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Introduction

Rapprocher vieillesse et mésusage d’alcool peut apparaître déroutant, mais les professionnels de terrain rencontrent au quotidien des sujets âgés mésusant d’alcool. Cette rencontre conduit les soignants à développer diverses attitudes en regard (contre-attitudes) positives ou négatives se traduisant par des comportements de soin variablement adaptés (de l’accueil, à l’évitement voire l’hostilité) (Descombey, 2004). Dans l’approche de ces questions, la manière dont les soignants parlent des soignés et d’alcool peut éclairer ces interactions complexes et une relation de soin parfois inhabituelle.

Au fil d’un exercice clinique entre addictologie et gérontologie, une variation du choix des mots a été empiriquement constatée lorsque ces questions se croisent, pour aller vers un langage moins technique, moins professionnel. L’analyse du discours est classiquement centrée sur le contenu des propos, mais le choix des mots et les glissements langagiers peuvent être riches d’informations : c’est ce que nous avons voulu considérer autour de mésusagers d’alcool âgés, envisageant les formes du discours soignant à leur propos comme base pour considérer l’interrelation de soin.

À partir d’une étude par entretiens de recherche autour des attitudes et croyances de soignants hospitaliers envers des sujets âgés mésusant l’alcool (Menecier, Fernandez, Galiano et Ploton, 2019), le choix des mots été observé lorsque les professionnels parlent d’alcool. Ce secteur particulier du soin génère-t-il de réelles spécificités de langage puis d’attitudes envers les aînés ? Les constats initiaux, s’ils se confirment peuvent-ils aider à envisager les particularités de cette relation soignant-soigné et aider à décrire la situation dans les soins d’aînés mésusant d’alcool.

Parler d’alcool avec un aîné

S’alcooliser quand on est vieux

Les troubles de l’usage d’alcool prennent des spécificités dans la vieillesse, mais gardent les mêmes critères diagnostiques (Paille, 2014), intégrant une vulnérabilité à l’alcool et aux addictions plutôt qu’une préservation du fait de l’âge (Menecier, 2010). Avec l’avancée en âge, la prévalence du mésusage d’alcool décline peu (Paille, 2014) : c’est une des principales addictions du sujet âgé (Menecier et Fernandez, 2012). Cependant, de solides préjugés demeurent autour de la souffrance associée, souvent négligée au profit de rationalisations, ne retenant qu’un mode d’accès à de derniers plaisirs ou d’ultimes libertés (Menecier et al., 2019). Si le repérage des aînés mésusant d’alcool devient parfois difficile (Paille, 2014) pour diverses raisons, dont les difficultés des soignants à considérer ce trouble, les offres de soins ne sont pas toujours ensuite faites, par défaitisme, par doute (infondé) sur les capacités de changement des personnes âgées, par âgisme, etc. L’écart entre soins requis, soins proposés et soins réalisés s’accroît avec l’âge des consommateurs d’alcool (Menecier, 2010).

Les représentations (souvent négatives) que le buveur a de lui-même constituent un premier écueil dans l’accès au soin en alcoologie (Gomez, 2015). Cette difficulté peut être renforcée par les représentations négatives des soignants à propos d’aînés mésusant d’alcool, surajoutant des difficultés d’accès aux soins, au double fardeau (ou double peine) que représente le fait d’être vieux et alcoolique (Vermette, Forget et Boucher, 2001). Désintérêt, négligence, et discriminations du mésusage d’alcool ou de l’âge avancé, sont autant de pièges à éviter pour préserver la qualité des soins, y compris auprès de « vieux alcooliques ».

Croyances, connaissances, émotions et attitudes de soin

Chaque soignant exerce son métier sur la base de connaissances issues de formations initiales et continues (Menecier, Fernandez, Pichat, Lefranc et Ploton2015 ; Menecier et al., 2019). Mais la connaissance ne fait pas tout, sans être mâtinée par les croyances (Jodelet, 2002). La rencontre du soigné fait naître diverses émotions chez le professionnel, auxquelles il ne peut se soustraire (Lambrette, 2012), et qui peuvent varier au fil d’expériences personnelles ou professionnelles avec des sujets (âgés) mésusant d’alcool (Menecier et al., 2010 ; 2018). L’intériorisation de ces éléments, participe à la construction de représentations (mentales), conditionnant des contre-attitudes soignantes dont la tonalité s’étale du positif au négatif (Descombey, 2004) et la traduction dans les comportements professionnels conditionne la relation de soin.

