Corps de l’article

Introduction

Observateurs quotidiens des dangers qui menacent la sécurité individuelle et collective, les chercheurs et les professionnels travaillant dans le champ des problèmes sociaux sont sans doute les derniers à croire possible la « société sans risque », mais cela n’implique pas qu’ils n’en rêvent jamais. Comme l’a montré Sigmund Freud dans L’interprétation des rêves (1967, 1899-1900) et Malaise dans la civilisation (1971, 1930), la proximité quotidienne du péril ne prémunit nullement contre le désir de paix et de sécurité ; elle en nourrit plutôt l’espoir et le besoin. Éveillés ou endormis, il nous arrive d’imaginer ce lieu où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » (Baudelaire, 1968, 1855), et c’est pour le rendre moins improbable que nous tentons de prévoir les dangers et d’en réduire la fréquence.

La « question du risque » est en elle-même un sujet qui inquiète les citoyens et divise les chercheurs. Sur la capacité de le prévoir et de l’écarter, les savants des sciences naturelles et physiques, des sciences de la santé et du comportement entretiennent des vues différentes de celles d’un bon nombre de chercheurs en sciences humaines et sociales. Parmi les premiers, les physiciens et les mathématiciens estiment que leurs concepts et leurs méthodes permettent de prédire le risque (Amsterdamski, 1975 ; Carnap, 1947 ; Hempel, 1983 ; Thom, 1983, 1986, 1990, 1993). Telle est aussi la conviction de bon nombre de spécialistes des sciences de la santé et du comportement (Bernard, 1947 ; Hardcastle, 1999 ; Laborit, 1964 ; Myers, 613 ; Requin et coll., 1994).

Dans la famille des sciences sociales et humaines, pendant qu’un groupe important partage les vues des spécialistes des sciences naturelles et recourt aux méthodes expérimentales dans l’espoir de « faire de la vraie science », une proportion croissante s’inscrit dans le courant herméneutique et les théories du sens. Sans bouder les données « dures » (hard data) et les séries statistiques qu’ils considèrent comme de précieux instruments de prévision, ces chercheurs reconnaissent d’emblée que leurs résultats parlent de probabilités. Pourtant, s’agissant du risque, leur démarche leur semble davantage capable d’établir la prévention parce qu’elle s’intéresse aux sujets en situation, à leur perception de la menace, aux facteurs qui la construisent, et à la conscience de leur responsabilité dans sa survenue (Beck, 2001 ; Gauthier, 2005 ; Habermas, 1987 ; Husserl, 1985 ; Schutz, 1967, 1987 ; Rorty, 1994 ; Villa, 1994).

Nous partageons cette dernière perspective ; dans cet article, nous nous intéressons à la perception du risque, depuis la sociologie des normes et des valeurs, et la philosophie politique. Nous faisons l’hypothèse que la perception du risque est déterminée par les conditions culturelles, politiques et économiques d’une époque donnée et sa culture propre. Nous poursuivons ici nos travaux antérieurs en sociologie de la déviance et de la réaction sociale de même que nos analyses de la politique des drogues (Bertrand, 2000, 1999, 1998, 1992, 1989, 1986, 1981).

La première partie de l’article est consacrée au contexte social contemporain et aux phénomènes qui le caractérisent, notamment l’ébranlement des fondements de la connaissance et des valeurs, les changements technologiques et leurs effets sur les rapports sociaux, la désuétude des institutions traditionnelles, et la mondialisation de l’économie. Réunis, ces traits constituent ce que nous appellerons la « culture contemporaine du risque ». Dans la deuxième partie, nous abordons deux éléments de cette culture, les valeurs et leur hiérarchie, et les risques dont la perception découle de l’importance attachée à quelques biens, comme la santé, l’environnement, la sécurité économique. Finalement, nous tentons, brièvement, de situer la gravité relative de l’usage et de l’abus des drogues parmi les risques contemporains. La dernière partie esquisse le tableau de la réaction sociale aux risques, dans notre milieu, le Québec et le Canada.

Nous utiliserons de façon interchangeable les mots « risques », « dangers », « menaces », bien qu’un risque ne soit pas déjà un danger, mais une « proximité perçue » d’une menace, ou une « probabilité statistique » d’un accident, d’une maladie ou d’un malheur. Nous parlerons même de « dommages » et de « malheurs » perçus comme des sources « annoncées » de risques.

1. La culture contemporaine

Les auteurs qui ont consacré une bonne partie de leurs travaux à l’analyse des sociétés avancées et de leur culture[1] estiment que la nôtre ne ressemble à aucune autre et, surtout, qu’elle se différencie nettement de la précédente. Nous sommes sortis d’une première « modernité » pour entrer dans ce que les uns appellent la modernité avancée (high modernity, late modernity), ou la hypermodernité, ou la deuxième modernité. D’autres parlent plutôt de postmodernité.

Mais de quelle période s’agit-il ? Quand commence la nouvelle ère ? Les historiens de l’art, de la culture et des lettres en voient les premiers signes dans les années 1870 ; d’autres, en sciences humaines, en observent les débuts dans l’entre-deux-guerres, soit les années 1920 à 1935. Toutefois, la majorité des spécialistes des sciences humaines et sociales en « observent » la naissance dans la décennie qui suit la Deuxième Guerre mondiale, les années 1950 à 1960 (Brodeur, 1993).

