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Pourquoi faire l’effort de se déplacer en bibliothèque quand on trouve quasiment tout à domicile et sur Internet ? Pour survivre dans ce monde en constante évolution, la bibliothèque doit s’adapter à son environnement et chercher à fidéliser ses publics. Car faute de fréquentation de ces lieux souvent vastes, par des publics convoités par d’autres services, culturels ou non, elle est amenée à disparaître. Cette nouvelle dimension amène de nombreux changements dans le positionnement des bibliothécaires par rapport à leur métier, mais aussi à leur propre identité. La fonction d’accueil devient alors la fonction transversale incontournable pour la pérennité des bibliothèques de lecture publique, mais aussi pour les bibliothèques universitaires de plus en plus désertées en raison des services en ligne, lesquels sont devenus un mode naturel d’accès aux ressources d’information. Voici quelques réflexions inspirées par ces changements, sous forme de questions et de propositions de réponses.

Pourquoi mettre la fonction d’accueil au premier plan ?

L’accueil est une fonction transversale qui permet de repérer l’ensemble des dysfonctionnements internes et externes d’une organisation : de même que les chauffeurs de bus travaillant pendant une grève de transports et qui sont les premiers à recevoir la colère et la frustration des usagers, les agents de service public en bibliothèque sont les premiers à recevoir les reproches des utilisateurs mécontents des dysfonctionnements supposés de leur bibliothèque : « Les ouvrages que j’ai réservés ne sont pas là », « L’automate de prêt ne fonctionne pas », « Je ne trouve rien sur tel sujet », etc. Les personnels en situation d’accueil, même s’ils ne sont en rien responsables de ces problèmes, sont les premiers visibles et donc ceux auprès de qui on va naturellement se plaindre. Car pour les lecteurs et utilisateurs, ils sont « la partie pour le tout », c’est-à-dire les représentants de la bibliothèque.

Le triangle de l’accueil

Benoît Lizée (2013) a présenté le triangle de l’accueil sous la forme d’un schéma qui permet de comprendre où positionner la difficulté qui se manifeste par un conflit relationnel entre la ou le bibliothécaire, avec ses compétences professionnelles et relationnelles, l’usager de la bibliothèque, avec la diversité de ses attentes et de ses comportements, et l’organisation de la bibliothèque et ses offres de service.

De ce fait, la fonction d’accueil est précieuse pour permettre à la bibliothèque de s’adapter au mieux aux changements permanents de son environnement. C’est une fonction complexe au coeur de la bibliothèque (Miribel, 2013). C’est tout à la fois un lieu, une organisation, un contrat, une équipe et une relation.

Figure 1

Le triangle de l’accueil

Le triangle de l’accueil

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Un lieu

Quand on arrive dans la bibliothèque, le lieu d’accueil est-il évident, incontournable ? Est-il occupé par un bibliothécaire ? Celui-ci est-il disponible, ouvert, accueillant, ou au contraire retranché derrière son écran ? L’espace, les lieux en eux-mêmes sont-ils incitatifs, invitent-ils à la flânerie, à la relaxation, à la détente, à la concentration, à un retour sur soi, ou sont-ils un espace inextricable et incompréhensible ?

Une organisation

Comment l’organisation interne, en particulier celle du service public, est-elle perçue par le personnel et par le public ? Est-elle fluide et réactive, ou bien opaque, débordée et compliquée ? Comment l’information concernant les publics, leurs questions et leurs attentes circule-t-elle ? Comment sont prises les décisions ? Qu’est-ce qui est évalué, et de quelle manière ?

Ces questions sont essentielles, car dans de nombreuses bibliothèques encore, l’attention et l’énergie de la direction et de l’équipe sont focalisées sur la qualité et la cohérence des collections. Cette préoccupation est certes importante dans une bibliothèque, mais ce n’est plus le coeur du sujet. La bibliothèque justifie désormais son existence et son activité par le service qu’elle rend dans son environnement, et par la manière dont elle répond aux attentes et aux besoins, formulés ou non, de ses publics potentiels.

