilisée depuis. Comparativement aux autres auteurs ayant traité du sujet, Foster étend son propos jusqu’à l’époque précédant la Deuxième Guerre mondiale. Il explique d’emblée la notion d’« impulsion archivistique », qu’il situe dans une perspective élargie :

[The archival impulse] was variously active in the prewar period when the repertoire of sources was extended both politically and technologically (e.g., in the photofiles of Alexander Rodchenko and the photomontages of John Heartfield), and it was even more variously active in the postwar period, especially as appropriated images and serial formats became common idioms (e.g., in the pin-board aesthetic of the Independent Group, remediated representations from Robert Rauschenberg through Richard Prince, and the informational structures of Conceptual art, institutional critique, and feminist art).

2004, 3

Jennifer Blessing, commissaire de l’exposition Haunted présentée au musée Guggenheim en 2010[6], fait également mention de l’appropriation artistique des archives en intitulant la première section de l’exposition « Appropriation art and the archive », et dans laquelle on retrouve des oeuvres de Rauschenberg, mais également certaines des oeuvres parmi les plus morbides de Warhol, soit celles produites à partir de coupures de journaux relatant des accidents de voiture[7]. La section en question est accompagnée de l’extrait suivant, établissant le lien entre les archives et les artistes des années 1960 qui usaient de stratégies d’appropriation :

When Robert Rauschenberg and Andy Warhol began screenprinting snapshots and press photographs into their paintings in the early 1960s, they established not only a new mode of visual production but also a new conception of the artwork as a repository for autobiographical, cultural, and historical information. In the ensuing years, a number of artists […] have pursued the archival impulse, amassing fragments of reality either by creating new photographs or by appropriating existing ones.

Blessing 2010, 11

Nicholas Cullinan est le dernier auteur à s’être intéressé aux archives en lien avec l’oeuvre de Rauschenberg dans son essai titré « To exist in passing time », publié en 2011 en introduction à l’ouvrage Robert Rauschenberg : Photographs 1949-1962. Cullinan argumente que s’il existe bel et bien une « impulsion archivistique » perceptible à travers l’oeuvre de Rauschenberg, celle-ci nous est révélée grâce au statut pivot que la photographie y occupe (2011, 34). L’auteur positionne ainsi le médium de la photographie au centre de la pratique artistique de Rauschenberg, en en faisant la composante principale du parallèle qui existe entre l’oeuvre de cet artiste et les archives[8].

En dernière analyse, les propos de ces quatre auteurs mènent sensiblement tous au même constat, qui s’avère également être le nôtre : les artistes utilisent depuis longtemps les archives – ou du moins, ce que nous pouvons identifier comme une certaine « esthétique archivistique » – au sein de leur pratique artistique, et Rauschenberg constitue un cas des plus pertinents à étudier dans cette perspective, notamment en raison des stratégies d’appropriation des archives qui se sont déployées au cours des années 1960, et auxquelles il a pris part de manière active.

L’artiste et sa démarche

Robert Rauschenberg a commencé à se faire connaître à la fin des années 1950 à New York. Il connut une longue carrière artistique, réalisant des oeuvres avec son équipe d’assistants jusqu’à l’âge de 82 ans, soit un an avant son décès survenu en 2008. Il incorporait plusieurs types de médias dans ses oeuvres, s’inspirant en cela du dadaïsme et de l’expressionnisme abstrait, des courants artistiques contre lesquels son art était en réaction au départ.

Dans la perspective des sciences de l’information, le travail artistique de Rauschenberg est intéressant à plusieurs égards : par rapport aux archives et aux documents ainsi que par rapport à la recherche de l’artiste et à son besoin informationnel – voire plus spécifiquement pictural –, alors que Rauschenberg se trouvait à rassembler des centaines d’images pour nourrir sa production artistique.

Comme le rapporte l’archiviste et artiste Denis Lessard en citant un passage de David Tomkins, les archives sont traditionnellement considérées, dans le domaine artistique, comme étant une source de grande valeur pour l’étude des oeuvres des artistes : « Archival material, often produced by the artists themselves, provides an invaluable insight into the social context in which art has been created and the personal and professional nature of those who created the objects we are studying. » (Lessard 2012, 138) Dans le cas de Rauschenberg, l’utilisation de documents au sein même de sa pratique artistique a ouvert une multitude de fenêtres qui laissent transparaître le contexte social de son époque.

