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Introduction

Dans le présent article, nous étudions les expériences de conciliation du travail et de la vie de famille dans deux pays, la France et la Suède, dont les politiques sociales et les systèmes de valeurs sont relativement différents. L’un des buts de l’Union européenne est de promouvoir et favoriser la conciliation du travail et de la famille afin de faciliter la participation des parents au marché du travail. Parmi les exemples que l’on trouve à divers niveaux, mentionnons la Stratégie-cadre communautaire en matière d’égalité entre les femmes et les hommes (2001-2005) (Commission européenne, 2000a), qui favorise l’égalité des hommes et des femmes en matière de droits sociaux, ainsi qu’un rapport de suivi sur la directive concernant l’amélioration de la sécurité des travailleuses en leur accordant le droit à un congé de maternité allant jusqu’à 14 semaines, pendant lequel elles doivent soit être rémunérées soit percevoir une indemnité adéquate (Commission européenne, 1999). De même, on a émis une proposition de modification de la Directive afin de donner à la femme qui a accouché le droit de retourner à son poste de travail, ou à un poste équivalent (Commission européenne, 2000b). Le niveau d’atteinte de ces objectifs varie grandement d’un pays à l’autre. Nous nous demandons si, à long terme, l’opinion publique (l’exercice du droit de vote en étant un exemple) a quelque effet sur les règles juridiques. Toutefois, à court terme, ce qui est le cas ici, nous supposons que les différences de politiques à l’échelle macroéconomique ont des répercussions sur le comportement et les expériences des individus en ce qui a trait au travail et à la vie familiale, c’est-à-dire à l’échelle microéconomique.

Malgré l’abondance de recherches utilisant des données quantitatives sur la conciliation des contraintes familiales et professionnelles aux États-Unis et au Canada (voir, par exemple, Roxburgh, 1999; Spitze, 1988; Walters et al., 1997; Walters, McDonough et Strohschein, 2002), les études européennes, en général, et les études comparatives, en particulier, sont plutôt rares. En outre, bien que les enquêtes d’envergure soient plus représentatives de l’ensemble de la population, les recherches qualitatives à plus petite échelle sont irremplaçables lorsqu’il s’agit de mettre en lumière des explications ou expériences qu’il est difficile de faire ressortir à l’aide d’un questionnaire (voir, entre autres, Walters et al., 2002).

Notre étude, par laquelle nous tentons de contribuer à ce sujet, porte sur les expériences de conciliation du travail et de la vie de famille chez 40 familles françaises et 40 familles suédoises ayant au moins un enfant de moins de six ans. Soit que la garde des enfants a lieu à la maison, où les parents ou un autre membre de la famille s’occupent d’eux ; soit qu’on les confie à un service de garde public ou privé, qui fournit ce service à domicile ou à l’extérieur du foyer. On peut supposer que les chefs de famille monoparentale vivent davantage de stress, ayant moins d’options de garde d’enfants qu’une famille biparentale. Toutefois, bien que les parents seuls soient inclus dans notre étude, leur situation en tant que groupe en dépasse la portée. Dans la section suivante, nous traitons des aspects du contexte social et des normes de groupe, en France et en Suède, que nous estimons pertinents à une étude sur la conciliation du travail et de la vie de famille. Nous discutons ensuite des théories qui s’y rapportent. Enfin, nous expliquons notre choix de données et de méthode et poursuivons avec la présentation des résultats, suivis d’une conclusion.

Politiques sociales et normes de groupe en France et en Suède

Beaucoup d’aspects de la politique sociale en France et en Suède visent à faciliter la conciliation des contraintes familiales et professionnelles. Les possibilités de garde d’enfants pour les enfants de plus de trois ans sont nombreuses en France puisque la plupart des jeunes fréquentent la maternelle à partir de cet âge. En outre, la politique de la famille en France favorise les soins personnalisés, tels que le recours à des gardiens ou gardiennes d’enfants ou des bonnes d’enfants, par le biais de subventions, d’avantages sociaux et de crédits d’impôts. L’allocation parentale d’éducation (APE) est versée jusqu’au troisième anniversaire de l’enfant. Cette allocation – à taux fixe et faible – peut être versée au parent qui travaille à temps partiel pour pouvoir s’occuper de ses enfants et les bénéficiaires en sont principalement (98 %) les mères (Boyer et Renouard, 2003). En 2004, le Parlement français a instauré la Prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE), laquelle se substitue à l’APE et d’autres allocations liées à la petite enfance. Toutefois, afin d’assurer la consistance des entrevues, notre article se rapporte aux lois antérieures à ce regroupement des allocations. Un montant correspondant à l’APE est encore alloué à partir du deuxième enfant (Legendre, Lorgnet, Mahieu et Thibault, 2004). On accorde un court congé au parent qui doit prendre soin d’un enfant malade. Malgré les initiatives des années 90 visant à augmenter le nombre de garderies, il y a pénurie de services de garde publics pour les enfants de moins de trois ans.