Un contrat

Pourquoi un contrat ? C’est à l’origine le texte législatif, légitimé par les autorités de tutelle, qui régit les relations entre la bibliothèque et son environnement, et en particulier ses publics. Il définit sa raison d’être, la valeur ajoutée qu’elle produit dans l’environnement. Ce contrat peut prendre plusieurs formes, comme un règlement, une charte de qualité ou un engagement. Quelle que soit sa forme, il est important de réfléchir à son contenu, à sa structure, à sa formulation (technique ou accessible), à sa diffusion et à son impact sur la relation avec les usagers. Que dit la bibliothèque sur ses objectifs, ses missions, ses priorités, ses enjeux ? Comment met-elle en avant les services qu’elle propose à ses publics ? Comment les compétences des bibliothécaires sont-elles mises en valeur ? Bien souvent, l’existence des bibliothécaires n’est même pas mentionnée. Sont évoqués les locaux, les collections, les services, mais de bibliothécaire ? Point.

Par principe, un règlement qui fait fuir les utilisateurs est un mauvais règlement. Et pourtant, la plupart d’entre eux sont rédigés de manière juridique, avec un style impersonnel : « Il est interdit de… », « Tout contrevenant… », etc. Le tout est exprimé en des termes qui évoquent plus un univers disciplinaire qu’un lieu de vie, de loisirs et de bien-être. Le règlement devient alors un texte rebutant que personne n’a envie de lire. Pourtant, dans sa fonction même, ce contrat, « un engagement bilatéral explicite en vue d’une action bien définie » (Berne, 2006), explicite les droits et les devoirs des parties prenantes, publics et bibliothécaires, de manière à favoriser la relation qu’ils entretiennent au quotidien. Ce contrat devrait être un texte incitatif, qui donne envie de pousser les portes de la bibliothèque.

Une équipe

Quelle que soit la politique d’accueil, ce sont les membres de l’équipe qui la portent et qui par leur attitude la font vivre ou non. L’exemple de la bibliothèque Louise Michel à Paris en est un bon exemple : une grande partie de l’équipe se trouve dans la salle, occupée à créer du lien avec des publics de tous âges et de toutes catégories, ayant les attentes les plus variées (Bibliothèque publique d’information, 2015). La question est la suivante : les agents en service public voient-ils leur travail comme un plaisir ou comme une corvée ? Car 55 % de notre communication est non verbale (Mehrabian, 1972), et le corps exprime, même de manière inconsciente, un manque ou une absence de motivation dans l’exécution des tâches du quotidien.

L’attitude de chaque bibliothécaire est-elle en cohérence avec celle de ses collègues ? La mise en oeuvre du règlement et des règles de vie est-elle unanime et concertée ? Une des sources importantes de conflit avec les utilisateurs de la bibliothèque est la divergence de discours, de pratique et de positionnement d’un bibliothécaire à l’autre. Par exemple, l’un refuse de prêter un document supplémentaire, tandis qu’un autre l’acceptera. L’un tolère une attitude de lecture relâchée, comme de s’asseoir sur la table ou d’enlever ses chaussures, alors qu’un autre s’en offusquera. L’un permet à un usager de téléphoner dans un espace non autorisé, alors qu’un autre viendra lui demander de quitter l’espace de lecture pour aller téléphoner ailleurs.

Une relation

Le bibliothécaire fait-il du service public ou est-il en service public ? Fait-il de l’accueil ou est-il accueillant ? Tout est une question de posture intérieure, d’appétence et de joie à occuper cette fonction. La qualité fondamentale est ici d’aimer les gens, quels qu’ils soient.

Dès qu’il est en situation de service public, le bibliothécaire est, dans son rôle, garant de la qualité de la relation qu’il entretient avec les usagers, et de la relation des usagers entre eux. Comment doit-il alors occuper son temps relationnel ? À faire le gendarme pour réguler les incivilités ? À créer du lien, à donner des conseils, à faciliter la vie des usagers ? À sourire et à montrer par son attitude qu’il est heureux d’être là et de se sentir utile aux autres ?