Quant à l’étendue des transformations, tous les auteurs sont d’accord pour reconnaître qu’elle est considérable. Il s’agit de changements profonds, dont les effets sont « désécurisants », car ils affectent notre façon de penser le monde, de nous percevoir, de nous représenter le présent et l’avenir. Tout cela entraîne des modifications dans nos pratiques culturelles, nos rapports interindividuels et intergroupes, ainsi que dans nos valeurs.

Cependant, et bien qu’ils s’accordent sur le tableau d’ensemble, les analystes sont divisés sur plusieurs points. D’abord, sur le nom qu’il convient de donner à cette période. Pour simplifier, nous répartirons les auteurs en deux camps. Alors que Lyotard (1979) et Rorty (1990) estiment que nous sommes entrés dans la postmodernité, plusieurs auteurs, dont Beck (2001), Giddens (1990), Lipovetsky (1992 et 1993), Habermas (1986, 1988), Taylor (1992) et Touraine (1992), etc., parlent de deuxième modernité, ou de modernité avancée, voire d’hypermodernité. Cette différence dans l’appellation reflète des divergences plus profondes.

Pour les postmodernes, Lyotard et Rorty, notre époque est en rupture avec celle qui la précède, dont elle rejette les « grands dogmes » et plusieurs valeurs. Le préfixe « post » dans postmodernisme et postmodernité ne désigne pas tant « ce qui vient après » que ce qui est antinomique par rapport à ce qui précède. Les notions métaphysiques, sur lesquelles nous avions coutume d’asseoir nos raisonnements, de fonder nos actions et nos jugements sur le Vrai, le Bien, et le Beau, ont perdu leur autorité ; par ailleurs, aucune vérité ne peut plus être tenue pour universelle. Cet ébranlement des grands discours (les trois R, la Raison, la Religion et la Révolution) est un fait social qui ne cesse d’inquiéter. Cependant, pour les deux penseurs postmodernes que nous avons nommés, le bouleversement en question et les inquiétudes qu’elles suscitent ont des avantages : par exemple, la « fin des vérités universelles » laisse place à la « différence » – individuelle, sexuelle, morale, ethnique. De son côté, la fin de la foi dans l’Autorité intellectuelle des savants et des jugements des chefs politiques et religieux nous renvoie à notre propre conscience – ce que faisaient déjà « Les Lumières ». Cependant, à l’époque contemporaine, il est possible de chercher et de trouver parmi toutes les connaissances disponibles, celles qui sont les plus justes et les mieux adaptées à la situation vécue, locale, réelle, selon notre jugement. On peut maintenant critiquer les avis des experts ; et on prend conscience de la responsabilité humaine dans ce qui nous arrive (Lyotard, 1979, 1983,1988 ; Rorty, 1989, 1990, 2001). Désormais, pour les postmodernes, vérité, bien, beau sont transitoires et locaux ; ils sont l’aboutissement de débats et le fruit de consensus, ce sont de « petits discours » par opposition aux « Grands Récits » qui ont fondé les certitudes de l’époque des Lumières.

Cette vision des postmodernes a semblé trop radicale à la majorité des analystes qui réfléchissent sur notre époque ; dans leurs écrits des années 1990, ils la rejettent violemment, effrayés par ses conséquences. Cependant, plusieurs, sans toujours l’avouer, en empruntent des éléments dans leurs écrits des années 2000. Mais commençons par ce qui rassemble les auteurs de ce deuxième groupe qui qualifient notre époque de « deuxième modernité » ou de « modernité avancée » et par ce qui les distingue des postmodernes. Selon eux, notre temps ne rompt pas avec l’époque précédente. Tout en reconnaissant que les idées révolutionnaires ont montré leurs limites et que les religions sont en perte de vitesse (deux des grands « R »), ils estiment que la Raison quant à elle n’a pas dit son dernier mot et qu’elle demeure l’instrument indispensable de la connaissance ; serait-elle en danger, il faudrait la sauver (Touraine, 1992). Parmi les partisans de la « deuxième modernité », on peut distinguer deux sous-groupes, les « observateurs nostalgiques » qui se transforment souvent en censeurs, comme Taylor (1992), et qui se montrent très pessimistes devant une culture contemporaine caractérisée par l’individualisme, l’hédonisme, l’instantanéisme et le culte de l’image ; d’autres sont plus inventifs, notamment Giddens (1994) et surtout Habermas (1987, 1988), ils font confiance au dialogue et au consensus comme nouveaux fondements de la vérité et du bien. Plusieurs donnent à leurs analyses des titres qui en disent long sur leurs inquiétudes et leur ambivalence : Grandeur et misère de la modernité (Taylor, 1992), L’ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain (Lipovetsky, 1993), La Modernité en question (Shusterman, 1998).

Chez les postmodernes, on note un tout autre ton. Richard Rorty, par exemple, montre son humour dans Contingency, Irony and Solidarity (1989) et un optimisme réaliste dans Science et solidarité, la vérité sans le pouvoir (1990).