Rauschenberg trouvait et réunissait des documents qu’il s’appropriait à des fins de création. La provenance des documents était diverse. Dans le cadre de sa pratique artistique – démontrant en cela une ouverture hors du commun envers son environnement médiatique –, Rauschenberg effectuait des séances de recherche régulières. Celles-ci consistaient généralement à parcourir des journaux et des magazines d’actualité, tels que Life, Sports Illustrated et Time, afin de trouver des documents (des photographies en majorité, mais également des articles, des titres, voire des mots ou des lettres). Rauschenberg extrayait ensuite les documents qui l’intéressaient, ou des parties de ceux-ci, parfois avec l’aide de ses assistants. Le matériel ayant servi à la recherche était ensuite jeté ; aucune retaille ou copie n’était conservée[9].

La collecte et l’assemblage de documents et d’objets propres à la pratique artistique de Rauschenberg font ainsi écho à l’une des conséquences paradoxales de la constitution de collections de documents en archivistique : « [...] At a certain point the individual components are deemed to be only another expression of those objects that surround it. Uniqueness, specificity, and individuality are destroyed within the process of archiving. » (Van Alphen 2009, 66) Les liens entre l’oeuvre de Rauschenberg et les archives surgissent notamment dans la suppression de l’individualité des documents rassemblés en un même ensemble. Les documents que Rauschenberg colligeait, qu’il s’agisse d’une photographie, d’une paire de chaussures ou encore d’un animal empaillé, seraient ainsi condamnés à être lus et compris en relation avec les autres documents se trouvant dans le même ensemble, soit, dans ce cas, une oeuvre ou une série d’oeuvres – et ce, bien qu’il soit possible de porter attention à certains documents en particulier et de trouver leur signification spécifique (telle la chèvre dans l’oeuvre Monogram, par exemple).

Une inclination pour les archives

L’intérêt de Rauschenberg pour les archives s’observe ponctuellement à travers sa vie et son oeuvre. Jeune garçon, l’artiste démontrait déjà un goût pour l’inventaire, la classification et la diffusion de documents trouvés à la suite d’excursions. Rauschenberg transforma ainsi sa chambre en un musée de taille miniature, avec des boîtes contenant des documents issus de la flore et de la faune ainsi que des objets (documents) trouvés dans la rue et rejetés par d’autres. Les murs de Rauschenberg étaient également tapissés de collages de magazines (Cullinan 2011, 36). De tels exemples peuvent être interprétés comme des signes avant-coureurs de la pratique artistique de Rauschenberg, lui qui se promenait régulièrement à New York afin de trouver des objets à intégrer dans son travail artistique, et qui accordait une grande importance au collage.

Par ailleurs, pour paraphraser Foster (2004), Rauschenberg semble avoir été animé par une « impulsion de classification ». La classification est sans aucun doute l’une des activités clés dans le domaine archivistique. Dans le cadre de sa pratique artistique – qui implique, nous l’avons fait remarquer, une ouverture hors du commun envers son environnement médiatique –, Rauschenberg constituait des répertoires de documents à partir desquels il procédait à une certaine classification : « I […] arrange my […] colors and materials in such a way to keep them in my reach. Everything I can organize I do, so I am able to work in chaos, spontaneity, and the not yet done. » (cité dans Kotz 2004) Rauschenberg et ses assistants catégorisaient d’emblée les documents qu’ils trouvaient lors de leurs recherches ; on retrouve ainsi des catégories telles que les athlètes, la conquête de l’espace, les animaux, les objets domestiques, le transport ainsi que les emblèmes américains, catégories matérialisées en différentes piles de documents reposant sur les tables de travail de son studio à Captiva[10].

Un certain tri documentaire fait donc partie intrinsèque des activités artistiques de Rauschenberg. Du côté de l’archivistique, le tri est l’étape qui vient justifier la conservation de pièces que l’on juge aptes à témoigner d’événements historiques (Bonin 2010, 275). En triant les documents qu’il utilisait dans le cadre de sa pratique artistique, Rauschenberg avait bel et bien ce souci du témoignage ; la présence d’un grand nombre de documents d’archives qui attestent d’épisodes ayant marqué l’histoire des États-Unis, comme l’assassinat de John F. Kennedy, les premiers pas de l’homme sur la Lune, les luttes pour les droits civiques ainsi que la guerre du Vietnam, abonde certainement en ce sens.