Un exemple de mesure de soutien qu’offre le marché du travail en Suède est la possibilité qu’ont les parents de jeunes enfants de travailler à temps partiel. Le congé parental payé est plutôt court, mais bien rémunéré dans le contexte européen. Cette mesure sert surtout à encourager les mères à retourner au travail une fois le congé parental terminé. Il est possible de bénéficier d’un congé pour prendre soin d’un enfant malade et, dans l’ensemble, la période d’un tel congé est plus longue en Suède qu’en France. La Suède prône l’égalité des sexes tant pour le travail rémunéré que pour le travail domestique non rémunéré (ministère de l’Industrie, de l’Emploi et des Communications, 1999). On tente même d’encourager plus de pères à profiter du congé parental payé auquel ils ont droit, qui comptait pour seulement 17 % des journées utilisées en 2003 (Statistiques Suède, 2004), avec deux soi-disant « mois du père », période de congé parental non transférable à l’autre parent (RFV, 2003). À l’opposé de la France, la politique officielle de la famille en Suède visait à réduire le nombre de gardiennes d’enfants en faveur des maternelles. En effet, depuis les années 70, les services de garde collectifs bien structurés sont une priorité dans ce pays (Rostgaard et Fridberg, 1998).

En 2002, chez les femmes de 25 à 54 ans, plus de Suédoises (82,4 %) que de Françaises (71,6 %) étaient en emploi (OCDE, 2004). En Suède, les hommes participent davantage aux tâches domestiques qu’en France. Dans les deux pays, les femmes consacrent plus de temps que les hommes aux travaux ménagers et au soin de la famille, les Françaises encore plus que les Suédoises (Aliaga et Winqvist, 2003). Cela reflète la politique suédoise visant à encourager fortement les femmes à entrer sur le marché du travail et à y demeurer une fois qu’elles ont des enfants.

On pourrait supposer que les diverses politiques adoptées par la France et par la Suède découlent d’une perception différente des rôles de genre, supposition que viennent appuyer des enquêtes d’attitudes portant sur les questions familiales, lesquelles font ressortir les normes et valeurs plus conservatrices en France qu’en Suède (Commission européenne, 1998; Fagnani, 1996; Inglehart et al., 2000). Un exemple du lien qui existe entre normes et politiques est le « débat des bonnes » qui a eu lieu en Suède au cours des années 90. Ce débat portait sur l’octroi de crédits d’impôt aux personnes qui emploient une bonne, suggestion mise de l’avant par les partis de droite. Celle-ci ne fut cependant pas retenue par le parti social-démocrate au pouvoir. Les principales raisons avancées pour rejeter cette suggestion étaient qu’une telle mesure contribuerait à augmenter les inégalités sociales du fait qu’il s’agissait d’un avantage pour les bien nantis et que l’idée d’avoir une « bonne » ne correspondait pas à la vision politique de la société moderne.

Les faits décrits ci-dessus servent de tremplin aux questions suivantes: En conséquence des politiques et normes en France et en Suède, comment les hommes et les femmes de ces pays arrivent-ils à concilier famille et travail ? Le mot « norme » est utilisé ici pour décrire les « prescriptions qui servent de règles sociales générales . . . Puisque le terme se rapporte aux attentes sociales par rapport à un comportement « correct » et « acceptable », les normes supposent qu’il y a légitimité, consentement et prescription » (Abercrombie, Hill et Turner, 1984: 287-288).

Théories sur la conciliation du travail et de la vie de famille

Avec l’augmentation du nombre de femmes actives et la participation accrue des hommes aux tâches ménagères, hommes et femmes se voient dans l’obligation de concilier travail et responsabilités familiales. Ainsi, de plus en plus de femmes et d’hommes se retrouvent avec des rôles multiples en tant que travailleurs, partenaires, parents, etc., ce qui nous amène à nous demander comment le fait de jouer divers rôles sociaux peut nous affecter. Chaque rôle étant associé à un nombre d’attentes variées, la multiplicité des rôles peut avoir sur les individus des effets différents. Que ces effets soient bénéfiques ou nuisibles au bien-être de l’individu dépend probablement du contexte social. Les différences de genre et d’approche par pays pour ce qui est de la conciliation des vies professionnelle et familiale n’ont pas été convenablement explorées et les résultats sont complexes.

Néanmoins, deux grandes théories dominent la recherche : celle de la tension de rôle et celle de l’expansion des rôles. Notons toutefois que notre étude, tout en prenant ces théories comme point de départ, tient compte de nombreux autres aspects que nous estimons pertinents. Nous pensons, par exemple, à la répartition des tâches, tant au travail que dans la sphère domestique, aux rapports de force inégaux ainsi qu’aux modèles reliés à la problématique homme-femme découlant des différences de normes. Cependant, notre étude ne saurait cerner toute la complexité de la conciliation des vies professionnelle et familiale.

La première théorie repose sur l’hypothèse que les ressources personnelles de l’individu sont limitées et que la demande combinée des rôles et des partenaires de rôle est trop exigeante, d’où les conflits de rôles (Goode, 1960). Les tenants de la théorie de la tension de rôle soutiennent que l’implication accrue de l’individu dans le travail et dans la famille contribue à une surcharge de rôle. Le nombre croissant de rôles qu’hommes et femmes sont appelés à jouer peut être source de conflits et de stress, étant donné que ces rôles de plus en plus nombreux absorbent temps et énergie et peuvent comporter des normes contradictoires (Doyle et Hind, 1998; Moen et Yu, 2000; Walters et al., 1997). Les recherches ont démontré que le fait d’avoir de jeunes enfants, un travail exigeant et un mode de garde inadéquat contribuait de façon significative à la tension de rôle chez l’individu (Scharlach, 2001). En outre, elles indiquent également que la situation n’est pas la même pour les mères ayant des enfants d’âge préscolaire que pour celles dont les enfants sont plus âgés. Ainsi, les résultats montrent que les femmes mariées ayant des enfants d’âge préscolaire affirment avoir une vie sensiblement moins satisfaisante que les femmes mariées sans enfants d’âge préscolaire (Seal, Wright et Sheley, 1993).

