Corps de l’article

Introduction et problématique

La participation des médias à la construction des opinions fait l’objet depuis longtemps de nombreux travaux (Blumler et Gurevitch 1982 ; Williams 2003). Comme l’ont documenté maintes études, un traitement médiatique répétitif et négatif d’événements impliquant des minorités alimente leur construction comme « problèmes » pour la majorité, provoque des états de crises et de « panique morale » (Cohen 2002 [1972]) et accentue la radicalisation des discours d’opinion au sein du public (Heitmeyer 2010 ; Van Dijk 2014). Au Québec, le débat sur les accommodements raisonnables s’est clairement transformé en crise nationale sous l’impulsion des médias traditionnels, qui ont, de manière répétitive, spectaculaire et mimétique, monté en épingle des faits divers anecdotiques à coups d’amorçage (priming), de mise à l’ordre du jour (agenda setting), de cadrages tendancieux (framing) et de surenchère commerciale (Potvin 2008a, 2008b). Ce débat a été le premier sur les enjeux religieux à perdurer pendant deux ans et à ouvrir un espace élargi aux discours racistes banalisés, peu entendus auparavant dans l’espace public. Ses effets ont été directs et mesurables sur le durcissement de l’opinion publique dans les sondages, tout comme le débat sur la Charte des valeurs québécoises (Noreau et al. 2015). Ces discours ont continué de s’affirmer dans l’espace des médias sociaux à la suite de ces débats et se sont durcis et stabilisés idéologiquement au sein de groupuscules populistes, qui en pérennisent les affects et en politisent les enjeux identitaires. Bérubé et Campana (2015) évaluent à plus d’une vingtaine les forums et les groupes ultranationalistes ou extrémistes actifs dans différentes régions du Québec et sur le web, et ayant des influences idéologiques et des activités propagandistes multiples.

Plusieurs travaux ont d’ailleurs documenté le rôle d’Internet et des nouveaux médias sociaux (NMS) dans la radicalisation identitaire et la réémergence de groupes populistes et extrémistes (Heitmeyer 2010 ; Stevens et Neumann 2009). Les médias traditionnels, avec leurs journalistes professionnels, leurs codes d’éthique et leurs organismes de règlementation se font concurrencer par des NMS[1] peu régulés, qui constituent des sphères publiques horizontales, informelles, alternatives, plébéiennes, des dispositifs de communication directe entre interactants qui alimentent et structurent eux-mêmes les contenus. Bien qu’ils relaient souvent les nouvelles des médias traditionnels, ils agissent comme « branchement » des uns avec les autres et servent souvent moins à informer qu’à confirmer des idées convenues. Plusieurs travaux ont montré que l’influence des médias de masse sur l’opinion politique est plus limitée que celle des « groupes de référence » (famille, amis, etc.) et des leaders d’opinion qui ont une emprise sur leur entourage en raison de leur position sociale, de leur comportement ou de leur personnalité (Katz et Lazarsfeld 1955). Par un mécanisme dit de two-step flow of communication (flux de communication à deux niveaux), l’information diffusée est filtrée et retraduite par les amis ou par les leaders d’opinion, le public étant exposé aux messages de façon sélective. Or, grâce à leur rôle d’administrateurs de plateforme web, plusieurs deviennent des leaders d’opinion improvisés (multi-step flow of communication) qui contrôlent, diffusent ou censurent des informations, des discours et des échanges entre interactants, usant parfois de techniques propagandistes. Ce phénomène peut peser sur l’opinion des individus.

Cet article exploratoire vise à cerner les principaux éléments de propagande haineuse utilisés par les groupes populistes « identitaires » et leurs usages stratégiques des mécanismes sociocognitifs classiques de la rhétorique raciste ou populiste. L’article pose certaines bases théoriques, rappelant d’abord ces principaux mécanismes (Potvin 2008a, 2008b, 2017 [1999]) qui se déploient autant dans le racisme « ordinaire » que dans le racisme « élaboré » (Taguieff 1997), puis définit les groupes populistes de type identitaire au Québec. Il rappelle ainsi que le racisme peut se radicaliser et franchir différents paliers, passant d’une banalisation dans les discours populaires à une utilisation en tant qu’« arme politique » ou idéologique (Arendt 1982), un processus visible dans la propagande et dans le discours des groupuscules radicalisés.

Il rappelle ensuite les procédés classiques qu’utilisent les médias traditionnels et qui permettent d’influencer les idées et les représentations mentales du public, comme la mise à l’ordre du jour (agenda setting), le cadrage ou l’angle (framing), l’amorçage (priming), de même que les techniques classiques de propagande et les différentes balises juridiques (pénales et civiles) qui encadrent la propagande haineuse au Canada. L’article montre enfin comment les leaders d’opinion et/ou administrateurs de pages Facebook publiques de trois groupes populistes identitaires (Atalante, La Meute, la Fédération des Québécois de souche[2]) utilisent ces mécanismes et ces techniques de propagande sur leurs pages, à la fois pour alimenter les discours racistes « ordinaires » des personnes qui fréquentent ces pages, pour orienter les échanges sur des enjeux identitaires et pour maintenir un sentiment de crise et d’appartenance. À travers ces techniques, ils font un usage stratégique des mécanismes sociocognitifs classiques du populisme et du racisme à des fins de mobilisation et de reconnaissance politiques (comme « arme politique »), passant du racisme « ordinaire » au racisme « élaboré ». En conclusion, l’article remet en question le peu de poursuites juridiques pour propagande haineuse, au regard des effets préjudiciables de l’activité propagandiste de ces groupes.

Cet article analyse le contenu des pages Facebook publiques de ces groupes entre le 29 janvier et le 15 mars 2017[3], soit immédiatement après l’attentat à la grande mosquée de Québec, un contexte qui, hypothétiquement, aurait eu un effet « atténuant » sur les discours racistes. À titre illustratif, il présente quelques extraits de nouvelles relayées sur ces pages, de commentaires des administrateurs et de réactions des « amis » Facebook. Il ne vise pas à analyser les nuances idéologiques entre les groupes, mais plutôt à voir s’il est possible de définir leur propagande comme « haineuse » au sens juridique.