En résumé, au-delà des différences, les analystes de notre époque reconnaissent que celle-ci est bouleversante, porteuse d’insécurité, génératrice de sentiments d’incertitude. Alors que les postmodernes entrevoient les avantages de ces changements sans en nier la profondeur, dans l’autre groupe, les uns se désolent et appellent au retour pur et simple à la « bonne vieille » modernité, tandis que d’autres croient des accommodements possibles entre la première et la deuxième modernité. Parmi ces derniers, certains reconnaissent que ces temps troublés sont favorables à une posture réflexive et sans doute préventive, car les connaissances scientifiques et leur dissémination permettent maintenant d’entrevoir l’étendue de la responsabilité humaine dans les risques et dangers qui nous menacent.

S’agissant des causes de ces grands changements de la culture, la majorité des auteurs en reconnaissent trois.

1.1 Les développements scientifiques et les transformations technologiques

Tous les auteurs évoqués attribuent une grande part des changements qui marquent l’époque contemporaine à la fulgurance des avancées scientifiques et technologiques, dont les sociétés avancées ont été les témoins depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce sont là, disent-ils, les causes principales de la transformation de la culture, de l’économie, et des rapports humains.

Un ouvrage récemment traduit en français, La Société du risque, vers une deuxième modernité (Beck, 2001)[2] porte sur ces deux facteurs et connaît une grande notoriété. On ne compte plus les périodiques allemands, français, américains, canadiens, australiens, italiens et espagnols qui en ont fait l’objet de numéros à thème, de même que les colloques l’ayant pris comme sujet. On peut résumer comme suit la thèse de son auteur : Au cours des soixante-quinze premières années du XXe siècle, nous allions, sûrs de nous, vers un progrès technique qui semblait ne jamais devoir s’arrêter et qui engendrait une différenciation sans précédent des rôles, des genres, des disciplines, autant d’indices d’une société avancée. Ce constat n’est pas nouveau, mais le propos de l’auteur devient plus original quand il démontre que non seulement avons-nous pris conscience du fait que ces développements n’allaient pas sans conséquences négatives, mais nous avons aussi reconnu que celles-ci étaient illimitées dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, car nous ne pouvons ni ne savons comment arrêter les effets des choix faits par nos prédécesseurs, sur les plans technique, industriel, économique, agronomique et politique ; dans l’espace, car les conséquences des pratiques locales, nationales et même continentales n’ont pas de frontières. Par exemple, les pays scandinaves, qui sont parmi les plus respectueux de l’environnement, voient leurs forêts menacées par les fumées industrielles des régions voisines. Autre exemple, les maladies virales : certes, les pandémies existaient avant notre ère, mais les nouvelles habitudes de vie, la fréquence des voyages et le commerce international font de la menace de contagion un risque « immédiatement mondial » contre lequel la majorité des auteurs croit difficile de nous prémunir. Beck (2001) n’est pas tout à fait de cet avis : non seulement les progrès scientifiques peuvent nous protéger contre les risques, écrit-il, mais la conscience de notre responsabilité dans leur étendue nous permet maintenant d’y parer ou, en tout cas, d’alerter et d’éperonner les responsables politiques et les fonctionnaires de la santé publique et de l’environnement quand ces biens (la santé et l’environnement) sont en péril. Par exemple, des groupes militants et des citoyens « ordinaires », exposés aux risques de chirurgies inutiles et de médicaments qui n’ont pas fait la preuve de leur innocuité, exigent désormais que les experts rendent transparents leurs protocoles de recherche et leurs marges d’erreur. Autre exemple : il est maintenant possible aux citoyens et aux journalistes de « questionner » les décisions des responsables politiques, de critiquer leurs négligences et le retard à rendre des décisions en cas d’urgence. Et comme nous nous le rappelions précédemment, les progrès de la médecine et des mesures d’hygiène permettent de circonscrire assez rapidement les épidémies dans les pays avancés, ce qui rend plus inacceptable encore la négligence des autorités sanitaires à le faire.

C’est en ce sens que Beck (2001) et Giddens (1994) parlent de modernité réflexive pour décrire la conscience de la responsabilité humaine dans l’incidence et la prévalence des risques, notamment en santé et en environnement.

1.2 Les transformations institutionnelles

Tous les risques ne sont pas « physiques » et tous n’affectent pas la santé et l’environnement. Dans les pays avancés, plusieurs découlent de la fragilisation des institutions traditionnelles, la famille, l’école et l’organisation du travail. Cette vulnérabilité croissante des institutions sociales, en particulier ce qui touche le plein emploi, constitue le risque le plus étendu et le plus actuel. On est passé en vingt-cinq ans de « l’emploi stable et à temps plein » comme mode de vie de la majorité des travailleurs, à un découpage en petits morceaux de « l’occupation rétribuée ». Dans la plupart des pays avancés, d’ici peu, pour chaque emploi à temps plein, on comptera un emploi à temps partiel et précaire et une personne sans emploi. Le travail précaire comprend la pige, l’auto-emploi (on crée son travail), les contrats à durée limitée, les périodes de chômage temporaire alternant avec des périodes d’emplois fragiles et le manque d’emploi. Cette précarité, cette fragilité et le manque viennent menacer l’autonomie des personnes, leur identité sociale et professionnelle, la possibilité de se projeter dans l’avenir, leur sécurité économique individuelle et le bien-être collectif, car la prospérité du groupe social et du pays dépend directement des revenus de chacun. À l’inverse, la proportion des sans-travail et des travailleurs à temps partiel affecte négativement les revenus de l’État (Castel, 2003).

