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Introduction

En l’espace de quelques décennies, le rapport de la médecine à l’usage de drogues a été le théâtre de changements significatifs. Depuis l’introduction de la réduction des risques, de nouveaux modèles de prise en charge de l’usager de drogues[1] se dessinent. Certaines évolutions sont en effet perceptibles dans la recherche d’alternatives thérapeutiques, la création de nouveaux dispositifs, la constitution de groupes de travail ou encore la mise en place de conférences de consensus.

Depuis les années 1980, de nombreux travaux ont été réalisés sur le traitement sanitaire de l’usage de drogues. Trois types d’approches se distinguent : les recherches centrées sur le traitement en tant que tel (comparaison entre produits, efficacité, évaluation, etc.), sur le patient en traitement, et sur le professionnel (médecin, pharmacien, psychiatre, etc.) et ses pratiques, s’intéressant notamment à la relation thérapeutique. Cette littérature s’est peu à peu densifiée au fil des années, avec un net développement à partir du milieu des années 1990. Cet intérêt croissant va de pair avec la diffusion des traitements de substitution. Les pouvoirs publics ont notamment été soucieux d’évaluer les dispositifs et de réfléchir à la mise en place de nouveaux programmes de santé. Cette attention reste majoritairement orientée vers les patients et les traitements, et très peu vers les professionnels en charge de ces dispositifs.

La littérature portant sur les praticiens semble pourtant abondante. Or, elle ne traite pas ou très rarement des pratiques professionnelles en tant que telles, mais bien souvent des patients ou de la relation avec ceux-ci. La question des médecins spécialisés est parfois abordée, notamment à travers leur mise en réseau conformément aux recommandations politiques, mais le véritable trou noir se situe au niveau de l’analyse des professionnels de santé refusant ces patients. Le champ des addictions est alors abordé sous l’angle d’une spécialisation dans une pratique.

Alors que les recherches évoquées se sont clairement, au fil des années, orientées vers les traitements de substitution, elles abordent rarement le médecin généraliste qui est davantage appréhendé comme un « pourvoyeur » de données sur les patients et les pratiques (de consommation ou de soins) des usagers de drogues. La variabilité des pratiques professionnelles est ainsi peu étudiée. Or, lorsque l’on s’intéresse aux démarches entreprises par l’usager de drogues, un professionnel semble majoritairement sollicité : le médecin généraliste (Jeanmart, 2005).

Les recherches sociologiques les plus récentes portant sur les pratiques des professionnels du soin à l’égard des usagers de drogues proposent une analyse du dispositif et du champ des addictions, s’intéressant notamment aux relations entre les différents acteurs en présence (Wojciechowski, 2005). Il s’agit, entre autres, d’étudier « l’espace professionnel créé par la mise en oeuvre de la politique de réduction des risques à l’égard des usagers de drogues marginalisés » (Barré et Benec’h Le Roux, 2004). D’autres travaux se penchent sur la mise en place des réseaux de soins dans le champ des addictions et sur les partenariats établis entre les différents professionnels en présence (Feroni, 2004 ; Feroni, et coll., 2005). Les sociologues marquent ainsi un intérêt pour l’analyse de la mise en place et l’évaluation des outils de rationalisation établis par les politiques publiques. La question de la formation des médecins est parfois posée mais rarement étudiée en tant que telle.

Depuis quelques années, de nouvelles réglementations visent le médecin généraliste et sa pratique à l’égard des usagers de drogues, de nouveaux traitements sont mis sur le marché, venant diversifier les alternatives thérapeutiques. Sa pratique est constamment cadrée et recadrée ; or, peu d’analyses sont produites dans ce contexte évolutif. Une question émerge : quels sont les impacts de ces évolutions sur la pratique de ces professionnels ? Comment sont-elles intégrées ? Le sont-elles, d’ailleurs ? Depuis les analyses de Duprez et Kokoreff (2000), de Coppel (2002) ou de Bergeron (1996, 1999), les politiques de réduction des risques sont un objet d’analyse moins prisé par les sociologues ; or, plusieurs indicateurs montrent que le champ évolue.

En Belgique, les pouvoirs publics se sont récemment prononcés sur la question avec une législation propre aux traitements pour les personnes dépendantes aux opiacés alors qu’une « tolérance » de prescription s’était installée depuis plus de dix ans.

Cet article propose d’analyser l’impact de l’introduction d’une nouvelle législation sur les pratiques des médecins généralistes à l’égard des usagers de drogues. Il propose notamment de montrer comment les politiques publiques peuvent limiter la marge de manoeuvre de professionnels prônant une autonomie forte, soit les médecins généralistes.

Cet article et nos recherches[2] sont marqués par une double volonté : d’une part, décrire le système de contraintes dans lequel évolue le médecin généraliste et, d’autre part, ne pas le réduire exclusivement au statut d’ « être réactif » à ces contraintes. Notre perspective est clairement orientée vers une analyse de l’articulation entre le microsociologique et le macrosociologique, dans le but de concilier deux niveaux d’analyse intrinsèquement liés : celui de l’acteur et celui des contraintes structurelles qui pèsent sur ses actions (Strauss, 1992).