Nous pouvons également relever un intérêt pour l’inventaire chez Rauschenberg. Lors d’une entrevue, celui-ci déclara : « I went in for my interview for this fantastic job… The job had a great name – I might even use it for a painting – Perpetual Inventory »[11] (cité dans Krauss 1999, 87). L’histoire ne dit pas si l’artiste intitula effectivement l’une de ses oeuvres ainsi (selon nos recherches, il est cependant fort probable que non). Un état d’esprit favorable à l’acte d’inventorier est toutefois clairement affirmé. L’utilisation importante de photo-graphies dans l’art de Rauschenberg renvoie également à la notion d’inventaire – rappelons que la photographie avait, à ses débuts, une fonction d’inventaire. L’artiste a d’ailleurs toujours été fier d’affirmer qu’il était presque devenu un photographe, et non un peintre. À ce titre, certains diront qu’il n’a jamais réellement tranché et qu’il a toujours su maintenir un lien entre chaque forme artistique, ses peintures ayant recours à la photographie de manière significative.

La collection privée de Rauschenberg

À la suite du décès de Rauschenberg, en 2008, la collection privée de l’artiste fit l’objet d’une exposition ainsi que d’une publication par la galerie Gagosian, à New York, avant d’être mise aux enchères. La parution de l’ouvrage Selections from the Private Collection of Robert Rauschenberg, en septembre 2012, a d’ailleurs permis de mettre en lumière certains éléments auparavant inaccessibles aux fins d’étude (Storr & Thompson 2012). Rauschenberg fit en effet au cours de sa vie l’acquisition de deux oeuvres d’art entretenant un lien particulier avec les archives, soit une oeuvre de Marcel Duchamp et une autre de Kurt Schwitters, deux artistes considérés par certains historiens d’art comme des précurseurs de ce que nous pourrions nommer archival art, ou encore l’« art archivistique ».

Rauschenberg possédait La mariée mise à nu par ses célibataires, même (Boîte verte), une oeuvre de Marcel Duchamp, l’un des plus grands artistes modernes, datant de 1934[12]. L’oeuvre en question est constituée d’une boîte verte contenant 93 documents collectés par l’artiste dans le cadre de ses activités, l’inscription sur la reliure interne étant la suivante : « Cette boîte 09/300 doit contenir ___ documents (photos, dessins et notes manuscrites des années 1912-15) ainsi qu’une planche en couleurs. » (Storr & Thompson 2012) Rauschenberg possédait donc le neuvième exemplaire sur 300. L’inscription pointe d’ailleurs vers l’intérêt possible que Duchamp vouait lui aussi aux archives.

Il est également intéressant de constater que Rauschenberg possédait un collage original de Kurt Schwitters, soit Modish, datant de 1947. Plusieurs critiques d’art ont identifié Schwitters en tant que source d’inspiration de Rauschenberg, bien que ce dernier ait affirmé n’avoir vu les oeuvres de Schwitters qu’en 1959, bien après avoir débuté sa pratique artistique. Rauschenberg se serait aussitôt senti interpellé par l’art de Schwitters et il aurait dit : « I felt like he made it all just for me. » (cité dans Storr & Thompson 2012, 58) L’art de Schwitters et celui de Rauschenberg ont comme point commun d’être tous deux issus du caractère éphémère de la vie elle-même, en offrant dans chaque cas une « surface adhésive » de canevas sur laquelle des documents divers – tirés des environnements respectifs des artistes – finissent par y être rassemblés. Ce n’est donc pas surprenant que Rauschenberg ait tenu à posséder au moins une oeuvre originale de Schwitters.

Un certain caractère archivistique se fait certainement sentir dans l’oeuvre intitulée Modish. Toutes les photographies qui la composent pointent vers un lieu qui nous est familier, évoquant ainsi la mémoire et la nostalgie. On peut aussi y discerner une dimension en lien avec l’archivistique à même la disposition des documents. Cette disposition en plusieurs sens évoque une surface horizontale, telle une table de travail, et non une perspective verticale, comme cela est généralement le cas dans les beaux-arts, donnant presque l’impression que les documents qui se trouvent sur la surface du collage de Schwitters ont été mis de côté durant le processus de création – ce qui rejoint les archives –, comme s’ils s’étaient retrouvés par hasard sur le canevas de l’artiste.