Comment se protéger contre le risque de perte de statut professionnel, économique et social que l’emploi stable traditionnel garantissait ? Il existe, selon Castel deux grands types de protection. D’une part, les protections civiles garantissent les libertés fondamentales et assurent la sécurité des biens et des personnes dans les États de droit. D’autre part, les protections sociales « couvrent » les citoyens en cas de dégradation des conditions de vie et de santé, en cas de maladies, d’accidents, de catastrophes physiques, et pendant une vieillesse impécunieuse pouvant aboutir à la déchéance sociale. Comme on sait, Castel écrit depuis la France, un pays fortement centralisé, où certaines de ces protections sociales sont souvent mieux garanties et plus largement accessibles qu’au Canada, pays confédéral où le pouvoir de dépenser de l’État central vient restreindre arbitrairement les moyens dont disposent les provinces et les régions en matière de santé, d’éducation, de bien-être et de main-d’oeuvre. Pourtant, il est vrai qu’ici comme en France et dans les autres pays riches et démocratiques, tant en ce qui concerne les protections civiles (individuelles) que sociales, nous vivons « dans les sociétés les plus sûres qui aient jamais existé », même si cette nouvelle sécurité n’est pas sans inconvénient. En effet, de nouveaux dangers associés « au trop » apparaissent. Par exemple, le risque de mourir des suites de l’obésité est peut-être, désormais, plus répandu que celui de mourir de faim, et nos habitudes sédentaires (favorisées par les nouvelles technologies) sont responsables de plusieurs maladies. Malgré tout, nos vies ne se déroulent plus sans filet comme ce fut le cas pour la majorité de nos ancêtres. Mais d’une part, en régime néolibéral, les mailles du filet sont de plus en plus lâches, et d’autre part, le filet de l’assistance sociale peut se révéler tout aussi destructeur que l’absence de filet, comme la pauvreté et le manque l’étaient pour nos ancêtres.

Le plus étonnant, c’est que malgré ce « filet » les préoccupations sécuritaires sont omniprésentes.

Comment expliquer ce paradoxe ? Il faut, écrit Castel (2003), cesser d’opposer insécurité et protection comme si elles appartenaient à deux registres différents de l’expérience collective. L’insécurité n’est pas l’absence de protection, mais son « ombre portée » : notre univers s’organise autour d’une quête sans fin de protection, une recherche éperdue de sécurité à la mesure des risques perçus, et ceux-ci sont sans cesse mieux connus. Notre connaissance « chiffrée » des risques, de leur probabilité, nous pousse à nous « payer » des assurances tout risque, à réclamer des pouvoirs publics une protection totale contre tout ce qui met en danger l’ordre et la sécurité privés et publics. En somme, nous réclamons de nos assureurs et de l’État des conditions de vie d’où le risque est exclu, « une société sans risque » que nous considérons comme un droit.

D’autres institutions sociales ont aussi fait l’objet de profondes transformations (Deleuze, in Castel, 2003) ; les professions humaines et biomédicales ont dû revoir leurs rôles et leurs fonctions, acceptant que, désormais, leurs pratiques se situent « entre » la famille et l’école, « entre » l’école et la rue. Il y a trente ans, dans les années 1970-1979, ces changements visaient la désinstitutionnalisation, et ils étaient pensés comme « une autonomisation des personnes ». Toutefois, à compter des années 1980, on a assisté à un retour au « contrôle sur les clients » au nom des logiques de l’État.

À la lumière des risques et besoin de contrôles, social, médical, pénal, notamment avec l’arrivée du VIH et des flux migratoires, on a observé une fragilisation économique de larges pans de la population dans les pays riches. Les professions humaines et biomédicales se sont alors vu confier la mission de remettre de l’ordre dans la cité, de contenir les nouveaux problèmes. Quelques fois, ces professions se sont donné à elles-mêmes cette mission, « périllisant » les problèmes sociaux qui ne méritaient pas tous cette dramatisation, car elles pressentaient qu’il y allait de leur pertinence aux yeux de l’État (Carrier et Quirion, 2003).

1.3 L’économie de marché

Un autre changement social d’une grande puissance est venu bouleverser tous les rapports depuis le milieu des années 1980, c’est-à-dire le passage du capitalisme d’État au néolibéralisme et à la loi du marché, auxquels les États nationaux, loin de résister, se sont soumis, en conséquence, ils y ont assujetti leurs employés ainsi que les professionnels de la santé et des services sociaux. Par exemple, les contrôles sociaux et pénaux sur les marginaux et les assistés sociaux (Hermer et Mosher, 2005) ont obéi de plus en plus à des considérations d’économies plutôt qu’à des préoccupations de bien commun ou aux valeurs de l’État providence. On en voit un autre exemple dans ce processus de « périllisation » dont parlent Carrier et Quirion (2003), s’agissant des interventions tant sociales que médicales auprès des usagers de drogues opiacées.