Nous tentons de démontrer que ces pratiques ne sont ni des réactions mécaniques à des réglementations ou des lois, ni des choix totalement libres du médecin, mais qu’elles intègrent indissociablement des facteurs contraignants (objectivants) et personnels (subjectivants). Elles sont analysées en termes de processus d’intégration ou de non-intégration des directives législatives et réglementaires, prenant la forme de négociations et d’arrangements.

Dans cet article, nous proposons de saisir comment les politiques publiques sont comprises par les médecins généralistes, comment ces derniers les interprètent et les intègrent (ou non) dans leurs pratiques. L’intérêt est de mettre l’accent sur la complexité des législations, leurs évolutions et les effets pervers qu’elles engendrent, mais aussi sur l’autonomie des acteurs par rapport à ces politiques publiques.

Notre article se centre sur la situation belge et s’intéresse plus spécifiquement au territoire frontalier franco-belge (la province du Hainaut). Nos analyses ne peuvent donc pas s’appliquer à l’ensemble du territoire national, mais sont le reflet de la situation particulière vécue en territoire frontalier. Cette option particulière est le fait de préoccupations de recherche centrées sur la frontière et les jeux d’acteurs situés à la charnière de deux mondes législatifs distincts.

Dans un premier temps, nous reviendrons sur la dynamique d’émergence de la médicalisation de l’usage de drogues en Belgique. Celle-ci permettra de prendre la mesure des récents changements législatifs en cherchant à appréhender, dans un deuxième temps, comment ils se traduisent dans la pratique quotidienne des médecins généralistes.

Contexte : une médicalisation de l’usage de drogues ?

En Belgique, la première législation sur les stupéfiants est la loi du 24 février 1921[3]. Elle interdit à tout praticien de l’art de guérir de maintenir une dépendance existante[4], elle est complétée par un arrêté royal[5] qui énumère les substances visées. L’article 23 alinéa 1 précise que tout médecin, vétérinaire ou licencié en sciences dentaires ayant prescrit ou acquis des doses exagérées de stupéfiants devra pouvoir justifier de leur emploi devant le médecin délégué de la Commission médicale provinciale du ressort, assisté de l’Inspecteur des pharmacies (De Ruyver et coll., 1993).

D’une répression accrue aux premières prescriptions

À partir des années 1970, la plupart des pays européens légifèrent en la matière : la Belgique modifie la loi de 1921 le 9 juillet 1975[6], poursuivant un double objectif : d’une part, définir plus finement les molécules visées (non seulement les substances narcotiques et soporifiques, mais aussi les substances psychotropes susceptibles de créer une dépendance) ; d’autre part, combattre le « problème drogue » de manière plus efficace. Cette loi interdit aux médecins de prescrire des médicaments toxicomanogènes à leurs patients héroïnomanes (Reisinger, 1995). Toute infraction est sanctionnée par des peines d’emprisonnement, d’amende, d’interdiction temporaire ou définitive de pratiquer son art (De Ruyver et coll. 1993). À l’époque, le Code de déontologie médicale évoque très peu ces questions : « Sauf indication thérapeutique soigneusement établie, le médecin doit veiller à prévenir le développement de toute toxicomanie » (article 37). Toutefois, en réponse aux consommations croissantes et à la représentation répandue de la « drogue comme menace pour la société », « the Belgian Medical Association will issue different advises on how to treat addicts from 1976 on. The original advice from 1976 is quite liberal and states that “in accordance with the principle of therapeutic freedom, the physician who undertakes to treat a drug addict is free to choose the type of treatment to be administered” » (Todts, 2003). Ayant intégré cette idée de liberté thérapeutique, quelques médecins belges (principalement à Bruxelles) commencent à prescrire de la méthadone (disponible sous forme de Méphénon®[7] et autorisée dans le traitement de la douleur) de manière expérimentale, aux marges de la loi (Pelc et coll., 2005).

Premières prescriptions et controverses

Dès les années 1980, les initiatives se multiplient : prescriptions isolées de méthadone, bezitramide[8], dextromoramide[9] ou clonidine[10] ; premiers essais de prescriptions de buprénorphine (Temgésic®[11]). Progressivement se formalisent des revendications émanant des marges de la médecine et des associations de soutien aux patients malades du sida notamment. La majorité des professionnels de santé reste néanmoins réticente à ces expérimentations. Les usagers désireux de se soigner s’orientent donc vers un petit noyau de médecins (généralistes ou psychiatres) peu qualifiés. Certains se voient prescrire des doses élevées de méthadone injectable et d’autres narcotiques. Le traitement est alors associé à des décès par overdose, entraînant des mesures répressives : arrestations et condamnations de médecins accusés d’entretien de toxicomanie[12].

Différentes directives de l’Ordre des médecins « soulignent d’ailleurs que les médecins qui travaillent individuellement feraient mieux de s’abstenir de prescrire de la méthadone ou ajoutent même qu’une telle prescription serait interdite[13] » (De Ruyver et coll., 1993).