En quoi la priorité donnée à la fonction d’accueil change-t-elle le métier de bibliothécaire ?

Pendant très longtemps, l’essentiel du métier de bibliothécaire portait sur l’acquisition et le traitement des collections. Actuellement, l’environnement politique et administratif des bibliothèques a tellement évolué que les DRH et les décideurs sont souvent des financiers, et que les services publics sont parfois gérés comme des entreprises. Le service doit être efficace, et il est monnaie courante que l’on compare le coût réel d’un service à sa rentabilité. Si la balance est négative, le service est menacé de fermeture. De ce fait, les bibliothèques doivent focaliser leur attention sur la pertinence des services offerts, en adéquation avec la population réelle et virtuelle à desservir. Il s’agit d’une véritable question de survie. Ainsi, à la bibliothèque Tio Tretton à Stockholm, l’espace adolescent propose un bar et des sortes de hamacs en hauteur devant la baie vitrée.

Figure 2

L’espace adolescents de la bibliothèque Tio Tretton à Stockholm (Suède)

L’espace adolescents de la bibliothèque Tio Tretton à Stockholm (Suède)
© Photo : Laurence Tertian

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Ces préoccupations sont maintenant intégrées dans les projets de construction : la future médiathèque Jean-Quarré, par exemple, dans le quartier populaire du 19e arrondissement à Paris, « ouvrira en 2023, sur 2 600 m2, des espaces adaptés à des publics et à des pratiques culturelles variés, axés sur la sociabilité et propices aux échanges : espaces de coworking, ateliers » (Heurtematte, 2018). D’où l’importance de mettre en place des techniques d’analyse des besoins, des groupes de discussion, des sondages d’opinion et de pratiques culturelles et sociales des publics cibles, toutes techniques qui font partie du marketing des services publics (Bon, 1989). Cependant, de nombreux bibliothécaires sont encore réticents à utiliser ces approches issues du monde marchand, dans l’idée que la bibliothèque est fondamentalement un espace libre de toute transaction commerciale. Il est vrai que dans l’esprit, la relation entre bibliothécaire et publics est effectivement dénuée de toute visée commerciale. Cependant, les enjeux qui régissent la vie de la bibliothèque sont inscrits dans des circuits complexes, concurrentiels, où l’argent et la rentabilité, le retour sur investissement sont présents. Pour une animation, par exemple, les décideurs divisent le coût total de la prestation par le nombre de participants, et décident, en fonction du résultat, de continuer à proposer ou non l’animation.

Aussi, après la révolution numérique, qui bouleverse non seulement la gestion des collections, mais le métier lui-même, les professionnels sont maintenant invités à changer profondément leur vision du métier et à concentrer une grande partie de leur énergie sur la fidélisation des publics (Montel, 2013).

Quelle est la nouvelle forme des bibliothèques ?

La vision traditionnelle de la bibliothèque comme lieu protégé et clos est encore vivace dans l’inconscient collectif. Mais dans la réalité, ce modèle est obsolète : la bibliothèque actuelle est devenue un puzzle multifactoriel.

Une organisation puzzle

En raison de l’étendue des horaires d’ouverture, les équipes se croisent selon des grilles horaires décalées. Cette organisation complexe rend difficile que tous les personnels concernés soient disponibles pour les réunions d’information ou de travail. Il faut alors inventer d’autres systèmes de circulation des informations essentielles, par exemple selon les modes opératoires des infirmières. Dans la bibliothèque de Deauville, en partie virtuelle puisque les lieux sont en construction, une réunion de quelques minutes permet chaque matin aux personnes absentes la veille de se tenir au courant des nouvelles concernant des publics fidélisés, toutes informations utiles à connaître pour renforcer le lien avec les personnes concernées.