On peut relier ce dernier exemple à d’autres manifestations de l’emprise de la loi du marché, entendues récemment à Montréal : un groupe de résidants d’un quartier « à risque », des propriétaires, âgés de quarante à cinquante ans, des gens politisés, suréduqués et partageant en général des idées de gauche, exigent de la police qu’elle « déplace » les usagers de drogues par injection et les travailleuses du sexe, parce que leur présence « fait baisser la valeur des propriétés » dans l’arrondissement. Ce genre de propos n’est pas nouveau, mais il ne vient plus de groupes de personnes âgées et vulnérables comme c’était le cas à Vancouver et Toronto durant les enquêtes nationales sur la prostitution dans les années 1980. Même motif pécuniaire, mais agissant à l’inverse, dans les propos du propriétaire d’un café du même arrondissement, qui s’oppose à ce qu’on chasse les travailleuses du sexe parce que la « réputation » (exotique) du quartier attire « les visiteurs ». D’ailleurs, les toxicos et les prostituées sont « de bons clients » de son restaurant et des petits commerces de vêtements du quartier, et il les aime bien. Instrumentalisation financière de la marginalité dans le second cas, volonté d’exclusion motivée par l’intérêt personnel et financier dans le premier.

Certes, il y aurait bien d’autres choses à dire au sujet de la mondialisation économique et de ses effets sur la culture, sur les institutions sociales, les appareils de gouvernance et les rapports sociaux. Cette idéologie de la productivité, du profit maximal, vient pervertir tous les rapports et dominer toutes les décisions. Par exemple, c’est la marchandisation des rapports et les logiques économiques qui règlent les relations entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud. Quand les États nationaux refusent de modifier leurs politiques en matière d’environnement ou reportent les échéances à 2010 ou 2015, ils le font pour ne pas se priver « immédiatement » (pendant le mandat du parti au pouvoir…) des profits qu’ils tirent de la présence d’entreprises pétrolières, forestières ou pharmaceutiques sur leur sol. Lorsqu’ils se soumettent aux ententes internationales, ils le font aussi dans l’espoir d’avantages financiers et de retours d’ascenseur. Autre exemple : ayant légalisé les jeux de hasard, les États hésitent à en réduire l’accessibilité ou même s’y refusent carrément, quitte à devoir subventionner, à la marge, les services de réhabilitation qui traitent les joueurs compulsifs… La loi du profit l’emporte. Une étude en cours montre que ni la Grande-Bretagne, ni l’Australie, ni le Canada ne peuvent désormais se passer des milliards que génère l’industrie des jeux de hasard (Campbell, Hartnagel et Smith, à paraître 2005-2006). Les recettes des années précédentes figurent déjà en bonne place dans la colonne des « revenus escomptés » de chacun de ces pays. Oubliant sa mission de gardien du bien commun, l’État se comporte lui-même comme « foncteur » de risques.

2. Un échelle de sévérité des risques et des valeurs

L’un des objectifs que nous nous sommes fixés dans cet article est de faire apparaître une échelle des valeurs des sociétés contemporaines, reliée à la gravité perçue des risques, et de situer les dangers relatifs que représentent l’usage et l’abus des drogues.

2.1 Une échelle des risques

Les auteurs s’entendent pour reconnaître que notre époque vit sous la menace de trois types de risques.

Les premiers menacent la vie humaine, la santé et l’intégrité des personnes, et leur dignité. Ceux-ci seront de niveau « 1 » ou maximal lorsqu’ils sont étendus, proches et imminents. Les plus mortels et les plus « étendus » sont sans doute générés par les guerres et les conflits armés, qui sont à leur tour des causes de paupérisation, de désorganisation sociale et de déplacements. Dans les pays pauvres et les régions désertiques, qui sont souvent le siège de ces malheurs, le nombre de décès consécutifs se chiffre par centaines de milliers, voire par millions. Les épidémies et les catastrophes naturelles ont souvent des effets comparables, en étendue et en gravité, dans les mêmes pays. À l’échelle de la planète, ces menaces sont considérables, les risques de perdre la vie ou de voir son existence à jamais compromise par suite de ces malheurs sont imminents localement ou régionalement, ce sont alors des risques de niveau 1. Dans les pays riches et avancés, ces risques n’ont pas cette étendue et cette imminence, en tout cas jusqu’à présent. Et leurs conséquences, en cas d’épidémies, ne sont pas aussi étendues.

Dans le second type de risques, on compte les effets négatifs des développements technologiques et de nos propres habitudes de vie sur l’environnement, les ressources naturelles et les espèces vivantes. Les risques ne sont pas tous imminents, mais ils se rapprochent, et les dommages pourraient être illimités dans les pays industrialisés. Ce sont des risques de niveau élevé par leur étendue et leur fatalité.

Les dangers du troisième type naissent de la transformation et de la déliquescence des institutions traditionnelles, la famille, l’école, l’église, et de la nouvelle désorganisation du travail qui comporte des risques majeurs d’insécurité sociale et économique dans les pays avancés comme le nôtre. Ce sont des menaces en expansion et de niveau 1 ou 2, à notre avis, par leur présence déjà affirmée, leur étendue et les valeurs qu’elles mettent en question.