Ces différentes mesures ont abouti à la disparition presque complète du traitement à la méthadone entre 1983 et 1990, avec de profondes conséquences en termes de santé publique[14]. Une seule exception : le centre spécialisé Lama était autorisé à prescrire de la méthadone et de la buprénorphine à un groupe d’héroïnomanes sous surveillance médicale (Reisinger, 1996).

Une période de tolérance

En 1990, une circulaire du Conseil de l’Ordre des médecins du Brabant fait grand bruit (circulaire n° 2/1990) : elle stipule que « la prise en charge et le traitement de patients toxicomanes non sevrés peuvent être assurés par un médecin isolé quelle que soit sa qualification à la condition impérative que ce médecin s’abstienne de toute prescription de médicaments pouvant donner lieu à une assuétude (exemple : Méthadone, Temgesic, Rilatine, etc.). Le Conseil de l’Ordre sera seul juge des cas exceptionnels ». En réaction, un groupe de médecins (Initiative Déontologique Médicale) introduit en 1990, au Conseil d’État, une demande d’annulation de directives freinant, selon eux, la prescription de méthadone et menaçant les prescripteurs (De Ruyver et coll., 1993). Leur argumentaire est basé sur la valeur juridique des avis et des directives de l’Ordre des médecins[15]. Se fondant sur le principe de liberté de choix des moyens thérapeutiques, le Conseil d’État les annule en 1993 dans deux arrêts consécutifs[16].

Certains médecins n’ont toutefois pas attendu le dénouement de cette bataille juridique. Avec la propagation du sida, ils prescrivent (méthadone, benzodiazépines, etc.) et sont souvent découragés par les échecs de sevrages successifs. Petit à petit, la réduction des risques quitte la région bruxelloise et s’étend dans le pays. Des formations sont organisées avec le soutien des parquets, de l’Ordre des médecins et du ministère de la Santé et des Affaires sociales de la région francophone du pays. Naissent également des réseaux spécialisés, notamment Alto.

Il devient dès lors clair que la législation nécessite des modifications en vue d’excepter de la répression pénale les traitements de substitution et d’en introduire une définition légale. Durant plusieurs années, des propositions[17], souvent critiquées, seront introduites. Bien qu’elles n’aboutissent pas, un consensus se dégage entre le monde politique et le corps médical[18]. Une conférence de consensus est organisée en 1994. Elle n’exclut aucun médecin, mais pose en principe que l’approche et le soutien psychosociaux constituent des facteurs essentiels de la prise en charge. À défaut de modification légale, elle permet d’apaiser les esprits, de sortir les traitements – et les médecins – de la clandestinité. Les parquets poursuivent donc moins les médecins… « à tel point que l’on peut se poser la question de la nécessité de modifier la loi de 1921 » (Jacques et Figiel, 2006). Le Code de déontologie est lui aussi revu dans ce sens : ni un type de prestataire, ni un type d’institution n’a la prérogative d’initier ou d’encadrer ces traitements. C’est durant cette période de tolérance juridique que se développe la pratique de ces traitements à grande échelle.

Une reconnaissance légale tardive

En adoptant la Note politique relative à la problématique de la drogue[19] (2001), le gouvernement fédéral reconnaît les effets positifs des traitements de substitution. Il décide donc de traduire les recommandations de la Conférence de Consensus (1994) et de son suivi (2000) en législation (Jacques et Figiel, 2006), décision qui sera précipitée par une série de sept décès liés à la méthadone en quelques mois à Tongres, commune flamande du ministre de l’Intérieur de l’époque. Ainsi, en août 2002[20] parait une loi réglementant les pratiques des prescripteurs et délivreurs de traitements de substitution. Elle ne vise pas une dépénalisation totale des traitements puisque si les praticiens de l’art de guérir sont autorisés à les prescrire, c’est toujours moyennant certaines conditions. À défaut de les respecter, ils sont toujours susceptibles d’être poursuivis (article 3, §3, loi du 24 février 1921). Deux ans plus tard, les modalités des traitements sont définies[21]. La méthadone et la buprénorphine sont les deux traitements légalement reconnus. Tout médecin généraliste n’est plus autorisé à les prescrire. Les conditions sont les suivantes : (1) « soit être médecin spécialiste qui a été formé à la prise en charge de patients usagers de drogues et à l’instauration de traitements de substitution ou dispose d’une expertise en la matière ; (2) soit être médecin généraliste agréé qui a suivi une formation propre à la prise en charge de patients usagers de drogues et à l’instauration de traitement de substitution ou dispose d’une expertise en la matière » (art.2§1). « Tout médecin qui administre ces traitements doit apporter la preuve qu’il suit une formation continue, lit des articles, participe à des activités d’un centre d’accueil ou d’un réseau pour usagers de drogues » (art.13). Il doit également être enregistré auprès d’un centre d’accueil, d’un réseau pour usagers de drogues ou d’un centre spécialisé. « Cet enregistrement l’engage : (1) à prendre des usagers de drogues en charge de manière conforme aux recommandations scientifiques en vigueur ; (2) à veiller à leur accompagnement psychosocial ; (3) à consigner dans son dossier médical les caractéristiques, l’évolution et le suivi du patient, le traitement prescrit, son dosage et ses modalités d’administration » (art.13 §2). L’arrêté stipule que le nombre de patients pris en charge par un prescripteur ne peut pas dépasser 150 patients différents[22] (art.11).