Un lieu puzzle

Le lieu qu’on appelle encore bibliothèque rassemble une diversité de services exponentielle, avec des publics aux profils et aux pratiques hétérogènes et parfois antinomiques. Arriver à faire cohabiter dans un même lieu, et dans l’harmonie, la tolérance et le respect, des publics aux attentes et attitudes si variées devient pour les bibliothécaires un vrai challenge. Par exemple, l’exigence de silence et de concentration d’un aîné qui vient lire le journal est rarement compatible avec la gaieté et l’agitation inhérente aux groupes d’adolescents qui viennent faire leurs devoirs à la bibliothèque. On le voit bien à la bibliothèque de Malmö en Suède, où l’espace réservé à la lecture des périodiques est spatialement signalé par des sièges très éloignés les uns des autres, et vissés au sol, ce qui permet à chacun de déployer largement son journal sans gêner ses voisins (voir figure 3). Faire coexister ces exigences contradictoires en un même lieu est une source de conflits permanents, qu’il incombe aux bibliothécaires de gérer.

Figure 3

La salle des périodiques de la bibliothèque de Malmö (Suède)

La salle des périodiques de la bibliothèque de Malmö (Suède)
© Photo : Marielle de Miribel

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Un métier puzzle

La bibliothèque, pour fonctionner et faire face à tous ces défis, a besoin de compétences si diversifiées que la formation traditionnelle aux métiers du livre ne suffit plus. Il faut des animateurs, des écrivains publics, des médiateurs, des comédiens, des gestionnaires, des régisseurs, des réalisateurs, des informaticiens, des geeks, etc. Et la société évolue tellement vite que les métiers du futur, qui seront essentiels dans moins de dix ans, n’existent pas encore. Dans plusieurs bibliothèques, comme à Vincennes, près de Paris, on voit défiler le samedi matin des utilisateurs, leur ordinateur portable sous le bras, qui viennent se faire donner des cours particuliers par les médiathécaires, ou même faire réparer leur ordinateur. Certains services sociaux dirigent même les usagers vers leurs bibliothécaires pour que ces derniers remplissent leurs formulaires d’aides financières, car eux n’ont pas le temps de le faire !

Une attitude puzzle

On a longtemps reproché aux bibliothèques d’être des institutions au service de la classe moyenne et de la bourgeoisie installée, mais cette période est heureusement révolue. Face à une grande diversité de publics, d’attentes et de besoins, le bibliothécaire est dans la nécessité d’élargir et d’assouplir son cadre de référence personnel, et de s’inscrire dans une logique de respect mutuel et d’adaptation permanente.

Au lieu d’un lieu clos et centré sur lui-même, selon les codes de l’inconscient collectif, la bibliothèque est devenue un lieu d’intégration sociale, tant pour les usagers que pour les agents. En effet, la bibliothèque est le seul lieu institutionnel ouvert à tous, sans distinction de statut, d’âge, de sexe, de religion ou d’ethnie. Des migrants viennent consulter leur messagerie, des jeunes s’y donnent rendez-vous, des ados ou des personnes âgées s’y retrouvent entre amis, certains viennent y travailler, d’autres y passer le temps ou flâner, etc.

Pour faire face à toutes ces dimensions, les métiers et aptitudes nécessaires en bibliothèque se multiplient. La polyvalence est incontournable, non seulement en termes de métiers, mais aussi de cultures, afin de pouvoir être en lien avec l’ensemble des publics potentiels, et afin que ces derniers puissent se sentir en terrain connu et acceptés tels qu’ils sont.

Comment concilier le rôle et la personne ?