Langage soignant

Les discours soignants peuvent apparaître techniques, remplis de termes ou de néologismes propres à chaque métier, sources d’opacité et d’ésotérisme, au sens premier d’un discours réservé aux initiés (Ellenberg, 2005). Ce travers s’accroît lorsque les acronymes remplacent les mots. Dans le même temps, certaines terminologies pointues envahissent le langage commun, souvent associées à des distorsions sémantiques inhérentes à une diffusion de termes sans vulgarisation des concepts qu’ils désignent. Les mots de la psychologie peuvent illustrer de cela, en référence à une psychologisation des discours sociaux, politiques ou même religieux, confondant par exemple bien-être spirituel et psychique, qui n’est pas forcément cultuel (Cherblanc et Jobin, 2013), ou galvaudant des notions telles l’empathie ou le déni.

Se centrant sur les formes du langage, la recherche en psychologie a développé des analyses linguistiques pouvant informer sur les ressentis et les attitudes du soignant (Fernandez, Lafont et Stzulman, 1999 ; Roy et Garon, 2013). Le choix des mots de professionnels dans les soins apparaît peu exploré en recherche, sauf sous le prisme extrême de la maltraitance (Menecier et al., 2019).

L’humour dans les soins

Les liens entre ironie et soins semblent peu étudiés en alcoologie. Seule une ancienne thèse de médecine réalisée dans le même hôpital, notait un recours à l’humour associé aux alcooliques âgés plutôt qu’à de plus jeunes. Avec eux, « on plaisante autour de la bouteille, mais les problèmes sous-jacents sont inabordables » (Garandeau, 1977). Plus généralement, l’humour dans les soins, comme évitement ou recours d’atténuation dans une relation perçue dérangeante, est peu considéré. La proximité du sourire ou du rire partagé, tout en les distinguant, même si elle peut réduire un malaise latent ou aider à tisser des liens sociaux (Anaut, 2014), peut effacer presque toute possibilité de relation d’aide et de soin dans le respect et la prise en considération de la souffrance première de la personne qui recoure à un professionnel de santé.

Ainsi l’humour n’est pas qu’une force positive. Son recours a aussi pu être décrit comme négatif et destructif, lorsqu’il n’est ni consenti ni partagé, devenant dénigrement ou discrimination, banalisant des formes d’hostilité. Il devient alors inadéquat, agressif, destructeur de liens sociaux, source d’exclusion relationnelle, loin de la possible place du rire dans des thérapies associées à la psychologie positive, ou de la place de « rire malgré la tragédie » dans la résilience (Anaut, 2014). L’humour devient alors un message de peur, d’embarras, de colère, et de mise à distance (Grosjean, 2001). Son recours est inapproprié, surtout lors de situations de crises et de souffrances (Patenaude et Hamelin-Brabant2006), à l’exemple de temps hospitaliers critiques.

Altérations verbales et relations soignantes

La question de variations du langage des soignants n’a pas plus été retrouvée par recherche bibliographique. Certains aspects de variation du langage avec des personnes âgées peuvent être en partie abordés au travers des considérations gérontologiques sur le tutoiement ou le recours préférentiel au prénom du soigné âgé (Covelet, 2003 ; Charazac, 2014). Ces références sont marginales en regard de situations beaucoup plus banales et quotidiennes autour de l’alcool, avec la spécificité que ce discours peut autant concerner les soignants entre eux, que des soignés sur leur situation et à propos d’eux-mêmes (Menecier et al., 2019).

Objectifs et Méthodes

Objectifs et hypothèses de l’étude

L’objectif principal était d’approcher la relation de soin entre professionnels hospitaliers et sujets âgés mésusant d’alcool, par le discours soignant, sa forme et ses contenus. Nous avons voulu savoir si des variations verbales pouvaient apparaître lors d’entretiens de recherche.

La notion d’altération est envisagée dans une acception première, de changement, sans connotation de dégradation, comme souvent en santé, associée dans la vieillesse à une diminution des capacités (Caron-Déglise, 2014). Le langage qui subit des altérations, devient étymologiquement autre, voit apparaître des registres inhabituels, inadéquats ou inadaptés à la relation de soin, à défaut de trouver les bons mots pour le dire (Sanchez et al., 2016).

La manière dont on parle de « vieux alcooliques » peut-elle éclairer sur une relation de soin atypique, déroutante, où s’accumulent des facteurs de risque de discrimination ? C’est l’hypothèse principale que nous avons exploré par l’analyse des propos de soignants. Le choix de la subjectivité du discours soignant plutôt qu’une objectivation externe veut tendre vers une construction intersubjective (Blanchet et Gotman, 1992). L’intersubjectivité de la relation soignant-soigné, peut être mise en lumière par l’intersubjectivité interviewer-interviewé (Tisseron, 2011).