Les critiques ne tardent pas et portent sur l’enregistrement des médecins. Ceux-ci ne seraient pas prêts à s’inscrire dans cette logique : d’une part, sur le plan déontologique, ils ne souhaitent pas se porter garants des pratiques de médecins qu’ils ne connaissent peut-être pas ; d’autre part, ils ne seraient pas équipés. D’autres critiques portent sur le flou entourant la formation.

Ces réticences sont peu surprenantes : cadrer légalement des pratiques qui se développent depuis plusieurs années ne va pas de soi. Les réactions des praticiens à ce qu’ils peuvent considérer, dans une certaine mesure, comme une entrave à leur liberté thérapeutique font suite à une période de tolérance.

Bien qu’un cadre ait été posé après des années de discussions, les avancées restent timides : les traitements de substitution restent cantonnés dans un cadre dérogatoire au droit commun, dans le sens où ils constituent les seuls actes médicaux à être définis par une loi pénale. De même, la définition des traitements reste teintée de moralisme puisqu’ils doivent viser « à obtenir si possible, le sevrage du patient ».

Controverses : suites… et fin ?

Un an et demi après sa parution, l’arrêté royal de 2004 a été l’objet de modifications[23] : les principales portent sur les conditions de participation et d’enregistrement du médecin à un réseau, de délivrance et d’administration du traitement, sur le nombre de patients suivis et sur les critères d’agrément des centres d’accueil et des réseaux de prise en charge pour usagers de drogues.

L’une des modifications tient compte des critiques émises par les médecins généralistes ne prenant en charge qu’un ou deux usagers de drogues. La nouvelle mouture établit une distinction entre le « médecin qui prescrit des traitements de substitution à plus de deux patients simultanément » et les autres. Ces derniers sont dans l’obligation de « prescrire les médicaments de substitution de manière conforme aux recommandations scientifiques en vigueur », de « veiller à l’accompagnement psychosocial du patient » et à tenir à jour le dossier médical. Contrairement aux premiers, ils ne sont pas soumis aux autres obligations (formation spécifique ou continue, lecture d’articles scientifiques, inscription dans un réseau, etc.). On peut tout de même se poser la question de la pertinence de cette distinction.

De même a été modifié le nombre de patients suivis par médecin. Alors qu’en 2004, ce nombre ne pouvait dépasser « 150 patients différents par année » ; en 2006, le médecin ne peut prendre en charge « plus de 120 patients simultanément ».

À peine parue, cette nouvelle mouture faisait déjà l’objet de critiques.

Au vu de ce contexte évolutif et de la récente législation, quel est l’impact de ces épisodes sur la pratique du médecin généraliste exerçant en cabinet privé ? Les acteurs politiques tentent de recadrer les pratiques dans une optique de contrôle, alors que les professionnels de santé, forts de plusieurs années d’expérience, revendiquent un élargissement du cadre et son assouplissement. Ces contrôles ont un impact direct sur l’implication des praticiens à l’égard de cette problématique. Certains précurseurs tirent d’ailleurs la sonnette d’alarme annonçant une défection des nouveaux médecins ou des médecins moins impliqués dans ce type de soins. Cet angle d’approche nous permet d’interroger directement les effets pervers des politiques publiques sur les pratiques professionnelles.

Méthode

Un recueil de données qualitatives a été privilégié en vue d’analyser et de comprendre le point de vue des acteurs situés dans leur contexte. Notre échantillon est constitué de médecins libéraux exerçant exclusivement en cabinet privé. Ce choix a été orienté par une hypothèse : la construction des pratiques des médecins serait différente en fonction du cadre dans lequel ils exercent et des outils mis à leur disposition. Pour éviter les écueils d’autres recherches, ont été intégrés à la fois des professionnels confrontés à cette problématique et d’autres qui affichent un refus strict de ces patients. N’ayant pas eu la possibilité de constituer un échantillon représentatif de la population des médecins généralistes, nous avons opté pour un échantillon diversifié (en termes d’âge, de sexe, de lieu d’exercice et de contexte de travail).

Trois types de matériaux ont été récoltés: des entretiens en face à face, une analyse en groupe et des observations. En vue de comprendre la mise en place (ou non) par les médecins généralistes de pratiques spécifiques à l’égard des usagers de drogues, le recueil de données s’est « naturellement » orienté vers des récits de pratiques avec 26 médecins du Hainaut belge[24] (Bertaux, 1976 ; Bertaux, 1997). Toutefois, se centrant sur les pratiques du médecin, ces récits ne permettaient pas de rendre compte des interactions entre praticiens, notamment entre médecins soutenant des positionnements différents à l’égard des soins aux usagers de drogues. Le dispositif de recherche a donc été élargi à une analyse en groupe (trois soirées ont été organisées avec 11 médecins généralistes français et belges) (Van Campenhoudt et coll., 2005). Nous avons également observé et participé à différentes réunions de réseaux ou collectifs centrés sur la thématique des drogues (plus de 40 heures). Ces observations nous ont permis de comprendre ce que venaient y chercher les participants, ce qui se jouait dans ces lieux, et quels étaient les acteurs dominants ces organisations et ces réflexions. Enfin, parallèlement à un travail d’archives, nous avons réalisé une dizaine d’entretiens de contextualisation avec différents acteurs concernés par la problématique et gravitant autour du médecin (instances médicales, déontologiques et judiciaires belges) en vue de comprendre leur place et leur implication dans le dispositif, leur fonction ainsi que leurs pratiques à l’égard des usagers de drogues (… et des médecins généralistes).