2.2 Une échelle des valeurs

Dans les pays avancés et démocratiques, on est d’accord, nous semble-t-il, pour reconnaître que la vie humaine, l’intégrité physique des personnes et leur dignité constituent les valeurs premières, qu’il faut protéger à tout prix. À preuve, la part qu’occupent les soins de santé dans les budgets nationaux, le nombre de mécanismes et de ressources nationales et internationales qui s’en préoccupent, les chartes des droits, les dispositions des codes civil et pénal, et la « réclamation » populaire de soins, toujours plus étendus, immédiats, coûteux, avec une requête qui ne connaît pas de limite. Quand le risque de perdre ces « biens » est perçu comme étendu, proche et imminent, il occupe le niveau 1, il est maximal. On le voit bien quand sont annoncées des épidémies et des catastrophes naturelles (dont les pays avancés savent cependant se protéger).

Mais il arrive que des dangers rares mobilisent les ressources maximales de sécurité, comme c’est le cas, par exemple, des menaces terroristes ou d’homicides. Le meurtre est un contre-exemple intéressant. Bien qu’il s’attaque directement à la valeur la plus chère, la vie humaine, sa fréquence est très faible au Canada et plus encore au Québec. C’est un fait très rare (moins de 2,8 pour 100 000 habitants). Pourtant, les moyens mis en oeuvre pour dissuader les auteurs potentiels et prévenir leur geste sont considérables, très coûteux, et à la fine pointe de la science. Autre exemple : les risques d’attaques terroristes qui se rapprochent peut-être de nous, mais dont les victimes dans les pays occidentaux sont peu nombreuses. On ne peut parler dans ce cas de risques de niveau élevé par leur étendue et leur imminence. Pourtant, les moyens déployés pour y parer sont énormes.

À l’inverse, nous avons connu au Canada au cours des vingt dernières années au moins quatre cas de menaces avérées contre la vie et la santé. Quelle a été la réaction des responsables de la santé publique à ces occasions ? Rappeler les faits peut nous aider à discerner les logiques en jeu. Il s’agit de :

  1. l’affaire du sang contaminé ;

  2. l’apparition du VIH et de l’hépatite C ;

  3. l’épidémie du SRAS ; et

  4. la pollution de l’eau potable à Walkerton.

Les craintes dans ces quatre cas étaient fondées ; dans les années 1980, le danger était imminent et étendu. Certaines craintes relevaient des limites de la science (VIH dans les années 1980 et SRAS encore récemment). Les mesures mises en place et les progrès de la science ont permis de limiter les dégâts.

Mais dans les deux autres affaires, celles des réserves de sang et de l’eau potable, on observe des comportements de négligence, des mensonges, de l’irresponsabilité professionnelle et politique, qui font perdurer les risques, causent la mort ou de graves dommages à la santé des citoyens. Apparaît ici la fragilité des contrôles « publics », mais aussi la dissimulation, le mensonge et des manoeuvres frauduleuses. Si bien que la responsabilité criminelle de quelques acteurs a été établie au Canada et en France, ainsi que leur responsabilité civile, entraînant des compensations financières pour les victimes dans l’affaire du sang contaminé ; les responsables de la pollution de l’eau potable en Ontario ont été soumis aux deux types de sanction.

Comparés aux risques précédents, les risques associés à l’usage et l’abus des drogues illicites sont-ils importants au Canada et au Québec ?

  1. L’usage de drogues par injection est un facteur de risques de transmission du sida, de l’hépatite C et d’autres infections pouvant être contractées lors de rapports sexuels non protégés. Le risque a été réel et étendu pendant les années 1980, mais la menace n’est plus du même ordre, car, d’une part, avec les trithérapies et d’autres médicaments, le sida n’est plus mortel dans les pays riches. D’autre part, les programmes de réduction des méfaits ont atténué le nombre des cas d’infections attribuables aux utilisateurs de drogues injectables (UDI) par l’établissement de lieux d’échanges de seringues, lieux de consommation protégés, et de traitements de substitution limitant le recours aux drogues illicites[3]. Par ailleurs, on poursuit maintenant pour conduite dangereuse et comportement frauduleux les porteurs du sida qui ont des rapports sexuels non protégés avec des partenaires non avertis de leur état.

  2. L’ébriété au volant est une source de dangers réels pour la vie d’autrui, mais son incidence diminue nettement, sous l’action conjointe des sanctions civiles et pénales (pertes de permis, points de démérite, sanctions financières, sursis et contrôles dans la communauté, voire privation de liberté) et des campagnes de prévention. La violence attribuable à l’ébriété est invoquée comme facteur précipitant lors de blessures mortelles dans les rapports intimes, mais la fréquence de ces drames est peu élevée.

  3. Quant à l’usage occasionnel ou régulier, mais modéré de drogues légales et illégales, on n’en a pas établi les méfaits pour la collectivité. L’achat et la vente de drogues illégales constituent une activité risquée, les dangers dans ce cas sont attribuables à la prohibition.

