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Introduction

Le gouvernement libéral du Canada élu majoritaire le 19 octobre 2015 avait dans ses promesses électorales la légalisation du cannabis. Il tiendra parole et le délai pour préparer le cadre réglementaire sera relativement court, puisque la ministre de la Santé, Jane Philpott, lors de l’United Nations General Assembly Special Session (UNGASS)[1] d’avril 2016 sur les drogues, a annoncé que la loi serait prête au printemps 2017. En janvier 2016, le gouvernement annonçait que le député de Scarborough-Sud-Ouest, Bill Blair, ancien chef de police de Toronto et Secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice, serait responsable du Groupe de travail sur la légalisation et la réglementation du cannabis[2] – (GTLRC),et assurerait le rôle de liaison du gouvernement auprès de ce groupe.

Avant que n’entre en fonction ce groupe de travail, soit le 30 juin 2016, des experts et représentants du gouvernement fédéral se sont rendus au Colorado et à Washington pour en dégager les apprentissages. Ils conduiront à la préparation d’un document de discussion traitant de cinq aspects précis de la réglementation pour lesquels le gouvernement fédéral désirait avoir l’avis du groupe de travail. Ce document intitulé Vers la légalisation, la réglementation et la restriction de l’accès à la marihuana[3] (Santé Canada, 2016a) fut également mis en ligne sur le site de Santé Canada en juillet et août 2016. Le but était que s’ajoutent aux consultations du groupe de travail réalisées partout au Canada, les réflexions de groupes et de citoyens intéressés par la question. 30 000 réponses à cette consultation en ligne furent reçues (GTLRC, 2016).

La principale tâche du GTLRC fut ainsi de recueillir et d’analyser l’ensemble de ces réactions. Leur travail fut intense, puisque le rapport était demandé par le gouvernement pour le 30 novembre 2016, ce qui fut fait (GTLRC, 2016). Ce rapport, a expliqué le gouvernement, sera un des outils pour élaborer son cadre législatif et « servira de base aux discussions avec les provinces, les territoires et les experts » qui auront à gérer ce cadre réglementaire (Santé Canada, 2016a : Section Conclusion, n.p.).

Dans cet article, nous verrons les principaux défis politiques, sociaux et économiques qui attendent le gouvernement dans ces discussions avec les provinces et territoires, de même qu’avec les experts, en ce qui concerne les recommandations avancées à l’égard des cinq aspects de la réglementation abordés dans le document de discussion. Pour identifier ces défis, en plus des apprentissages retenus par les études sur la situation au Colorado et à Washington, se grefferont les apprentissages des études quant à la gestion actuelle des drogues légales.

Le plan qui va suivre se moulera à celui du document de discussion et du rapport du groupe de travail. Il mettra en valeur la perspective gouvernementale sur les questions posées au groupe de travail dans son document de discussion (Santé Canada, 2016a), de même que les réponses du groupe de travail telles qu’exposées dans son rapport (GTRLC, 2016). En premier lieu seront exposés les défis liés à l’application de cette loi, puis ceux qui touchent à (1) l’objectif de santé publique, (2) au système de production et de transformation, (3) au système de distribution, (4) au contrôle du cadre réglementaire, et enfin, (5) à la question plus spécifique du cannabis à des fins thérapeutiques.

Défis liés à l’application de cette loi

Premier défi : une loi flexible qui saura s’adapter aux données de la recherche

Dès l’introduction du document de discussion, le gouvernement explique que l’on manque cruellement de données sur bien des aspects liés à la gestion sécuritaire de cette drogue et qu’à cette fin, il compte « entreprendre la collecte de données de façon continue incluant la collecte de données de base, pour surveiller l’impact de ce nouveau cadre » (Santé Canada 2016a : n.p.). De même, le groupe de travail insiste à l’effet que ce cumul de données est fondamental, car il fera en sorte que le cadre réglementaire sur le cannabis sera fondé sur des preuves scientifiques probantes. Ces données signifieront également que le cadre réglementaire devra probablement subir des ajustements au fil des années afin de s’inscrire dans les apprentissages scientifiques nouveaux qui résulteront des recherches. Comme l’ont constaté le Colorado et Washington, une loi réglementant le cannabis doit demeurer flexible, car culturellement c’est un nouveau marché dont on explorera les possibilités, tant du côté des investisseurs dans le marché, que des consommateurs. De plus, en raison de la nouveauté des produits, particulièrement l’arrivée de produits comestibles et du tourisme généré par cette situation, cela prendra quelques années avant de vraiment pouvoir évaluer les conséquences de ces changements sur la consommation (Subritzky, Pettigrew et Lenton, 2016).

Deuxième défi : les ressources nécessaires à l’implantation du cadre réglementaire

Dans la section sur le contexte, le document de discussion résume quelques données générales sur cette drogue, ses variétés, ses diverses formes d’usage, sa prévalence de consommation, les divers risques pour la santé, démêlant quelque peu les mythes de la réalité, et expliquant ses avantages thérapeutiques. Par la suite, on y résume les principaux aspects de la loi canadienne actuelle, les coûts du système de justice pour contrôler le marché illégal et les méfaits causés aux personnes par le système pénal. Enfin, on y mentionne les apprentissages retenus des expériences de légalisation du cannabis dans les États du Colorado et de Washington, identifiant les quatre éléments essentiels pour assurer une mise en oeuvre efficace :

  • prendre le temps nécessaire pour garantir un lancement réussi ;

  • élaborer un plan de communication publique clair et détaillé ;

  • établir une stratégie fondée sur des données probantes ainsi qu’une stratégie de collecte de données afin de procéder à une surveillance à long terme et à des ajustements pour atteindre les objectifs en matière de politiques ; et

  • mettre en place, avant la légalisation, un système de sensibilisation du public quant aux effets sur la santé. (Santé Canada 2016a : n.p.).

Cela signifie mettre en place tous les éléments préparatoires à l’implantation adéquate du cadre réglementaire avant la mise en oeuvre de la loi. Il y a non seulement l’information au public, mais comme nous le verrons tout au long de ce texte, les ressources pour contrôler la qualité des produits, leur distribution, la formation du personnel médical, policier, communautaire, etc. Washington a connu plusieurs difficultés d’implantation de son cadre réglementaire, parce que le Washington State Liquor and Cannabis Board (WSLCB) chargé d’implanter le cadre réglementaire était sous-financé. Tout comme au Colorado, on a fait l’erreur d’attendre les revenus de la taxation pour compléter les éléments nécessaires à l’application du cadre réglementaire, plutôt que d’investir avant la mise en oeuvre de la loi et de bénéficier des infrastructures, des programmes d’information et de prévention, de même que des programmes de recherche et de cumul de données nécessaires dès le début.

Pour cette raison, il y aura sûrement un délai de plusieurs mois entre l’adoption du cadre règlementaire et sa mise en oeuvre. Ainsi, un premier élément de négociation entre le gouvernement fédéral, les provinces et les territoires touchera aux ressources financières nécessaires à l’implantation de ce cadre. Comme les revenus de la taxation ne seront pas encore là durant cette période, il est certain que les provinces et territoires attendront du gouvernement fédéral une contribution financière importante pour les soutenir dans la mise sur pied des différents éléments nécessaires à la préparation de la mise en oeuvre du cadre réglementaire sur le cannabis.

Ainsi, pour le gouvernement fédéral, le défi sera de s’assurer avec les provinces et territoires que les ressources seront suffisantes et bien ciblées pour préparer efficacement l’arrivée de ce nouveau cadre réglementaire et surtout, insiste le groupe de travail, que les messages d’éducation du public seront coordonnés entre le fédéral, les provinces et les territoires et fondés sur des données probantes, prenant particulièrement en compte les clientèles vulnérables (GTLRC, 2016 : 34).

Troisième défi : se justifier au regard des conventions internationales

La section sur le contexte du document de discussion se termine sur la question des obligations internationales du Canada, reconnaissant que la « légalisation de la marijuana n’est pas conforme aux fins visées par les conventions sur les stupéfiants » et rappelant que « l’Uruguay demeure le seul pays à avoir totalement légalisé la marijuana » (Santé Canada 2016a : n.p.).

Toutefois, le groupe de travail n’a pas été consulté sur cet aspect, le document soulignant que le gouvernement se chargera de trouver un « terrain d’entente » avec ses partenaires internationaux. Considérant que les groupes militant pour la légalisation du cannabis croient pour la plupart qu’il n’y a qu’à se retirer des conventions (Lemoine, 2016), il vaut la peine d’apporter quelques précisions sur le sujet afin de montrer que cela n’est pas une option viable, que c’est ailleurs que se trouve la solution.

Il existe trois conventions internationales en matière de drogues signées par la très grande majorité des 193 États membres de l’ONU en 2016 (ONUDC, 2013; ONU, 2016a) :

  • la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, entrée en vigueur en 1964 et le protocole d’amendement de 1972 entré en vigueur en 1975, dont 154 États sont signataires ;

  • la Convention sur les substances psychotropes de 1971 entrée en vigueur en 1976 dont 183 États sont signataires ;

  • la Convention contre le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes de 1988 entrée en vigueur en 1990 dont 189 États sont signataires.

Les pays signataires de ces conventions s’engagent à adapter leur législation nationale en matière de drogues afin qu’elle soit conforme aux dispositions que les conventions contiennent, soit la prohibition de la possession, de la culture et du trafic de certaines drogues. De plus, elles obligent la coopération internationale dans la lutte contre leur trafic. Enfin, les pays doivent rendre compte annuellement dans un rapport à l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) des justifications de production et du commerce de ces drogues pour des fins médicales ou scientifiques, ainsi que des quantités produites. Voilà le minimum non négociable à moins d’un changement des conventions (Dupras, 1998).

Toutefois, celles-ci laissent une latitude dans plusieurs secteurs pour adopter une approche davantage en santé publique, latitude que les pays utilisent fort inégalement à l’heure actuelle.

  • Si les conventions obligent à la prohibition, ce sont aux États à décider du niveau plus ou moins sévère de répression. Il est dit que les sanctions pénales doivent être proportionnelles à la gravité de l’infraction, toutefois c’est l’État qui est juge de cette gravité.

  • Dans les cas d’infractions pour usage personnel, la Convention contre le trafic illicite de 1988, à l’article 3, permet de substituer des mesures autres que des sanctions pénales en considérant la simple possession[4] comme une infraction mineure. C’est ce qui a amené jusqu’à maintenant près d’une vingtaine de pays signataires à ne jamais criminaliser ou à décriminaliser la possession simple de l’ensemble des drogues, et des dizaines de pays à décriminaliser la possession simple de cannabis (Mackey et al., 2014).

  • Les usages médicaux de ces drogues sont permis et ne sont pas définis dans les conventions, cette interprétation appartenant à l’État. Ainsi l’État est parfaitement libre, s’il le désire, d’implanter un très large réseau de distribution thérapeutique de ces drogues.

  • Les conventions permettent également l’usage des drogues illicites aux fins de réhabilitation. Même s’il n’est pas fait explicitement mention qu’il peut s’agir du traitement des usagers de drogues illicites, comme la définition des fins de cette réhabilitation est laissée aux États, les programmes de prescription d’héroïne adoptés par certains pays sont en parfaite conformité avec les conventions.

  • Les recherches scientifiques sur les drogues prohibées sont permises et les conventions n’en définissent pas leur cadre. Il revient à l’État de décider d’en faire et d’accepter un cadre plus ou moins large d’opération.

Comme on peut le constater, la légalisation d’une drogue ne fait pas partie des espaces offerts. Peut-on alors déroger à certains articles des conventions ?

Quatre procédés permettent de déroger à certains articles des conventions : le déclassement, l’amendement, la dénonciation et les réserves. De plus, les conventions internationales sur les drogues, comme bien des conventions, soulignent que les articles s’appliquent sous réserve des constitutions et des chartes de droits des États. Enfin, la Convention de Vienne sur le droit des traités (CVDT) de 1969 permet à l’article 41 de modifier un traité entre certaines parties signataires seulement, ce que l’on désigne par une modification inter se d’un traité (Bewley-Taylor, 2003).

La procédure de déclassement est celle qui reçoit l’accueil le plus favorable, particulièrement pour le cannabis. L’avantage de cette procédure est qu’elle peut permettre de faire passer une drogue d’une catégorie assujettie à des mesures de répression pénale sévères vers une catégorie avec des réglementations plus souples (article 3, Convention unique). La procédure de reclassement fut recommandée pour le cannabis par le Comité spécial du Sénat canadien sur les drogues illicites (2002). On désirait faire passer cette drogue du Tableau IV (les plus nocives) au Tableau I (les moins nocives). Toutefois, cette procédure laisse les décisions finales aux organes de contrôle des conventions (la Commission des stupéfiants – (CS) et l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC)) chargés de faire les propositions à l’Assemblée générale des Nations Unies. Cela renvoie ainsi ces décisions aux États les plus forts dans ces organes de contrôle, soit, à l’heure actuelle, la Russie, la Chine et l’Iran, États parmi les plus répressifs en matière de drogues[5] (Bewley-Taylor, Jalsma et Blickman, 2014). Enfin, il faut comprendre que ce reclassement n’accorde pas aux États le droit de légaliser le cannabis, simplement d’en alléger les sanctions.