Notre guide d’entretien s’est construit autour des thématiques suivantes : la conception de la médecine générale, l’ensemble de la patientèle, les patients usagers de drogues, la pratique avec ceux-ci, les partenariats et relais, les représentations des drogues, le rapport personnel à l’usage de drogues, le rapport aux instances de contrôle, aux réglementations et à la législation, le rapport à la problématique transfrontalière.

Pour analyser le matériau récolté, il a semblé nécessaire de choisir une méthode qui en préservait au maximum la substance tout comme la logique de recueil d’informations, c’est-à-dire une méthode d’analyse intégrant une dimension microsociologique et une dimension davantage macrosociologique. Si cette méthode, en tant que produit composite, porte notre marque personnelle, elle emprunte néanmoins à beaucoup d’autres auteurs et s’inspire largement de nombreux modèles analytiques proposés dans la littérature. On y trouvera, en autres, des concepts issus de la sociologie interactionniste, et notamment de Hughes (1996) et Strauss (1992). Mais nous nous sommes également largement inspirés des écrits de Grémy et Le Mohan sur la construction des typologies en sciences sociales (1977), mais aussi de Schnapper (1999) et la démarche idéal-typique. L’ouvrage de Poupart et coll. (1997) consacré à la recherche qualitative nous a également constamment servi de référence (en particulier les articles de Poupart sur les entretiens qualitatifs et de Laperrière (1997) sur les critères de scientificité des méthodes qualitatives), de même que le livre de Demazière et Dubar (1997) sur l’analyse d’entretiens biographiques (cela même si la méthode d’analyse adoptée s’éloigne en partie de celle qu’ils proposent).

Résultats

L’ensemble des médecins généralistes rencontrés ne présente pas de pratiques homogènes à l’égard des usagers de drogues. Une typologie des pratiques a été réalisée à partir de quatre concepts : définition de l’identité professionnelle du médecin, catégorisation des patients, conception de la relation thérapeutique et de l’autonomie clinique (Jeanmart, 2007). Trois types de pratiques se distinguent : les médecins qui refusent les suivis, ceux qui acceptent en imposant un « cadre strict » et les partisans de la négociation avec le patient. Nous présentons brièvement ces types de pratiques pour ensuite nous centrer sur l’impact de la nouvelle législation en matière de traitement de substitution sur celles-ci.

« Non » : Le refus des suivis

Ces médecins refusent les suivis réguliers. Ils s’accordent sur le fait que cette activité n’entre pas dans leurs attributions. Pour certains, des centres de soins spécialisés ont été créés à l’intention de ces patients, il leur est donc dévolu de les prendre en charge. D’autres refusent de « mélanger les genres » et ne souhaitent pas que leur « patientèle habituelle » soit confrontée à ce « genre de patients ». Leurs critères de sélection sont clairs : « Pas de toxicomane », « pas de drogué », « je ne prescris pas de traitement de substitution ». Différents arguments sous-tendent ce positionnement : (1) En l’absence de confiance en l’usager de drogues, une relation patient-médecin ne peut pas s’établir. (2) Ils pointent l’incertitude de l’utilisation du traitement et la possibilité de participer à une économie souterraine et (3) la possibilité « d’avoir des ennuis » avec l’Ordre des médecins ou la justice. (4) Ils ne croient pas en la « rédemption » de l’usager de drogues. Leur objectif premier étant de « guérir » les patients, ils ne voient pas l’intérêt de s’investir dans un accompagnement voué à l’échec et réputé comme chronophage : « C’est quand même un des trucs les plus décevants, je crois. On guérit plus de cancers que de dépendances » (MG, 45 ans). (5) Par leur refus, ils souhaitent également protéger leur famille qui vit sous le même toit ou se protéger en raison de la situation isolée du cabinet médical. (6) Ajoutons l’argument de l’incertitude de la rémunération.

Ces médecins souhaitent conserver un certain contrôle de la situation vis-à-vis d’individus « pressés », « demandeurs », « manipulateurs », conserver la maîtrise des échanges et s’affranchir de réglementations liées à la prescription de stupéfiants ou assimilés.

Leur représentation de l’usager est principalement basée sur quelques contacts lors de gardes ou sur les dires de confrères. Ils méconnaissent bien souvent la problématique des drogues et le cadre légal. Ils ont entendu parler de formations spécialisées et se retranchent d’ailleurs derrière cet argument : « Je ne suis pas formé. Je ne peux pas les prendre en charge » (MG, 56 ans).