Type d’enquête et population étudiée

Une enquête par entretiens individuels de recherche, semi-structurés a été proposée aux 698 médecins et infirmiers de huit établissements de santé autour de Mâcon (France). Un échantillon de milieu géographique a ainsi été constitué de manière non probabiliste (Pires, 1997) avec les soignants qui ont accepté une rencontre. L’offre de participation n’a été faite qu’à des professionnels susceptibles de soigner des sujets de plus de 65 ans, excluant obstétrique, pédiatrie, pédopsychiatrie et encadrement.

Le protocole de recherche soumis au Comité de Protection des Personnes sud-est II a été déclaré hors cadre d’application de la loi du 9 août 2004. Un consentement écrit a été recueilli avant chaque rencontre. Le recrutement de volontaires s’est poursuivi jusqu’à obtention d’un effet de saturation des données. Les entretiens ont été conduits pas le même interviewer, investigateur, dans des conditions permettant d’établir un rapport suffisamment égalitaire entre enquêteur et enquêté (Blanchet et Gotman, 1992). Après un rappel du contexte de la recherche, de la durée prévisionnelle des entretiens de 45 à 60 min, leur déroulement a été peu structuré selon un guide préétabli (Tableau 1).

Quarante-cinq entretiens ont été colligés provenant de 45 soignants : 14 hommes et 31 femmes (31 % – 69 %), 16 médecins et 29 infirmiers (36 % – 64 %), parmi lesquels 23 exercent leur activité en services de médecine (51 %), 2 de chirurgie (4 %), 10 des urgences (22 %), 4 de psychiatrie (9 %) et 6 de gériatrie (13 %).

Analyse des entretiens

Chaque entretien enregistré a été dactylographié, cumulant plus de 24 heures de discours aboutissant après retranscription à un écrit de plus de 710 000 caractères. L’ensemble des textes (nommé corpus) ainsi obtenu a été analysé de deux manières : par analyse textuelle traditionnelle, et par analyse des contenus automatisée avec le logiciel Alceste® (Analyse Lexicale par Contexte d’un Ensemble de Segments de Texte version 2012) (Reinert, 1983). Cette analyse a ciblé deux points des discours : le recours à l’humour dans les échanges et le recours à des termes familiers ou inappropriés à une parole soignante, technique ou relationnelle. Ce choix initial, renforcé par les données de l’analyse, repose sur des constats empiriques au fil d’exercice clinique qui ont voulu être testés par une démarche de recherche.

Le traitement manuel, avec « lecture exogène informée par les objectifs de l’analyste » (Blanchet et Gotman, 1992) et analyse de contenu thématique, s’intéresse au sens des mots (et non aux mots, racine de mots et groupes de mots) (Roy et al., 2013). Il a été conduit par une lecture annotée et regroupement des points saillants par items. Malgré sa subjectivité, il permet de mieux saisir des subtilités de langage, notamment à propos de termes ayant plusieurs acceptions (comme la dépendance, à une substance ou dans les actes de la vie quotidienne).

Le traitement automatisé des données par le logiciel Alceste® a été choisi, comme étant un outil puissant, avec un bon degré d’expertise pour un corpus de grande taille dans le contexte socioculturel français (Roy et al., 2013). Cette analyse après lemmatisation du corpus (en donnant à un mot variable – accord conjugaison – une forme canonique c’est-à-dire en ramenant les mots à leurs racines – Reinert, 1983), effectue plusieurs découpages en unités de contexte, permettant par comptage du nombre d’unités d’analyse, une classification hiérarchique descendante quantifiée par des valeurs décroissantes de X2. Cette méthode d’analyse permet d’extraire les structures signifiantes les plus fortes d’un texte afin de dégager l’information essentielle. Ainsi constituées, des classes d’énoncés caractérisés par la spécificité de leur vocabulaire (Geka et Dargentas, 2010) cherchent à séparer des types de mondes sémantiques, qui seront ensuite mis en relation par une approche interprétative (Fernandez et al., 1999). L’analyse du corpus a pu être enrichie de croisements avec des variables sociodémographiques de genre, métier, service d’exercice, etc.