Les demandes d’amendement sont permises par l’article 47 de la Convention unique. Deux procédures peuvent découler d’un amendement demandé par un ou plusieurs États. Le premier est qu’il est soumis directement aux États signataires qui ont 18 mois pour décider de sa pertinence. Si aucune opposition ne vient des États, il revient à l’ONUDC et à la Commission de décider si cela respecte « l’esprit des conventions » et d’en aviser l’ONU. L’autre processus est la convocation d’une conférence pour présenter le ou les amendements qui peuvent être adoptés à majorité simple. L’avantage de cette procédure est, qu’en cas d’adoption, les États qui s’y sont opposés peuvent continuer d’opérer sous les anciennes obligations des traités avant l’amendement, ce qui peut diminuer les résistances. La difficulté est que cette procédure a peu de poids si elle est le fait d’un seul État ou de peu d’États, ce qui ne permettra pas d’atteindre la majorité. De plus, cette procédure peut se révéler extrêmement longue et complexe si la demande d’amendement exige de modifier les trois traités. Enfin, si l’amendement est jugé par l’ONUDC et la CS comme contrevenant à « l’esprit des conventions », quelle que soit la procédure utilisée, il peut être rejeté du revers de la main par les instances de contrôle de l’ONU.

La procédure de dénonciation de l’article 46 de la Convention unique vise à mettre un terme à celle-ci ; « cette solution a été proposée en 1991 par 103 magistrats et professeurs de droit pénal en Espagne ; ils ont fait circuler et signer un manifeste et une proposition concrète de changements législatifs et de mise en place d’une légalisation contrôlée » (Colle, 2000: 168). Le gouvernement espagnol n’a pas fait le suivi de cette demande auprès des Nations Unies, car une procédure de dénonciation présentée par un seul État constitue d’abord et avant tout un geste politique qui, d’une part, sera sans conséquence réelle sur l’avenir des conventions, et d’autre part, sera politiquement et économiquement très risqué (Bewley-Taylor, 2003). Pourquoi ?

Tout d’abord, il faut comprendre que ces conventions internationales ne régissent pas que les drogues illégales. Elles régissent également le commerce à des fins médicales des drogues licites, dont les médicaments essentiels contenus dans la liste de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2017), liste qui existe depuis 1977 pour aider les pays en voie de développement (Louz, 2012). Cet accès aux médicaments essentiels relève en fait du droit à la santé inscrit dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Seuba, 2006). Ainsi, se retirer des conventions est très risqué pour les pays qui ont besoin de ces médicaments.

Une autre raison qui fait que pour plusieurs pays il est tout à fait risqué et même impossible d’utiliser la procédure de dénonciation est qu’ils « reçoivent de l’aide au développement ou bénéficient d’accords commerciaux préférentiels, la dénonciation pourrait également entraîner des sanctions économiques » (Réseau juridique VIH/sida, 2016 : 13). Ce qu’il faut comprendre ici est qu’être signataire des

trois traités sur le contrôle des drogues est une condition de plusieurs accords commerciaux préférentiels et pour l’accession à l’Union européenne[6]. Le gouvernement étatsunien […] est encore détenteur du mécanisme de certification disciplinaire[7] et le retrait des traités sur le contrôle des drogues conduirait presque certainement à une perte de la certification et à des sanctions. La dénonciation d’un traité peut donc avoir de sérieuses implications politiques et économiques, en particulier pour des pays pauvres et moins puissants. Même pour des pays moins vulnérables sur le plan économique, le simple fait de se retirer d’un traité sur les drogues comporterait un risque d’affecter leur réputation.

Réseau juridique VIH/sida, 2016 : 13

En effet, les États ne veulent pas balayer du revers de la main les règles internationales quand cela ne fait pas leur affaire. Ils désirent négocier les changements, même si cela relève de longs processus, car le droit international est ce qui régit les relations des États entre eux, au même titre qu’il serait mal séant de ne pas suivre les règles du droit national, parce qu’elles ne font pas notre affaire. Être citoyen dans un État de droit, c’est accepter la primauté du droit de cet État et suivre les processus pour changer ces règles, si on les trouve désuètes ou injustes. Il en est de même pour un État membre de la communauté internationale de l’ONU. Le fait que des règles soient injustes, qu’il y ait des inégalités dans l’application de la loi tant au niveau national qu’international, que des citoyens ou des membres de la communauté internationale ne se conforment pas à certaines règles, ne signifie pas que l’on fait fi du droit et que les règles ne sont pas nécessaires. C’est pourquoi la dénonciation, du moins permanente, n’est pas vraiment une option pour les États. Toutefois, il pourrait y avoir une dénonciation temporaire pour émettre une réserve.

La Convention de 1961 (article 49-50) offre la possibilité aux États, pour qui certains types de consommation relève de traditions culturelles ou religieuses, d’émettre une réserve sur certaines dispositions comme condition de leur signature. Quelques États ont utilisé cette procédure pour faire reconnaître le « caractère traditionnel de certaines plantes cultivées et consommées depuis des siècles par les populations locales, notamment paysannes. » (Dell’Alba, Dupuis et Robert, 1994 : 8) Que faire quand on a déjà signé les traités ?

Un État pourrait envisager une dénonciation, soit un retrait temporaire des conventions, et revenir de nouveau pour signer les traités en ayant une réserve. Il s’agit d’une procédure exceptionnelle et les États pourraient refuser que le pays adhère de nouveau aux traités. Toutefois, il y a un précédent. La Bolivie avisait en 2011 le Secrétaire général de sa décision de se retirer de la Convention unique à compter de janvier 2012 avec l’intention d’y adhérer de nouveau avec des réserves concernant la coca (préservation des habitudes traditionnelles de chiquer les feuilles de coca, et possibilité de sa culture dans certaines régions pour sa consommation à l’état naturel au nom du droit des autochtones tel qu’inscrit dans la Déclaration des Nations Unies de 2007 (ONU, 2007)). L’OICS et 15 pays du G8 ont déposé des objections officielles. Cette demande fut malgré tout acceptée en 2013 et la Bolivie put réintégrer les traités. Si le droit des Autochtones a ici pu être mis de l’avant, cette avenue peut difficilement être utilisée pour légaliser le cannabis, car l’article 19 de la Convention de Vienne sur les Traités (1969) stipule qu’une réserve ne doit pas être « incompatible avec l’objet et le but du traité ».

Si les quatre procédures précédentes sont assez incertaines à utiliser pour justifier internationalement la légalisation du cannabis, il demeure deux autres avenues, soit une modification inter se d’un traité tel que permis par l’article 41 de la Convention de Vienne sur les traités de 1969, et l’utilisation des limitations constitutionnelles des États en faisant valoir la primauté des traités internationaux sur les droits de la personne sur tous les autres traités.

L’article 41 de la Convention de Vienne sur les traités (1969) vise à s’assurer de « l’évolution pacifique des traités internationaux ». Il permet à des États signataires qui, au vu de l’évolution de leur situation, décident de faire un accord multilatéral pour déroger à certaines dispositions d’un traité sans remettre en cause les conventions et leur application pour les autres pays. Par exemple, les pays de l’Organisation des États américains (OEA) pourraient considérer intéressant au vu du droit à la santé et à la sécurité de légaliser le cannabis et de créer un marché à l’intérieur des pays de l’OEA, considérant les effets particulièrement néfastes du marché noir. À l’heure actuelle, aucun pays n’a utilisé cet article 41 en matière de lois sur les drogues, même si cette voie présente l’avantage d’être une voie juridique permise au regard des limites constitutionnelles de l’application des conventions. Toutefois, les récentes élections américaines font de cette approche une avenue beaucoup plus incertaine.

L’autre avenue, celle que privilégiera probablement le Canada, est d’utiliser les limites constitutionnelles d’application des traités, faisant valoir la primauté de la Charte internationale des droits de l’homme de l’ONU sur tous les autres traités, à l’instar de l’Uruguay lorsque ce pays a décidé de légaliser le cannabis. Quand l’OICS a condamné l’Uruguay en expliquant que cela constituait un bris des conventions, « l’Uruguay a répliqué en insistant que cette loi répondait aux traités internationaux des droits de l’homme, traités qui ont préséance sur tous les autres traités, et que les contradictions entre ces traités et les conventions sur les drogues sont un problème que la communauté internationale aura à résoudre. » (Walsh et Ramsey, 2015 : 11. Notre traduction).

Comme inscrit dans de nombreuses conventions internationales, leur application étatique doit se faire « sous réserve de ses dispositions constitutionnelles » (article 36, Convention unique), « compte dûment tenu de leurs régimes constitutionnel, juridique et administratif » (article 21 de la Convention sur les psychotropes), « sous réserve de ses principes constitutionnels et des concepts fondamentaux de son système juridique » (article 3 de la Convention contre le trafic illicite). Ainsi, les pays peuvent utiliser le droit à la santé et à la sécurité inscrit dans leur constitution ou charte des droits pour déroger à un article de la convention et adopter une politique différente. Les obligations en matière de droits de l’homme sont partie intégrante de la Charte des Nations unies et, tel que stipulé à l’article 103 de cette charte : « En cas de conflit entre les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la présente charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. » Toutefois, il est clair que faire usage ainsi de sa charte des droits constitue une manière de dire que les conventions, par leur visée répressive, aggravent les problèmes de santé publique et brime les droits de l’homme (Dupras, 1998). Il faut avoir les capacités politiques de faire cela et surtout, que le contexte mondial ait changé. Ce sont ces changements sur la scène mondiale qui ont permis à l’Uruguay d’avoir le courage politique d’aller dans cette direction, étant le premier pays à légaliser le cannabis (Collins, 2016; von Hoffmann, 2016). Tel que souligné par le groupe de travail, le Canada pourra faire valoir les changements sur la scène mondiale qui se dessinent en matière de réglementation sur le cannabis afin que la législation favorise et protège mieux « la santé, la sécurité et les droits de la personne de leur population » (GTLRC, 2016 : 13).

Comment se situe le gouvernement américain au regard des conventions considérant que certains de ses États ont légalisé le cannabis et que d’autres s’apprêtent à la faire ? Il maintient un discours assez faible sur le plan juridique, soit que même si certains de ses États sont dans l’illégalité eu égard aux conventions, comme le cannabis demeure illégal dans la loi fédérale et que c’est l’État fédéral qui est signataire des Conventions, il ne déroge pas aux conventions. Pourtant, le gouvernement fédéral américain a émis des règles pour accommoder les États qui légalisent le cannabis. Ce discours du gouvernement américain indique simplement que, lorsqu’on est une grande puissance, les justifications de ce genre pour déroger aux conventions ne peuvent être que « reçues » par les autres pays, même si sur le plan juridique, elles ne tiennent pas la route.

Comme on peut le voir, ce défi eu égard à la question de la conformité du Canada aux conventions internationales sur les drogues relève d’abord et avant tout de la diplomatie internationale et de ses règles de droit, de même que de la réputation et de la puissance du pays au regard de ces règles. À cet égard, le Canada est en bonne position, même si la partie sera délicate.

Voyons maintenant les cinq volets de la réglementation sur lesquels le groupe de travail et la population ont été consultés pour en identifier les principaux défis.

Défis liés aux thèmes contenus dans le document de discussion

Thème 1 : Minimiser les dangers de la consommation de la marihuana

Dans ce premier volet du document de discussion, le gouvernement explique qu’il y a en ce moment deux modèles principaux de réglementation avec les drogues légales, soit celui du tabac où l’on cherche à faire cesser l’usage, et celui de l’alcool où l’on cherche à obtenir un usage responsable. Le gouvernement explique qu’il désire un mixte des deux systèmes de réglementation, car « il veut légaliser la marijuana tout en ne " normalisant " pas son usage » (Santé Canada 2016a : n.p.). Le justificatif de cette position est que le cannabis n’est pas bon pour certaines clientèles vulnérables, « surtout les jeunes et les enfants ». Ce justificatif, en fait, est martelé dans chaque volet du document de discussion pour expliquer la nécessité de certains contrôles et restrictions, sans jamais mentionner qu’il vaut aussi pour l’alcool. Le groupe de travail n’a pas repris le vocabulaire sur la « normalisation » de l’usage du cannabis, même s’il maintient qu’il faut éviter de répandre son usage chez les clientèles vulnérables, tout en le rendant accessible aux adultes.