Le bibliothécaire de service public, pour mener ses tâches à bien, doit savoir comment se comporter de la manière la plus utile et efficiente. Il doit savoir ce qu’il faut dire et ne pas dire, faire et ne pas faire, montrer et ne pas montrer… Autant les procédures et les pratiques concernant le suivi des collections en bibliothèque sont généralement très précises et homogènes, autant tout ce qui concerne l’accueil, le service public et la relation avec les utilisateurs est souvent considéré comme allant de soi. Pourtant, savoir être à l’aise en toutes circonstances et être capable de mettre à l’aise n’importe quel public est un métier qui s’apprend. Les chartes qualité peuvent être un bon outil pour permettre une homogénéité des pratiques d’accueil et de service public. Mais le service public n’est pas seulement un rôle, c’est aussi une personne en relation avec une autre. Et chaque bibliothécaire comme chaque usager vient avec son bagage personnel, son cadre de référence composé de ses valeurs, croyances, préjugés, critères, faiblesses, niveau de résistance au stress, etc.

Dans cette mutation profonde du métier, ce n’est plus seulement le rôle et la fonction qui changent, mais aussi la « persona », c’est-à-dire la représentation que chacun se fait de son rôle et de sa place dans la bibliothèque et dans la société. La personnalité même du bibliothécaire est ainsi engagée. En service public, il n’est plus question de faire du service public, mais d’être en service public, avec toute la disponibilité et l’adaptation requise. Toute la personne est engagée dans le processus, ce qui nécessite pour chaque agent face au public une réappropriation de l’ensemble de sa personnalité : non seulement la tête qui pense et qui réfléchit, mais les valeurs parfois mises à mal, le corps avec ses intuitions, les émotions avec ses antennes. Pour vivre de manière paisible et fluide cette adaptation permanente, il peut être nécessaire de faire appel à des techniques corporelles et émotionnelles : l’alphabétisation et la gestion émotionnelles, la sophrologie, la méditation, etc. Par ailleurs, le bibliothécaire en service public n’est pas tout seul. Il peut s’appuyer sur le collectif et les décisions collégiales, ainsi que sur le contrat passé entre la bibliothèque et les usagers, validé et légitimé par l’autorité de tutelle.

Quel équilibre maintenir entre les différentes composantes du service public ?

Les tâches d’un bibliothécaire en service public sont multiples : entre l’accueil proprement dit (c’est-à-dire le fait de regarder une personne qui entre et de lui souhaiter la bienvenue de manière formelle ou non verbale), les activités de prêt et de retour ou d’aide aux automates, les conseils, les recherches, les discussions informelles, les aides de toute sorte, la régulation des incivilités, les renseignements téléphoniques, les réservations, le rangement, le travail interne, quelle priorité donner à l’une ou l’autre de ces tâches ?

La priorité, bien entendu, est dans la mise en oeuvre réelle de la disponibilité du bibliothécaire. Mais entre la théorie et les contingences de la réalité, il y a parfois un profond décalage. Tout est une question d’équilibre, un équilibre instable à maintenir entre ce qui donne de la sécurité aux utilisateurs et ce qui leur donne de la liberté.

Trop de sécurité génère de l’impuissance… et la fuite

La sécurité est assurée par le cadre, la structure, la signalétique de régulation, le règlement, les règles, l’autorité, la présence du personnel, le lien avec les services de santé, de police, municipaux ou universitaires. Si cette sécurité est trop présente par rapport à l’espace de liberté, elle mène les gens à la soumission et à l’impuissance ; ils ont alors tendance à fuir un lieu où ils ne se sentent pas à l’aise, mais au contraire surveillés, contraints ou enfermés.

C’est la raison pour laquelle il est important que l’équipe dans son ensemble sache clairement quelles limites donner aux utilisateurs, et de quelle manière les donner. Il est désastreux pour l’ambiance générale de la bibliothèque que certains membres de l’équipe se considèrent comme les vigies du bon usage, et se fassent un devoir de pourchasser impitoyablement tout manquement au règlement. Faut-il vraiment, comme on le voit dans certaines bibliothèques de lecture publique, attacher les chaises aux rayonnages avec des cadenas, afin d’empêcher que les lecteurs ne les déménagent ? Dans les bibliothèques du XXIe siècle, il nous semble important que les attitudes psychorigides n’aient pas systématiquement gain de cause.