La pratique avec les usagers de drogues est ainsi interprétée comme une « pratique risquée ». De même, la question de la « mauvaise » réputation est directement liée à une vague d’inculpation de médecins hennuyers faisant suite à la parution de cette législation. Un des effets pervers de cette nouvelle législation tient justement en son caractère dissuasif à l’égard des médecins ne souhaitant pas s’investir dans la pratique. Elle semble avoir attiré l’attention sur des risques intrinsèques et propres à cette pratique. Le médecin non impliqué n’y voit pas de balises pour le protéger, mais plutôt un outil pour le punir et le sanctionner. Sur le terrain, on constate d’ailleurs une raréfaction des médecins investis, notamment les jeunes médecins nouvellement installés. Toutefois, ils sont plus enclins à prendre en charge les usages non stipulés dans la loi sur les traitements de substitution (cannabis, ecstasy notamment), mettant en oeuvre les « outils thérapeutiques classiques ».

« Oui, mais… » : le cadre strict

Ces médecins acceptent de prescrire des traitements de substitution en imposant des conditions strictes. Proches du modèle paternaliste (Emanuel et Emanuel, 1992), ils prônent un modèle médical de la normalité, profondément élitiste.

Différents arguments justifient leur positionnement. (1) « Un médecin généraliste, ça fait de tout ». (2) Les usagers de drogues sont des « personnes en souffrance ». (3) « Cette activité me permet de sortir de la routine ». (4) D’autres revendiquent un véritable « intérêt pour la problématique ». (5) Enfin, les quartiers dans lesquels quelques-uns exercent sont particulièrement touchés par les consommations de drogues : accepter d’accompagner ces patients est alors pour eux une nécessité, voire une « contrainte ».

Le médecin généraliste serait le mieux placé pour traiter ses propres patients usagers de drogues en raison de l’histoire qui les lie. Ses arguments en faveur de la non-spécialisation sont liés à la possible « mauvaise réputation » vis-à-vis des patients et des confrères, à l’importance de garder une « pratique normale de généraliste » et aux risques associés (overdose, trafic, surcharge de travail).

Ils n’acceptent pas tout usager de drogues qui se présente au cabinet. Ils définissent des critères de sélection : (1) la proximité géographique ou relationnelle avec le patient ; (2) la compliance et le suivi strict des exigences posées par le médecin ; (3) le nombre de patients déjà suivis pour cette problématique (une dizaine maximum) ; (4) la réputation du patient ou celle du médecin qui le relaie. Quelques médecins cumulent ces critères, d’autres s’attachent à l’un ou l’autre.

À leur manière, ces médecins recherchent une certaine autonomie vis-à-vis des patients en voulant rester « maître du jeu ». Les critères de sélection sont directement en lien avec la question de l’incertitude. Ces médecins font preuve d’une forte volonté d’« éduquer » le patient et de le « responsabiliser », celle-ci allant de pair avec une sortie de la toxicomanie. L’attitude des médecins face à des patients qui « ne jouent pas le jeu » peut conduire à des pratiques qui relèvent clairement de la « sanction ».

La plupart de ces médecins préfèrent travailler seuls : « J’ai une dizaine de patients. Ce n’est quand même pas énorme pour avoir des recyclages. Prescrire de la méthadone, ce n’est pas si compliqué » (MG, 46 ans). Ces revendications sont en lien avec la nouvelle législation : ils veulent résister à cette intrusion du judiciaire dans le domaine médical. Ils semblent toutefois méconnaître le cadre légal : « Je n’ai pas le temps de lire les lois… Je n’ai pas envie. Ce n’est pas mon domaine, la loi » (MG, 42 ans). Cette méconnaissance tient au fait qu’ils sont convaincus que leurs pratiques ne relèvent pas du judiciaire.

Au regard de la nouvelle législation, ces médecins ont tendance soit à « resserrer la vis », soit à vouloir abandonner la pratique avec les usagers de drogues. Au regard du nombre de patients suivis (une dizaine bien souvent), ils considèrent l’investissement demandé comme démesuré. De plus, l’adoption d’une nouvelle législation contraignant les médecins fait peser sur eux de nouvelles craintes.

« Oui, bien sûr » : l’acceptation souple

Ces médecins acceptent les suivis en prônant la souplesse. Proches du modèle délibératif (Emanuel et Emanuel, 1992), ils revendiquent un certain pragmatisme, flirtant parfois avec la légalité, permettant à certains usagers d’accéder aux soins alors qu’ils en seraient exclus de par leur non-conformité aux cadres établis. Ce dernier type de pratiques est souvent perçu comme « déviant », intégrant la subjectivité de l’usager, le rejet de l’abstinence ainsi que l’aide à la gestion des consommations et des risques associés. L’ensemble de ces médecins a une « carrière longue et importante » dans la problématique. On retrouve ceux qui ont été inquiétés par la justice ou les instances ordinales, certains ayant été acquittés, d’autres condamnés, voire incarcérés.