Les balises théoriques

Le racisme et le populisme

Le racisme est un processus de construction de différences irréductibles et dévalorisées, réelles ou imaginaires, découlant de rapports de pouvoir entre groupes et servant à justifier une infériorisation de l’Autre pour légitimer une dominance, une exclusion ou une agression (Guillaumin 2002 [1972] ; Memmi 1994 [1982]). S’il articule toujours des logiques de différenciation et d’infériorisation (Wieviorka 1993), il s’exprime parfois davantage sur un mode universaliste, par un mépris envers les particularismes (qu’il ethnicise et rejette comme inassimilables aux valeurs universelles), et parfois sur un mode différentialiste, par l’absolutisation des différences groupales et par le refus du multiculturalisme (qui voudrait nier ou noyer les identités nationales dans le pluralisme relativiste) (Taguieff 2007, 1997).

Les groupes populistes de type identitaire[4] adoptent souvent une rhétorique populiste plus différentialiste qu’inégalitaire, cherchant moins à inférioriser un groupe qu’à l’exclure pour conserver une unité culturelle présumée[5], se défendant ainsi d’être racistes (disclaimer). Cette rhétorique repose aussi sur une peur inconsciente du déclassement du rang social de sa communauté, amalgamée à une conviction que l’identité traditionnelle est menacée par l’immigration et que le système politique est incapable de traiter les demandes sociales (Wieviorka 1993). Elle se manifeste chez ceux qui vivent des processus d’exclusion ou de chute sociale, comme une « réaction normale » de citoyens en état de légitime défense contre l’imposition de cultures minoritaires « inassimilables », qui décomposeraient les valeurs et les acquis de l’histoire (Potvin 2017 [1999]). Cette rhétorique repose aussi sur le sentiment d’une distance entre le peuple et les pouvoirs (des élites), exprimé par des leaders ou par des citoyens qui se sentent impuissants face à leur destinée ou à l’anomie (Ionescu et Gellner 1972). Pour abolir cette distance, ils parlent au nom d’une communauté unitaire mythifiée, qui résiste à la déstructuration par le marché, la mondialisation ou le pluralisme. Elle condamne les élites corrompues et détachées des intérêts du peuple qui incarnent ce pluralisme et articule une opposition entre le normal et le déviant, polarisée sur l’immigré (Windisch 1978). Le populisme politique propose de recomposer ce qui se défait, pour (re)fusionner le social, le politique et le culturel, ce qui entraîne souvent l’émergence de leaders charismatiques, capables de concilier ces contradictions de façon mythique et d’incarner une synthèse du passé et de l’avenir, de l’identité et du changement. Le populisme peut se cristalliser dans une formation politique ou se dissoudre lorsque les attentes sociales ou culturelles sont prises en charge par les partis traditionnels.

Le racisme peut donc franchir des paliers, passant du « racisme ordinaire » au « racisme élaboré » (Taguieff 1997). Le racisme ordinaire, diffus et non doctrinal renvoie à des représentations plus ou moins conscientes, fondées sur la différenciation ethnocentrique Nous-Eux. Cette forme courante et spontanée (Guillaumin 2002 [1972]) se développe souvent en l’absence de contacts réels et sur un mode imaginaire, alimentée par des sentiments de menace. Le racisme élaboré, structuré et répétitif est plutôt axé sur une justification rationalisée, objet de propagande, souvent par des groupes organisés ou militants, qui font appel à la légitimation politique. Le passage d’un palier à l’autre constitue un processus de « radicalisation » idéologique ou de « cristallisation politique » (Wieviorka 1993) constitutif des rapports de pouvoir entre groupes, pouvant mener à une action violente et « directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel » (Khosrokhavar 2014 : 8). Perceptible dans la colère du angry white man tout autant que dans celle du jeune exclu ou racisé, ce processus, qui peut aller au-delà de la critique sociale, s’active et progresse vers la violence dans des contextes de crises identitaires, de chaos ou de conflits engendrés par les dynamiques mondiales, nationales ou locales, donnant lieu à des perceptions et à des affects (peur, rejet), à des discours populistes ou racistes qui se durcissent aux plans idéologique et doctrinaire ou à d’autres comportements violents (Kundnani 2012). Au sein d’une formation sociale, le racisme peut passer d’une banalisation dans les discours populaires à son usage en tant qu’« arme politique » (Arendt 1982), rester éclaté et marginalisé ou progresser vers des mouvements, des partis, des lois racistes, et même un génocide.

Les groupes populistes identitaires au Québec

Plusieurs chercheurs ont observé que les conduites « radicales » resurgissent dans des sociétés marquées par divers facteurs dont : de forts sentiments de victimisation, d’injustice, d’anomie et de perte de repères communautaires au sein de groupes minorisés (Pauwels et De Waele 2014) ; l’affaiblissement des institutions de socialisation et d’intégration (école, famille, église, etc.) ; l’accroissement des inégalités et du chômage (Khosrokhavar 2014) ; le déficit démocratique ; l’absence de prise en charge politique des demandes sociales (Alava et al. 2017) ; l’absence de mouvements sociaux capables de canaliser la critique sociale et les revendications autour d’un but et d’un adversaire communs (Wieviorka 1994). Au Québec, la réémergence de groupes populistes identitaires témoigne des mutations du néonationalisme[6] québécois, qui puisent autant dans les dynamiques mondiales que dans le répertoire des tensions historiques et des rapports de pouvoir entre les groupes nationaux (rapports Québec-Canada) – dont les échecs constitutionnels (et de « reconnaissance identitaire ») successifs et les deux référendums sur la souveraineté du Québec. La crise des accommodements raisonnables et, surtout, le débat sur la Charte des valeurs québécoises en 2013-2014 (Helly et Nadeau 2016) ont été des moments déclencheurs d’un processus de radicalisation de l’opinion publique, visible notamment dans les sondages et dans la montée des crimes haineux sous les motifs race/origine ethnique et religion, qui se sont accru de 60 % en 2013-2104 (Statistique Canada 2016).

