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Si Roland Giguère est reconnu en tant que poète, il l’est peut-être moins pour son travail d’éditeur et encore moins pour celui de typographe. Hormis les contributions de Giguère lui-même[1] et de Jean-Marcel Duciaume[2] dans le numéro d’Études françaises intitulé « L’objet-livre », paru en 1982, et les travaux de Richard Giguère sur l’édition de poésie au Québec – notamment dans L’Édition de poésie, publié en 1989 avec la collaboration d’André Marquis[3], et dans le deuxième volume de l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle[4], lancé en 2004 sous la direction de Jacques Michon –, peu de chercheurs se sont penchés sur les réalisations éditoriales du fondateur des Éditions Erta.

Dans Esthétique de la typographie. Roland Giguère, les Éditions Erta et l’École des arts graphiques, essai publié dans la collection « Convergences » des Éditions Nota bene, en 2013, Sébastien Dulude, doctorant en littérature, auteur d’un recueil de poèmes et de performances et collaborateur régulier à Lettres québécoises, revient sur le parcours de Giguère. L’auteur, qui s’est mérité le Prix de la recherche émergente 2010 du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), insiste tout particulièrement sur les premiers recueils que Giguère a produits chez Erta et sur leur matérialité. Partant du postulat que la matérialité d’un livre oriente l’interprétation d’un texte donné et qu’elle participe, tout autant que le texte lui-même, à sa pluralité sémantique, Dulude montre, à partir du cas de l’École des arts graphiques et des Éditions Erta, que le texte et ses diverses composantes matérielles, dont la typographie, entretiennent d’étroits rapports de signification, au point où « la typographie participe elle aussi à la poétique du texte » (p. 8). Sans cesse renouvelée au cours du XXe siècle par des praticiens des arts graphiques et des métiers du livre, la typographie, par les multiples possibilités qu’elle offre, est génératrice de sens.

L’essai de Sébastien Dulude est divisé en trois chapitres. Le premier, « L’École des arts graphiques, berceau des Éditions Erta », relate les circonstances de fondation de la maison d’édition, à la fin des années 1940. Créée en 1942 lors de la fusion des sections d’imprimerie et de reliure de l’École technique de Montréal, l’École des arts graphiques, dirigée par Louis-Philippe Beaudoin, est orientée vers la modernité. Non seulement met-elle à la disposition des étudiants des équipements à la fine pointe de la technologie, mais elle embauche également des professeurs compétents, tels qu’Albert Dumouchel et Arthur Gladu, qui savent communiquer leur savoir-faire. Premier lieu où sont enseignés les métiers du livre au Québec, l’École des arts graphiques s’avère déterminante dans l’évolution de Roland Giguère, pour deux raisons. D’une part, la pédagogie de l’institution, influencée par celle de l’École Estienne, en France, et par l’esprit du Bauhaus, allie l’apprentissage rigoureux de différentes techniques à la création artistique. Par conséquent, l’École des arts graphiques est un atelier où la théorie est mise en application dans des projets concrets tels que les périodiques Impressions et Les Ateliers d’arts graphiques. C’est dans ce foyer d’expérimentations diverses, où l’art et la technique vont de pair, que Giguère s’initie à la nouvelle typographie et à la mise en page moderne. D’autre part, l’École des arts graphiques, véritable vivier grâce aux Ateliers d’arts graphiques, rassemble en son sein les principaux représentants de l’avant-garde de l’époque, à commencer par les artistes regroupés autour d’Alfred Pellan et de Paul-Émile Borduas. En s’impliquant activement au sein d’Ateliers d’arts graphiques, Giguère y fait ses premières armes en tant que typographe, en plus de nouer des liens durables avec de futurs collaborateurs de sa propre maison d’édition. Revue hétérogène, interdisciplinaire, ouverte aux tendances artistiques et littéraires, Les Ateliers d’arts graphiques, bien qu’éphémère, n’en a pas moins été l’un des principaux lieux d’apprentissage du métier de Giguère. Cette première expérience, de même que la prédilection de l’apprenti typographe pour la poésie surréaliste, l’inciteront à fonder les Éditions Erta en 1949, tandis que le milieu du livre québécois, faut-il le rappeler, est en pleine crise et que très peu d’éditeurs, si ce n’est Gilles Hénault et Éloi de Grandmont des Cahiers de la file indienne, maison d’édition fondée en 1946, produisent des recueils où textes et hors-textes se répondent parfaitement et s’influencent mutuellement.