Les médecins généralistes [MG] seraient « armés » pour ces problématiques. Ils revendiquent une expérience en la matière. Ils ne se fixent pas de critère de sélection en tant que tel : pas de nombre maximum de patients usagers de drogues à suivre, importance relative aux dosages comparativement aux confrères des autres profils (« pas de dose maximale à prescrire, tout dépend du patient »). Ils considèrent l’usage de drogues comme une « maladie chronique » plaçant au coeur de leur pratique l’expérience subjective du patient. Pour eux, la négociation s’impose et s’oppose donc à l’imposition, à la reddition ou encore à la persuasion : « On est très vite rentré dans cette médecine de dialogue et d’objectif à proposer au patient et tâtonner avec lui, chercher les solutions qu’il peut mettre en place, et non pas celles que moi je voudrais qu’il mette en place » (MG, 55 ans).

Des négociations autour des prescriptions sont courantes. Ce cadre allégé peut s’apparenter à une volonté de fidéliser le patient ou de renforcer la crédibilité professionnelle. À plusieurs reprises, ces médecins évoquent des pratiques à la limite de la légalité : « respecter les lois à 100 %, ce n’est peut-être pas si bon que ça. (…) Un cadre trop rigide, ce n’est peut-être pas si bon que ça… la vie, ce n’est pas des cadres rigides… » (MG, 60 ans).

Ces médecins approchent ou dépassent le nombre légal de patients : « Ça me fait mal quand je dois leur dire non. (…) On dépasse les normes. (…) Bien souvent, s’ils [les patients] peuvent, je leur dis : “Allez dans un centre [spécialisé]”. Je les stimule mais il y en a toujours l’un ou l’autre qui revient parce qu’il n’a pas d’autre moyen » (MG, 37 ans).

Ils s’opposent aux « bonnes pratiques » et à une imposition de normes de prescription. Ils contestent le contrôle et l’évaluation de l’activité médicale par des non-médecins : « C’est plutôt les patients qu’il faut aider et pas le ministère… » (MG, 46 ans). Ils se disent opposés à la nouvelle législation : « Pour moi, c’est nul [l’arrêté royal]. Obliger les gens à aller tous les jours à la pharmacie, des trucs comme ça, ce n’est pas possible aussi bien pour l’usager que pour le pharmacien. On ne tient pas compte s’il [l’usager] travaille ou s’il ne travaille pas. Pour nous, c’est individuel. Faire un règlement général, ça n’a pas de sens. Qu’on préconise, qu’on donne des pistes, mais imposer… non ! » (MG, 60 ans).

Toutefois, depuis la parution de cette nouvelle législation, la plupart de ces médecins ont fait évoluer leurs pratiques pour se couvrir « en cas de plaisanterie » : « je continue toujours à voir ce qui peut m’assurer une sécurité point de vue justice » (MG, 43 ans). Quatre types de stratégies de « réduction des risques » sont mises en place par ces médecins :

  1. Certains tentent de se conformer au nombre légal : « Comme j’ai deux ou trois démêlés avec la Justice, certains magistrats m’ont fait remarquer qu’il existait des quotas. Si jamais j’ai encore une fois des emmerdes, je ne tiens pas à ce qu’ils puissent me foutre dedans rien que pour un bête chiffre. Ce n’est pas important en soi mais c’est important lorsqu’un magistrat voudra mettre son nez dans certains trucs » (MG, 46 ans). Toutefois, ils éprouvent des difficultés à refuser des patients : « Un patient, s’il est dans mon secteur de travail, je me sens moralement obligé [de le prendre en charge] comme il n’y a que moi qui ai une formation pour le traitement à l’héroïne… » (MG, 53 ans).

  2. D’autres signalent les nouveaux patients à la Commission médicale provinciale : « Quand j’ai quelqu’un de nouveau qui arrive, quand je prescris à la place d’un médecin qui est en vacances, j’essaie d’envoyer un courrier à la Commission médicale provinciale. Même s’ils disent qu’ils sont là pour qu’on n’ait pas d’ennuis, mais qu’ils sont un peu aussi… » (MG, 58 ans).

  3. D’autres encore établissent un contrat de suivi en intégrant les divers articles de l’arrêté royal : « Dans la pratique, je ne voyais pas à quoi ça servait [un contrat]. (…) Un confrère qui a dû passer plusieurs fois au tribunal et il a toujours été acquitté jusqu’ici… comme quoi, on est vite au tribunal… au moindre truc, on est poursuivi… il m’a dit : “Crois-moi, un contrat de traitement bien fait est un des éléments à ma décharge”. Alors, j’ai conçu un contrat de traitement que maintenant, je fais signer à tout le monde » (MG, 36 ans).

  4. D’autres enfin se conforment à l’obligation de participer aux réseaux : « C’est parce qu’on est un peu imposé par le gouvernement… On doit faire partie d’un réseau, etc. donc c’est un peu en fonction de ça que je participe » (MG, 40 ans).

Certains médecins instrumentalisent également la nouvelle législation pour réguler leurs pratiques : « Ça m’arrange parfois pour certains [patients] de leur dire : “On n’a plus droit qu’à 150 patients. Si tu fais l’imbécile, je ne pourrai pas continuer avec toi parce que tu prives quelqu’un d’autre de soins”. Certains, je les ai mis au pied du mur » (MG, 45 ans).