Les groupes actuels au Québec ressemblent à ceux des années 1990, alors que l’on notait la présence d’un petit nombre de groupes skinheads néonazis ou d’extrême droite[7] et davantage de groupes identitaires ou ultranationalistes[8] (Mc Andrew et Potvin 1996). Parmi ces groupes, on trouve aujourd’hui la Fédération des Québécois de souche (FQS), La Meute, Atalante, les Soldats d’Odin, Storm Alliance et Pégida Québec[9], qui dénoncent les décisions gouvernementales en prenant pour cible le multiculturalisme, l’immigration « illégale » et surtout l’islamisme radical. La FQS se rapproche de la « Nouvelle Droite » en Europe, adoptant une stratégie intellectuelle et propagandiste afin d’opérer une prise de conscience des citoyens (magazine Le Harfang, site web sur l’histoire nationale, les traditions, etc.). Par l’usage des médias sociaux, ils mobilisent et cherchent à fédérer les groupes de même tendance idéologique au sein d’une formation politique inspirée par des mouvements comme Les identitaires ou Génération identitaire en Europe (Pégida Québec, Parti traditionaliste du Québec). Ils mènent des activités de propagande sur une diversité de plateformes publiques mais surtout privées afin de se mettre à l’abri des poursuites pour propagande haineuse. Comme d’autres groupes populistes à travers le monde, ils s’en servent pour s’adresser au grand public, sortir de la marginalité, se bâtir une crédibilité et se présenter comme de bons citoyens, patriotiques et légitimes, à l’inverse des élites politiques (Gerstenfeld et al. 2003). Ils cherchent aussi à développer un sens d’appartenance et de communauté, à donner des ressources à leurs membres, tout en valorisant l’autodéfense (les milices) (Simi et Futrell 2006) ; à recruter des simples citoyens souvent isolés (Schafer 2002) ; à coordonner des événements, des manifestations, des « cyberattaques » (trolling) et à diffuser des fausses nouvelles et créer des occasions aux groupes pour s’unir dans un mouvement politique (Parent et Ellis 2016).

Souvent perçus comme des groupes « marginaux », la tuerie à la mosquée de Québec a eu pour effet de révéler l’ampleur de leur présence sur le web, de leur pouvoir d’attraction auprès des citoyens ordinaires dans certaines régions, ainsi que de leur capacité à attiser les polarisations, à mener des actions politiques (manifestations en 2017) et à mobiliser les forces de l’ordre et les médias.

Les mécanismes discursifs, les procédés médiatiques et la propagande

Les procédés classiques en étude des médias renvoient à la capacité des médias traditionnels à mettre à « l’ordre du jour » les enjeux à débattre (agenda setting), à définir leur importance (priming ou effet d’amorçage) et les angles légitimes (framing ou cadrage des enjeux) qui influencent les perceptions du public. De nombreux travaux (Soroka 2002) ont confirmé « l’hypothèse de Chapel Hill » de McCombs et Shaw (1993), montrant la relation entre l’importance que les médias donnent à une question et celle que le public lui accordera. En focalisant l’attention du public sur une question qui, selon les médias, fait l’actualité, ils orientent les problèmes qui méritent de faire l’objet d’un débat. De plus, la façon de nommer un enjeu influencera les perceptions du public et l’importance accordée à certains points de vue (Iyengar et Simon 2000). Par exemple, présenter une demande faite par un groupe sous l’angle des « droits » plutôt que sous celui des « privilèges » aura des effets différents sur les perceptions du public. En définissant ainsi des angles ou des cadres d’interprétation (framing), jugés légitimes pour une question donnée, ils réduisent souvent les autres points de vue à la marginalité ou au silence (Noëlle-Neumann 1974). Les effets combinés de ces procédés touchent autant les contenus narratifs que leur stratégie de diffusion ou de « mise en scène » qui influencent l’opinion.

Les administrateurs de plateformes sur les médias sociaux font aussi usage de ces procédés classiques pour construire du discours et de la nouvelle, mais, parce qu’ils sont moins règlementés et qu’ils animent des « communautés horizontales » d’intérêts, leur influence sur l’opinion des « amis » Facebook est importante. Dans les années 1950, le modèle de Katz et Lazarsfeld (1955) avait montré l’influence plus limitée des médias sur la construction de l’opinion politique des gens que celle des groupes de référence (famille, collègues de travail, amis, etc.) et des leaders d’opinion (en raison de leur position sociale, de leur comportement ou de leur personnalité). Ce mécanisme de two-step flow of communication fait en sorte que l’information est filtrée et retraduite par les amis et les leaders d’opinion, et le public s’expose ainsi aux messages de façon sélective. Certains administrateurs des pages Facebook deviennent des leaders d’opinion improvisés en utilisant des techniques classiques de propagande, afin d’exercer une action systématique sur une opinion publique dans le but de l’influencer, de l’endoctriner ou de l’embrigader (persuader et mobiliser) à des fins politiques, économiques, religieuses ou militaires (Gerstenfeld et al. 2003).

Les théoriciens de l’École de Francfort ont été les premiers à mettre en lumière l’utilisation des médias par les mouvements fascistes comme instruments de propagande pour fabriquer des « personnalités autoritaires » et pour agir sur l’opinion publique (Ellul 1976). Certains effets de ces techniques, étudiés en psychologie sociale[10], sont attribuables aux procédés utilisés par les médias (agenda setting, framing, priming). D’autres sont plutôt liés à l’instrumentalisation et à la manipulation du sens, des représentations sociales et des mécanismes sociocognitifs du racisme dont les groupes font un usage stratégique, tels que : la dichotomisation Nous-Eux, la généralisation, l’infériorisation et la diabolisation de l’Autre, la victimisation de soi groupal, le catastrophisme, le désir d’expulsion ou d’élimination de l’Autre et l’appel à la légitimation politique ou au combat (Potvin 2008a, 2008b, 2017 [1999]). Ces mécanismes renvoient à des opérations ou à des attitudes récurrentes et se détectent empiriquement dans les discours d’opinion (Windisch 1978). Ils réfèrent au sens donné aux enjeux par les interactants dans un contexte faisant intervenir des mythes préexistants et des affects collectifs sur plusieurs thèmes sociaux ou politiques ciblés. Ils sont mobilisés pour influencer l’opinion au service de la cause, par ou à travers les procédés de communication et les techniques de propagande. Les techniques désormais classiques de propagande naviguent entre quatre leviers, définis par Miller (1937) – l’adhésion (bon) et le rejet (mauvais), l’autorité et la conformité (conformisme groupal) – et repris et détaillés par plusieurs chercheurs (Domenach 1969 ; Ellul 2008 [1962] ; Gourévitch 1981 ; Rouquette 2004) :

  1. La désignation d’un ennemi ou d’un bouc émissaire : pour transférer la responsabilité, attiser la peur et dénigrer l’Autre (dichotomisation Nous-Eux, diabolisation et victimisation de soi ou disclaimer) ;