Trop de liberté génère la cacophonie et le désordre

La liberté en bibliothèque est donnée par le sentiment de se sentir accepté tel que l’on est, sans être obligé de se conformer à une culture dominante. C’est l’invitation à se sentir comme chez soi, et à pouvoir s’approprier le lieu et les services selon ses besoins ou son envie. C’est aussi se sentir libre de vaquer à ses occupations, de flâner, de lire, de faire des découvertes, de travailler ou de ne rien faire, de se reposer, de se détendre, de bavarder ou de rire, sans se sentir jugé ou condamné par un regard suspicieux ou malveillant. Mais jusqu’où accepter les contournements et détournements des usages et des lieux par les usagers ? En bibliothèque jeunesse, par exemple, certains enfants aiment se faire une cabane avec les coussins et s’y enfermer, à l’abri, cachés. D’autres aiment s’asseoir sur les tables, apporter des boissons en cannettes. Faut-il l’accepter ou non, et dans un cas comme dans l’autre, pour quelles raisons ?

Dans un espace de grande liberté, certains auront naturellement tendance à se conduire comme s’ils étaient seuls au monde. Cette attitude, si on l’accepte, mène à des excès qui obligent les bibliothécaires à gérer des situations de conflit, soit entre usagers, soit entre le bibliothécaire et un usager.

Un équilibre subtil entre sécurité et liberté

Seul un juste équilibre entre sécurité et liberté permet aux utilisateurs de la bibliothèque comme aux agents d’expérimenter leur propre « puissance », leur espace personnel intérieur, leur potentiel, leur créativité, ainsi que leur zone de bienveillance envers eux-mêmes et envers les autres, et ce, de manière individuelle et collective.

Figure 4

Le triangle de la puissance personnelle et collective

Le triangle de la puissance personnelle et collective

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Qu’est-ce qu’une faute professionnelle ?

Pendant longtemps, une erreur de catalogage ou de cote était considérée comme une faute professionnelle, au regard de la rigueur nécessaire d’un catalogue et de rayonnages bien tenus. Les temps ont changé. En matière d’impact sur la pérennité de la bibliothèque, qu’est-ce qui est le plus dommageable ? Une erreur de catalogage dans un catalogue consulté presque uniquement par les bibliothécaires, ou la perte d’un lecteur mécontent ? On sait qu’un usager satisfait en parlera à trois personnes de son entourage, alors qu’un usager mécontent partagera son opinion négative avec au moins sept personnes (Fornell et Wernerfelt, 1987 ; Anderson, Fornell et Lehmann, 1994), sans compter l’impact négatif d’une lettre de réclamation auprès des élus, qui gardent toujours une oreille attentive aux opinions de leurs administrés et électeurs.

Les publics, quels qu’ils soient, ne sont plus captifs. Ils peuvent très facilement s’adresser ailleurs : Internet, les achats en ligne, les multiples ressources proposées par des services concurrents fragilisent l’existence de la bibliothèque. Elle doit se positionner sur d’autres services que la simple fourniture d’ouvrages ou d’outils. Elle a de multiples atouts qu’il lui faut mettre en valeur, à commencer par la compétence professionnelle et relationnelle de ses bibliothécaires, et leur aptitude à mener des actions en partenariat avec d’autres structures, publiques ou privées.

Quelles limites mettre à l’étendue des services proposés ?

Jusqu’où peut-on aller dans l’aide proposée aux publics ? L’aide aux devoirs, sous la responsabilité d’un médiateur ou d’un bibliothécaire, se généralise de plus en plus. Dans certaines localités, on l’a vu, les services sociaux renvoient les usagers vers les bibliothèques, pour concevoir, rédiger et imprimer un CV, faire une lettre de motivation, remplir un formulaire administratif, etc. Certaines bibliothèques offrent gratuitement une aide aux usagers en difficulté avec leurs propres ordinateurs portables. D’autres créent des associations pour pallier le manque d’animateurs et d’éducateurs pour les jeunes en difficulté.