Quelles sont les mesures et restrictions annoncées dans ce volet du document de discussion qui constituent autant de défis à surmonter ?

Premier défi : L’âge minimal de consommation de la marijuana

Considérant qu’un des objectifs de la loi est de mettre fin à l’approvisionnement du cannabis sur le marché noir, l’âge ne pouvait être trop haut, explique le GTLRC, « puisque les taux de consommation les plus élevés se situent entre 18 à 24 ans » (GTLRC, 2016 : 21). L’âge minimal recommandé sera 18 ans, même si on reconnaît que certains risques demeurent à cet âge. Il faudra travailler à leur diminution par « la prévention, l’éducation et le traitement » (GTRLC, 2016 : 21).

Le GTLRC aimerait bien que cet âge soit uniforme à travers le Canada pour éviter le trafic entre les provinces; toutefois, le fédéral ne peut définir qu’un âge minimum, les provinces et territoires pouvant décider d’un âge plus élevé, comme c’est le cas pour le tabac et l’alcool. Ainsi, le groupe de travail recommande que l’âge minimum à partir duquel on peut se procurer du cannabis soit 18 ans avec la possibilité, tout comme pour l’alcool et le tabac, que les provinces et territoires puissent le mettre plus haut, si jugé approprié. Les provinces et territoires devront donc faire à leur tour une réflexion sur l’âge minimal de consommation pour décider s’ils s’en tiendront à l’âge minimum fixé par le fédéral, ou encore s’ils adopteront un âge minimum plus élevé.

Le défi pour le gouvernement fédéral sera de convaincre le plus possible les provinces et territoires des bienfaits de cette harmonisation de l’âge à travers le Canada (18 ans ou sur la base des lois existantes pour l’alcool) afin d’éviter le marché noir.

Deuxième défi : les restrictions de publicité et de commercialisation

Suivre le modèle du tabac est ce qui est privilégié dans le document de discussion. La réglementation sur l’alcool permet la publicité, et une réglementation en régit le contenu.

L’exemple du Colorado montre que l’interdiction partielle de la publicité s’avère à peu près impossible à encadrer. En effet, au Colorado, les producteurs et distributeurs peuvent faire de la publicité, mais à condition d’avoir des preuves que leur audience est à moins de 30 % en bas de 21 ans. Sur Internet, c’est interdit sauf s’il s’agit d’un site accessible seulement aux personnes au-dessus de 21 ans, ce qui est peu respecté : « Par exemple, une récente étude concernant YouTube montrait que 34 % des vidéos ayant trait au cannabis incluait des évaluations sur des produits, des promotions ou des recommandations de produits. L’étude montrait également qu’uniquement 20 % de ces vidéos sont limités à des personnes de 18 ans et plus » (étude citée dans Subritzky, Pettigrew et Lenton, 2016 : 3. Notre traduction.). Ainsi les compagnies trouvent des échappatoires et ont déjà des stratégies agressives, soit sur Internet ou encore lors d’événements publics, pour promouvoir les différents produits du cannabis. Également il y a des « publicités » qui sont incorporées à même les sites de vente sur Internet de produits du cannabis, les publireportages, les campagnes virales par le biais des médias sociaux, etc. Pour les autorités, il s’avère très difficile de contrôler cette publicité sur Internet avec toutes les nouvelles technologies. Pour ces raisons, le groupe de travail a donné raison au gouvernement et privilégié de suivre les mêmes règles de publicité que pour le tabac.

Le point qui s’est avéré le plus litigieux avec ce choix lors des consultations sur le sujet fut celui de l’affichage des marques. En effet, tout comme en Australie, le gouvernement fédéral compte exiger bientôt un « emballage simple » pour les produits du tabac : « L’emballage simple réfère aux colis sans caractéristiques distinctives ou attrayantes, avec des limites sur la façon dont le nom de la marque est affiché (ex. type de police, couleur et dimension). » (GTLRC, 2016 : 23). Cela ne fait pas l’affaire de l’industrie qui veut pouvoir valoriser sa marque, du moins dans les lieux de vente. Elle justifie cette position, d’une part, sur le fait qu’il sera ainsi plus aisé de distinguer les sources licites et illicites de cannabis, et d’autre part, sur le fait que l’affichage des marques stimulera la production de produits de qualité supérieure pour fidéliser les clients. Le groupe de travail fut peu sensible à ces arguments quant à l’emballage, mais reconnaît qu’il peut exister une « promotion limitée [pas de publicités sur le style de vie, fausses ou trompeuses] dans des endroits qui sont accessibles aux adultes, semblable aux restrictions sous la Loi sur le tabac » (GTLRC, 2016 : 24). En somme, le GTLRC privilégie le modèle du tabac quant aux interdits de promotion, de publicité et de parrainage d’événements, un emballage simple, et spécifie que les interdits d’affirmations fausses ou trompeuses sont particulièrement à surveiller en ce qui a trait aux allégations thérapeutiques d’un produit de cannabis.

Le défi le plus important ici, insiste le groupe de travail, sera de mettre en place les ressources suffisantes qui permettent « la détection et l’application [des sanctions] en cas de violations des restrictions en matière de publicité et de marketing, y compris par l’entremise de médias traditionnels et sociaux » (GTLRC, 2016 : 24).

Troisième défi : les produits comestibles à base de cannabis et les taux de THC

Le gouvernement veut limiter les taux de THC permis dans les produits de la marijuana, y incluant dans les formes de consommation comme les aliments, les friandises, les baumes ou les crèmes, car ils « représentent aussi un risque accru d’ingestion accidentelle ou non intentionnelle, surtout chez les enfants » (Santé Canada, 2016a : n.p.).

Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’industrie thérapeutique, principalement américaine, pour répondre à une clientèle qui ne désirait pas ou ne pouvait pas fumer le cannabis, a créé des milliers de produits comestibles plus aisés à ingérer, ou encore des baumes, des crèmes, des huiles, etc. Le Colorado a eu la surprise de voir que ces produits non fumés ont vite eu la cote chez les usagers récréatifs (Borodovsky et al., 2016; CCLAT, 2015; Kleiman, 2015). Le problème est qu’il y avait au départ peu de règles pour régir cette industrie de transformation du cannabis. De nombreux producteurs mettaient plusieurs doses (une dose = 10mg de THC) dans ce qui était considéré comme une portion par la plupart des consommateurs : par exemple, un seul brownie pouvait contenir dix doses. Or, plus d’une heure peut s’écouler entre l’ingestion d’un produit comestible contenant du cannabis et l’apparition des effets psychoactifs, ce qui augmente le risque de surconsommation chez les personnes inexpérimentées. Enfin, plusieurs emballages étaient similaires à d’autres produits du marché (brownies, biscuits, bonbons, barres tendres), ce qui a donné lieu à des surconsommations accidentelles, en particulier chez les enfants (Kleiman, 2015). Le Colorado a corrigé le tir dans sa loi en 2014 pour ne permettre que les emballages de doses individuelles, et de nouveau en 2016 pour améliorer leur étiquetage et la manière dont ces produits sont scellés. Les formats de produits attrayants pour les enfants ont aussi été interdits. Les États américains qui ont légalisé le cannabis par la suite ont tous pris en compte qu’il n’y avait pas deux acteurs dans l’industrie du cannabis, le producteur et le distributeur, mais trois, même si parfois les deux premiers sont jumelés, soit le producteur, le producteur/transformateur, le fabricant de produits de cannabis, le distributeur, et ont suivi le Colorado sur la réglementation des produits transformés. C’est à cette industrie de transformation des produits du cannabis à laquelle le gouvernement fait référence ici, et à la nécessité que le consommateur puisse acheter du cannabis, sous forme de produit transformé ou pas, et d’en savoir la teneur en THC pour mieux le gérer.

Au Canada, les producteurs licenciés de cannabis thérapeutique (actuellement au nombre de 36), ne peuvent le vendre que sous forme séchée ou d’huile dans la loi qui les régit. Ainsi, la question des produits thérapeutiques de cannabis transformés ou à très grande teneur en THC ne s’est posée que dans le marché illégal. Toutefois, on peut compter que l’industrie de fabrication de produits à base de cannabis se mettra rapidement en place, tenant compte entre autres que l’industrie du chanvre (cannabis sans THC) canadienne fabrique déjà tous ces produits dérivés.

Ainsi, compte tenu de ces éléments, le groupe de travail recommande « d’interdire tout produit jugé attrayant pour les enfants, […d’] exiger un emballage opaque, refermable (sic), à l’épreuve des enfants », de fixer une portion fixe de THC par produit de manière à faire des emballages individuels standardisés d’une portion, d’interdire les produits mélangés (alcool/cannabis, tabac/cannabis, caféine/cannabis), d’exiger un étiquetage approprié (mise en garde, degré de THC et de CBD[8]) et que, pour les produits comestibles, les règles de l’industrie alimentaire soient suivies (GTLRC, 2016 : 28).

Quant à la teneur en THC que le gouvernement désirait limiter, le groupe de travail a constaté une « insuffisance de preuves pour déterminer une limite de la teneur qui soit " sécuritaire " » (GTLRC, 2016 : 29). De plus, il craint que les usagers habitués à une teneur élevée de THC ne se tournent vers le marché noir. Si cela se produit, cela pourrait être néfaste, car les producteurs illicites de produits de cannabis à forte teneur en THC « utilisent souvent des solvants hautement inflammables, tels que le butane, en vue d’extraire les cannabinoïdes des plantes, ce qui est un processus dangereux en soi pouvant également laisser des résidus cancérigènes dans le produit final » (GTLRC, 2016 : 29-30). C’est ce qui amène le groupe de travail à privilégier le modèle de taxation de l’alcool adopté par la majorité des provinces, taxe qui varie en fonction de la concentration de l’alcool dans le produit, rendant plus élevé le prix des produits plus concentrés. Cette taxation selon la concentration d’alcool dans le produit a un effet très bénéfique en prévention (Elder et al., 2010). Le GTLRC, tout en soutenant cette option, insiste sur le fait que la prévention doit encourager la consommation de produits à basse teneur en THC, et que l’on doit être attentif à la recherche pour corriger le tir s’il y a lieu à l’égard de certains produits. Par exemple, le groupe de travail considère qu’il y a suffisamment de recherche montrant la nocivité des cannabinoïdes synthétiques pour que ces produits demeurent interdits dans la loi.

Toutefois, il faut prendre en compte que ce choix de la taxation graduelle en fonction du taux de THC des produits est de compétence provinciale. Ainsi, le défi du fédéral sera de s’entendre sur une voie de taxation qui aille dans cette direction. En fait, la taxation et les prix de vente du cannabis constituent en soi un autre défi, probablement le défi majeur en matière de santé publique.

Quatrième défi : les taux de taxation et la fixation des prix

Le gouvernement fédéral désire une taxation qui rende le produit inaccessible aux jeunes tout en n’étant pas trop élevée pour éviter qu’elle ne maintienne le marché noir. De plus, elle doit servir à « fournir au gouvernement les revenus nécessaires pour compenser les coûts connexes, notamment ceux liés aux services de traitement de la toxicomanie et d’application de la loi, de même qu’à la surveillance réglementaire » (Santé Canada 2016a : n.p.).

Avant d’aborder la réponse du groupe de travail à ce sujet, certains éléments doivent être précisés ici afin de comprendre, d’une part, toute la complexité et la difficulté de la question, et d’autre part, qu’une mauvaise gestion des taux de taxation et des prix peut aisément saboter les objectifs fédéraux de tenir compte des enjeux de santé publique tout en mettant fin au marché noir.

Si la taxation sur le cannabis n’est pas formellement attachée à ces coûts connexes, auxquels il faut ajouter la prévention et la sensibilisation de la population, de même que la recherche et le cumul de données pour l’évaluation des mesures en place, elle sera dispersée dans le budget général du gouvernement fédéral, des provinces et des territoires sans servir ces objectifs, comme on le constate en partie pour l’alcool et le tabac (Minardi et Pouliot, 2014).