  2. La répétition bien orchestrée de thèmes principaux, de termes choisis et des mécanismes ;

  3. L’unanimité et la contagion (pression conformiste du groupe) ;

  4. L’usage de mythes préexistants et d’affects collectifs, mobilisés au service de la cause, pour attiser la peur et la haine, rechercher l’approbation/la désapprobation (affects), utiliser le langage du citoyen ordinaire, user de slogans ;

  5. La simplification exagérée (de l’histoire, des causes, des événements) ;

  6. Le grossissement ou la défiguration des faits : accusations mensongères et diffamation ; fabrication, déformation, interprétation et manipulation de nouvelles, de sondages et de faits ; imprécisions volontaires, sources non citées ; utilisation de phrases ou de mots vertueux ;

  7. La référence à l’autorité (légitimation et crédibilité politiques).

Nous illustrons dans la prochaine partie la manière dont les discours des administrateurs des pages Facebook publiques des trois groupes populistes identitaires, tous orientés vers des objectifs d’actions politiques, utilisent certaines de ces techniques de propagande, par l’instrumentalisation des mécanismes sociocognitifs du racisme.

Rappelons brièvement qu’au Canada, la propagande haineuse est balisée par le Code criminel et les chartes des droits (la jurisprudence canadienne en la matière), qui limitent la liberté d’expression lorsque le caractère violent du propos est reconnu, lorsque la garantie d’égalité est violée ou menacée, lorsque la dignité des personnes est affectée et lorsque les effets sur le climat social et sur les rapports intergroupes sont réels et peuvent être préjudiciables pour certains groupes identifiables (CDPDJ 2015). Le droit civil et le droit criminel ont permis de définir la propagande haineuse (ibid.) comme un acte qui expose ou tend à exposer des personnes ou des catégories de personnes à la haine, par quelque moyen que ce soit (les médias et autres voies de diffusion), selon un motif de discrimination prohibé par les chartes des droits. Les articles 318 et 319 (1) et (2) du Code criminel ciblent trois infractions criminelles : encourager publiquement un génocide, inciter publiquement à la haine et fomenter volontairement la haine envers un « groupe identifiable ». Un tel groupe, selon l’article 318 (4), « s’entend de toute section du public qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion, l’origine nationale ou ethnique, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre ou la déficience mentale ou physique ». L’article 319 (1) stipule que :

Quiconque, par la communication de déclarations en un endroit public, incite à la haine contre un groupe identifiable, lorsqu’une telle incitation est susceptible d’entraîner une violation de la paix, est coupable a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans ; b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

L’article 320 (1) du Code autorise un juge à ordonner la suppression de la propagande haineuse sur tout système informatique accessible au public. Mais, pour établir la culpabilité pour propagande haineuse au sens de l’article 319 (1), il faut que l’expression soit reconnue comme haineuse, qu’elle se déroule « en un endroit public », que « l’incitation » puisse entraîner une « violation de la paix », et selon l’article 319 (2), que la fomentation soit « volontaire » et « autrement que dans une conversation privée ». À cet égard, les médias sociaux constituent des dispositifs dont la frontière entre espaces public et privé est encore floue.

Outre le droit pénal, les recours civils peuvent être fondés soit sur les chartes, les lois et la jurisprudence relatives aux droits de la personne, soit sur la responsabilité civile (poursuites en diffamation, dommages et préjudices). La jurisprudence sur l’interdiction de l’expression haineuse repose sur la trilogie des arrêts Taylor, Andrews et Keegstra[11] en 1990 et sur l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott en 2013[12]. Ces arrêts interprètent la notion de haine au sens du Code criminel et en droit constitutionnel et concluent que c’est l’effet du préjudice entraîné par la haine qui justifie désormais l’interdiction de l’expression haineuse. Dans l’arrêt R. c. Keegstra, la Cour confirme que la propagande haineuse peut être interdite en vertu du lien rationnel entre ce type de contenu et le préjudice que veut prévenir le législateur (comme lutter contre la discrimination). Ce lien s’évalue selon une prépondérance des probabilités telle qu’établie par les sciences humaines ou l’expérience historique d’un groupe, sans qu’il soit nécessaire d’établir chaque fois, devant la Cour et hors de tout doute raisonnable, un lien entre l’expression incriminée et un préjudice réel, car c’est l’effet préjudiciable qui est déterminant.

L’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott de 2013 précise que la haine, caractérisée par la détestation, « qui n’admet chez la personne visée aucune qualité qui rachète ses défauts », est un sentiment qui doit être évalué subjectivement, mais selon une méthode objective consistant à se placer dans la position d’une « personne raisonnable informée du contexte et des circonstances ». La prise en compte du contexte est centrale, car certains facteurs contextuels peuvent être aggravants. La vulnérabilité d’un groupe peut donc varier dans le temps et selon les événements.

Analyse

La répétition bien orchestrée de thèmes et de termes par l’usage des procédés médiatiques classiques

En analysant la mise en ligne des nouvelles, les commentaires des administrateurs et quelques échanges entre « amis » Facebook, on constate d’abord que le 29 janvier 2017, les trois groupes affichent un message de condoléances envers les familles de la tuerie à la grande mosquée. Mais quelques heures plus tard, en dépit du contexte sensible, les nouvelles relayées, les commentaires et les échanges redeviennent rapidement victimaires et accusateurs, et plusieurs seront ensuite effacés, notamment sur la page de La Meute. Par exemple, sur la page d’Atalante, le 30 janvier, un administrateur affirme[13] :

[…] le gouvernement et ses institutions placent au même niveau de dangerosité des organisations identitaires avec des groupes terroristes prônant le Jihad. […] dès le début des événements tragiques […] à Québec, les organisations nationalistes sont pointées du doigt, voire même accusées. […]

Les informations diffusées sur leurs pages proviennent le plus souvent des médias traditionnels, d’autres groupes ultranationalistes ou de sources floues. Les nouvelles ou les chroniques sont sélectionnées, relayées et commentées (sur un ton éditorial) par les administrateurs des pages, afin de déclencher des échanges. Durant cette période, les administrateurs ont souvent mis en ligne les mêmes nouvelles, portant sur les mêmes thèmes que ceux entendus depuis dix ans dans le discours raciste ordinaire (Potvin 2008a, 2008b). Les thèmes les plus récurrents, mais qui s’amalgament les uns aux autres, sont : la peur de l’islamisme, l’écart entre les élites (corrompues) et les citoyens ordinaires, l’anomie et la perte de « notre » identité, de « notre » histoire ou de « nos » valeurs, la réaffirmation du soi groupal, la mobilisation et le combat.