Il y a un autre fait qui est intéressant à noter au sujet de la collection privée de Rauschenberg : il est connu que l’artiste favorisait les collaborations. Ce fut le cas avec ses amis Jasper Johns, John Cage et Merce Cunningham. Rauschenberg conserva ainsi plusieurs documents d’archives – issus de leurs activités artistiques – dont ils étaient les producteurs. Ces documents faisaient partie de sa collection d’art privée au même titre que les oeuvres d’art, parfois même aux côtés des oeuvres de ces artistes. Ces oeuvres-documents – qui sont en fait des archives, par définition – viennent nous en dire davantage sur les pratiques documentaires de l’artiste, qui semblait vouer un grand intérêt à la conservation de documents, de souvenirs, de traces d’événements et d’époques.

Les archives dans trois oeuvres de Rauschenberg

Archive (1963)

Nous avons sélectionné un corpus de trois oeuvres de Rauschenberg qui présentent plusieurs liens pertinents avec les archives[13]. Il est d’abord important de souligner que l’intérêt que portait Rauschenberg aux archives l’amena jusqu’à intituler une de ses oeuvres de sérigraphie Archive, oeuvre réalisée en 1963. Plusieurs documents furent utilisés lors de sa création : une photographie du tableau de bord d’un aéronef, une photographie d’une foule brandissant des drapeaux américains, une photographie d’une plage avec des parasols ainsi qu’une photographie d’un hélicoptère américain volant au-dessus de soldats en zone de combat durant la guerre du Vietnam. Cette dernière se trouve dans le coin inférieur gauche de l’oeuvre et est reproduite une deuxième fois à la verticale, un peu plus haut. Il s’agit d’une photographie ayant abondamment circulé dans les médias américains. Elle fut prise en 1962 par Larry Burrows, pour le magazine Life[14]. Rauschenberg coupa l’image de sorte qu’on ne puisse voir que l’hélicoptère.

Il est intéressant de noter la juxtaposition de la photographie d’archives de guerre avec celle de la foule brandissant des drapeaux américains. Une certaine ambiguïté s’en dégage : on pense au patriotisme autant qu’à l’ironie. La présence de la photographie de la plage effectue également un jeu de contraste entre l’important et le banal, ou entre le tragique et le comique. L’artiste est animé par un désir de représentation du monde tel qu’il est, sous tous ses aspects, et c’est ainsi que l’utilisation de documents d’archives vient appuyer et solidifier cette préoccupation – notamment par le caractère véridique, indéniable et final des archives intégrées à l’oeuvre.

Il est important de noter que les documents n’ont pas une connotation nostalgique ou encore commémorative : ils sont plutôt là pour traiter à la fois du présent et du futur – à la façon d’un avertissement quant à la suite des choses, d’autant plus que l’artiste était ouvertement anti-guerre. Il est difficile de ne pas voir une certaine mise en garde dans une oeuvre comme Archive, de ne pas déceler un certain « futur antérieur » qui décide du sens de l’oeuvre, comme l’a articulé Jacques Derrida à propos des archives (2002, 43).

Currents (1970)

Aux États-Unis, la fin des années 1960 fut marquée par plusieurs événements tragiques : l’assassinat de John F. Kennedy, le 22 novembre 1963 ; celui de Martin Luther King, le 3 avril 1968 ; des manifestations violentes et l’indignation du peuple américain face au rôle de leur pays dans la guerre du Vietnam (Kotz 2004, 173). Au sortir de cette tumultueuse décennie, Rauschenberg choisit de réaliser l’oeuvre Currents (Figure 1) en sélectionnant et en découpant des grands titres, des articles, des photographies et des publicités parus dans trois journaux au cours des premiers mois de la nouvelle décennie, soit en janvier et en février 1970. Les journaux consultés étaient The New York Times, The New York Daily News et The Los Angeles Times (Kotz 2004, 180).

Figure 1

Robert Rauschenberg, Currents (détail no 77), 1970

101 x 101 cm

Robert Rauschenberg, Currents (détail no 77), 1970
© Bevan Davies, courtoisie de Bevan Davies

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Le travail de découpage des éditions de ces journaux par Rauschenberg donna 36 collages au format uniforme de 101 x 101 cm. Afin d’exercer un plus grand impact et de faciliter la visualisation de l’information, il joignit l’ensemble des collages afin de former une énorme sérigraphie de 6 pieds de haut et de 54 pieds de large (1,80 m x 16,5 m).