Selon la théorie de l’expansion des rôles, les rôles multiples et la double implication professionnelle et familiale seraient bénéfiques à l’individu. Les chercheurs affirment que les rôles sociaux multiples contribuent, plutôt que de nuire, au bien-être de l’individu (Barnett et Hyde, 2001; Nordenmark, 2004; Thoits, 1983, 1986). On peut avoir une vue d’ensemble des recherches qui suggèrent que l’emploi des femmes aurait un effet positif sur la santé physique et mentale de celles-ci et de leurs enfants, appuyant ainsi la théorie de l’expansion des rôles (voir, par exemple, Klumb et Lampert, 2004; Aube, Fleury et Smetana, 2000). Aube et al. sont d’avis que la division inégale du pouvoir et des tâches au sein du ménage constitue un facteur de risque bien plus important que celui d’être mère et avoir un emploi. Une analyse de la recherche, effectuée par Carrier et Roskies (1993), leur a permis d’appuyer les résultats ci-dessus et de soutenir que le fait d’assumer des rôles multiples ne constituait pas nécessairement une menace pour la santé des femmes. Le danger pour la santé, selon eux, découlerait plutôt de l’insatisfaction de l’individu par rapport à son rôle lorsqu’il se sent dépassé et sans soutien affectif. Lundberg, Krantz et Berntsson (2003) affirment que les problèmes reliés à la multiplicité des rôles surgissent principalement quand le stress et les conflits de rôles deviennent importants, ce qui peut être la cause de maladies chroniques.

Ainsi, les recherches font valoir à la fois les avantages et les inconvénients de la multiplicité des rôles. Une notion liée aux rôles multiples est « l’idéologie de genre » (Hochschild, 1989), qui se rapporte aux perceptions individuelles. L’idéologie de genre détermine les sphères de la vie familiale et du travail auxquelles l’individu veut s’identifier de même que l’équilibre entre celles-ci. Une étude menée par Hochschild lui a permis de déceler trois types d’idéologie de genre : traditionnelle, transitoire et égalitaire. Ainsi, même active, la femme « traditionnelle » trouve normal que lui incombent les responsabilités qui concernent le foyer et considère normal que son conjoint donne la priorité à son travail. Selon l’idéologie « égalitaire », la femme conçoit mener de front travail et vie familiale, comme son conjoint. L’idéologie « transitoire » est un mélange des deux, où la femme, bien qu’elle veuille s’investir dans les deux sphères, considère que son mari est le soutien de famille. Ainsi, selon l’idéologie de genre, l’individu se retrouve dans sa vie de tous les jours devant le choix d’une « stratégie de genre » particulière, en fonction de diverses situations. Comment donc l’idéologie de genre peut-elle avoir un effet sur la façon de vivre des rôles conflictuels?

Données et méthode

Les entrevues ont été menées dans deux villes : Umeå, dans le nord de la Suède (environ 100 000 habitants) et Nantes, dans le nord-ouest de la France (environ 250 000 habitants). Nous avons arrêté notre choix sur ces villes en raison des ressemblances de leur structure démographique et des éléments communs de leur système d’éducation et marché de l’emploi. Quarante familles de chacune des deux villes ont été interviewées en 1998 et 1999 (voir annexes A et B pour plus de détails).

Le choix des répondants reposait sur quatre critères. D’abord, les familles participantes devaient être composées d’un couple (marié ou en union libre) ayant au moins un enfant de six ans ou moins, ou d’un parent seul ayant à sa charge au moins un enfant de six ans ou moins. Deuxièmement, dans chaque ville, 20 des familles devaient habiter un quartier à faible revenu tandis que les 20 autres devaient habiter un quartier à revenu intermédiaire. Troisièmement, les familles devaient, au moment de l’enquête, avoir recours à un ou plusieurs modes de garde, dans le secteur public ou dans le privé. Les modes de garde en question comprenaient les garderies[1], les maternelles, les gardiennes[2] et la garde à domicile par l’un des parents, un membre de la famille ou une bonne d’enfants. Quatrièmement, au moins un des adultes devait être sur le marché du travail, actif ou non. Nous nous sommes assurés que le profil socio-économique des familles interviewées ainsi que leur utilisation des services de garde étaient, autant que possible, représentatifs de leur entourage.