De plus, les gouvernements ont soif de taxation et, si un certain seuil de taxation est dépassé sur un produit pour lequel il y a toujours une grande demande, on peut prévoir le développement d’un marché noir (Ogrodnik et al., 2015). Cette situation se produit plus fréquemment avec ce que l’on désigne comme les taxes puritaines (sin taxes), soit celles sur l’alcool, le tabac et le jeu, auxquelles on ajouterait maintenant le cannabis dont le marché noir est déjà présent : « Dans un contexte de déficit budgétaire, la tentation est grande pour un gouvernement d’augmenter les taxes puritaines existantes ou de mettre en place de nouvelles taxes puritaines[9]. Ce type de prélèvement est plus facile à justifier auprès de la population que des taxes sur la consommation ou une hausse des impôts. En effet, personne ne peut être contre la vertu » (Minardi et Pouliot, 2014 : 4). La taxation du tabac au Canada, tout comme dans plusieurs pays européens, constitue maintenant près de 80 % de son prix de vente au détail, ce qui représentait en 2008 une source de revenus au Canada de 8 milliards de dollars par année (gouvernement fédéral, provinces et territoires). Quant au 20 % qui reste, les compagnies de tabac font encore des centaines de millions de dollars en profits (Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, 2008). Ainsi, un produit qui coûte très peu cher à produire, avec une taxation aussi élevée, est aisé à vendre en contrebande à moindre coût. En 1994, devant l’augmentation de la contrebande du tabac, contrebande qui représentait « environ 31 % [du marché du tabac au Canada] à la fin de l’année 1993 » (Minardi et Pouliot, 2014 : 3)[10], et des vols simples ou avec violence pour se procurer des produits du tabac, le gouvernement fédéral avait invité les provinces à réduire leur taxation, annonçant qu’il ferait de même. Les accords conclus pour réduire la taxation n’ont pas fait long feu. À peine un an plus tard, les provinces commençaient de nouveau à augmenter leur taxation et le fédéral a emboîté le pas l’année suivante (Dupuis, 1998). C’est ainsi que la contrebande et la violence liée au marché noir du tabac ont repris. Il faut ajouter à cette présence d’une taxation excessive du tabac, que les pauvres sont frappés « quatre fois plus durement que les riches » (Minardi et Pouliot : 3), car cela représente un plus grand pourcentage de leurs revenus. Le marché noir est alors plus tentant pour eux, et ils sont plus susceptibles d’être happés par la répression. Cela est à prendre en considération également pour le futur des prix du cannabis, surtout que le marché noir est déjà là.

Toutefois, le gouvernement fédéral ne peut rien imposer ici, simplement négocier avec les provinces et territoires; si la taxe d’accise (production, transformation) est fédérale, la taxe de vente est provinciale. Ainsi, un modèle de taxation comme au Colorado, où tant la distribution que la finalité de la taxation sont inscrites dans la loi, ne peut être envisagé. Cela fait suite aux recommandations du groupe de travail californien chargé de préparer le cadre réglementaire pour la légalisation du cannabis qui en était arrivé aux trois conclusions suivantes :

  • Le taux de taxation doit être fixé dans la loi afin d’éviter une surenchère politique pour cumuler des taxes, ce qui maintiendrait le marché noir du cannabis si le prix du cannabis légal est trop élevé ;

  • L’usage des fonds provenant des taxes doit être inscrit dans la loi afin de s’assurer qu’ils servent à des fins de santé publique, d’éducation, de prévention, de traitement, et de contrôle du cadre réglementaire du cannabis ;

  • La taxation doit être répartie entre l’État (taxes d’accise), les comtés (85 % de la taxe spéciale de 10 % sur le cannabis récréatif) et les municipalités (taxe de vente et 15 % de la taxe spéciale).

À la suite de ces recommandations, il fut inscrit dans la loi du Colorado qu’il y a 2,9 % de taxes de vente, tant sur le cannabis thérapeutique que non thérapeutique, qui est la taxe standard de vente sur les produits vendus au détail. Il faut ajouter pour le cannabis à des fins non thérapeutiques une taxe d’accise (production) de 15 % récoltée par l’État dont le premier 40 millions de dollars est destiné à la rénovation ou à la construction d’écoles publiques (Building Excellent School Today – BEST Fund). Il y a également sur le cannabis non thérapeutique une taxe spéciale de 10 % (dont 15 % demeure à la municipalité et 85 % va au comté). La taxe de vente au détail de même que la taxe spéciale de 10 % sont versées dans le Marijuana Tax Cash Fund dont les revenus doivent être dépensés par les comtés et municipalités l’année suivante dans la prévention et le traitement des usages problématiques de drogues et tout ce qui s’y relie (éducation du public, formation, etc.), de même qu’aux contrôles policiers et à la formation de tous les intervenants dans ces secteurs. Utiliser l’argent à d’autres fins est une infraction à la loi (Silbuagh, 2015). De même, une modification des taux de taxation demande de passer par un vote populaire; c’est sur des revenus de taxation destinés à la santé publique et à l’éducation que la campagne en faveur de la légalisation du cannabis avait été faite (Crick, Haase et Bewley-Taylor, 2013, 2014; Pardo, 2014). On peut suivre l’évolution mensuelle des revenus de la taxation sur le site du ministère du Revenu du Colorado en fonction de leur distribution selon les différents comtés du Colorado et dans le fond pour la construction ou la rénovation d’écoles (Colorado Department of Revenu, 2016b).

Selon les prix affichés dans les dispensaires, malgré ces taxes, le cannabis est environ 8 % moins cher que les prix usuels du marché noir dans les États qui n’ont pas légalisé le cannabis, et le cannabis thérapeutique, moins taxé, a un prix encore plus bas. Cela a diminué considérablement le marché noir au Colorado (Pardo, 2014). Washington qui avait fixé au départ une taxe trop élevée sur le cannabis a révisé sa position et abaissé sa taxe dû au fait que cela maintenait le marché noir. En effet, la thèse qui l’avait emporté à Washington pour fixer la taxation, initialement, est que les contrôles de qualité sur les produits vendus feraient en sorte que les gens n’achèteraient plus leur cannabis sur le marché noir, car ils seraient prêts à payer plus cher pour un cannabis de qualité. Ainsi fut instituée une taxe de 25 % sur le produit à chaque étape du marché (production, transformation, détaillant) à laquelle s’ajoutait la taxe de vente régulière, ce qui faisait du cannabis un produit qui se vendait entre 25 et 30 dollars le gramme. Ces taux de taxation ne durèrent qu’une année et furent modifiés pour trois raisons. Ils maintenaient le marché noir. Les producteurs/transformateurs payaient une double taxe et s’en plaignaient fortement. Enfin, les détaillants, au fédéral, devaient déclarer les taxes de vente sur le cannabis comme un revenu (le cannabis étant illégal au fédéral, la taxe sur ce produit n’est pas reconnue). Le 1er juillet 2015, cette triple taxation fut modifiée pour une taxe d’accise unique de 37 %, à laquelle s’ajoute la taxe de vente de tous les produits de 6,5 % (plus élevée dans certaines villes).

Plutôt que le taux de THC, ce sont les quantités que Washington a choisi de taxer, ce qui, en termes de santé publique, est moins efficace que le Colorado (Kleiman, 2015 ; Room, 2014a) : « Taxer les produits selon le poids, disons 2 dollars par gramme, […] signifie que les produits, peu importe leur concentration, ont la même taxe. Cela motive les producteurs à vendre des produits du cannabis plus concentrés pour minimiser la " taxe par heure d’intoxication ". Des chercheurs en santé publique s’inquiètent du fait que des produits plus concentrés entraînent davantage de problèmes de santé publique » (Kilmer, 2016. Notre traduction.).

Comme au Colorado, il est écrit dans la loi de Washington que les revenus de taxation doivent être redistribués dans les programmes de santé publique, de prévention, de traitement, de recherche, de même que pour couvrir les frais de l’application du cadre réglementaire (Section 28, Partie IV, Initiative 502). Toutefois, une tendance inquiétante se dessine. Malgré ce que prescrit la loi sur l’utilisation des revenus de taxation, 40 % de ces revenus sont maintenant absorbés dans les fonds généraux de l’État (CCLAT, 2015). Également, pour augmenter ses revenus, le 1er juillet 2015, Washington a promis aux villes et comtés une partie des revenus de la taxation, afin que les villes et comtés qui refusent d’avoir des lieux de vente de cannabis changent d’idée. Cette promesse ne comporte aucune obligation voulant que ces revenus doivent être utilisés en santé publique. Afin de stimuler leur appétit pour cette taxation, le WSLCB publie maintenant sur son site la redistribution des revenus de la taxation par villes et par comtés (WSLCB, 2016c), mais aucune ventilation sur le reste des revenus pour savoir à quoi ils furent destinés. Pourtant, l’argent de la taxation est nécessaire dès le départ pour implanter le cadre réglementaire, surtout que ces revenus iront en diminuant : « Quand les ventes de cannabis récréatif ont commencé, il n’y avait pas suffisamment de produits pour fournir la demande. Cette situation combinée avec la structure de taxation élevée, faisait en sorte que les prix du cannabis étaient très élevés. Le WSLCB rapporte qu’au début de 2015, le prix par gramme était à 15 dollars en moyenne dans l’État, quand il était de 30 dollars au départ » (Jensen et Roussel, 2016 : 98. Notre traduction.). Enfin, la taxation de 37 % de Washington entre maintenant en compétition avec la taxation à 25 % de l’Oregon. Et d’autres États sur son flanc sud se sont ajoutés aux élections de 2016 avec une loi légalisant le cannabis, soit la Californie, le Nevada et l’Arizona. Il se peut que Washington ait encore à baisser ses taux de taxation pour maintenir des prix compétitifs qui soutiennent ses revenus et empêchent le trafic entre États.

Ainsi, ce détournement d’une partie des revenus de la taxation dans les fonds généraux par Washington est inquiétant considérant tous les coûts initiaux de mise en oeuvre. De plus, il est clair que ces revenus, d’année en année, vont diminuer au fur et à mesure que d’autres États entreront dans le marché. Ils vont même baisser rapidement, prédisent les économistes, considérant la baisse de prix des produits par la production de masse (Kleiman, 2015). L’élément positif est que le marché noir pourra de moins en moins faire compétition aux prix du marché légal, ni avec ses produits. L’élément inquiétant est l’effet de la baisse des prix sur la consommation, surtout si les contrôles en place et l’investissement dans la santé publique diminuent.

Le rapport du Bureau du directeur parlementaire du budget du Canada (2016) chargé d’évaluer le coût des politiques que l’on désire mettre en place a inclus ce jeu des marchés dans l’évaluation de la taxation à mettre en place au Canada. Son document est important, car il servira dans les négociations sur la taxation avec les provinces et territoires. Ce rapport distingue trois phases du marché à prendre en compte dans l’établissement de cette taxation pour éviter le marché noir. Pour la première période, soit au début de la légalisation, il considère qu’il faudra peut-être vendre en dessous des taxations usuelles sur les produits afin d’éviter le marché noir. Les revenus de la taxation devraient alors être passablement absorbés par l’implantation du cadre réglementaire. Dans une deuxième période, « à mesure que le marché du cannabis prendra de la maturité, il sera possible d’augmenter les recettes fiscales. Les coûts de production de l’industrie légale devraient diminuer, ce qui permettra au gouvernement de percevoir une partie des économies des coûts sans augmenter le prix légal au détail. » (Bureau du directeur parlementaire du budget du Canada, 2016 : 4). Par la suite, selon le développement de produits dérivés, les habitudes de consommation qui se développeront et le résultat des données des recherches sur la situation de la consommation chez les jeunes, il sera plus aisé d’identifier le taux de taxation qui crée un certain effet de dissuasion chez les jeunes tout en évitant le développement du marché noir. À cet égard, le rapport dit qu’il lui est difficile d’évaluer les revenus de la taxation non seulement au regard des habitudes de consommation, mais de l’ensemble des coûts du maintien du cadre réglementaire, et sans savoir si les gouvernements et territoires implanteront un modèle de taxation similaire à l’alcool.

Le groupe de travail, conscient de cette situation, considère avec raison qu’une « coordination des taxes et des prix entre les ordres de gouvernement est essentielle. » (GTLRC, 2016 : 31). À cette fin, il recommande d’étudier une fourchette de prix et de taxation souple qui serve la santé publique et évite le marché noir, et qui sera capable de s’adapter aux changements du marché. De plus, le groupe de travail considère que l’on doit « s’engager à utiliser certaines recettes provenant du cannabis comme source de financement pour l’administration, l’éducation, la recherche et l’application de la loi. » (GTLRC, 2016 : 32).

La capacité du fédéral de mener à bien ces recommandations avec les provinces et territoires sera tout un défi.

Cinquième défi : les facultés affaiblies au travail par le cannabis

Des employeurs ont demandé des directives au groupe de travail quant à leur capacité de dépistage de drogues en milieu de travail. Le groupe de travail répond que plus de recherche sera nécessaire pour savoir s’il y a lieu d’établir de nouvelles directives. En fait, il semble réticent à suivre la tendance américaine à cet effet, et avec raison. « Selon les données du Drug and Alcohol Testing Industry Association (DATIA), environ 57 % des employeurs américains exigent des tests de drogues à leurs employés. Le résultat est un marché de tests de drogues évalué à 2,6 milliards de dollars en 2012 et qui devrait atteindre 3,4 milliards en 2018. […] En 2014, approximativement 150 millions de tests de drogues furent faits » (Phifer, 2015 : 2. Notre traduction.).