  4. La dépendance aux drogues illicites (et licites) est un vrai problème pour les intéressés et souvent pour leurs proches. Elle est souvent la cause de déperdition de la productivité professionnelle, sociale, économique et politique. Toutefois, la dépendance n’est pas contagieuse, pas plus que les surdoses éventuellement mortelles. Ce sont des comportements qui ne relèvent pas de notre analyse, dont nous avons délimité la perspective dans l’introduction de cet article.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les facteurs macrosociaux et politiques qui font de l’usage et de l’abus, des risques. Tel est le cas de la prohibition (Bertrand, 2000). L’état des connaissances technologiques et chimiques, permettant à des milliers de citoyens de fabriquer leurs concentrés, devient un facteur de risques, toujours en raison de l’interdiction qui empêche tout contrôle de qualité et des prix. Même dynamique concernant la culture illicite de l’opium dans les pays pauvres et en guerre, en Afghanistan par exemple, où les profits générés constituent un moyen de survie (Bertrand, 1999, 2000).

En somme, les risques sociaux associés à l’usage et à l’abus des drogues sont de niveau moyen ou bas. Les risques collectifs sont à mettre au compte du statut illégal des substances, ce qu’ont bien compris les instigateurs des programmes de réduction des méfaits.

3. La réaction sociale

La réaction sociale au risque se construit avec le concours de plusieurs familles d’acteurs : les experts, les médias, les intervenants sur le terrain, les associations de citoyens et les groupes militants, les victimes, et les appareils d’État, qui bien souvent sont les plus lents à se mettre au travail. Tous les acteurs ne réagissent pas en vertu des mêmes logiques ; les uns tentent de protéger leurs avantages personnels ou corporatifs et leur réputation, les autres leurs capitaux, et certains le bien commun.

Dans l’ordre chronologique, les experts sont ceux qui sonnent le réveil et « annoncent » les risques. En tout cas, c’est ce que l’on attend d’eux, mais ils ne sont pas les seuls à pouvoir le faire, car les intervenants sur le terrain et les victimes sont parfois mieux informés. Par ailleurs, les données dont font état les uns et les autres ne sont pas toutes désintéressées ni fiables.

Par exemple, experts, responsables politiques et professionnels à l’emploi des services de l’État ont tous des raisons de taire (pendant un temps) les risques et de ne pas y réagir rapidement. Parmi ces raisons, les plus fréquentes sont les coûts prévisibles quand il faut modifier une politique, des pratiques, des produits, payer les dommages aux victimes, entreprendre les travaux de rédemption de ressources naturelles avariées. Mais un autre rationnel incite au secret : les dommages à la réputation – des experts, des professionnels, des responsables politiques, qui devraient démentir leurs avis précédents.

Pire : les experts ne sont pas tous au service de l’État. La majorité est employée dans les laboratoires de grandes industries chimiques, pharmaceutiques, alimentaires, forestières, etc. Dans ces cas, les logiques qui favorisent le secret sur les risques et encouragent le mensonge sur l’efficacité des produits sont encore plus clairement économiques. Dans le domaine des médicaments, par exemple, les recherches sont souvent entachées de biais « volontaires » et on ne compte plus le nombre de produits que les directions de la santé ont dû retirer du marché, soit parce qu’ils étaient carrément inefficaces ou entachés d’effets secondaires « cachés ». Par ailleurs, les experts à l’emploi de l’entreprise privée ou même ceux qui travaillent dans les services publics, comme les universités et les hôpitaux, ont un devoir de réserve et ne peuvent faire état de données contredisant les « rapports officiels » sans préavis et autorisation. Les cas de renvoi pour non-respect de ces règles ne sont pas rares (St-Onge, 2004).

Les citoyens sont de plus en plus conscients de ces enjeux et du fait qu’ils sont les vraies victimes des risques non avoués et non assumés dont ils vont payer les frais « un jour », eux ou leurs enfants. C’est dans ce climat de demi-vérités, de mensonges flagrants, et de manque de volonté politique que les citoyens tentent de faire valoir des points de vue sensés et d’effectuer eux-mêmes des correctifs. Ils ont rarement un accès direct aux rapports des experts, sauf comme victimes ou s’ils en font la demande, mais le journalisme scientifique et les émissions d’information sont des sources presque suffisantes pour tout ce qui touche à la santé, à l’environnement, et même, à l’économie et à l’organisation du travail. Les citoyens suivent ainsi les débats entre experts, connaissent les conclusions des rapports d’enquête sur les comportements irresponsables des scientifiques, notent les initiatives sociales, s’y intéressent, parfois activement. Sans les médias, la réaction sociale et l’action citoyenne seraient impensables. C’est en ce sens, également, que notre époque est différente des précédentes, par l’abondance et l’accessibilité des connaissances, et la liberté avec laquelle se déploie l’information.

Ce sont donc les citoyens eux-mêmes, les associations militantes, les petits partis politiques portant la bannière de l’écologie, de la « simplicité de vie », des coopératives alimentaires, les associations de victimes de situations à risque (ivresse au volant, possession d’armes à feu, fumée secondaire) qui font parfois changer les normes légales et sociales, et les pratiques en matière d’énergie, d’exploitation de la forêt, d’utilisation des cours d’eau, de nutrition. C’est sous leur pression, notamment celle des groupes de victimes, que les gouvernants « bougent » parce que ces groupes savent mobiliser l’électorat.