Résultats

Résultats de l’analyse de contenu

Par lecture exogène informée, puis après extraction de citations significatives, les données ont été regroupées en sept classes thématiques abordant :

  • des spécificités à propos du mésusage d’alcool dans la vieillesse, énoncé comme ancien, chronique, moins visible, discret, masqué ou moins empreint de violence, mais aussi banalisé, féminin, ou inoffensif ;

  • un abord variablement estimé comme plus facile ou plus difficile des aînés mésusant d’alcool du fait de leur âge, avec plus de situations facilitantes où la personne soignée prend l’initiative d’en parler, mais aussi plus de demandes des entourages difficilement reçue ;

  • une rareté d’évocation directe de la souffrance alcoolique associée, n’apparaissant que dans 27 % des entretiens de recherche (13 % pour les médecins et 34 % pour les infirmiers – NS) ;

  • une relative rareté d’évocation de déni problématique des soignés (retrouvé dans 18 % des entretiens), alors qu’inversement l’absence de déni est formulée, voire son renvoi sur les entourages ou les soignants, apparaît dans 20 % ;

  • une modestie des compétences soignantes auto-estimées et reconnues, avec même des propos énonçant une incompétence soignante dans ce secteur.

  • une expression d’émotions négatives de la part des soignants envers les aînés mésusant d’alcool, avec fatalisme, réticences, irritation, immobilisme, disgrâce, frustration, inaction, réprobation énoncée par les soignants à propos d’aînés mésusant d’alcool ;

  • un effet relationnel favorable d’avoir eu des expériences personnelles ou professionnelles de côtoyer (ou avoir côtoyé) des sujets mésusant d’alcool. Avec de multiples paroles de soignants quant à des proches mésusant d’alcool dans leurs familles (énoncé spontanément dans 24 % des entretiens), comme l’effet bénéfique de stage dans des services accueillants des malades de l’alcool ou même de travaux théoriques (mémoire, exposé durant les études, spontanément énoncées dans 22 % des entretiens).

Une seconde analyse manuelle du corpus de textes a été conduite après que l’analyse automatisée ait fait émerger un recours à la plaisanterie lors des évocations de l’alcool, dans 22 % des entretiens, uniquement infirmiers et jamais avec les médecins (34 % vs 0 % : Test exact de Fisher : p < 0.01). En illustration, les agents ont pu dire que « c’est souvent sur le ton de la plaisanterie, que l’on parle d’alcool avec le patient » et « c’est souvent eux qui commencent à aborder le sujet, toujours sur un ton un peu ironique… » ; ce qui « est une façon de nous protéger, c’est plus facile d’en rigoler que de rentrer dans une discussion sérieuse, embarrassante pour tout le monde ». « Les patients peuvent en parler : vous n’avez rien que de l’eau à boire… c’est dimanche… » ou demander « un petit coup de rouge » ; « c’est souvent le patient, il réclame son petit canon, comme à la maison… mais je ne sais pas comment rebondir sur la chose ».

Ce recours est souvent décrit comme modalité d’entrée en relation tant par les sujets âgés, que par les soignants, qui ont aussi pu dire que c’était une façon de se protéger, tout en précisant que c’était aussi une impasse, ne sachant pas comment dépasser de tels propos rigolards, pour retrouver un échange clinique. À ce stade de l’analyse, l’humour n’apparaît donc pas teinté de dérision, même si certains mots s’écartent du langage professionnel habituel.

Résultats de l’analyse automatisée

L’analyse automatisée par Alceste® a retrouvé divers critères de qualité et de richesse du corpus (Menecier et al., 2019). Dans le dictionnaire des formes, le premier mot apparaissant est celui d’alcool (700 parmi 5 284), puis par ordre décroissant de fréquence d’apparition : problème (436), patient (413), parler (336), dire (312), âge (278), gens (255), temps (254), personne (220), prendre (187) charge (157), puis coup (171) et boire (171), les deux derniers pour l’expression de « boire un coup ».

Le choix d’analyse, avec un pourcentage d’unités de contexte élémentaires (u.c.e.) classées de 61 % (parmi 1 595), et réduction de vocabulaire a permis une répartition entre quatre classes lexicales stables (Tableau 2). Ces quatre classes sont représentatives de quatre axes de réflexion concernant successivement le sujet âgé et ses particularités, les comportements de consommation d’alcool et leurs formes, le rôle soignant et ses déterminants, puis le soin ici désigné comme la prise en charge (Tableau 2).

Seule la Classe 2 sera présentée, étant la seule à envisager la place de l’humour ou de variations du choix des mots. Elle concerne les comportements de consommation, émanant autant de médecins que d’infirmiers. Ses lexèmes spécifiques sont détaillés dans le tableau 2. La topique de cette classe se caractérise par des descripteurs des boissons : vin, rouge, blanc, rosé, bière, pastis, apéritif et des éléments de la consommation : boire, réclamer de l’alcool, lors de repas.