Au Colorado, les employeurs sont libres d’avoir leur propre politique de tests de drogues en milieu de travail. Un jugement de la Cour Suprême du Colorado à ce sujet a fait la manchette à la suite du congédiement d’un employé en 2010 par la compagnie Dish Network pour avoir testé positif au cannabis. Cet employé, Brandon Coats, était quadriplégique à la suite d’un accident et en faisait un usage thérapeutique, car le cannabis l’aidait à contrôler ses spasmes dans les jambes. Même si la compagnie a reconnu que Brandon Coats ne fumait pas au travail et qu’il n’avait pas les facultés affaiblies, elle a réaffirmé son droit à une politique de tolérance zéro et que cela touchait tous les comportements illégaux, même si hors du travail. La Cour Suprême du Colorado, le 14 juin 2015, a donné raison à l’employeur, car la loi fédérale a préséance sur la loi des États et que le cannabis est toujours illégal au niveau fédéral. Toutefois, tous les États ne laissent pas cette autonomie aux employeurs en matière de tests de drogues au travail comme au Colorado ; certains États (Arizona, Delaware et Minnesota) ont des lois qui empêchent un employeur de mettre à la porte un employé qui a besoin de cannabis à des fins thérapeutiques et d’autres considèrent « que la présence des métabolites n’est pas une démonstration suffisante d’une intoxication ou même que la personne est sous l’influence du cannabis » (Phifer, 2016 : 3. Notre traduction.).

On peut se demander quel est l’intérêt des employeurs à maintenir ces tests de drogues sur le cannabis, même quand cela n’affecte pas l’emploi et que ces tests sont coûteux.

Pour certaines compagnies, industries et institutions, il s’agit de préserver une belle image morale pour le public et leurs commanditaires (Beauchesne et Giguère, 1994 ; O’Malley et Mugford, 1992 ; Rodgers, 1996).

D’autres compagnies avancent l’argument de la sécurité. Mais se limiter à vérifier la consommation de drogues pour mesurer la capacité de quelqu’un à effectuer une tâche, c’est négliger la multitude d’autres facteurs qui peuvent diminuer cette capacité et les conditions environnementales ou de travail qui peuvent être en cause. De plus, cela peut discriminer inutilement quelqu’un en état d’effectuer cette tâche, considérant que les tests pour déceler la prise de drogues illicites nous disent simplement si la personne en a consommé dans les jours ou semaines passés, le cannabis étant le plus susceptible d’être détecté considérant la durée de vie de ses métabolites dans l’organisme (Phifer, 2016). Il vaudrait mieux vérifier les réflexes nécessaires à la tâche en question. Le National Workrights Institute (NWI) considère que les tests de réflexes similaires au test de sobriété sont plus efficaces à réduire les accidents au travail et sont mieux acceptés par les employés. De plus, cela amène les employés qui utilisent du cannabis à des fins médicales à communiquer leur situation, et leur permet ainsi « de performer avec succès des tâches si des accommodements raisonnables sont faits par l’employeur (Phifer, 2016 : 3. Notre traduction.).

Un autre argument des employeurs pour justifier l’implantation de tests de drogues est la perte de productivité que génèrerait leur usage en milieu de travail. Comment se fait-il qu’un employeur, pour savoir si son employé travaille, ait besoin de lui faire passer un test de drogue ? Sa définition de tâche est-elle si floue qu’il ne sait pas quel rendement attendre de cet employé ? Comment se fait-il que tout le travail accompli dans la carrière de quelqu’un puisse être réduit à néant lors d’une promotion, parce que cette personne, comme des millions d’autres, a consommé des drogues illicites ? Dans l’application de tests de dépistage imposés au hasard, comment l’employeur peut-il savoir si cela vise un employé avec un problème de rendement ? De plus, en quoi le fait de savoir si un employé a fumé un joint de cannabis trois jours avant de se rendre à son travail constitue une évaluation de son rendement ? Cela laisse sous-entendre ici que les gens qui ne prennent pas de drogues illicites sont plus fiables et productifs que ceux qui en prennent, une thèse qui n’a jamais été prouvée.

En réalité, les tests de drogues au travail ne remplissent pas les objectifs que les employeurs annoncent. Leur intérêt est le contrôle des employés. Quel moyen aisé pour discréditer un employé et l’amener, éventuellement, à quitter son emploi ou à modifier son comportement pour une raison ou une autre (activisme syndical, par exemple) que de rendre publique (ou souvent, menacer de rendre publique) sa consommation de drogues illicites. On peut facilement dénigrer des employés par ces tests, briser des carrières, refuser des promotions ou des nominations. Bien sûr, théoriquement, les personnes ont toujours la liberté de refuser ces tests. En pratique, toutefois, cette liberté est fictive lorsque l’acceptation de les passer est une condition pour conserver ou obtenir un emploi. De plus, ces tests de drogues, selon les besoins de main-d’oeuvre, ne sont pas appliqués si au hasard que cela, particulièrement en matière de cannabis, la drogue la plus détectée : « Par exemple, au début de 2014, plusieurs compagnies [au Colorado] ont augmenté le nombre de tests de drogue en milieu de travail, tandis qu’un an plus tard, comme les taux de chômage étaient en dessous de la barre de 5 % et que la compétition s’installait pour les emplois spécialisés, un certain nombre de compagnies ont commencé à enlever le THC dans les conditions d’embauche, particulièrement dans le secteur de l’hôtellerie » (Subritzsky, Pettigrew et Lenton, 2016 : 5-6. Notre traduction.).

L’implantation de tests de drogues est aisée dans le contexte de la prohibition, surtout que l’industrie des tests de drogues, essentiellement pharmaceutique, en fait la promotion active. Ainsi, les réticences du groupe de travail à s’inscrire dans les volontés de contrôle de ces employeurs sont tout à fait légitimes.

Thème II : Le système de production/transformation des produits

Dans cette section, le gouvernement explique le système de licences en place pour les producteurs de marijuana à des fins thérapeutiques et les exigences de qualité et de sécurité auxquelles ces producteurs doivent répondre selon le Règlement sur la marijuana à des fins médicales (RMFM) (Ministère de la Justice, 2016). C’est la prolongation de ce modèle qui est clairement privilégiée dans le document, car « des mesures de contrôle pourraient être prises en matière de pesticides et de contaminants microbiens et chimiques. La marijuana devrait aussi faire l’objet d’analyses afin que les consommateurs puissent obtenir des renseignements fiables quant à sa composition, particulièrement en ce qui concerne les taux de THC et de CBD » (Santé Canada 2016a : n.p.). Ce système de production privé pour le cannabis thérapeutique autorisé par Santé Canada existe depuis peu, soit depuis le 31 mars 2014. En date du 30 novembre 2016, il y a 36 producteurs autorisés et 400 demandes sont en attente (Santé Canada, 2016b). Le gouvernement ajouterait à la réglementation à suivre par ces producteurs pour obtenir une licence, une réglementation sur l’emballage et l’étiquetage des produits offerts, qui seront maintenant plus variés.

Il faut dire que le regroupement des producteurs licenciés à des fins thérapeutiques (MMJPR, 2016a) avait fait un lobby très actif en ce sens auprès du gouvernement. Plusieurs ont investi des millions de dollars pour répondre aux exigences du cadre réglementaire du RMFM et en prévision d’une expansion reliée à la légalisation du cannabis. Pour faire contrepoids à ce lobby, s’est formée l’Association des producteurs de cannabis (Cannabis Growers of Canada, 2016), « un regroupement d’entreprises qui travaillent à concevoir des standards et des codes de conduite pour les joueurs de l’industrie actuelle du cannabis, notamment les dispensaires et les producteurs non autorisés » (Lemoine, 2016 : 63). Ses membres[11], dont plusieurs proviennent de Vancouver, car cette organisation a fusionné avec le CARDAGAN de Vancouver (Cannabis Retailers, Distributors, and Growers’ Association), militent « en faveur d’un marché libre du cannabis, où la régulation passerait par des règles développées notamment en collaboration avec les acteurs de l’industrie eux-mêmes » (Lemoine, 2016 : 63). Un de leurs membres est la compagnie de médias et communications Jade Maple (CGC, 2016). Cette compagnie vise spécifiquement à aider l’industrie du cannabis à développer son marché en offrant des services de planification financière, de comptabilité, des conseils juridiques, technologiques, etc. (Jade Maple Corporate Services, 2016). L’objectif principal du CGC, explique le site web, est que le marché se développe en une multitude de petits et moyens producteurs, dont plusieurs existent déjà et sont illégaux. Ils sont contre un système de licences par Santé Canada qui pourrait minimiser et contrôler le nombre de joueurs sur le marché. Toutefois, le site de cette association n’explique pas comment ce marché pourrait éviter d’être rapidement avalé par de grands joueurs, dont plusieurs sont des investisseurs américains.

En somme, le choix politique ici est d’utiliser le système de licences en place pour les producteurs thérapeutiques. Le fait que la loi soit déjà très élaborée en ce qui a trait aux conditions de production et aux critères de qualité permet de mieux contrôler le marché, tant en termes de qualité que de revenus par les licences et la taxation.

Les coûts astronomiques pour répondre à ce cadre réglementaire signifient l’élimination des petits joueurs dans le marché actuel du cannabis. Le groupe de travail fut sensible à cette répercussion du système actuel de réglementation dont les coûts élevés sont pour une partie liés au fait que seules les cultures intérieures sont permises, et aux exigences actuelles de sécurité. De plus, le groupe de travail considère qu’il faut encourager « des pratiques environnementales responsables, en utilisant moins l’éclairage intérieur, les réseaux d’irrigation et les contrôles des paramètres environnementaux (c.-à-d. le chauffage et le refroidissement, les contrôles d’humidité) » (GTLRC, 2016 : 39-40). C’est pourquoi il recommande de « promouvoir la gérance de l’environnement en mettant en oeuvre des mesures telles que l’autorisation de la production commerciale à l’extérieur, avec des mesures de sécurité appropriées » (GTLRC, 2016 : 40), de manière à utiliser le système actuel de licences pour des fins thérapeutiques de Santé Canada, tout en encourageant « un marché diversifié et concurrentiel qui inclut également les petits producteurs » (GTLRC, 2016 : 40).

Le groupe de travail souligne également qu’il faudra réfléchir au fait que des personnes qui ont des antécédents criminels de cannabis ne peuvent obtenir de licences, dont plusieurs sont de petits producteurs, mais il ne fait aucune recommandation à cet effet. De plus, il souligne qu’il faudra gérer les licences de manière à éviter les surplus, mais il n’explique pas comment. Enfin, il souligne l’importance d’un système de traçabilité des produits comme il existe au Colorado et à Washington, car cela pourrait aider à surveiller la circulation des produits, en plus de permettre « de retracer les produits en cas de rappel ».

En somme, le défi sera ici de mettre en place rapidement les ressources suffisantes pour permettre de gérer adéquatement le système de production et de transformation des produits du cannabis (examen des demandes de licences, laboratoires, inspecteurs, etc.).

Thème III : Le système de distribution et la culture personnelle

Le système de distribution

Les producteurs licenciés pour le cannabis à des fins thérapeutiques ont un mode de distribution exclusivement postal. Le gouvernement dit comprendre qu’un système uniquement postal dans un scénario de légalisation maintiendrait le marché noir et qu’il faut accepter la présence de dispensaires.

Toutefois, le cannabis n’étant plus criminalisé, comme la santé relève des provinces, elles ont leur mot à dire sur la réglementation de la distribution, tout comme pour l’alcool et le tabac où un cadre général est fédéral, et le reste de la réglementation est provincial. Tout de même, quatre messages sont passés aux provinces et aux territoires dans cette section du document en prévision des négociations sur le sujet.

  • La production et la transformation seront contrôlées par le fédéral, la question d’une gestion quelconque de la production par les provinces ne faisant pas partie des options offertes. Cela va à l’encontre des voeux de plusieurs petits producteurs qui préféreraient une gestion provinciale de la production (Lemoine, 2016).

  • Le gouvernement fédéral sera très réticent à ce que des dispensaires soient dans les endroits où l’on vend de l’alcool, scénario considéré dans la province de l’Ontario où, comme dans les autres provinces et territoires à l’exception de l’Alberta[12], les magasins dédiés uniquement à la vente de boissons alcoolisées sont sous monopole d’une régie gouvernementale[13],. Le document fait remarquer qu’à Washington et au Colorado, on ne permet pas la vente de cannabis dans les mêmes lieux où l’on vend de l’alcool « en raison des effets accrus sur les facultés que présente la consommation de marijuana combinée à la consommation d’alcool » (Santé Canada 2016a : n.p.). Un non-dit de l’argumentaire gouvernemental ici est probablement le désir d’éviter de perdre le contrôle des lieux de distribution, car tout commerce vendant de l’alcool revendiquerait rapidement d’élargir son marché au cannabis, et ce serait particulièrement inquiétant en Alberta où le marché de l’alcool est privé.