Les commentaires des administrateurs montrent un usage constant des mécanismes classiques de la rhétorique populiste et raciste (dichotomisation Nous-Eux, généralisation, infériorisation de l’Autre, victimisation de soi, catastrophisme, diabolisation, désir d’expulsion de l’Autre, appel à l’action politique) à des fins de justification rationalisée et à travers des procédés et des techniques pour construire des nouvelles et attiser les réactions vives et la mobilisation. On note une répétition bien orchestrée des thèmes et un choix précis des termes (multiculturalistes, islamistes) par la mise à l’ordre du jour (agenda setting) et le cadrage (framing) par les administrateurs d’informations quotidiennes visant à mousser la victimisation de soi collective et la comparaison (« nos vieux ne reçoivent pas d’argent alors que les réfugiés, oui », « nos églises sont incendiées mais personne n’en parle, alors que les mosquées… », etc.), la diabolisation (des multiculturalistes, des médias, des immigrants illégaux, des islamistes), l’appel au politique et aux mesures « viriles » (« nos politiciens doivent mettre leurs culottes »). Les extraits de nouvelles mises en ligne sur ces pages reprennent des termes précis utilisés à répétition par certains chroniqueurs (leaders d’opinion) et ciblant toujours les mêmes boucs émissaires. Le cadre dramatique, conflictuel ou polarisant est le framing le plus fréquent. Il interpelle les interactants à travers une lecture victimaire des événements, qui oppose les privilèges des minorités (qui « abusent ») aux droits acquis de la majorité. L’angle (ou le cadre) adopté et l’importance accordée à certains points de vue orientent les échanges et servent à justifier ou à démontrer que leur discours est mainstream, car partagé par le public et par des personnalités médiatiques, ce qui donnerait une légitimité et une autorité à leur position.

La désignation d’un bouc émissaire

Ces groupes cherchent à alimenter constamment la victimisation et le sentiment d’injustice à l’intérieur de la communauté « d’amis » par la comparaison, la diabolisation (des médias, des élites, de l’immigré), le catastrophisme (perte de l’identité et des valeurs) et l’appel à la légitimation politique (désir d’un leader comme Trump). Deux « ennemis » et boucs émissaires sont constamment mis de l’avant et sont imbriqués comme deux faces d’un même problème dans leurs discours : le multiculturalisme et l’islamisme.

Le multiculturalisme renvoie au répertoire maintenant classique des mythes et des affects collectifs du néonationalisme québécois (l’identité nationale noyée et non reconnue dans le multiculturalisme) découlant des rapports de concurrence Québec-Canada. Le multiculturalisme est une idéologie d’État dominante qui dérive vers le chaos, d’où un appel à le combattre. Le 8 février, un administrateur de la FQS affirme que :

Le multiculturalisme est la préparation et la justification idéologique qui précède l’immigration-massive, qui sert à balkaniser, voire briser l’homogénéité des peuples sur un territoire donné. C’est la meilleure solution pour briser la cohérence sociale d’une nation face au mondialisme. Point de valeurs communes, point d’héritage commun, point de langue commune, et point d’intérêt commun.

Sur la page d’Atalante le 4 mars 2017, une nouvelle sur les manifestations des groupes extrémistes à travers le Canada est accompagnée de ce commentaire de l’administrateur qui montre de quelle manière la diabolisation du multiculturalisme fonde une vision catastrophique de l’avenir : « L’islamisation n’est qu’un symptôme de l’immigration de masse voulue et encouragée par le grand patronat mondialiste et les “Banksters”. […] le vrai problème : l’immigration de submersion et le multiculturalisme totalitaire au service du capital. » De même, on peut lire sur la page de La Meute : « La Meute ne croit pas au multiculturalisme canadien […] c’est une déconstruction de la société d’accueil qui mène inévitablement au chaos social. »

L’islamiste et l’immigrant illégal, à qui le multiculturalisme ouvre la porte, agissent comme second bouc émissaire et sont désignés comme responsables des turbulences identitaires que vit la société québécoise. Ils sont dépeints comme une menace à l’ordre général, comme des effets du multiculturalisme et comme l’opposé de l’égalité et des libertés acquises de haute lutte. Les discours exercent une généralisation et un amalgame constant entre islamistes et musulmans, immigrants et illégaux, distinguant les « bons » (ceux qui veulent s’intégrer à la société en devenant « pareils à Nous ») et les « mauvais » (ceux qui veulent continuer à vivre « comme dans leur pays » et refusent « nos normes »), comme en témoigne ce commentaire éditorial de l’un des administrateurs de la page de La Meute (S. M.) :

La Meute est composée de patriotes qui veulent conserver les acquis qui ont fait de leur pays et de leur nation une référence au niveau mondial […] La Meute croit à l’immigration, qui fait partie de l’ADN de notre pays, ainsi qu’à l’intégration des immigrants afin de les aider à devenir des citoyens canadiens et québécois à part entière. […] Nous n’avons rien contre les réfugiés ou les immigrants qui ont une culture religieuse compatible avec notre culture d’influence chrétienne. Nous militons pour que le gouvernement fasse un meilleur contrôle des réfugiés et des immigrants en provenance des pays musulmans […]. (nous soulignons)

Ces « ennemis » donnent un sens au sentiment d’être menacé dans son identité et lésé, en tant que membre de la majorité, par des minorités qui abuseraient de la « mollesse » des Québécois ou par des élites qui octroieraient indûment des privilèges à des intégristes qui veulent se soustraire aux valeurs québécoises. Leur discours antiélitiste s’en prend aussi, à la manière de Trump, aux journalistes et à ce que certains appellent « les merdias ». Dans un post d’Atalante, « La faute aux médias », le 17 février 2017, M. S. affirme :

Les médias aiment bien parler de l’extrême droite et essaient de faire des liens avec un acte commis par un désaxé. Le gouvernement veut faire taire le peuple, nous ôter notre droit d’expression à nous les Québécois, alors que le Coran, qui incite à la haine et mène à la pédophilie, se vend librement dans toutes les librairies. Donc pendant que Trudeau et Couillard s’agenouillent en disant : je suis musulmans (sic), moi je me lève fièrement et je dis : JE SUIS QUÉBÉCOIS ! ! ! (souligné par l’auteur)