L’énonciation de cette classe, parmi les catégories grammaticales, dénote une forte présence de couleurs en premier lieu : (blanc, rouge rosé) : qui ne sont que les couleurs du vin. L’adjectif petit apparaît fréquemment, tant à propos de « petites dames » ou de « petit monsieur » pour 33 % des cas ou de « petits coups » et de « petits verres » (18 %), toujours dans des formes d’atténuation des propos. Le langage devient ensuite trivial : « canon » (pour verre de vin), « mec » (pour homme), rouge, blanc ou rosé désignant la couleur d’un vin et par raccourci le produit, « picoler » (pour boire de l’alcool – en excès), « coup » (pour boire un coup). Ce langage plus que familier n’apparaît dans aucune des autres classes, notamment pas pour décrire les aînés.

Quel que soit le mode d’analyse du discours, les seules variations significatives de caractéristiques sociodémographiques des agents entendus ne concernent que le métier à propos du recours à l’humour, plus fréquent chez les infirmiers, mais pas selon le genre, l’ancienneté ou le service d’exercice des agents.

Discussion

Discussion des résultats

Un premier niveau d’analyse des résultats semble indiquer l’existence de spécificités du mésusage d’alcool de sujets âgés (abord facilité par l’âge, moindre violence, rareté du déni, etc.), avec lesquelles les soignants apparaissent bien composer dans l’exercice quotidien. Les émotions naissant de la rencontre clinique sont essentiellement négatives ou aversives, même si elles s’estompent au fil d’expériences professionnelles et avec l’ancienneté du soignant (Menecier et al., 2019).

L’humour apparaît comme une modalité défensive, un aménagement relationnel, au-delà duquel l’analyse des données a fait émerger des variations du langage soignant au travers d’une dégradation du choix des mots. Cette altération de la seule classe sémantique concernant les modes de boire et types de boissons, peut témoigner d’un malaise des soignants à parler de consommations d’alcool plutôt que de décrire des comportements de consommation sous-tendant des pratiques addictives.

Entre ces deux registres de l’analyse des discours, nous avons considéré l’adjectif « petit ». Pourquoi ainsi qualifier des dames ou des verres d’alcool, si ce n’est dans une recherche d’atténuation des propos ? Ce que nous proposons d’envisager comme un autre reflet d’un malaise soignant, reste aussi du domaine des hypothèses à défaut de référence bibliographique retrouvée sur ce point, demeurant en deçà de l’appellation de « petits vieux » qui n’a jamais été retrouvée dans les entretiens, alors qu’elle est plus teintée d’une « pointe de mépris ou d’affectueuse commisération » (Trincaz, Puijalon et Humbert, 2011).

L’humour dans la relation de soin

Pourquoi ne pas sourire ou rire avec un soigné ? Si rien ne s’y oppose formellement, les conditions de ce recours méritent attention : d’abord en s’interrogeant à qui profite le rire, et surtout de savoir s’il existe un consentement mutuel à l’humour. Cette étude rend compte de comment des soignants peuvent être déroutés par l’humour émergeant des échanges, mais n’a pas pu explorer comment les soignés peuvent en être blessés.

Sans exclure la place du sourire ou du rire parmi les expressions d’émotion lors d’une relation de soin qui ne peut jamais être désaffectivée, la place de ce recours ne peut se substituer à une élaboration d’échange, de soutien ou d’aide : ce qui est aussi émotionnellement plus coûteux pour le soignant. Le recours à l’humour, d’apparence défensive (Anaut, 2014), peut autant concerner le soignant que le soigné. Ce recours a été considéré comme un possible mécanisme de coping face au stress de la situation de soin (Patenaude et al., 2006). Alors l’humour peut être positivement considéré comme un niveau superficiel de communication créant une atmosphère détendue, à la réserve d’envisager « l’empathie comme un prérequis pour utiliser l’humour dans le contexte de soins », c’est-à-dire avec un minimal accordage affectif et surtout sans jamais « insulter la personne ou violer sa dignité » (Patenaude et al., 2006). Les propos recueillis dans cette enquête nous semblent se décaler de cela, et relever d’une improvisation imparfaite, peu satisfaisante pour les uns comme pour les autres, reflet d’un possible malaise global et partagé.

Plus particulièrement, selon les métiers et les résultats obtenus, faut-il supposer que les médecins aient moins d’humour ? Ou ne considérèrent-ils pas plutôt leur rôle et place comme trop importants, pour ne pas partager l’humour avec un soigné ? Sans données spécifiques de référence, comme en l’absence de considérations de ce point avec les interviewés, il n’est pas possible de mieux expliciter cette nuance de profession.