Nous avons obtenu des listes de noms de parents disposés à être interviewés, grâce à l’aide du personnel de maternelles et de gardiennes. En Suède, les listes de parents obtenues dans les maternelles de quartiers à revenu intermédiaire étaient composées principalement de couples. Pour trouver des parents seuls et des parents qui restaient à la maison ou y étaient restés récemment, nous avons eu recours au sondage en boule de neige, en nous renseignant auprès d’autres parents et gardiennes. Dans les quartiers à faible revenu en Suède et dans les deux types de quartier en France, les listes de parents obtenues comportaient des noms de couples et de parents seuls; dans les deux cas, nous avons eu recours à la méthode du sondage en boule de neige pour trouver des parents qui restaient ou étaient récemment restés à la maison. Dans quatre des familles suédoises, le plus jeune enfant avait plus de six ans, ceci dû au fait que nous souhaitions inclure dans notre étude les parents seuls et les familles qui n’avaient recours à aucun service de garde public. Cela ne devrait pas affecter les résultats de façon significative. Nous ne prétendons pas, toutefois, que les résultats de notre étude sont représentatifs de la situation dans l’ensemble du pays.

Les entrevues, semi-structurées, avaient comme thèmes principaux « le travail et le niveau de scolarité », « le régime économique du ménage », « la garde d’enfants », « la conciliation du travail et de la vie de famille » et « la politique nationale de la famille ». Chaque thème comportait ses propres questions. Puisque notre article devait porter principalement sur la combinaison travail-famille, nous nous sommes intéressés principalement aux questions suivantes : « Quelle serait votre solution préférée pour la garde de vos enfants et votre travail?» et « Enfants, travail et vie de famille peuvent être difficiles à concilier; avez-vous rencontré des conflits? Comment les avez-vous résolus? »

Les entrevues pouvaient durer jusqu’à une heure et demie. On rencontrait chaque répondant une fois et, autant que possible, on interviewait ensemble les membres d’un même couple. Les entrevues étaient enregistrées et transcrites. Les noms étaient changés et les occupations indiquées de façon générale. Pour l’analyse des entrevues, nous avons eu recours à une méthode que Kvale appelle la « catégorisation des phrases ». Ainsi, les entrevues sont codifiées selon des catégories, ce qui signifie que les longues citations sont associées à des concepts théoriquement chargés. Ces concepts pouvaient avoir été élaborés avant l’entrevue (concepts théoriques) ou être ressortis en cours d’analyse (concepts empiriques) (Kvale, 1997).

Stress et préférences

Dans la section suivante, nous nous concentrons sur trois catégories principales ayant trait à la conciliation du travail et de la vie de famille, lesquelles se rapprochaient des thèmes des entrevues et sont ressorties en cours d’analyse. Ces catégories sont les suivantes : « situations stressantes », « manque de temps pour soi » et « solutions préférées pour concilier travail et famille ».

Les situations stressantes

Il était plus souvent question de situations stressantes chez les familles suédoises que chez les familles françaises. Les propos suivants de Christina, mère de famille suédoise, nous fournissent un exemple du problème. Christina fait partie d’un couple dont les deux conjoints travaillent : elle est infirmière et travaille l’équivalent de quatre jours semaine; son mari est pompier à temps plein. Ils ont deux enfants de deux et quatre ans. Elle nous a confié ceci :

Tout est toujours question de temps… Vous êtes stressé au travail parce que vous manquez de temps, parce que vous devez rentrer chez-vous à temps ; il faut être à la maison à l’heure, à cause des enfants.
Avant l’arrivée des enfants [je pouvais me dire]: « Bon ! je vais rester une heure de plus et en finir avec ce travail ce soir ». Ce n’est plus possible maintenant, et j’ai un peu l’impression d’être en situation de conflit. Quant au travail supplémentaire, il faut s’organiser pour le faire une fois à la maison… la cuisine, le ménage, tout cela… on le néglige un peu. Vous avez l’impression que vous devriez avoir assez de temps pour tout faire. On s’attend à ce que vous fassiez tout : être avec les enfants, avoir l’air jeune et sportive, tout en menant de front une carrière et, oui… tout cela à la fois.

Cette femme nous faisait part des effets négatifs des rôles multiples. De leur côté, les pères suédois nous ont confié leurs craintes par rapport aux contraintes de temps : temps à consacrer aux courses et au ménage, d’une part ; temps à réserver aux enfants, pour jouer ou être avec eux, d’autre part. Peu de pères français semblaient avoir ce genre de préoccupation. Un Suédois, Bertil, nous donne un exemple. Il occupe un emploi à temps plein de gestionnaire dans une petite usine tandis que sa femme est en congé de maladie. Ils ont deux enfants, âgés de deux et quatre ans. Bertil nous raconte ceci :

Ce sont les fins de semaine que je trouve difficiles. Il faut trouver du temps pour faire le ménage et les courses, et s’occuper de tout ce qui a été négligé pendant la semaine… en plus, il faudrait être avec les enfants. Alors on manque de temps et on se sent coupable… ou bien on devient irritable et on dit [aux enfants] : « pour l’instant, vous devrez vous occuper tout seuls, parce que j’ai à faire ». Nous [sa femme et lui] nous sommes souvent dit que nous devrions nous occuper nous-mêmes des enfants, mais ce n’est pas toujours possible… En semaine, vous n’avez pas le temps, vous rentrez à la maison, c’est l’heure du repas, puis vous avez un peu de temps pour lire un livre ou jouer, ensuite c’est l’heure du bain et d’aller au lit, sinon ils [les enfants] n’arrivent pas à se lever le lendemain.