En entrevue, Rauschenberg mentionnait systématiquement le thème de l’information lorsqu’il s’exprimait à propos de cette oeuvre monumentale : « [Currents] is like how not to throw your newspaper away. Because that’s… where it is. And if you are conscientious at all, information there, in one newspaper, no matter where you pick it up... blows your head. » (De Antonio 1973) Il semble clair que l’artiste était préoccupé par la responsabilité sociale qui incombe à chacun de s’informer de l’état du monde, et cette préoccupation s’est particulièrement fait ressentir à ce moment-là. Cela explique pourquoi il choisit de faire Currents de la manière la plus réaliste possible. L’artiste affirmait d’ailleurs que la condition du monde ne lui permettait aucun choix de sujet, de couleur, de méthode ou de composition (Kotz 2004, 182). Currents s’en tient à l’information publiée dans les médias et à la responsabilité sociale qui en découle.

L’oeuvre tient son caractère austère de l’abondance d’information relatant objectivement l’état de la condition du monde à la fin des années 1960. Lorsqu’on parcourt le catalogue de l’exposition Currents, présentée en 1970, on remarque des thèmes récurrents à travers la carrière de Rauschenberg : les mouvements anti-guerre, l’athlétisme, la politique et la force de la nature (Rauschenberg & Stoller 1970).

En assemblant, à l’aide de la technique du collage, un vaste échantillonnage de documents issus de la presse dans le but de nous sensibiliser au volume d’information qui nous entoure et dont nous avons socialement la responsabilité de prendre connaissance, Rauschenberg réalisa sans doute avec Currents son oeuvre la plus purement « archivistique », au sens large du terme. En puisant à même un corpus constitué de coupures de presse tirées de grands quotidiens, Rauschenberg produisit, au final, un assemblage qui devint une véritable archive de sa démarche artistique. Il s’agit donc d’une oeuvre à l’image même des archives, qui ne deviennent telles que par le biais de leur exploitation.

Afternoon (Anagram, 1995-1997)

Afternoon est une oeuvre représentative de la pratique artistique de Rauschenberg vers la fin de sa carrière, alors qu’il était septuagénaire et toujours très actif à son studio de Captiva, en Floride, avec l’aide d’un ou de plusieurs assistants. L’oeuvre fait partie de la volumineuse série Anagram, composée de 236 oeuvres réalisées entre 1995 et 1997. C’est probablement la plus importante série de sa fin de carrière. Les oeuvres sont composées de photographies prises par l’artiste lors de ses voyages, documents qu’il fit ensuite agrandir pour les imprimer sur de grandes toiles.

La série Anagram se présente un peu comme une ode à la mémoire, aux souvenirs, aux clichés qui restent, à la manière d’archives. Rauschenberg rassemble et fait revivre des fragments, des débris du passé, pour les transformer en débris du futur, comme une invitation à un état à venir (Klébaner 2007, 22). Cette approche rappelle le rôle de l’archiviste, qui est entre autres chargé de « faire revivre » les archives, notamment par le biais de la diffusion. L’oeuvre intitulée Afternoon, à la manière des expositions d’archives, nous amène à évoquer nos propres souvenirs et à réfléchir aux traces que nous laissons dans le passé, en plus de celles que nous laisserons dans le futur.

La qualité de « trace » que l’on prête parfois aux documents d’archives ressort justement dans Afternoon : les documents d’archives photographiques ainsi rassemblés sont imparfaits, superposés, indissociables de leur provenance. Ils semblent nous suggérer de créer notre propre ensemble narratif à partir de ceux-ci. Le critique d’art Daniel Klébaner a d’ailleurs écrit, à propos de cette série, que Rauschenberg était une fois de plus « le tisserand de notre faculté mnésique » (2007, 14).

L’agrandissement des documents exerce toutefois une influence sur la lecture de l’oeuvre. Les photographies personnelles ou familiales sont souvent en très petit format. Dans le cas d’Afternoon, les photographies de voyage de Rauschenberg furent développées en un beaucoup plus grand format que celui auquel nous sommes habitués pour ce type de photographies. Leur agrandissement provoque ainsi une plus forte immersion dans le monde des souvenirs.