Le 21 février 2017, un administrateur de la FQS affiche ce commentaire : « Et si Trump avait raison sur les médias ? 49 % des Américains croient Donald Trump, alors que seulement 39 % croient les médias. » L’appel à un chef comme Trump revient avec récurrence. Un article de La Presse du 2 mars, « Crimes haineux : l’élite politique est hypocrite ou inconsciente », relayé et commenté par un administrateur de la FQS (« Leur solution : garder le couvercle de la censure pour éviter que la “haine” (lire critique de l’immigration et du multiculturalisme) sorte […] ! »), suscite plusieurs réactions :

Le noyau social est tellement attaqué sans cesse que c’est tout à fait normal et sain que les extrêmes reprennent le contrôle. Parce que là, l’extrémisme, c’est l’ultralibéralisme multiculturaliste qui cherche carrément à détruire ce noyau social. Il cherche à le faire fondre, dans une masse multicolore, mais insipide et hautement toxique. Et La Presse d’applaudir subtilement en jouant les vierges offensées. Vivement un Trump au Québec, quitte à casser certains pots et à choquer l’élite et leurs merdias

S. R.

Attiser des réactions de peur et de haine par l’usage de mythes préexistants et d’affects collectifs

Les mécanismes de victimisation, de catastrophisme et de diabolisation sont constamment utilisés pour attiser des réactions de peur, de colère, d’injustice et pour mobiliser les troupes. La Meute affiche sur sa page d’accueil :

Le Québécois ne sait plus qui il est. Depuis la chute du mouvement souverainiste, personne n’a pris le relais pour promouvoir l’identité nationale et la fierté d’être québécois, jusqu’à la fondation de La Meute en 2015. Pour savoir où nous allons comme société, pour savoir qui nous sommes, nous devons connaître notre ADN, notre histoire. Un peuple qui ne connaît pas son histoire est condamné à refaire les erreurs du passé.

La victimisation de soi fait référence constamment à la perte de la religion chez le groupe majoritaire, à l’état d’abandon des églises catholiques, du patrimoine et de la vie communautaire, ce qui encourage l’appel au peuple et à l’action. Le 10 février 2017, la FQS titre : Le Journal de Montréal : « 30 ans de prison pour l’incendie d’une mosquée aux États-Unis », avec ce commentaire de l’administrateur : « L’incendie d’une mosquée n’est pas un modèle à suivre, au contraire. Il serait juste intéressant que ceux qui commettent des actes anti-chrétiens soient jugés aussi sévèrement » (souligné par l’auteur), et les échanges qui s’ensuivent poursuivent sur ce sentiment de victime (« Que faites-vous de ceux qui brûlent les églises ? » [C. L.]). Le 1er mars 2017, la FQS revient sur ce thème et affiche son « Observatoire de la déchristianisation au Québec », qui est une « Cartographie des gestes anticatholiques au Québec », avec une carte interactive identifiant tous les lieux où les églises et les cimetières catholiques ont été vandalisés ou profanés, avec ce commentaire de l’administrateur :

[…] des lieux de cultes et cimetières catholiques sont victimes de vandalisme à longueur d’année dans l’indifférence totale des médias, des politiciens et des groupes minoritaires qui demandent tant de « solidarité »… Où sont-ils le reste de l’année ? La différence de traitement est flagrante lorsqu’il s’agit d’une mosquée ou synagogue. Voilà le résultat du multiculturalisme : la haine de soi, de sa culture, de sa religion et de son patrimoine.

Les réactions diabolisent les élites et les minorités religieuses, comme J. V. : « Le pire […], c’est nos politiciens, qui ferment les yeux ! Mais si c’est un groupe “minoritaire”, ohh là, il faut réagir et condamner. C’est bon pour des votes ! Quelle honte ! », ou encore M. D. : « Si une synagogue est vandalisée, tout le monde se déplace, mais une église, tout le monde s’en fout ! […] Québécois catholique = fait divers. Juif ou musulman = mobilisation politique et médiatique à l’échelle nationale et enquête pour un crime haineux. Écoeurant. »

Sur la page de la FQS, le 9 février 2017, un administrateur relaie un article portant sur la demande d’un cimetière musulman à Sherbrooke, qui fait réagir L. D. : « Comme j’le disais le week-end dernier et continuerai à dire : Nos pleutres leur ont dit durant le show de boucane qui servait de funérailles : demandez et on vous donnera. Bah, voilà l’résultat. » Sur la même page, le 7 mars, un administrateur relaie une information de TVA Nouvelles sur l’annonce de la création d’un cimetière musulman par le maire de Québec, qui a un effet direct sur la victimisation de soi et la diabolisation des musulmans :

Pourquoi ? Nos cimetières leurs (sic) conviennent pas ! Pourtant ils ont choisi d’immigrer dans un pays chrétien !

R. G.

Aussitôt que l’entente va être signée, les musulmans vont insister pour qu’on change le nom de St-Apollinaire pour un autre nom. Ensuite ils vont demander une route privée juste pour eux et toutes sortes de demandes, et les citoyens vont être obligés d’accepter toutes leurs demandes car les maires ne mettent pas leurs culottes.

M. L.

Le 21 février, un administrateur de la FQS relaie une nouvelle de La Presse, « Mosquée vandalisée : un homme de 26 ans formellement accusé », qui suscite des commentaires combinant victimisation de soi, catastrophisme/théorie du complot, diabolisation :

[…] On se fait voler un peu de notre “pays” jour après jour. Les politiciens crasseux qui en rajoutent en leur donnant mer et monde. Les Québécois peuvent ben être écoeurés de voir ça. On coupe dans tous les services, on va faire travailler nos aînés jusqu’a 70 ans parce que on a pu d’argent, mais hey, tu es immigrant ILLÉGAL t’as 50 enfants, viens à Montréal te faire soigner gratuit, lol… ça ne fait aucun sens.

M. B.

Ils ont exagéré et ils se plaignent ! Les musulmans refusent de s’adapter à leurs pays d’accueil, ils doivent donc être expulsés en bloc, ou nous perdrons le seul endroit au monde où nous pouvons vivre notre culture, qui refuse l’oppression des femmes et des enfants comme marchandise sexuelle.