Ces contraintes de temps ne sont pas ressenties uniquement par cet homme, dont la femme, en congé de maladie, est moins capable de partager les tâches ménagères quotidiennes. Il en est de même pour Pontus, qui travaille à temps plein en tant qu’inspecteur en environnement et dont la femme, Helena, travaille l’équivalent de quatre jours semaine en service social. Ils ont deux fils, âgés de cinq et sept ans. Pontus nous tient ce propos :

Quand nous finissons par avoir un peu de temps ensemble, c’est généralement lorsque nous sommes tous les deux épuisés, assis devant la télévision à prendre un café en regardant les informations de 21h30. Les semaines se déroulent à penser à ce que feront les enfants à l’école et à la garderie le lendemain, à ce qu’ils doivent emporter, à ce qu’ils porteront, à ce que nous mangerons le soir au retour de l’école. C’est que, lorsque nous rentrons à la maison, il faut déjà commencer à préparer le repas pour que tout soit prêt à temps. Oui, tu es au courant de tout cela [en s’adressant à Helena]. . . . C’est de toi que je l’ai appris.

L’implication de ces deux pères dans les responsabilités quotidiennes envers les enfants et le ménage est peut-être le reflet des normes et politiques suédoises visant l’égalité des sexes. Les deux hommes expriment leur accord avec le concept d’égalité des genres, puisqu’ils considèrent avoir un rôle essentiel à jouer en ce qui concerne leur famille et leurs enfants. Or, ce qu’ils nous racontent dénote d’une tendance au stress relié au rôle et ce stress ne semble pas découler de problèmes de couple, mais de pressions et conflits reliés à la répartition du temps entre la vie professionnelle et la vie familiale. Les expériences décrites ci-dessus viennent appuyer la théorie de la tension de rôle, selon laquelle les rôles multiples sont une source de stress pour l’individu, plus particulièrement dans le contexte suédois.

Dans la plupart des familles françaises, le travail de l’homme passait en premier et l’on devait adapter la vie de famille en conséquence. Plus de femmes en France qu’en Suède ont mentionné que l’homme assumait peu ou n’assumait pas de responsabilités par rapport au foyer ou aux enfants. Beaucoup de Françaises avaient l’impression d’être des mères seules, même si elles ne l’étaient pas. Une enseignante vivant avec un homme qui travaillait dans l’armée nous a raconté ce qui suit, en parlant du temps où elle était aux études : « Tout particulièrement pendant la première session, je me retrouvais seule à gérer la maison, m’occuper des filles et faire mes travaux. J’avais l’impression d’être une mère seule, parfaitement ». Une autre femme, mère de deux enfants, en congé parental payé tandis que son mari travaillait à temps plein, nous a répondu ceci :

En effet, les enfants ne voient pas beaucoup leur père ; c’est moi qui suis toujours avec eux. Leur père s’est complètement déchargé de ce genre de responsabilités. Quand il entre à la maison, tout est prêt. Il joue avec eux…. Nous menons des vies parallèles. Je n’ai pas de vacances. Quand il est en congé, il s’occupe à autre chose… Je comprends cela, mais moi je continue de m’occuper des enfants et je n’ai pas de vacances. Il a du mal à saisir le problème.

Nous avons eu l’impression que les couples français, beaucoup plus que les couples suédois, menaient des vies séparées en ce qui concerne les travaux ménagers et la garde des enfants. On pourrait attribuer ceci aux valeurs familiales plus conservatrices des Français, comme nous l’avons déjà mentionné ci-dessus (Commission européenne, 1998; Fagnani, 1996; Inglehart et al., 2000). Paradoxalement, cela pourrait dépendre du fait que, les Français ayant une vision plus traditionaliste du travail rémunéré et du travail non rémunéré, le conflit de rôles entre hommes et femmes est moins senti en France qu’en Suède, parce que les Français se croient moins obligés de s’impliquer à la fois dans la vie professionnelle et dans la vie familiale. Néanmoins, plusieurs mères françaises ont exprimé leur insatisfaction par rapport au manque de participation de leur partenaire aux tâches ménagères quotidiennes. Comme nous l’avons mentionné déjà, les Français prennent moins part au travaux domestiques que les Suédois (Aliaga et Winqvist, 2003). Ceci reflète une division sexuelle du travail, qui signifie que la responsabilité du foyer et des enfants incombe principalement à la femme. Cet état de choses découle des normes traditionnelles et des conséquences des politiques du marché de l’emploi. En termes d’égalité des sexes, nos résultats font ressortir que les normes plus traditionalistes en France n’empêchent pas les femmes de parler ouvertement d’inégalités de genre.

Manque de temps pour soi

Dans les deux pays, les parents ont mentionné que le manque de temps à consacrer à leur couple constituait un problème. Cependant, chez les parents suédois, c’est le manque de temps pour soi dont il était surtout question. Pour revenir à l’entrevue mentionnée dans la section précédente, voici ce que Christina, mère suédoise, nous a raconté :

J’apprenais un peu d’espagnol par les soirs, mais j’ai dû abandonner à cause de mes études à temps partiel à l’université. C’était trop, d’autant plus que Lars [son conjoint] joue parfois au handball, ou entraîne une équipe de handball. Il y consacre une couple de soirées [chaque semaine]. Non, ce n’est pas beaucoup ; en ce moment, je n’ai aucun passe-temps personnel… J’essaie de voir mes amies. Nous allons prendre le petit-déjeuner ensemble dans un hôtel de la ville, un samedi par mois. C’est sacré… nous nous rendons là et y passons tout l’avant-midi. Nous avons tellement peu de temps à nous consacrer entre amies, chacune étant occupée avec sa propre vie.