  • Le gouvernement souligne également qu’il faut être très attentif au mode de distribution choisi, car cela influe sur « les perceptions entourant le risque et la ‘normalité’ associés à une substance dans la société […, ce qui peut] influencer les taux de consommation », rappelant que l’objectif est de diminuer l’usage du cannabis et que la réglementation doit répondre à cet impératif (Santé Canada 2016a : n.p.).

  • Les scénarios présentés par les provinces devront montrer qu’ils répondent à un contrôle adéquat des opérations illégales de ventes au comptoir ou sur Internet.

En somme, le gouvernement est conscient qu’il y a des particularités sociales, économiques et culturelles entre les provinces et territoires et qu’il ne pourra imposer un système uniforme de distribution. C’est pourquoi sa présentation de la problématique est davantage en termes de paramètres à l’intérieur desquels devront opérer les systèmes de distribution choisis par les provinces et territoires.

Tous sont d’accord que l’actuel système postal doit demeurer pour bien desservir les malades et les gens en régions éloignées. Il est également entendu que, quel que soit le lieu de vente, un personnel formé et compétent doit pouvoir informer les clients, surtout considérant que plusieurs nouveaux produits et nouvelles formes de consommation feront leur apparition. Pour ce qui est de la vente sur le terrain, lors des consultations, le groupe de travail a vraiment eu affaire à trois blocs : ceux qui soutenaient que le système de gestion d’alcool de leur province permettait un meilleur contrôle de la circulation des produits et des lieux de vente, et qui envisageaient un système similaire au système en place de lieux de vente de l’alcool, sans que l’alcool et le cannabis soient vendus au même endroit. Ces personnes étaient essentiellement des représentants des provinces et territoires qui soutenaient que des « points de vente contrôlés par le gouvernement peuvent être plus enclins à exiger la preuve d’âge, à refuser la vente à des clients mineurs ou apparemment dégradés, à ne vendre que des produits fournis par des producteurs autorisés et à se conformer à d’autres limites réglementaires fédérales » (GTLRC, 2016 : 41). Il y a également ceux qui privilégiaient « un modèle d’entreprise privée avec des magasins spécialisés dans la vente au détail du cannabis (par exemple, des dispensaires) » (GTLRC, 2016 : 41). Enfin, il y a ceux pour qui le profit n’est pas l’enjeu, qui considèrent que le modèle d’organisme à but non lucratif serait bien, à l’instar des clubs de compassion.

Le groupe de travail en arrive à la conclusion que, peu importe le modèle choisi, la responsabilité du contrôle du marché de distribution incombe aux gouvernements provinciaux et aux municipalités (règlements sur le zonage qui limitent les endroits où un lieu de vente peut être établi, leur densité, etc.). Il réitère les messages du gouvernement fédéral, insistant particulièrement sur le fait que le mixte de l’alcool et du cannabis dans les lieux de vente n’est pas une bonne idée, et que du personnel bien formé et compétent doit pouvoir informer les clients sur les lieux de vente, tant sur les produits que les risques qui peuvent leur être associés.

Pour ce qui est de la vente par Internet, où s’opère une grande partie des ventes postales, le groupe de travail demande au gouvernement de s’assurer que les vendeurs en ligne disposent des droits appropriés et qu’ils suivent les règles, sans plus de précision. Pourtant, les achats en ligne sont de plus en plus populaires et il y aurait eu lieu de réfléchir davantage à la manière de s’assurer que le consommateur sache quand il a affaire à un site canadien répondant aux critères de contrôle en place. En fait, il se pourrait même que plusieurs clients désirent s’approvisionner dans la discrétion d’Internet pour faire leurs premières expérimentations plutôt que dans les lieux de vente sur le terrain.

Ainsi, le défi sera pour le gouvernement fédéral de s’assurer d’harmoniser le plus possible les modes de distribution afin qu’ils s’inscrivent en santé publique, en sachant qu’il a peu à dire au final s’il n’a pas d’argent à distribuer à cet effet, puisque la santé est de juridiction provinciale, de même que la vente au détail. De plus, il y a toute une réflexion à faire sur l’encadrement des sites Internet, afin que le consommateur y soit en sécurité et sache quels sont les sites appropriés. Enfin, il est inquiétant que pas un mot explicite n’ait été dit par le groupe de travail sur l’interdiction de l’intégration verticale des marchés comme il est mentionné dans les lois des États américains qui ont légalisé le cannabis; en d’autres termes, on a explicitement interdit que des dispensaires appartiennent à des producteurs pour éviter la présence dominante de grands conglomérats sur le marché qui contrôlent non seulement la distribution, mais l’information sur les produits dans les lieux qu’ils desservent. Cette règle devrait être très claire au Canada également.

La culture personnelle

La question de permettre ou non la culture à des fins personnelles est, selon le groupe de travail, ce qui a suscité le plus de débats lors des consultations. D’un côté, il y a ceux qui craignent les risques pour la santé et la sécurité liés aux conditions de culture à des fins personnelles, de même que le marché noir. De l’autre, soit la majorité des répondants aux questionnaires en ligne (92 %), il y a ceux qui soutiennent que plus le marché légal fonctionnera bien, plus cette culture deviendra marginale au même titre que la fabrication personnelle d’alcool, et que cela causerait plus de problèmes de l’interdire à cause des difficultés de contrôle, particulièrement dans les régions rurales. De plus, les personnes en faveur de permettre la culture à des fins personnelles sont également d’accord qu’elle doit être réglementée pour ne pas permettre n’importe quel type de culture et dans n’importe quelles conditions.

Comme il est permis de cultiver le tabac ou de produire son vin et sa bière à des fins personnelles et que cela demeure marginal, comme les États américains qui ont légalisé le cannabis ont permis la culture personnelle sous certaines conditions et que les problèmes rencontrés viennent essentiellement du trafic avec les États voisins qui n’ont pas légalisé le cannabis, le groupe de travail recommande de permettre la culture personnelle du cannabis à des fins non médicales avec « une limite de quatre plantes par résidence; une limite de hauteur maximale de 100 cm sur les plantes; une interdiction des processus de fabrication dangereux; des mesures de sécurité raisonnables pour prévenir le vol et l’accès aux jeunes; la surveillance et l’approbation des autorités locales » (GTLRC, 2016 : 45).

Le défi sera de créer un système simple d’enregistrement local des personnes qui ont des cultures à des fins personnelles et de former adéquatement les policiers aux réglementations qui régissent ces cultures. Il ne faut absolument pas que ce système d’enregistrement et de surveillance devienne une structure complexe qui relève des provinces. Il s’agit tout au plus de s’assurer de la sécurité des lieux (pompiers) et du respect des quantités que l’on peut cultiver dans les conditions requises (policiers).

Thème IV : Le contrôle du cadre réglementaire

Ce dont il est question ici dans le document de discussion est la manière de s’assurer que le cadre réglementaire est respecté quant à « l’emplacement des sites de production ou de distribution, des heures d’exploitation, de la densité et du nombre global de producteurs ou de détaillants, de la consommation de marihuana à l’extérieur de la résidence » ou d’endroits désignés à cette fin. Également, il faut s’assurer que la taxation est acquittée et « lutter contre la conduite avec facultés affaiblies par la marijuana ». Enfin, il faut sévir contre ceux qui vendent de la marijuana aux jeunes ou « en transportent en franchissant les frontières canadiennes » (Santé Canada 2016a : n.p.).

Le groupe de travail dit avoir reçu à maintes reprises des personnes consultées les deux consignes suivantes quant au contrôle du cadre réglementaire. La première est qu’il doit y avoir des « règles claires et exécutoires pour que tous les Canadiens et les organismes d’application de la loi comprennent ce qui est permis (et dans quelles conditions) et ce qui continue d’être interdit dans le nouveau régime légal. » La seconde consigne est que « les sanctions liées à l’infraction de ces règles doivent être proportionnelles à la contravention et que le système de justice pénale ne devrait être employé que lorsque cela s’avère nécessaire » (GTLRC, 2016 : 46). Le groupe de travail se dit d’accord avec ces deux avis.

Premier défi : Créer une nouvelle loi spécifique au cannabis sur les règles et les sanctions

Avec raison, le groupe de travail considère que si l’on veut penser et agir autrement que par le pénal pour la majorité des infractions liées à la réglementation sur le cannabis, il serait important de sortir le cannabis de la loi actuelle (Loi réglementant certaines drogues et autres substances – LRCDAS) pour établir une nouvelle loi avec des règles claires où le pénal ne serait plus l’unique sanction possible (Loi sur le contrôle du cannabis).

En ce qui a trait aux entreprises qui détiennent une licence (producteur, transformateur, détaillant), il s’agit de copier le modèle de sanctions de l’entreprise. Des sanctions pécuniaires pour des dérogations aux règles d’emballage à l’étiquetage, etc., des rappels obligatoires pour les produits non conformes, des révocations de licence pour des violations répétées. Les infractions criminelles ne seraient maintenues que pour la production illicite et le trafic (particulièrement s’il vise des mineurs), l’importation et l’exportation illicites. Toutefois, pour ne pas pénaliser abusivement des personnes adultes qui échangent le produit, il faut créer des exclusions pour le « partage social » ; les infractions précédentes doivent impliquer des fins commerciales.

Pour ce qui est des mineurs, des sanctions non criminelles devraient être mises en oeuvre, et il faut prendre en compte qu’il y a certaines initiations familiales contrôlées, tout comme pour l’alcool, qui doivent bénéficier d’une certaine tolérance si les conditions sont sécuritaires.

Le défi sera de créer une loi claire qui conserve le pénal en tant que dernier recours pour gérer ces infractions. Pour cela, une formation adéquate doit être donnée à l’ensemble des agents de contrôle afin que les règles soient respectées, mais également que le contrôle pénal soit un ultime recours.

Deuxième défi : la possession personnelle

« La décision de recommander une limite à la possession personnelle représentait un enjeu important pour le groupe de travail » (GTLRC, 2016 :48). L’Uruguay a fixé une limite de 40 grammes par mois, Washington a fixé un maximum combiné de 1 once de produit séché, 16 onces de produit solide infusé, 72 onces de produit liquide infusé, 7 grammes de concentrés, soit 28,5 grammes séchés (ou l’équivalent). Le District de Columbia a fixé un maximum de 2 onces, l’Oregon a fixé un maximum à 8 onces, mais 1 once à la fois peut être transportée par la personne, le Colorado et l’Alaska ont un maximum de 1 once ou l’équivalent. Comme on peut le constater, à l’heure actuelle, les quantités de possession personnelle permises sont relativement variables, mais la quantité d’une once domine. Les responsables d’application de la loi tiennent à ce qu’une limite de possession personnelle soit établie, car elle permet de distinguer le trafic, lorsque jumelé à d’autres éléments de preuve montrant des fins commerciales. Toutefois, d’autres intervenants ont soutenu qu’il n’y a pas de limites pour l’alcool et le tabac, que ces limites sont inutiles.

Le groupe de travail considère que si l’on veut mettre fin au marché illégal qui est déjà très présent, il faut établir une limite pour la vente et la possession personnelle et recommande que celle-ci soit de 30 grammes pour le cannabis séché avec des équivalences pour les autres produits. Il recommande toutefois que des sanctions administratives soient données si un dépassement de quantité n’est pas à des fins commerciales pour faire du trafic.

Encore une fois, le défi sera de former adéquatement les agents d’application de la loi pour que la distinction entre les situations où les sanctions administratives s’appliquent et les situations où ce sont des sanctions pénales soit claire.

Troisième défi : lieu de consommation

Le groupe de travail recommande que les restrictions actuelles pour la fumée du tabac et des vapoteuses incluent les produits du cannabis fumé. Toutefois, cette législation relève des provinces et des municipalités. De la même manière, il relève des provinces et des municipalités de permettre ou non des lieux désignés, sans possibilité de vendre de l’alcool et interdits aux mineurs, pour fumer le cannabis. C’est ainsi que la Loi sur le contrôle du cannabis devra tenir compte des choix que feront les provinces et les municipalités sur ces questions, afin que cela ne soit pas interdit par la loi fédérale.

Le défi encore une fois sera la question des contrôles de ces lieux. Toutefois, comme cela ne relève pas des compétences fédérales, le groupe de travail développe peu cette question.