Par ailleurs, l’observation d’une oeuvre comme Afternoon peut venir soulever des émotions semblables à celles que nous éprouverions si nous avions des documents d’archives personnelles entre nos mains : nous observons les scènes qui nous sont présentées, nous réfléchissons à leur contexte, nous nous questionnons sur l’identité des personnes qui y figurent. Par exemple, nous voyons des gens sur une plage dans le coin supérieur gauche. Ils furent sans doute photographiés à leur insu, comme la plupart des documents d’archives photographiques. La photographie en question, tout comme les autres photographies juxtaposées dans Afternoon, semble appartenir à l’univers mnémonique, notamment par les contours flous qui lient les photographies ensemble ainsi que par le fait qu’il nous est difficile de les situer temporellement.

L’oeuvre de Rauschenberg soulève donc la question de la temporalité. Autant les archives que les oeuvres de Rauschenberg ont la capacité de poser les questions suivantes : mais que reste-t-il de nos expériences ? Et comment ces documents – ces traces, ces débris – s’articulent-ils dans notre vision du futur ? Lemay nous rappelle que Gauguin s’interrogea également au sujet de la mémoire et de la temporalité dans sa célèbre oeuvre de 1898 intitulée Where do we come from ? What are we ? Where are we going ? (Lemay 2010, 232).

Conclusion

En définitive, Robert Rauschenberg assimila vraisemblablement quelque chose à propos du temps qui s’écoule, faisant ainsi écho à la pertinence de réexaminer l’art qui, pour lui, semble avoir eu une fonction autant artistique que documentaire. Cet article aura quant à lui servi de guide afin d’envisager l’art de Rauschenberg sous une perspective archivistique, alimentant ainsi le réseau de convergences liant ces deux disciplines qui finissent souvent par se rencontrer. Plusieurs étapes ont rendu cette exploration possible : en premier lieu, en effectuant un rappel du contexte de création de Rauschenberg au cours des années 1960, notamment en lien avec le mouvement des archives dans l’art ; en deuxième lieu, en citant les précédentes analyses des relations entre Rauschenberg et les archives ; en troisième lieu, en nous attardant sur sa démarche artistique et en explicitant son intérêt pour les archives, notamment par le biais de sa collection privée. Enfin, une brève analyse d’un corpus de trois oeuvres de l’artiste nous a permis d’explorer plus précisément ces liens.

À la suite de cette étude, nous pouvons affirmer que les échanges entre les disciplines artistique et archivistique sont certainement à favoriser, que ce soit sur le plan de la recherche universitaire ou au niveau d’un dialogue entre artistes et archivistes. Les archivistes ont tout intérêt à porter attention à l’utilisation des archives à des fins artistiques ainsi qu’à l’intérêt porté aux archives de la part des artistes, qu’il s’agisse d’une utilisation directe des archives ou plutôt d’une faculté d’évocation de ces dernières, comme c’est davantage le cas chez Rauschenberg. Il est également possible d’affirmer que les archives connaissent l’une des formes de diffusion les plus intéressantes lorsqu’elles passent par les mains des artistes. La diffusion des archives par le biais de l’art permet de nouvelles possibilités d’interprétation des archives. Elle se présente également comme un domaine d’études d’une grande pertinence pour la recherche en archivistique.

En ce qui a trait à la recherche portant sur l’oeuvre de Robert Rauschenberg, notons que la pratique de l’artiste présente d’autres champs d’intérêt pour le domaine des sciences de l’information, que ce soit en lien avec les archives, les documents ou encore avec le besoin informationnel de l’artiste. Une piste qui pourrait s’avérer intéressante pour des recherches futures consisterait à faire une vaste recherche afin de repérer et recenser les documents utilisés par Rauschenberg dans ses oeuvres, à partir d’archives de magazines des années 1960 et 1970. Cette somme permettrait notamment de mieux analyser certaines de ses oeuvres, en plus de fournir davantage d’information à propos de son processus de création et de ses séances de recherche régulières. Il serait évidemment d’une grande utilité d’avoir accès aux archives de l’artiste, conservées par la Fondation Robert Rauschenberg, afin de faire état des traces de sa production artistique. Néanmoins, il semblerait que la fondation en question ait pour objectif de réaliser un catalogue raisonné qui regrouperait les oeuvres de l’artiste, ce qui changerait certainement la donne en ce qui concerne les recherches à propos de Rauschenberg (Ruiz 2012).