Nous rapportons ci-dessous les paroles d’une Suédoise faisant partie d’un couple où les deux conjoints sont actifs. Elle travaille l’équivalent de quatre jours semaine en administration, tandis que l’homme avec qui elle vit est directeur commercial. Ils ont deux garçons, âgés de deux et cinq ans. Parlant de temps pour soi et de passe-temps, elle nous dit ceci :

Oui, les passe-temps et les activités personnelles, il faut oublier presque tout cela… tant qu’ils [les enfants] sont en bas âge. Mais il y a [ma] mère et [mon] père, si nous allons quelque part pour le week-end ou si nous dînons au restaurant. Ce n’est plus comme avant, mais ainsi va la vie. Avec des jeunes enfants, on ne peut pas tout avoir.

Les parents suédois ont mentionné diverses façons de remédier au manque de temps. Un homme a raconté qu’il avait cessé de jouer au golf parce que cela finissait par accaparer trop de son temps. La famille est devenue son passe-temps et il fait un peu de course à pied pour remplacer le golf, ce qui est plus facile et demande moins de planification. D’autres parents ont réglé ce problème en se relayant et en se réservant chacun une journée par semaine pour leurs passe-temps personnels. Tant les parents français que suédois admettent n’avoir pas réussi à combler le déficit-temps, mais affirment qu’ils se débouillent en attendant que les enfants grandissent.

Un couple français, Claire et Claude, ont un fils, Arthur, âgé de cinq ans. Claude a aussi deux enfants d’un mariage précédent. Claire est enseignante à temps plein et Claude travaille l’équivalent de quatre jours semaine en informatique. On a demandé à Claude s’il avait choisi de raccourcir sa semaine de travail afin de pouvoir consacrer plus de temps à ses enfants. « Non, c’est pour faire autre chose. C’est vraiment difficile ; en semaine, je n’ai pas assez de temps pour tout ce qui m’intéresse. J’ai besoin de temps libre. » On a alors demandé au couple s’ils avaient du mal à concilier leur vie familiale et leur vie professionnelle. Claire a répondu : « Oui, notre rythme de vie, que ce soit au travail ou avec l’enfant, ne nous laisse aucun moment libre, aucun temps pour faire autre chose ». Enfin, quand on leur a demandé s’ils avaient trouvé d’éventuelles solutions à ce problème, Claire a ajouté :

Non, rien. Nous essayons de trouver un peu de temps, de comprendre ce qui ne fonctionne pas. Il n’y a pas de solution. Nous nous disons qu’avec le temps, les choses vont s’améliorer parce que les enfants occuperont moins de notre temps… Nous sortons prendre un peu d’air ou nous téléphonons à quelqu’un, nous allons au cinéma.

Dans le cas de Claire comme dans celui de la mère suédoise dont il a été question précédemment, les contraintes imposées par les enfants en bas âge et l’espoir que ces contraintes diminuent à mesure que les enfants grandissent sont appuyées par les résultats offerts ci-dessus par Seal et al. (1993). Si les parents suédois accordent plus d’importance au fait d’avoir du temps pour soi, c’est qu’ils semblent vivre leur vie de couple de façon moins individuelle que ne le font les couples français. Comme l’affirment, par exemple, Beck et Beck-Gernsheim (1995), la nouvelle tendance sociale générale accorde plus d’importance à l’individu et cela ressort davantage en Suède qu’en France, puisque la politique sociale en Suède favorise l’égalité des sexes et met l’accent sur l’indépendance, que ce soit en relation avec le travail ou la famille (Esping-Andersen, 1990). Les rôles multiples sont peut-être l’autre explication en ce qui concerne les familles suédoises. Assumer deux rôles est plus exigeant que d’en assumer un seul et, par conséquent, laisse moins de temps et d’énergie pour les activités personnelles, ce qui appuierait la théorie du stress de rôles.

Au sujet des différences de genre, nous avons constaté que les femmes ont moins de temps à elles que les hommes, comme en témoignent Christina et Claire. Le fait que les femmes passent plus de temps que les hommes à s’occuper des tâches domestiques a été mentionné déjà (Aliaga et Winqvist, 2003).

Les solutions privilégiées pour concilier travail et vie de famille

Tant en France qu’en Suède, les parents qui travaillent souhaitent avoir une semaine de travail réduite. Pour ce qui est des autres choix, les mères françaises ont répondu qu’elles souhaiteraient avoir des services de garde sur leur lieu de travail ou une bonne d’enfants à la maison. Peu de parents suédois ont fait mention de ces deux solutions. Vera, mère française, présentement sans emploi et seule pour élever son enfant de deux ans, a exprimé le désir d’avoir une bonne d’enfants. Quand on lui a demandé comment elle aimerait combiner travail et vie de famille, Vera a répondu :

Avoir une gardienne, mais chez moi. Une gardienne à la maison, qui y dormirait et qui s’y lèverait le matin, qui aurait sa chambre à elle. Quand je voudrais travailler, c’est elle qui prendrait soin de mon fils. Elle l’accompagnerait pour aller à l’école et en revenir et prendrait ses repas chez moi.