Quatrième défi : la conduite avec facultés affaiblies

Le Canada possède depuis 2008 une procédure sur la question des drogues au volant (articles 253, 254, 255, C.C.) qui est issue de la procédure américaine de nombreux États. La procédure est la suivante. Si un policier soupçonne quelqu’un d’avoir les facultés affaiblies par une drogue, il peut l’obliger à passer le test de sobriété (TSN – test de sobriété normalisé) sur le bord de la route s’il a reçu la formation pour ce faire, et il peut même filmer ce test pour diminuer la subjectivité d’appréciation des résultats. Ce test de sobriété consiste à faire passer certaines « épreuves de coordination de mouvements » (http://aideerd.ca/tests-de-sobriete-normalises/). Si la personne échoue ce test et que la drogue en cause est l’alcool, l’alcootest est alors utilisé. Si une autre drogue est soupçonnée, la personne est amenée au poste de police pour évaluation par un « expert en reconnaissance de drogue » (ERD), soit un policier qui a suivi une formation à cet effet (Messier, 2016). Si ce policier le juge nécessaire, la possibilité de tests plus intrusifs (urine, sang) peut en découler pour cumuler de la preuve devant les tribunaux. Refuser le TSN ou ces tests est une infraction au Code criminel, tout comme refuser de passer l’alcootest si le policier le demande (CCLAT, 2016). Comme un lien entre une certaine quantité déterminée de drogue et les problèmes de conduite avec facultés affaiblies ne peut être validé scientifiquement, et ce, même en laboratoire (Douville, 2015), devant les tribunaux, il faut jumeler les résultats de ces tests à l’échec du TSN (Ministère de la Justice, 2016).

Toutefois, cette procédure est fort complexe et coûteuse et pour cette raison, peu appliquée. C’est la raison pour laquelle les États américains qui ont commencé à permettre l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques, ou encore qui l’ont légalisé, désiraient que les policiers aient la capacité de faire des tests sur le bord de la route identiques à l’alcootest en fixant une limite en THC qu’il ne fallait pas dépasser. Ainsi, le gouvernement du Colorado, tout comme celui de Washington, ont créé une loi perse fixant une limite arbitraire de THC lors de la conduite d’un véhicule moteur à 5ng/ml, tout comme on a fixé à zéro dans certaines provinces la consommation d’alcool chez les jeunes ou encore à 80 mg d’alcool par 10,0 ml de sang pour les autres personnes :

Les lois per se offrent un raccourci juridique, dans le sens qu’elles éliminent essentiellement la nécessité de prouver qu’un conducteur a les facultés affaiblies. D’un point de vue théorique, il suffit donc de montrer que la concentration en alcool ou en drogue [illicite] d’un conducteur dépassait la limite légale permise. En ce qui concerne la drogue, les lois perse sont souvent considérées comme un moyen plus efficace de prendre en charge les conducteurs aux facultés affaiblies que la méthode en vigueur selon laquelle l’affaiblissement des capacités doit être prouvé

CCLAT, 2016 : 1-2

La justification du développement de tests salivaires avec une loi perse fixant la limite de THC à 5ng/ml paraît intéressante considérant que « la recherche a établi un lien entre les lois per se en matière d’alcool et une baisse de 8 à 15 pour cent du nombre d’accidents mortels liés à l’alcool » (CCLAT, 2016 : 3). Toutefois, des années de recherche ont permis d’arriver à ce taux de 80mg, prouvant que dépassé ce taux, pour plusieurs personnes, le risque d’accident était plus élevé. Pour les autres drogues, plus particulièrement le cannabis, aucune preuve du genre n’existe pour dire que ce taux de THC de 5ng/ml a une signification particulière en matière d’accident de la route, car « de nombreux facteurs compliquent l’instauration de limites per se pour les drogues. Ainsi, les mécanismes d’absorption, de distribution et de métabolisation de ces substances dans l’organisme (c.-à-d. la pharmacocinétique) sont plus complexes que ceux de l’alcool » (CCLAT, 2016 : 4), sans compter que, dans le cas du cannabis, des traces de la substance peuvent être présentes quand l’effet psychotrope a disparu[14]. « De plus, la prise simultanée de plus d’une substance est monnaie courante » (CCLAT, 2016 : 4). Une importante étude évaluative de la Foundation for Traffic Safety à Washington D.C. sur les conducteurs arrêtés pour conduite sous l’influence du cannabis confirme l’aléatoire de ce taux de 5ng/ml (Logan et al., 2016). Que font les autres pays ? Plusieurs pays européens ont une limite de zéro en matière de substance illicite, taux que l’on vérifie par un test de salive[15]. Leur raisonnement est assez simple : « s’il est illégal de posséder une substance, il devrait être illégal de conduire après en avoir consommée » (CCLAT, 2016 : 5). Pour les autres pays, c’est assez variable, et ce, même à l’intérieur du pays, « le résultat étant une application difficile des lois sur la drogue au volant » (CCLAT, 2012a : 4).

Cette procédure de tests de drogue au volant avec des lois perse pour fixer des taux à ne pas dépasser est fort problématique en soi, et ce, même pour l’alcool. Pourquoi focaliser particulièrement sur les drogues, ou encore prendre le risque par un taux arbitraire de pénaliser des personnes qui ont tout à fait la capacité de conduire ?

Si les campagnes éducatives sur la prévention de l’alcool au volant ont eu le mérite de réduire considérablement la conduite avec les facultés affaiblies par cette drogue, elles ont négligé les autres causes qui peuvent également perturber la faculté de conduire telles la prise de médicaments créant de la somnolence, la conduite à la suite des émotions trop grandes, la diminution des réflexes liée à l’âge, et surtout la fatigue qui serait à la source d’environ 20 % de toutes les collisions routières et un facteur contributif ou secondaire de plusieurs autres (Transports Canada, 2014). Cette focalisation sur l’alcool au volant permet à l’État de réduire le spectre de la clientèle visée par la pénalisation en matière de facultés affaiblies, soit des « mauvais » citoyens qui ont pris de l’alcool, surtout des jeunes. Ici, ce serait de « mauvais » citoyens qui ont eu une consommation de cannabis. Et comme ce sont des citoyens qui ont pris de la drogue, la répression par le pénal est plus aisément vue comme la solution.

Pour prévenir la conduite avec facultés affaiblies, quelle qu’en soit la cause, il s’agit d’abord d’investir davantage dans la prévention pour apprendre aux citoyens la multiplicité des causes qui peuvent affaiblir la capacité de conduire. Ensuite, il faut prendre des mesures policières en fonction de l’ensemble de ces causes. Pour cela, pas besoin de réinventer la roue. Existe déjà le TSN qui permet à un policier de vérifier si la personne est en état de conduire. On pourrait même le perfectionner si jugé nécessaire et former l’ensemble des policiers à le faire passer. Le problème avec la procédure actuelle sur les facultés affaiblies est que, à la suite d’un échec au TSN, la procédure demande, si on soupçonne que l’usage d’alcool est en cause, de faire passer l’alcootest, et si on soupçonne une drogue autre que l’alcool d’être en cause, il faut faire les tests nécessaires à cette fin au poste de police par un policier « expert en reconnaissance de drogues », ce qui peut mener à des tests plus intrusifs. Pourquoi ? Il y a des « bonnes » facultés affaiblies (fatigue, médicament causant la somnolence, maladie, etc.) et des « mauvaises » (drogues et alcool) ? Pour décider d’enlever quelqu’un de la route pour cause de facultés affaiblies, il suffit de savoir que la personne n’est pas en état de conduire, peu importe la cause (Logan, 2007). Un test de réflexes filmé, ce qui est aisé aujourd’hui, va très bien nous dire cela. Toutefois, si on inclut l’ensemble des causes qui peuvent mener à l’échec du TSN, probablement que l’on sera moins enclin à utiliser le pénal comme suivi à cet échec. Ce serait bien.

De nombreuses études en criminologie démontrent clairement que pour modifier un comportement, des peines sévères appliquées rarement, parce que les suivis sont complexes et sévères, sont beaucoup moins efficaces que des sanctions plus aisées à appliquer qui le sont plus souvent; la raison est que cela augmente la perception chez la personne du risque potentiel d’être pris et d’en subir les conséquences (Institut de criminologie de Paris, 2010). Quelles conséquences ? Si une personne échoue au test qui valide ses capacités de conduire, pour la protection du public et sa propre protection, elle ne peut continuer sa route. On saisit le véhicule et on l’envoie à la fourrière, on peut faire des suspensions temporaires de permis, enlever des points d’inaptitude, et les assurances feront le reste en augmentant les primes. Comme ces interventions policières seraient plus aisées et qu’elles engloberaient l’ensemble des causes de la conduite avec facultés affaiblies, le message à la population serait beaucoup plus clair : on ne conduit pas avec les facultés affaiblies, peu importe la raison.

Ces nouvelles procédures permettraient d’économiser les millions de dollars nécessaires aux formations des policiers pour l’utilisation des tests salivaires ou autres, à l’achat des instruments pour faire ces tests et à leur remplacement régulier, de même que les coûts des laboratoires pour en valider les résultats (Mireault, 2016), sans compter les coûts humains liés à ces procédures (détention au poste de police, intrusions corporelles, etc.), et ceux du système judiciaire. Enfin, par leur facilité d’usage, elles serviraient davantage l’objectif de sécurité routière en diminuant de manière globale la conduite avec facultés affaiblies.

Le groupe de travail se dit conscient de tout cela. Toutefois, bizarrement, il en arrive à la conclusion que comme il n’existe aucune étude scientifique pour le moment qui permette de faire une loi per se pour le cannabis, il faut injecter davantage d’argent dans le système actuel avec les ERD (en ce moment, peu de policiers sont formés, et la formation n’est qu’en anglais). En parallèle, il faut faire de la recherche pour trouver ces seuils de THC et des appareils pour les mesurer aisément afin de pouvoir faire une loi perse similaire à l’alcool. Il s’agit ici de dizaine de millions de dollars pour aller dans cette direction. De plus, en même temps qu’il maintient que la conduite avec facultés affaiblies doit demeurer criminelle, le groupe de travail « recommande également que tous les gouvernements du Canada envisagent l’application de sanctions progressives allant de sanctions administratives à des poursuites criminelles selon la gravité de l’infraction » (GTLRC, 2016 : 54). Sur quelles bases ?

Avec justesse, il insiste sur la pertinence de l’éducation avec des données probantes afin de prévenir la conduite avec facultés affaiblies non seulement par le cannabis, mais en incluant l’ensemble des causes qui peuvent affaiblir les facultés. Toutefois, de manière contradictoire, après avoir reconnu qu’il y a en ce moment peu de ERD et que ce ne sont pas tous les policiers qui sont habilités à faire passer le TSN, il explique que les messages de prévention « doivent également renforcer le fait que les organismes d’application de la loi ont la capacité de détecter la consommation du cannabis au moyen des TSN et des évaluations par les ERD, et que des sanctions lourdes de conséquences seront imposées » (GTLRC, 2016 : 53). Enfin, pour les jeunes, il croit que « les gouvernements provinciaux et territoriaux devraient envisager la mise en place d’une politique de tolérance zéro pour la présence du THC dans le système des nouveaux ou jeunes conducteurs » (GTLRC, 2016 : 53).

Cette section est probablement la plus faible du rapport, en ce qu’elle pose bien les problèmes de la situation actuelle, mais recommande de continuer dans la même direction. On justifie cette position du fait que le rapport du Comité sur la conduite sous l’influence des drogues (le CCID), comité de la Société canadienne des sciences judiciaires (SCSJ), n’est pas encore paru pour déterminer s’il est nécessaire d’établir une limite perse pour le THC similaire à l’alcool[16]. En fait, on connait un peu la réponse à venir du CCID, car « Justice Canada, le Comité Drugs and Driving [CCID] et le ministère des Transports de l’Ontario travaillent actuellement à l’évaluation de trois tests salivaires (DrugTest, Drug Wipe et DDS2). Le Comité Drugs and Driving prépare des recommandations concernant les normes d’utilisation des dispositifs de prélèvement de salive qui, si elles sont approuvées, sous-tendront la nouvelle loi et de futures modifications au Code criminel. » (Mireault, 2016 : n.p.) Ces mesures pourraient même devancer ou être adoptées indépendamment de la loi qui légalise le cannabis.

Le défi ici est à plusieurs niveaux. Politique – sur le discours à tenir considérant les problèmes de la situation actuelle. Économique – pour financer adéquatement les campagnes d’éducation, mais également le renforcement du système actuel. Social – pour réussir à passer un message clair considérant tous ces inconnus dans l’équation sur la manière de gérer la conduite avec facultés affaiblies.

Thème V : Le cannabis à des fins thérapeutiques

Plus de 40 000 patients sont enregistrés pour bénéficier de cannabis à des fins thérapeutiques, nombre qui croît rapidement. La Loi sur l’accès du cannabis à des fins médicales a subi plusieurs transformations au fil des années, parce qu’incapable d’assurer pleinement l’accès adéquat aux produits. En 2014 entrait en vigueur le Règlement pour la marijuana à des fins médicales (RMFM) en remplacement de l’ancienne loi où les patients pouvaient faire pousser eux-mêmes leur cannabis, avoir un producteur désigné, ou se le procurer auprès de Santé Canada. Désormais, le RMFM permet de donner des licences à des producteurs pour cultiver le cannabis à des fins médicales et la distribution est exclusivement postale. Les patients, pour obtenir du cannabis de ces producteurs, doivent obtenir une certification médicale de leur problème et une prescription à cet effet pour ensuite faire demande à l’un des producteurs autorisés qui, sous le RMFM, ne peuvent vendre que du cannabis séché ou encore de l’huile de cannabis.