Familiarités de langage

Les mots employés pour désigner les personnes âgées sont adaptés, sans familiarité ni périphrases, comme une autre étude récente le mentionne (Sanchez, et al., 2016). Le vocabulaire apparaît ensuite beaucoup plus familier, argotique, voire trivial, à propos des boissons et des consommations, à nommer le vin par sa couleur ou employer les verbes de picoler ou canoner. Ce choix des mots doit être différencié de circonvolutions pour ne pas parler directement d’alcool en nommant l’oenolisme, les malades OH, les éthyls, les problèmes de C2H5OH, les exogènoses… et autres néologismes d’apparence pseudo-scientifique qui fleurissent dans les dossiers de soins et parfois les courriers médicaux (Menecier, 2017).

Ce discours vulgaire semble s’écarter de ce qui pourrait être attendu de l’adéquation professionnelle de la parole de soignants, spécialistes de la relation de soins, à propos d’un des comportements des soignés. Si pour une part, une référence à l’humour ou l’ironie peut servir d’atténuation dans un moment supposé difficile, ce n’est probablement pas la seule piste d’explication. Alors que la référence à une agressivité ou une violence est énoncée par quelques soignants (Menecier et al., 2019), le caractère proximal du soignant (et non pas celui du sujet alcoolisé) peut se retrouver dans un vocabulaire et un choix des mots peu technique. Le recours envahissant à l’adjectif petit peut aussi en témoigner, même si aucune référence ne peut étayer ni infirmer cette hypothèse émise. Une telle proximité peut aussi s’exprimer à travers le tutoiement, dont le recours en gérontologie (Covelet, 2003), et encore plus en addictologie peut se faire dans des situations particulières (intoxications éthyliques aiguës), rarement avec accord de l’intéressé (ce qui ne le légitimerait pas plus).

L’alcoologie semble ouvrir à ce type de vocabulaire que l’on ne retrouve dans aucun autre secteur du soin. Peut-on y voir une autorisation accordée aux soignants, à secouer verbalement, à vouloir faire prendre conscience de leurs troubles à des sujets qui les méconnaîtraient ou les dénieraient (Menecier, Rotherval, Fernandez et Ploton, 2016b) ? Ce langage peut aussi refléter les représentations soignantes négatives à propos d’aînés qui s’alcoolisent, reflet d’une faible estime de soi souvent retrouvée chez ces patients ou résidents, qui peut à son tour apparaître dans les discours, voire le renforcer (Menecier et al., 2010).

Hypothèses pouvant sous-tendre des altérations verbales

Au-delà du constat d’apparence humoristique ou familière des propos, s’ouvrent des voies d’hypothèses explicatives à ces formes de langage soignant envers des aînés mésusant d’alcool. Une telle altération du choix des mots a parfois été explorée en gérontologie (Covelet, 2003), mais pas en addictologie. L’alcoolique ne mériterait-il même plus qu’on lui parle comme à autrui ? Ou la vulgarité de boire (trop) d’alcool transparaîtrait-elle dans le langage soignant ?

Se référant à un moindre ressenti de violence associée à l’alcoolisation de sujets âgés, qui semble moins menacer les soignants et les rassurer (Verani, 2000), faut-il voir une première piste autorisant un rapprochement et des paroles plus familières ? L’éventuelle recherche de proximité, doit être contrebalancée par le fréquent rappel par les mêmes soignants de leur dissemblance avec les malades de l’alcool : « je ne suis pas comme eux » ou « je ne peux pas être à votre place ». Ce jeu sur la similitude – dissemblance (Maisondieu, 2010), ne semble pas permettre de retenir l’hypothèse du rapprochement comme raison principale aux variations de forme des discours. Le travail d’identification du professionnel dans la relation, à l’autre mésusant d’alcool, est nécessaire, mais difficile, car il engage ses propres représentations ; intégrant la différence entre soignants confrontés à l’alcool au plan personnel et familial et ceux qui ne le sont pas. Mais sans travail d’identification à l’autre et à sa souffrance, base d’une relation empathique, il n’y a pas de relation soignante ou thérapeutique (Tisseron, 2011). À l’extrême de cette hypothèse, l’apparence du dialogue, semble encore moins pouvoir s’apparenter à des manoeuvres de séduction entre des infirmières qui sont majoritairement des femmes et des sujets âgés mésusant d’alcool, parmi lesquels les hommes prédominent toujours, même à moindre titre. De telles références oedipiennes n’apparaissent pas non plus priorisables.