Nombre de mères et pères français ont émis le souhait d’avoir une bonne d’enfants. Cela découle du fait que la politique de la famille en France encourage la garde individuelle, comme nous l’avons mentionné ci-dessus. Cela peut également suggérer une tendance à mettre l’emphase sur les valeurs traditionnelles, le foyer étant le point central. Pour reprendre l’entrevue de la section précédente avec Claire et Claude, voici la réponse de Claire à cette dernière question :

L’idéal serait d’avoir quelqu’un à la maison en permanence. Quand Arthur a quitté la garderie, j’ai essayé de trouver quelqu’un qui s’occuperait de lui quand il est malade ou quand je ne suis pas là. Nous habitons un quartier où les gardiennes d’enfants sont rares : elles sont déjà prises ou occupées autrement. Il y a bien des moments où je ne travaille pas, mais j’ai toujours Arthur avec moi. Ce n’est pas facile d’aller chez le médecin ou chez le coiffeur. Ce serait tellement bien d’avoir une gardienne d’enfants quand Arthur est malade, ou quelqu’un à qui je puisse dire : « Voilà, j’ai des choses à faire ».

Les Françaises qui avaient une semaine de travail réduite nous ont fait part de leur désir ou besoin de s’occuper de leurs enfants et du foyer. Comme nous l’avons indiqué à la section précédente, le seul Français, Claude, qui avait réduit ses heures de travail, l’avait fait pour avoir plus de temps à lui. Parallèlement, sa femme Claire disait avoir grand besoin d’aide et souhaitait trouver une gardienne d’enfants à temps partiel. Elle ne se disait pas mécontente des priorités temporelles de Claude. Ici encore, nous pouvons en déduire que cela reflète des valeurs traditionnelles plus présentes en France qu’en Suède (Commission européenne, 1998).

En plus de la bonne d’enfants, beaucoup de parents français ont émis le souhait d’avoir des services de garde sur le lieu de travail. Dans ce ménage bi-actif, Simone occupe un poste d’infirmière à temps plein tandis que Paul travaille à temps plein en publicité. Ils ont une petite fille, Amélie, âgée de 17 mois. À la question concernant leur solution privilégiée pour la garde d’enfant, Simone a répondu: « Avoir un service de garde d’enfants là où je travaille. J’ai déjà travaillé dans un hôpital doté d’une garderie et ce n’était pas mal du tout ». Quand on leur a ensuite demandé si l’employeur devait être responsable de ce service, Simone et Paul ont tous deux répondu dans l’affirmative : « Oui, les grandes entreprises. Mais, en ce qui nous concerne, nous travaillons tous les deux dans l’entreprise privée, et pour les petites entreprises, c’est hors de question ».

Simone travaille par roulement. Certains soirs, elle rentre à la maison à 22 heures. Ils ont discuté de solutions éventuelles : soit qu’ils déménagent ou encore que Simone se trouve un autre emploi, car la situation est trop difficile à gérer. Tous deux estiment que le problème vient du fait qu’il faille adapter la vie de famille à la vie professionnelle. Comme le dit Simone :

Il faut bien travailler. Nous travaillons à temps plein en ce moment, alors nous nous adaptons. La semaine de 35 heures est hors de question pour nous tant qu’Amélie ne commencera pas ses classes. Ensuite, j’espère pouvoir me libérer le mercredi, et peut-être qu’alors nous aurons un autre enfant.

En France, c’est le système d’éducation qui explique pourquoi beaucoup de mères ont parlé du besoin d’avoir congé le mercredi, puisque les maternelles sont fermées ce jour là. Les pères n’ont pas mentionné ce problème. Les entrevues ont aussi fait ressortir une différence entre les parents français et les parents suédois pour ce qui est d’avoir recours aux services d’un tiers pour s’occuper des enfants et de la maison. Les parents français nous faisaient couramment part de leur désir d’avoir une bonne d’enfants ou une aide domestique. En revanche, aucun parent suédois n’a émis ce souhait, bien au contraire. Dans le couple bi-actif dont il est question ci-dessous, la mère enseigne à temps plein. Le couple a quatre enfants, âgés respectivement de 5, 8, 12 et 14 ans. La mère a émis le commentaire suivant : « Je ne veux pas que quelqu’un vienne faire le ménage chez moi. Je crois qu’on devrait avoir la possibilité de s’en tirer sans avoir à acheter des services. Ça, c’est pour les riches ».

Il se peut que, comme nous l’avons indiqué plus tôt dans cet article, l’une des raisons pour lesquelles les parents suédois ne souhaitent pas avoir recours à une aide domestique ou n’en ressentent pas le besoin soit la politique officielle qui n’encourage pas cette solution. Les parents français, pour leur part, se conforment peut-être aux normes voulant que le foyer et la famille occupent une position centrale, ce que confirme une politique de la famille qui encourage les modes de garde individuelle. Une raison pour laquelle les parents suédois ne ressentent pas le besoin d’avoir une garderie sur leur lieu de travail tient probablement du fait que, depuis l’expansion des services pendant les années 70, la politique de la famille en Suède a favorisé les garderies publiques. Ce n’est que depuis les années 90 qu’on encourage les services de garde privés, principalement sous forme de coopératives subventionnées par l’État et dirigées par le personnel ou par les parents (Miettinen, 2000).