En somme, Lyotard, Rorty et Habermas ont raison de dire que les « petits discours » sont maintenant la « vérité » que construisent la conscience sociale et citoyenne de même que les consensus locaux et régionaux, venus remplacer les grands discours. Sur ces petits discours, s’élève la perception des risques et se développe le sens d’une responsabilité commune devant les dangers annoncés, leur proximité, leur étendue et leurs effets.

Si la réaction sociale et l’action citoyenne se portent assez souvent sur le front de la prévention des risques en santé et dans l’environnement, tel n’est pas le cas en ce qui a trait au travail, même s’il est vrai que les mouvements en faveur de l’économie sociale et de la simplicité volontaire s’en approchent sans voir d’impact direct sur l’accès au travail rétribué.

Conclusion

Dans les pays occidentaux, les citoyens ont été portés depuis la fin des années 1950 par la vague « tsunamique » du libéralisme moral, économique et social, et d’un certain capitalisme d’État, si bien qu’ils ont pu croire arrivée la société « du bonheur », dans la liberté et l’abondance. Le réveil a été brutal. Coup sur coup, ils ont pris conscience des effets de l’industrialisation à outrance, du règne des machines et de la technique qui remplaçaient la main-d’oeuvre humaine, et de la finitude des ressources naturelles. Suivirent le choc pétrolier, le sida, la fin de la croissance économique et le début du néolibéralisme et de la mondialisation des échanges. Tout cela, sur un fond juridique de droits de la personne, vient structurer la culture du risque.

Que les habitants des pays occidentaux aient eu quelque raison de surévaluer la vie et la santé et de surdramatiser les dangers qu’ils couraient ne devrait pas étonner. Mais, puisqu’il s’agit de pays riches, la réaction à notre avis a dépassé le péril. Le jugement international sur la qualité de vie au Canada situe ce pays parmi les meilleurs ; l’OMS estime que la protection de la vie et de la santé est relativement bien assurée au Canada. Quant à l’environnement, il est vrai qu’il est plus menacé, ou plutôt moins protégé ici que dans quelques pays scandinaves. Sur ces deux fronts, santé et environnement, la réaction sociale est engagée, et malgré les défaillances et les mensonges occasionnels de la science et des responsables et la lenteur des gouvernants, le mouvement de vigilance « populaire » semble irréversible.

Pendant ce temps, la menace immédiate, étendue, grave, pour laquelle il n’y a aucune protection se situe dans le domaine du travail et de l’emploi et elle va croissante, touchant déjà la moitié de la main-d’oeuvre active et bientôt les trois quarts.

Comme on le voit, tous les risques ne suscitent pas le même intérêt et le même engagement chez les Canadiens. Ceux-ci prennent conscience des dommages à l’environnement, se constituent parfois en groupe de pression et ont même accepté de faire des changements à leurs habitudes de vie afin de diminuer les dommages qu’entraîne leur consommation de pétrole, d’électricité et même d’eau. Concernant la santé, ils ont changé leurs habitudes alimentaires, conscients de la valeur de ce « bien » et des coûts de la maladie. Sans renoncer à la consommation modérée d’alcool, ils ont choisi les substances et la fréquence recommandées et raisonnables ; ils sont d’ailleurs nombreux à avoir renoncé à fumer. Pour protéger l’environnement, plusieurs choisissent le transport en commun, pour améliorer leur état physique plusieurs recommencent à pratiquer les sports les plus souvent conseillés.

Concernant l’emploi régulier à temps plein et sa raréfaction, il faut admettre que, pour une proportion non négligeable de citoyens, la pige ou les contrats à terme sont un choix et correspondent à un style de vie. Mais, si on en croit les sociologues du travail, très rares sont les gens qui ne souhaitent pas un revenu de travail assuré et décent.

Sur le plan des valeurs, les mutations sont considérables, le droit à la différence dont parlent les postmodernes est presque illimité, particulièrement au Québec, où le climat de tolérance et la capacité de vivre ensemble dans la diversité culturelle, sociale et morale sont enviés par de nombreux observateurs et analystes. Diversité qui à la fois reflète les changements culturels et les accélère. S’il faut se féliciter de cette ouverture, il convient aussi d’en analyser les « moteurs ». Un exemple entre cents : les propriétaires de commerce dans quelques arrondissements de Montréal souhaitaient récemment que la « parade des gais » attire plus de 100 000 personnes dans la métropole, car cela représente un apport financier considérable et vient confirmer la « bonne réputation » du Québec, sa capacité d’accepter les différences en tout genre. Ce dernier motif n’est pas sans une certaine grandeur, mais au fond, ce que l’on apprécie, c’est le pouvoir d’achat des gais et des lesbiennes dans ce cas-ci, et, plus généralement, la « valeur commerciale » liée à la réputation d’ouverture de Montréal. En somme, comme dit Lyotard, on assiste à la marchandisation de tout (1979, 8-9).