Peut-on y voir une forme d’énonciation de connaissances partagées ? La verbalisation et la déclaration ostensible d’une communauté de discours, au travers de mots-clés est parfois retrouvée en toxicomanie et lors de propos entre initiés partageant une connaissance empirique ou théorique de pratiques de consommations (Levivier, 2012). Ainsi, l’emploi des mêmes termes pointus et argotiques (shooteuse, douille, trip…) peut apparaître comme base de reconnaissance mutuelle. Ce registre d’ésotérisme, au sens premier du terme, semble moins convocable à propos du mésusage d’alcool, d’autant que l’on s’intéresse aux propos de soignants et non pas à ceux de sujets alcoolisés, chez qui ont été décrites des « altérations énonciatives » qui prennent d’autres formes et apparences (Perea, 2012).

À l’opposé du rapprochement, peut-on tenter de relier de telles paroles au caractère « auto-infligé » de la pathologie ? Lorsque parmi diverses pathologies somatiques ou psychiatriques, celles liées au mésusage d’alcool sont le plus négativement jugées par les soignants (Ronzani, Higgins-Bidle et Furtado, 2009), le mésusage d’alcool est le premier stéréotype négatif énoncé par des médecins (Najman, Klein et Munro, 1982). Cependant, dans une récente méta-analyse de la littérature autour de situations où le sujet s’auto-inflige un trouble, la considération par les soignants apparaît la moins négative lorsqu’un mésusage d’alcool est associé (Saunders, Hawton, Fortune et Farell, 2012). Cet effet d’atténuation du mésusage d’alcool sur des attitudes soignantes négatives relativise une analyse trop immédiate ne retenant qu’une autorisation à mal parler à celui qui mésuse d’alcool simplement parce qu’il en boit trop, comme le prix à payer de son intempérance.

Peut-on convoquer dans ces circonstances, une référence à une éventuelle sadisation de la relation de soin ? Dans la vieillesse et plus encore lorsqu’il existe un mésusage d’alcool, avec toutes les précautions qu’il convient pour utiliser la notion de sadisme dans les soins (Bergeret et Houser 2002), le sujet âgé en difficulté avec l’alcool, de par ses pertes et déficiences, peut adopter une position de provocation masochique (Ploton, Gaucher, Talpin, de Saussure et Blanchard, 1999). Cette position, qui se retourne contre son auteur, laisse une place, induit ou renforce de possibles tendances sadiques parmi des soignants confrontés à la répétition, aux mises en échec, et à des sentiments d’impuissance (Jeammet, 2002) ; comme à l’inverse parmi des soignants en quête d’autoritarisme, de dirigisme et d’emprise sur l’autre (Menecier et al., 2016b). Un rééquilibrage de positions pourrait être bénéfique à tous, dans le respect des compétences et des choix de chacun, laissant un peu plus de place au soigné, acceptant de l’accompagner plutôt que de seulement le prendre en charge (Menecier et al., 2016b).

Enfin, faut-il y voir une spécificité surajoutée par l’âge des sujets, une forme particulière d’âgisme ? Cette discrimination du seul fait de l’âge, laisse s’alcooliser des aînés, néglige leurs souffrances associées, et amène à encore moins formuler des offres de soins qu’à d’autres âges de la vie devant un mésusage d’alcool. Elle laisse aussi plus de place aux soignants pour déborder de leur rôle, par fragilité ou vulnérabilité de personnes âgées qui semblent encore moins répondantes ou véhémentes en cas de désaccord ou d’approche inadéquate. Les représentations négatives cumulées sur le vieillissement (surtout pathologique) peuvent reconvoquer la notion de défectologie, surtout à une époque de restrictions budgétaires en santé. Accueillir les indésirables à l’hôpital constitue une « des prémices au soin » (Jan, 2012). Pour cela, il convient de se rappeler que « l’individu indésirable à nos yeux l’est aussi à ses propres yeux » (Jan, 2012), renforçant inconsciemment d’éventuels aménagements masochistes. Alors, un pas est possible de l’exclusion au rejet, jusqu’à l’autruicide (Maisondieu, 2010), comme une absence de prise en considération d’autrui, parfois involontaire et inconsciente. Particulièrement envisagée en gériatrie, la manière dont on parle au sujet peut constituer un premier reflet de la manière avec laquelle on le considère.