Le deuxième chapitre, « L’émergence d’une nouvelle typographie au Québec », témoigne du rôle majeur qu’a occupé l’École des arts graphiques dans l’introduction et la diffusion, au Québec, des innovations typographiques de la première moitié du XXe siècle, inspirées entre autres par le Bauhaus et l’Art déco. Giguère est initié à de nouveaux caractères, comme le Kabel et le Tempo, qui sont ensuite pleinement intégrés aux Ateliers d’arts graphiques. Dès lors, les éléments typographiques – choix des caractères, présence de couleurs, dimension et disposition des lettres, des vers, et des strophes – seront autant de « variables » (p. 67) que Giguère utilisera afin de créer du sens. Ce chapitre se conclut par des réflexions théoriques sur la typographie qui, même si elles auraient pu figurer en introduction, facilitent grandement la compréhension du chapitre suivant, axé sur les neuf premiers recueils que Giguère a édités chez Erta de 1949 à 1951, alors qu’il étudie toujours aux Arts graphiques.

Dans « À l’enseigne des Arts graphiques : l’atelier de Roland Giguère », Dulude procède à une analyse minutieuse des recueils, explicitant de quelles façons la typographie génère des effets de sens et contribue à la richesse de la poétique giguérienne. « Poète-typographe-éditeur » (p. 121) qui se charge de toutes les étapes de production des recueils, Giguère, audacieux, explore les possibilités quasi infinies de dialogue entre le texte et le hors-texte. Dès Faire naître (1949), il met à profit sa formation acquise à l’École des arts graphiques et exploite au maximum les ressources de la typographie, faisant de l’objet-livre un lieu d’expérimentation sur les liens entre le texte et son support. Parmi les recueils examinés par Dulude, Les nuits abat-jour (1950) représente un tournant, en ce sens où il contribue à préciser l’image de marque des Éditions Erta (présentation artisanale, ouvrages de qualité, tirages restreints), mais aussi parce que Giguère y repousse les limites de la facture traditionnelle du livre, ne serait-ce qu’en donnant à lire des textes qui s’imbriquent aux images. Surtout, il s’agit du premier ouvrage dans lequel Giguère oppose très nettement le noir des caractères au blanc des espaces typographiques, opposition qui fait écho aux thématiques de l’existence et de l’absence, de la matière (terrestre comme poétique) et du vide ainsi que de la naissance et de la mort, omniprésentes chez l’auteur, plus particulièrement dans Yeux fixes (1951) et dans Pouvoir du noir (1966). La typographie est plus que révélatrice de la poétique des textes : elle est partie prenante de leurs significations, ce que Dulude montre d’ailleurs avec brio tout au long de ce chapitre. C’est cette parfaite adéquation entre pratiques scripturales et pratiques picturales qui fait de Giguère l’un des éditeurs de poésie les plus importants du Québec.

De lecture facile et agréable, Esthétique de la typographie plaira assurément aux littéraires, qui découvriront, grâce aux hypothèses lumineuses de Dulude, un pan inconnu de la carrière du poète de « l’âge de la parole ». L’un des rares ouvrages de la province à traiter spécifiquement de la typographie, il complète à merveille les études existantes sur l’édition de poésie au Québec durant les décennies 1940 et 1950. Abondamment illustré, agrémenté d’une bibliographie exhaustive, l’essai présente quelques coquilles qui, si elles peuvent agacer, n’amoindrissent aucunement sa qualité. Sans aucun doute, Esthétique de la typographie constitue un apport majeur aux études sur l’histoire du livre et de l’édition dans la province.