Quelle limite donner au métier stricto sensu de bibliothécaire ? De quelles aptitudes nouvelles les bibliothécaires doivent-ils se munir ? Où placer la ligne de démarcation entre les associations ou métiers divers, accueillis dans les bibliothèques pour des services dérivés, et les nouvelles missions des bibliothécaires ? Quelles nouvelles compétences aller chercher, et comment les intégrer dans la configuration d’une équipe déjà opérationnelle ? Faut-il se former pour être aussi médiateur, assistante sociale, geek, écrivain public, avocat ?

Comment fidéliser ses publics, lecteurs et utilisateurs ?

Dans toute relation, dans tout échange, il y a toujours trois zones : moi, le bibliothécaire, l’autre, un usager, et la relation entre nous deux. C’est ce que Jacques Salomé (2013) appelle « L’écharpe relationnelle » (voir figure 5). Cette relation est une entité à construire et à faire fructifier, comme si elle était vivante. Quelle est la nature, la texture de l’écharpe relationnelle ? Est-elle solide ou fragile, continue ou en pointillé, fine ou épaisse, agréable ou désagréable ? Par exemple, les utilisateurs ne reçoivent-ils de messages de la bibliothèque que pour leur rappeler qu’ils possèdent des documents en retard ? Comment les messages sont-ils formulés ? Quand ils reçoivent un message de la bibliothèque, par quelque canal que ce soit, les utilisateurs ont-ils envie de l’ouvrir ou non ?

Figure 5

L’écharpe relationnelle

L’écharpe relationnelle

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Comme cette relation est fondamentale pour la pérennité et la santé de la bibliothèque, c’est au bibliothécaire à en être le garant, l’énergie fondatrice. C’est à lui de veiller à créer et à maintenir un lien de qualité et de confiance mutuelle dans la durée, par un accueil de qualité, des conseils ciblés et judicieux, des propositions, invitations et informations par courrier, messagerie, newsletter ou par l’intermédiaire des réseaux sociaux.

Comment le bibliothécaire doit-il veiller à la qualité de sa relation avec les usagers ? Par un accueil bienveillant et inconditionnel, assorti de trois qualités essentielles : la reconnaissance, l’acceptation sans jugement et la sécurité.

La reconnaissance

La reconnaissance est d’abord une reconnaissance inconditionnelle de la présence de l’autre : dès qu’une personne entre dans la bibliothèque, elle a besoin de se sentir vue, regardée, accueillie, bienvenue, et invitée à entrer plus avant. Imaginez-vous, par exemple, invité chez des amis : la porte est ouverte, vous entrez, et personne ne vous accueille. Tout le monde est occupé à bavarder, sans faire attention à vous. Comment vous sentiriez-vous ? N’auriez-vous pas envie de repartir ?

La reconnaissance est aussi conditionnelle, en ce sens que chacun apprécie que l’on reconnaisse ses goûts, que l’on se souvienne de son nom et des échanges partagés. Une relation de qualité se tisse dans la durée. Chacun apprécie aussi que l’on reconnaisse ses efforts pour se conformer aux us et coutumes du lieu, ses attentions, ses sourires, ses choix, ses envies.

La reconnaissance se manifeste aussi sous la forme du sentiment d’appartenance, qui se cultive, de la qualité de la relation, qui se travaille, de la satisfaction du besoin d’être respecté, quelle que soit l’attitude de l’usager, et de la satisfaction du besoin de justice, qui implique qu’on traite les usagers de manière impartiale et objective, et non à la tête du client.

L’acceptation sans jugement

Nous l’avons vu, la bibliothèque est fréquentée par des personnes dont la vision du monde, la culture, le mode de vie sont parfois en décalage avec les normes sociales en vigueur, souvent implicites d’ailleurs. Ainsi, le terme « banque de prêt » en bibliothèque pourrait être mal compris par un usager ne maîtrisant pas complètement le français ou le langage bibliothéconomique. Si cet usager demandait à ce que le bibliothécaire lui prête de l’argent, comment ce dernier devrait-il réagir ? En rire provoquerait à coup sûr une réaction négative de l’usager, qui pourrait à bon droit se sentir offensé.