Pour éviter d’être « submergé », un autre médecin se sert de l’expérience de confrères incarcérés ou inculpés pour rappeler ses patients à l’ordre : « Il y a toujours des gens qui veulent ceci, demandent plus, demandent pourquoi et je leur montre l’article [article de presse relatant l’incarcération d’un médecin prescrivant de la méthadone] et leur dit : “Écoutez, je ne veux pas aller en prison non plus” » (MG, 56 ans).

D’autres médecins résistent et refusent de se conformer bien qu’ils craignent que cette épée de Damoclès leur tombe dessus un jour ou l’autre.

En Belgique, le développement des pratiques de substitution a précédé la législation. Les médecins de ce profil, précurseurs, ont construit leurs pratiques dans un flou réglementaire, ont « bricolé » et se sont « formés sur le tas ». Le sentiment d’un risque pour l’autonomie professionnelle est donc d’autant plus fort pour eux qui ont connu des « réussites » avec certains patients.

Le tableau esquissé dans ces pages est assez peu optimiste. De manière schématique, nous pouvons dire que les médecins qui étaient peu, voire pas intéressés, par la problématique ne le sont pas davantage depuis la parution de la nouvelle législation. Les médecins du deuxième profil s’orientent soit vers un arrêt de cette activité ou la cadrent davantage. Et enfin, les plus investis recadrent également leurs pratiques ou tentent de le faire.

Soulignons que certains de ces médecins suivent les usagers par défaut. L’absence de relève et d’alternatives les conduit ou les contraint à accepter de plus en plus de patients. Or, ils sont demandeurs d’un allégement de leur charge de travail. De plus, ils sont les plus âgés de l’échantillon et leur futur arrêt d’activité (lié à la retraite notamment) inquiète. Qu’en est-il de la relève ? Ainsi, se pose la question de la spécialisation en médecine générale, cette activité doit-elle en faire l’objet permettant d’éviter une désertion du champ ?

Conclusion

La Belgique a oscillé, au fil des années, entre laisser une large liberté thérapeutique aux médecins et opter pour une logique plus sécuritaire avec un contrôle accru des prescriptions de traitements de substitution ou l’interdiction de celles-ci. Les réponses ont varié, proposant à l’heure actuelle un champ tiraillé entre un contrôle plus important des prescripteurs et un assouplissement des conditions d’accès aux traitements.

Les pratiques des médecins généralistes ne peuvent pas être comprises comme une réaction mécanique aux cadres réglementaires, ni comme des choix totalement libres. Elles sont la résultante d’une combinaison entre facteurs structurels et individuels, intégrant indissociablement facteurs contraignants et personnels. Les politiques publiques semblent au coeur des logiques d’action de deux profils, le segment spécialisé et le segment refusant ces patients. Le tri opéré par les médecins est d’ailleurs révélateur de cette influence structurelle, nous en avons souligné les effets pervers. Les ambiguïtés des politiques publiques à l’égard des usagers de drogues se traduisent d’ailleurs dans la variabilité des pratiques : l’usager de drogues comme délinquant, l’usager de drogues comme malade, l’usager de drogues comme acteur/citoyen.

Le contexte législatif et les nouvelles réglementations sont davantage appréhendés comme un frein aux pratiques plutôt que comme un élément de protection pour le médecin. Ils sont vus comme des risques de sanctions possibles par la majorité des médecins, seuls quelques-uns y voient une imposition nécessaire liée à une pratique « particulière ».

Au regard de nos résultats, les instances de contrôle semblent jouer un rôle important dans ces définitions de pratiques. Les contrôles éventuels des commissions médicales provinciales en Belgique configurent pour une bonne part les pratiques des médecins généralistes. La perception des risques de contrôles ou de sanctions conduit les médecins à s’orienter vers telles ou telles patientèles, vers telles ou telles pratiques, vers tel ou tel cadre. Au moment de l’enquête de terrain, les contrôles des commissions médicales de même que la parution de l’arrêté royal et de sa nouvelle mouture rendaient les médecins méfiants.

La question de la formation des médecins généralistes à ces problématiques doit être reposée. Celle-ci reste restreinte dans l’ensemble du cursus du futur médecin, ne permettant pas ou peu de le sensibiliser à la question. La faiblesse des formations conduit notamment à un refus de soins. Ce résultat souligne la responsabilité des autorités académiques et des réseaux de formation qui semblent peu remplir (faute de moyens notamment) leur rôle d’encouragement à la prise en charge raisonnée de ces patients.

Au terme de cet article, il semble que les législations actuelles ne sachent pas quelle voie prendre : à la fois, elles prônent un élargissement des prescriptions, mais également un plus grand contrôle donnant lieu à un univers de pratiques complexe, mouvant et indécis. Ainsi, un des résultats forts est que la diffusion des traitements de substitution est loin de se traduire par l’émergence d’une médecine générale des addictions. Cette prescription est loin de représenter un acte banal pour une majorité de médecins généralistes.

Sans vouloir présager du futur, le renforcement des contrôles et des conditions risque de figer, en tout cas pour un temps, le tableau esquissé dans cet article. Les perspectives qui se dessinent semblent davantage s’inscrire dans une logique sécuritaire. Les pratiques ne risquent-elles pas de souffrir de cette tendance et de trouver une place par défaut entre un contrôle des usagers et un contrôle des praticiens ? (Feroni, 2004).