Travers ou avantage de moins bien parler à des aînés mésusant d’alcool

Chacune de ces hypothèses reste isolée, sans comparaison dans la littérature, attendant d’autres études complémentaires pour confirmation ou infirmation. L’hypothèse générale d’un malaise soignant lors d’une rencontre éprouvant leurs capacités d’aide (Doniol-Shaw, 2009) nous semble prévaloir à ces éventualités. Reflet d’un dégoût qu’inspire ces patients, qui peut aller jusqu’à une forme de haine « ressentie, mais pas toujours facile à repérer ou à avouer, car honteuse » (Descombey, 2004), le soignant en gériatrie ou en addictologie et plus encore à leur croisement, peut être éprouvé par ces rencontres. « Quel autre type de patient peut suggérer l’exclamation intérieure : qu’il crève puisqu’il le veut », s’interrogeait Descombey (2004). Un tel dégoût est d’abord énoncé par des professionnels en dehors la spécialité, et qui admirent ou s’interrogent sur la capacité de s’impliquer dans un travail parfois perçu comme extrême (Jeanjean, 2011).

Derrière ces propos et conditionnant les attitudes de soins, ce sont les représentations des professionnels qui sont envisagées ici et la manière dont elles se construisent positivement ou négativement, selon les formations, et selon les expériences professionnelles ou personnelles autour du mésusage d’alcool et du vieillissement et parfois leur croisement (Menecier et al., 2018 ; 2019). Leur élaboration, mais surtout des voies de progression sont possibles dans une perspective d’amélioration de la qualité des soins.

Au-delà de la recherche d’origine de ce qui peut s’apparenter à des formes de violence verbale, et plutôt que de se rejeter mutuellement la faute ou l’initiative, un regard systémique est possible sur ce qui peut être considéré comme une forme de maltraitance (Darnaud, Moscato et Igier, 2013). Une telle approche qui a montré ses bénéfices en alcoologie, ouvre une voie de réflexion, et permet d’éviter d’attribuer à l’un ou l’autre des protagonistes de la relation de soin la responsabilité de la dégradation des formes du langage. Cette piste de réflexion mériterait une poursuite d’étude, idéalement en recherche-action lors d’entretiens en groupes de soignants (focus groups), plutôt que seulement rapprocher des entretiens individuels.

Malgré une première approche essentiellement négative des résultats, un langage moins technique semble permettre aux soignants d’envisager des notions moins cliniques, telles que celle du plaisir à boire de l’alcool. L’alcool est bon (avant d’être délétère pour certains), rappelait Klein (1983). Mais de telles paroles sont rares dans le discours médical ambiant, où des relents hygiénistes peuvent encore transparaître au point d’oublier la base du plaisir à consommer des substances psychoactives (dans l’usage) avant d’en ressentir déplaisirs et souffrances dans le mésusage (Descombey, 2004). Ce contrepoint, qui n’a pour autant rien de paradoxal, peut enrichir la réflexion sur la forme du langage des professionnels. Plutôt que des dégradations, ces particularités, ni justifiables ni valorisables, semblent permettre aux agents de sortir d’un carcan théorique où ils devraient investir une supposée mission d’empêcher de boire de l’alcool, plutôt que de proposer aux soignés d’améliorer leur santé, leur qualité de vie, en intégrant l’accès au plaisir.

Conclusion

Malgré les limites d’une étude partielle, issue d’une plus vaste enquête par entretiens de recherche, ce travail a voulu concentrer l’attention sur un aspect peu exploré de la relation de soin avec des sujets âgés mésusant d’alcool. Sans distorsion méthodologique issue d’un changement d’hypothèse de recherche lors de l’analyse des résultats, il s’agit d’un approfondissement d’analyse du corpus de textes. Le peu de références bibliographiques retrouvées à propos du recours à l’humour ou le fait de parler différemment à des aînés mésusant d’alcool, font de cette recherche un travail exploratoire. De ce fait, il générera plus de questionnements que de réponses.

Les particularités du choix des mots de professionnels de santé autour du mésusage d’alcool de sujets âgés s’inscrivent dans une palette de nuances allant de la familiarité, au sourire, jusqu’à la vulgarité. Ce constat spécifique à ce secteur des soins, rarement envisagé en dehors de l’addictologie souligne comment certaines vulnérabilités des soignés peuvent laisser place à des excès de pouvoir des soignants.

Dans le secteur restreint de l’alcoologie auprès de sujets âgés, cette étude se trouve isolée, sans comparaison soutenant ou contredisant ses résultats. À défaut d’étayage issu de la littérature, ce travail exploratoire mérite d’être répété, complété sur divers aspects, comme les spécificités par métier.