Conclusion

Si nous revenons à la première question : « En conséquence des politiques et normes en France et en Suède, comment les hommes et les femmes de ces pays arrivent-ils à concilier famille et travail ? », quel a été l’apport des recherches comparatives en ce qui concerne les différentes expériences de conciliation des vies professionnelle et familiale ? L’analyse empirique nous permet de faire deux constatations importantes : d’abord, la promotion de l’égalité des sexes et d’une répartition plus équitable des tâches a un effet négatif plus marqué chez les parents suédois, lesquels, de plus en plus – particulièrement les pères – disent faire face à des conflits de rôles. Deuxièmement, même si les valeurs plus traditionalistes des parents français contribuent à diminuer les conflits de rôles, les mères françaises ont quand même exprimé leur insatisfaction en ce qui a trait au manque d’implication de leur partenaire dans les tâches quotidiennes reliées au foyer et aux enfants. Les mères suédoises n’expriment pas leur point de vue de la même manière.

La deuxième question était : « Comment l’idéologie de genre peut-elle avoir un effet sur la façon de vivre des rôles conflictuels?» L’idéologie de genre de type égalitaire est plus forte chez les parents suédois que chez les parents français, car les politiques sociales et les systèmes de valeurs actuels font que les parents suédois ont une vie plus équilibrée en termes de conciliation du travail et de la vie de famille. Cependant, l’inconvénient de cette situation est que les Suédois vivent de plus en plus de conflits de rôles et de stress, ce qui porte à croire que la théorie de la tension de rôle s’applique davantage aux Suédois qu’aux Français. Bien que la combinaison travail-famille soit une source de stress, les femmes se sentent encore valorisées du fait d’avoir des rôles multiples. Beaucoup de femmes au foyer au moment de l’enquête, tant en France qu’en Suède, l’ont clairement exprimé en affirmant qu’elles aimeraient entrer ou retourner sur le marché du travail quand leurs enfants seraient plus grands – ce qui rend l’image plus complexe et vient aussi appuyer partiellement la théorie de l’expansion des rôles. Une façon de réduire le problème de la tension de rôle consisterait à augmenter les mesures sociales d’aide aux familles avec enfants. Par exemple, on pourrait réduire les heures de travail beaucoup plus qu’on n’arrive à le faire aujourd’hui.

Nous avons constaté que le manque de temps pour soi était un facteur que beaucoup de parents suédois déploraient, mais qu’on mentionnait rarement chez les parents français. Cela vient probablement du fait que les parents suédois sont plus habitués que les parents français à endosser des rôles multiples et, par conséquent, y consacrent beaucoup plus de temps et d’efforts, ce qui renforce la théorie de la tension de rôle. Par ailleurs, la tendance accrue des Européens à favoriser l’individualisme et l’indépendance personnelle est peut-être plus prononcée en Suède. Puisque la politique sociale suédoise encourage l’égalité des sexes et la défamilialisation, ces deux facteurs sont probablement à l’origine du besoin que ressentent les parents suédois d’avoir plus de temps pour soi. L’âge des enfants est un élément important, et nos résultats démontrent que la source de stress est plus grande lorsque les enfants à charge sont en bas âge, comme l’ont déjà suggéré Seal et al. (1993).

Nous avons relevé une similarité dans les solutions privilégiées pour concilier les vies professionnelle et familiale. Ainsi, tant en France qu’en Suède, les hommes et les femmes ont exprimé le souhait d’avoir des heures de travail réduites. Cependant, à l’encontre des parents suédois, les parents français souhaitaient confier la garde de leurs enfants à des tiers, aussi bien à domicile que sur le lieu de travail. Les parents suédois ne prônaient pas ces modes de garde. La Suède préconise les services publics de garde collective depuis les années 70, et ce système, bien ancré chez ses citoyens (Björnberg, 1997), pourrait expliquer pourquoi ces derniers ne s’intéressent pas particulièrement aux services de garde individuelle à domicile. Une autre raison serait que le gouvernement n’encourage pas le recours à des aides domestiques par le biais de crédits d’impôts. Par ailleurs, l’importance accordée aux garderies d’État n’a pas favorisé l’expansion des garderies sur le lieu de travail.

Notre modèle de recherche comporte des forces et des faiblesses. On a suggéré que l’utilisation d’un échantillon plus vaste que la normale dans une étude qualitative risquait de la rendre plus superficielle et de donner des résultats qui ne soient pas représentatifs de l’ensemble de la population. Cependant, l’une des forces de cette approche réside dans le nombre d’entrevues, assez élevé pour qu’on y décèle une tendance empirique, mais assez restreinte pour permettre une interprétation qualitative. Ainsi, on pourrait considérer que notre étude ouvre aux chercheurs futurs la voie vers l’intégration de deux approches, intégration combinant l’utilisation d’un grand nombre de données statistiquement représentatives avec un nombre restreint d’entrevues en profondeur. Il importe que les chercheurs futurs continuent de s’intéresser aux relations entre les attitudes, à la division sexuelle du travail rémunéré ainsi qu’à la division sexuelle du travail non rémunéré.