F. B.

La victimisation est aussi liée à la couleur des « Blancs » sur la page de la FQS, comme le 5 février 2017 : « Nous le répétons, une société multiculturelle et multiraciale est une société multi-conflictuelle. Vous êtes blanc ? Peu importe votre opinion ou idéologie, vous êtes coupable d’exister, voilà comment les minorités nous remercient de l’accueil et des frontières ouvertes : en vous excluant. »

La recherche d’unanimité, l’usage du langage ordinaire et de slogans

L’usage de slogans et de mots vertueux est répétitif sur ces pages. L’un des administrateurs (S. M.) de La Meute affiche en février :

La Meute croit en la force du nombre car elle représente la démocratie […]. La Meute croit en une meilleure représentation démocratique du peuple, car La Meute, c’est le peuple. La Meute est nationaliste. C’est une question d’identité, de culture, de langue et de droit fondamentaux.

Le 21 février 2017, la FQS relaie du Journal de Montréal que le « quart des Canadiens souhaiterait un décret migratoire comme celui du président Trump » ; afin de rechercher l’unanimité, S. S. affirme : « Je suis sûr que c’est plus que le quart mais le monde ont peur de le dire. »

Ces groupes affichent leurs objectifs politiques en condamnant l’absence de prise en compte politique des demandes sociales et en s’adressant au citoyen ordinaire par un discours simple, qui crée du lien social. Le 8 février 2017, un administrateur de la FQS soutient :

Le Québec une terre de « métissage » depuis toujours… un argument de plus qui sert à justifier l’immigration-massive et le multiculturalisme. La réalité est tout autre, les Québécois existent comme peuple et méritent, comme les autres, d’être majoritaires chez eux. Comment appliquer le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (Résolution de l’ONU), si on cherche via l’immigration à rendre les peuples minoritaires chez eux, tout en niant leur existence physique ? Brisons un à un les arguments de nos opposants.

Le groupe Atalante affiche sur sa page d’accueil :

Nous prônons l’implication sociale, la solidarité et l’implication politique. Nul ne peut aider son peuple s’il ne s’aide pas lui-même et n’améliore pas sa condition personnelle […]. L’isolement, la pauvreté, la violence gratuite contre soi ou contre autrui et la marginalité sont les ennemis d’un nationaliste, et il s’agit de la place que nos opposants souhaitent nous maintenir […].

Enfin, une administratrice de La Meute affiche un message d’accueil d’un « leader » du groupe, qui montre l’usage de plusieurs techniques de propagande : choix de termes précis, appel à l’autorité scientifique, sources non citées, disclaimer, message diffamatoire, utilisation de slogans et de mécanismes de la rhétorique raciste pour attiser la victimisation et le catastrophisme :

La Meute n’est pas contre l’immigration, elle est contre la venue sans contrôle d’immigrants d’origine musulmane, sachant que jusqu’à 25 % d’entre eux sont des islamistes qui sont incompatibles avec notre démocratie et notre culture et qu’ils refuseront de s’intégrer. […] La Meute n’est pas raciste, Nous ne sommes pas misogynes, Nous ne sommes pas homophobes, Nous ne sommes pas violents, Nous ne sommes pas des extrémistes de droite, Nous ne sommes pas contre les religions. En résumé, l’islam radical représente tout ce que nous ne sommes pas […]. Nous offrons aux gens une structure pour faire avancer une cause à notre façon […]. Il revient à chacun de vous de décider si notre façon de servir la cause pour la protection des générations futures vous convient. Pour ceux qui y croient, sachez que la force du nombre vient à bout de toutes les épreuves, ce n’est qu’une question de temps et de persévérance. Seul on va plus vite mais ensemble on va plus loin. (nous soulignons)

Conclusion

Ces quelques extraits de nouvelles mises à la une (agenda setting) et commentées par les administrateurs (framing) pour susciter des réactions et des échanges vifs entre « amis » Facebook montrent un usage des mêmes thèmes propres au populisme, des mêmes mécanismes sociocognitifs de la rhétorique raciste et des mêmes procédés médiatiques (agenda setting, framing, priming) et techniques propagandistes sur les pages Facebook publiques de ces trois groupes populistes identitaires, et ce, à des fins d’idéologie, de persuasion et d’orientation des débats. Ces groupes instrumentalisent les mécanismes sociocognitifs du racisme à des fins de propagande haineuse et de mobilisation politique.

Le racisme « élaboré » des administrateurs vise à orienter les représentations pour adhérer à une cause, pour maintenir un « état de crise » et pour mobiliser l’opinion publique contre des ennemis diabolisés, en suscitant la haine envers ces groupes identifiables. Leur discours populiste construit un mythe collectif sur l’origine et le devenir du Québec par la présence d’éléments réifiés de l’identité nationale faisant appel à la peur, à la haine et à la ligne dure pour conforter l’appartenance groupale et pour agir. Ils mettent en scène une forme identitaire exacerbée et une inversion stratégique des valeurs universelles (démocratie, égalité, inclusion, etc.) à des fins de délégitimation de l’ennemi, et combinent les inquiétudes identitaires aux inquiétudes socioéconomiques, fortes dans certaines régions, afin de montrer leur faible prise en charge par les partis traditionnels. Le rejet du multiculturalisme dans les rapports Canada-Québec, le cynisme à l’égard des élites et des médias et la peur de disparaître donnent lieu à la diabolisation et à l’exclusion du bouc émissaire qui ne prendrait pas « le pli de la majorité ». Les peurs canalisées sur l’islam sont justifiées par la victimisation, par la « mollesse », par le statut fragile des Québécois francophones et par la protection des acquis récents de la modernité québécoise (sécularisation des institutions, égalité des sexes, défense du français). Leur discours s’en prend aussi à la crise de l’ordre et des institutions : faillite du modèle d’intégration québécois, chaos du multiculturalisme, etc.

Les mécanismes sociocognitifs du racisme sont canalisés par des administrateurs qui s’improvisent leaders d’opinion dans un espace d’échanges entre amis marqués par un fort consensus idéologique. Ils orientent les débats et utilisent des techniques (répétition bien orchestrée de thèmes et de termes, slogans, etc.) qui montrent l’usage stratégique de la victimisation et de la diabolisation de l’Autre pour construire l’ennemi, un processus décrit par le juge Rothstein dans l’arrêt Whatcott :

Les mots qui exposent un groupe ciblé à la détestation tendent à inspirer, d’une manière qui excède le simple dédain ou l’aversion, l’inimitié et une malice extrême envers le groupe. Les messages diffamatoires cherchent à insulter, à déconsidérer ou à dénigrer la personne ou le groupe ciblé pour le rendre illégitime, dangereux, ignoble ou inacceptable aux yeux du destinataire[14].