La sécurité

Les personnes qui fréquentent une bibliothèque apprécient de s’y sentir en sécurité. De fait, le lieu est structuré et les bibliothécaires sont garants de l’ordre et de la sécurité qui doivent y régner. C’est à eux à gérer les conflits éventuels, qu’ils soient d’usage ou de comportement. Une bibliothèque est en réalité un lieu bien plus tranquille et sécuritaire que la voie publique. Mais comme tout lieu public, et donc ouvert à tous, il peut y avoir des dérives, et l’usager qui en est victime doit pouvoir venir se plaindre sans hésitation auprès du bibliothécaire et demander sa protection en cas de menace.

Mais encore une fois, jusqu’où placer le curseur de la sécurité ? Certaines personnes laissent parfois les enfants placés sous leur responsabilité sans surveillance : que faire si un très jeune enfant entre dans un ascenseur, grimpe sur les rayonnages, ou même s’il s’échappe et court dans la rue ? Que faire lorsque l’on voit un enfant, seul, attendre sous la pluie devant la porte fermée de la bibliothèque, parce que ses parents ne peuvent pas s’occuper de lui et qu’ils lui ont demandé d’aller à la bibliothèque ? Quelle est ou quelle doit être dans ce cas la responsabilité de la bibliothèque et des bibliothécaires ?

Quels sont les appuis de la bibliothèque face aux évolutions rapides de l’environnement ?

La bibliothèque n’est pas isolée ou seule au monde. Elle fait partie d’un dispositif administratif et politique, d’une politique culturelle, sociale et territoriale, dont elle est un maillon important. Elle est parfois même la pièce maîtresse d’enjeux politiques locaux. Certaines bibliothèques ont la chance d’avoir un élu chargé de la lecture concerné, investi, capable de mener des actions concrètes et de soutenir les projets de la bibliothèque. Cette dernière est un outil exceptionnel au service des politiques territoriales culturelles et sociales qui doivent être menées par la collectivité publique. Il est donc de la responsabilité de la bibliothèque de savoir faire entendre ses difficultés, son besoin de soutien et ses propositions. Maîtriser le langage des décideurs, qu’ils soient administrateurs ou politiques, est une des nombreuses aptitudes que doivent acquérir les bibliothécaires, après avoir maîtrisé le langage de leurs publics, des éducateurs, des enseignants, des architectes, des techniciens, des informaticiens, etc.

La bibliothèque peut aussi avoir la chance de bénéficier autour d’elle d’un ensemble associatif dense qu’elle peut cultiver pour mener des actions en partenariat, au bénéfice des utilisateurs de ses services. Là aussi, il lui faut maîtriser le langage de ses partenaires, publics et privés, car personne, dans son environnement, ne se soucie d’apprendre le langage et les arcanes de la bibliothéconomie.

La bibliothèque : l’univers de l’équilibre ?

Pour conclure, on peut dire que la bibliothèque est l’univers de l’équilibre. Si la balance penche vers le « trop », la bibliothèque est envahie et les bibliothécaires sont stressés et épuisés. Si la balance penche vers le « pas assez », la bibliothèque est désertée et en danger de disparition. Entre les deux, une alchimie subtile est nécessaire entre les bibliothécaires professionnels et leurs usagers, mais aussi entre les professionnels traditionnels et tous les autres métiers devenus nécessaires en bibliothèque (responsables informatiques et culturels, médiateurs, etc.), entre les publics occasionnels et les « séjourneurs », entre les comportements traditionnels de lecture et d’apprentissage et les appropriations créatives et inattendues des lieux et des services.

Et comme tout équilibre, il est fragile et nécessite une constante réévaluation. Puisque, comme le dit si bien Héraclite (2018) : « Rien n’est permanent, sauf le changement. »