Les coûts afférents à toute l’infrastructure de production intérieure, de sécurité, et d’expédition exigée par le gouvernement obligent les producteurs à des dépenses considérables, sans compter qu’ils doivent détruire le cannabis non vendu à la fin de l’année. C’est ce qui a amené un coût assez élevé du cannabis par ces producteurs autorisés pour maintenir une marge raisonnable de profits. De plus, comme le cannabis n’a pas de DIN, soit le numéro d’identification d’un médicament prescrit dans une forme posologique, les assurances ne le reconnaissent pas comme un médicament et n’offrent pas de remboursement aux patients. Ainsi, plusieurs d’entre eux ne pouvant payer les coûts du cannabis qui leur est nécessaire auprès des producteurs autorisés désiraient retrouver leur droit à une culture personnelle ou à un producteur désigné comme c’était le cas avant l’entrée en vigueur du RMFM. Également, ils voulaient avoir accès à des produits du cannabis comestibles pour ne pas avoir à fumer le produit. Le 24 février 2016, la Cour fédérale de la Colombie-Britannique leur donnait raison dans la cause Allard (Allard c. Canada, 2016 CF 236) ; le RMFM ne respectait pas l’exigence constitutionnelle relative à « l’accès raisonnable » au cannabis à des fins médicales. C’est ainsi qu’en août 2016, en suivi de la décision de la Cour fédérale, entrait en vigueur le Règlement sur l’accès au cannabis à des fins médicales (RACFM) qui remplaçait le RMFM et redonnait aux patients la capacité de cultiver leur cannabis ou d’avoir un producteur désigné.

Les producteurs ayant obtenu des licences n’étaient pas très contents de la Décision Allard ; ils ont investi des millions de dollars pour créer une infrastructure qui réponde aux exigences gouvernementales. Ils ont fait valoir qu’avec le nouveau cadre réglementaire qui légalisera le cannabis, ils n’auraient plus à détruire le cannabis invendu et pourraient offrir une gamme de produits variés fabriqués en plus grande quantité, ce qui ferait baisser les prix. Mais ces producteurs ne sont pas les seuls à opérer dans le marché thérapeutique, même s’ils sont les seuls à le faire dans l’entière légalité du RACFM. D’autres acteurs ont fait valoir la voix des patients au groupe de travail.

Il y a l’Association LIFT, issue des Clubs Compassion qui furent les premiers à distribuer le cannabis à des fins thérapeutiques dans les années 1990. Cette Association cherche à faciliter le lien entre des médecins, des producteurs (pas nécessairement autorisés), des dispensaires (techniquement non permis), et donne des informations sur les différents produits du cannabis et leurs dérivés quant à leurs effets thérapeutiques (LIFT, 2016).

De plus, en contravention également au RACFM et de l’ancien Règlement, pour aider les patients à s’approvisionner avec les bons produits du cannabis sous suivi médical, fut fondée à Vancouver en 2011 l’Association canadienne des dispensaires de cannabis médical (ACDCM). Cette association, d’une part, procure une certification aux dispensaires à la suite d’une formation sur les manières d’opérer, d’autre part, milite activement pour améliorer l’accès aux diverses formes de cannabis pour les malades à des coûts raisonnables. Elle était heureuse de la Décision Allard, même si la reconnaissance légale des dispensaires vendant du cannabis à des fins médicales n’était pas encore là. Pour le moment, ils sont illégaux, même si dans plusieurs municipalités, surtout depuis la Décision Allard, il y a une certaine tolérance à leur égard (ACDCM, 2016).

Considérant la présence de ces acteurs dans le dossier, tous les débats autour du cannabis à des fins thérapeutiques qui ne font pas l’unanimité scientifique par manque de données, et en raison du jugement du tribunal qui demande de donner un « accès raisonnable » au cannabis, le choix privilégié par le gouvernement est de ne plus faire la distinction entre le réseau thérapeutique et récréatif de cannabis. Les personnes qui le désirent pourront consommer du cannabis sous suivi médical et iront acheter leurs produits aux mêmes endroits que le cannabis récréatif. Les seuls cas que le gouvernement continuerait à gérer seraient les cas spéciaux de mineurs qui ont une autorisation médicale et les cas de personnes malades qui, pour répondre à leurs conditions, ont besoin de produits particulièrement puissants. Le gouvernement reconnaît les bienfaits du travail actuel sur le terrain en ce domaine, mais il désire que ces associations limitent à l’avenir leurs services aux producteurs autorisés et suivent les règles provinciales et territoriales quant au modèle de distribution.

Ce n’est pas la conclusion à laquelle en est arrivé le groupe de travail pour diverses raisons.

Tout d’abord, il y a le risque qu’avec un seul système de production et de transformation, sans soutien spécifique gouvernemental à la recherche préclinique et clinique des cannabinoïdes à des fins médicales, plusieurs produits contenant peu de THC, mais riches en CBD, par exemple, disparaissent du marché, parce que moins rentable au regard du marché récréatif. De plus, ce soutien gouvernemental à la recherche pourrait permettre à certains produits d’obtenir un DIN, parce que leurs capacités thérapeutiques auront les fondements scientifiques reconnus qui en prouvent les effets, les contre-indications, etc., ce qui aiderait au soutien des médecins et pharmaciens dans ce dossier, car ces informations seraient intégrées à leur formation. Enfin, un médicament avec un DIN permettrait d’éviter la taxation et les patients pourraient les faire rembourser plus aisément par leurs assurances. Le groupe de travail a entendu plusieurs patients expliquer qu’ils préféreraient acheter leur cannabis plutôt que le cultiver ou avoir un producteur désigné, mais que les coûts pour répondre à leurs besoins en cannabis étaient actuellement prohibitifs. Toutefois, les institutions d’application de la loi sont peu ouvertes au maintien de producteurs désignés, car plusieurs d’entre eux, selon leurs dires, produisent également du cannabis pour le marché noir.

L’autre élément qui ressortait du discours des patients ou de groupes militant pour leurs droits est la nécessité de dispensaires spécifiques pour les produits de cannabis à des fins médicales. Bien sûr, de nombreux produits seraient communs aux deux marchés, mais les patients sauraient qu’en ces lieux, du personnel médical et spécialisé compétent pourrait les informer adéquatement, et cela préserverait plus aisément la confidentialité de leur situation physique. De plus, les personnes mineures ou qui ont besoin de produits particulièrement élevés en THC pourraient trouver là des produits qui leur conviennent.

Dans cet esprit, le groupe de travail souhaite que l’on maintienne le RACFM même avec l’arrivée du nouveau cadre réglementaire sur le cannabis, afin que des dispensaires de cannabis à des fins médicales puissent opérer dans le cadre de ce Règlement. De plus, il demande que le RACFM soit réévalué dans cinq ans afin de voir, au vu du développement du marché et de la recherche, de même que de l’évolution du milieu médical sur ce dossier, quels éléments seraient à modifier. En particulier, il espère que les développements sur le marché thérapeutique permettent de faire disparaître les producteurs désignés, car les produits nécessaires aux patients deviendraient accessibles et à coût abordable.

En somme, le groupe de travail fut sensible au discours des patients et des groupes militant pour leurs droits qui craignent qu’un seul créneau reconnu de produits du cannabis ne diminue la recherche sur le cannabis à des fins médicales, et qu’un seul réseau de dispensaires n’amène la diminution du soutien au malades s’ils n’ont plus besoin de s’enregistrer pour que leur condition médicale soit reconnue.

Le défi sera ici de voir avec les provinces et territoires quel modèle de distribution répondra le mieux aux besoins des patients et si l’on saura coordonner un système canadien à cet effet. Le milieu médical et les pharmaciens sont encore très réticents dans ce dossier, donc il est peu envisageable, du moins à court terme, de penser à un système de distribution thérapeutique qui reposerait sur les institutions traditionnelles de santé.

L’autre défi sera lié à l’investissement en recherche qui pourrait, en partie du moins, être assumé par les Instituts de recherche en santé du Canada; il est nécessaire de bénéficier de connaissances solides qui donneront à certains produits le statut de médicament. Plus la recherche avancera, plus il sera aisé de diminuer les réticences du milieu médical dans ce dossier, surtout si des produits du cannabis reçoivent un DIN.

Enfin, tel que mentionné, le groupe de travail fait référence à l’effet qu’il faut sévir contre les fausses allégations thérapeutiques. Considérant le savoir actuel, il faudrait le plus rapidement possible délimiter le contenu d’une formation pour le personnel des lieux de vente de cannabis thérapeutiques en fonction de ce critère afin d’éviter bien des discours trompeurs pour mousser les ventes de produits.

Conclusion

Il est clair que les options qui furent privilégiées par le gouvernement dans chacun des points de discussion sont issues d’un souci de convaincre la population que tout sera sous contrôle et sécuritaire. Le groupe de travail a globalement bien abordé chacune des questions posées par le gouvernement. Toutefois, comme nous espérons l’avoir montré. Il demeure encore bien des défis à surmonter, particulièrement dans le cadre des négociations avec les provinces et territoires afin de trouver les avenues les plus prometteuses en santé publique. Les coûts énormes de l’implantation du cadre réglementaire avec tous les éléments qui l’accompagnent sont l’affaire de plusieurs années. C’est pourquoi nous aimerions absolument voir l’entièreté de la taxation, du moins pour une certaine période, attachée à ces coûts, tant au fédéral que dans les provinces et territoires. Comme le souligne le groupe de travail, « les gouvernements devraient se concentrer sur le succès à long terme du système » (GTLRC, 2016 : 62). À cette fin, il insiste sur le fait que le gouvernement fédéral doit jouer un rôle de leader par un financement national pour la recherche et la surveillance de la progression et de l’efficacité des mesures réglementaires pour que s’implante rapidement et adéquatement toute l’infrastructure nécessaire (recherche, éducation du public, octroi de permis, inspections, contrôle des laboratoires, surveillance, formation, etc.). De plus, il rappelle la « priorité de veiller à la participation des gouvernements autochtones et des organismes qui les représentent en ce qui a trait à leurs intérêts » (GTLRC, 2016 : 65). Enfin, il souligne que dès l’adoption de la loi, le défi sera une coordination adéquate des messages des divers niveaux de gouvernement pour que le public reçoive des messages clairs tant en prévention que sur le cadre réglementaire lui-même.

En somme, l’application du nouveau cadre réglementaire sera complexe, coûteuse et pourra aisément dévier des objectifs de départ si le leadership fédéral est insuffisant dans le dossier, ou encore si les provinces et territoires s’y sont mal préparés et que la soif de profits l’emporte sur les autres considérations. Une chose est certaine : une surveillance à court et à long terme sera nécessaire pour s’assurer que les différents niveaux de gouvernement conservent la primauté de la santé publique et considèrent l’usage du pénal en dernier recours.

Un sujet qui n’a pas été abordé dans le cadre de ce processus et qui se posera rapidement suite à la légalisation, sera celui des 600 000 Canadiens qui ont un dossier criminel lié à la possession du cannabis, sans compter les autres acteurs du marché qui ont subi des condamnations au pénal. Rien que pour l’année 2014, mentionne le document de discussion, il y a eu 57 314 infractions liées à la marijuana rapportées par la police, dont 22 223 ont mené à des accusations de possession : « Les casiers judiciaires qui ont résulté de ces accusations ont des répercussions graves pour les personnes concernées. Les personnes qui ont un casier judiciaire peuvent avoir de la difficulté à se trouver un emploi et un logement et il peut leur être interdit de quitter le Canada (Santé Canada, 2016a : Contexte, n.p.) ».

Le gouvernement se prépare à répondre à cette problématique, mais son travail passe par une autre porte, car le gouvernement fédéral veut ouvrir plus largement la question des suspensions de casiers judiciaires (connu anciennement sous le nom de Demande de pardon), dont les conditions d’obtention se sont grandement durcies avec le précédent gouvernement conservateur. Du 7 novembre au 16 décembre 2016 avait lieu une Consultation en ligne sur le programme de suspension de casier judiciaire[17]. Des questions spécifiques avaient trait à la question du cannabis. La compilation des commentaires reçus se fera à l’hiver 2017 et servira à faire l’examen de la Loi sur le casier judiciaire de manière globale pour voir s’il n’y a pas lieu de faire des changements tant au niveau des critères, des coûts, des périodes d’attente, etc. (Sécurité publique Canada, 2016). Il est heureux que l’on remette cette loi sur la table, et ce, pas uniquement sur la question du cannabis. Histoire à suivre.