Cette répétition propagandiste, phobique et quotidienne des mêmes thèmes et nouvelles accentue le racisme spontané des échanges. L’information est stratégiquement mise en ligne et commentée afin de susciter la polarisation (wedge politics). La structure argumentatrice et justificatrice du discours politique vise à convaincre, à justifier, à se défouler et à mobiliser. Les réactions des « amis » Facebook montrent qu’elles sont teintées par le choix des titres, des nouvelles (agenda setting), des mots et des angles ou des cadres d’interprétation (framing) jugés légitimes par ces leaders d’opinion.

Comme dans d’autres pays, leurs discours montrent aussi une volonté apparente de crédibilité et d’« acceptabilité sociale » (Meddaugh et Kay 2009) pour passer au politique et éviter les poursuites, condamnant la violence et les rhétoriques incendiaires, en s’appuyant sur des arguments prétendument « objectifs », sur des raccourcis scientifiques et intellectuels fondés sur des statistiques floues et sur des thèmes qui parlent au public (les coûts de l’immigration, les privilèges des minorités, etc.). Les administrateurs des pages rappellent constamment que leurs arguments et leurs actions sont légitimes et non-racistes et qu’ils reposent sur l’idéologie démocratique, pluraliste et égalitaire. Leurs nombreuses manifestations publiques contre les réfugiés et contre l’islamisation en 2017, leurs pressions sur des députés, leurs « actions communautaires » structurées en diverses cellules (juridique, de santé, de communication, etc.) pour créer du lien social visent à démontrer leur légitimité et leur engagement envers la communauté. Reposant sur les quatre leviers de Miller (1937), leur propagande vient répondre à des besoins dans un contexte chaotique : le besoin d’être rassuré et d’avoir confiance dans l’opinion du groupe, dans la tradition ou les valeurs ; le besoin de rejeter, de nourrir sa peur, d’identifier le mal et les adversaires ; le besoin d’ordre cognitif, pour rendre le réel plus facile à interpréter (Huyghe 2016 : 87). Elle impose des logiques binaires qui rendent les problèmes du monde et l’histoire plus simples à comprendre. La complexité des enjeux suscite une quête de sens face à l’insécurité et à l’incertitude, et leur discours raciste, prescriptif et normatif fournit ces réponses.

Cet article a permis de montrer que les médias sociaux servent d’instruments de propagande haineuse à des groupes populistes québécois qui se définissent comme « simples citoyens », mais dont l’objectif est l’activisme politique. Leur volonté de mobilisation, la nature propagandiste de leur message, les procédés de mise à la une d’informations sélectionnées (agenda setting) et de cadrage (framing) des nouvelles, et les techniques pour amorcer et orienter les discussions sur leurs pages Facebook visent à créer une appartenance à une « famille idéologique » dans un processus de cristallisation politique. Des analyses plus fines de ces données permettront d’approfondir ces logiques.

Mais si leurs discours haineux et leurs techniques propagandistes sur le web sont mis en visibilité, on peut se questionner sur la faiblesse du nombre de plaintes ou de poursuites pour « propagande haineuse » en vertu du Code criminel ou du droit civil. Après l’attentat de Québec, il serait difficile de nier les effets préjudiciables des activités propagandistes de ces groupes populistes sur les membres des groupes identifiables, sur les rapports interethniques, sur le climat social et sur la sécurité publique (CDPDJ 2015).

Leurs effets préjudiciables sont d’abord à mesurer sur le climat social et le durcissement de l’opinion publique. L’activité propagandiste renforce une dialectique identitaire qui oppose Montréal et les autres régions, de même que les minorités et la majorité fragile qui veut protéger ses droits acquis. Cette dialectique attise chez les membres des communautés ciblées/racisées un sentiment de rejet par leur société[15], et chez les membres de la majorité un sentiment d’être des victimes d’un racisme inversé et des laissés pour compte à qui les immigrants ne voudraient pas s’intégrer. Les discours des membres de ces groupes montrent qu’ils se sentent fragilisés par la mondialisation, qu’ils vivent les changements de la société à travers les médias et qu’ils ne trouvent plus leurs repères. La peur du déclin de sa communauté et les frustrations quant aux demandes sociales peu prises en compte par le politique se cristallisent sur les « immigrants » et sur les « islamistes » sur un mode imaginaire, comme symboles de ce qui « va mal » ou de ce qui « se défait » (Potvin 2017).

De plus, les discours racistes ont des effets à long terme sur le climat, sur l’avenir du jeu politique au Québec, sur les conceptions de l’identité collective et, en particulier, sur le mouvement néonationaliste, qui n’est plus porteur d’un projet progressiste de « libération nationale » et qui n’agit plus comme « Grand Récit » inclusif, comme dans les années 1960-1970. Leur populisme néonationaliste repose sur la nostalgie d’un ordre culturel disparu, engendré par la situation d’ambivalence politique et identitaire et par la décomposition du projet national depuis le Référendum de 1995. Il donne lieu à la présence de microrécits identitaires victimaires, réifiés en idéologie du ressentiment et véhiculés par des individus et par des groupes qui se sentent isolés et qui tendent au repli. Déjà, leurs discours populistes contaminent la vie politique québécoise en forçant les partis traditionnels à débattre des enjeux identitaires et en tirant les positions de certains partis vers la « ligne dure » et l’instrumentalisation de ces enjeux. Plusieurs de ces groupes veulent s’unifier dans un nouveau parti et, dans un contexte de crise des assises nationales, les médias sociaux leur servent à la (re)construction imaginaire de la communauté nationale (Wodak et al. 2009 [1999]). Ces idéologues ont beau jeu de se présenter sous un jour nouveau, en prétendant résoudre le dilemme identitaire et le cynisme du peuple envers le politique.

C’est dans la combinaison de ces effets préjudiciables qu’il faut entretenir une inquiétude et agir à l’égard de la propagande haineuse décomplexée, mais banalisée, de ces groupes populistes identitaires.