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Introduction

Si l’on se penche sur l’histoire longue du droit matrimonial occidental, on constate que la conception du mariage comme institution à vocation perpétuelle est longtemps restée l’horizon de toutes les législations (Gaudemet, 1987 ; Phillips, 1988 ; Boulanger, 1997). Ainsi, à la veille du grand mouvement de réforme des années 1960-1970, le divorce est dans les pays d’Europe occidentale soit prohibé, soit autorisé principalement sur le fondement de la faute du défendeur, tel un « mal nécessaire » pouvant seulement intervenir dans des cas exceptionnels où il convient de sanctionner un époux qui s’est rendu coupable de graves transgressions des devoirs et obligations du mariage. Autrement dit, le divorce pour faute est alors une concession faite au principe de l’indissolubilité du mariage au nom d’un certain réalisme, qui conduit à prendre en considération l’existence de situations de fait intolérables, et non pas en référence à l’idée d’un mariage de nature dissoluble ou à celle d’un « droit au divorce » au nom de la liberté individuelle. De plus, il convient aussi de faire remarquer que les faits exigés pour le prononcé du divorce pour faute – que ce soit sur le plan du droit écrit stricto sensu ou sur celui de la pratique des tribunaux – sont très souvent d’une mesure différente selon le sexe de l’époux dont il s’agit. Notamment, l’adultère, qui est la faute « par excellence » dans le sens où elle se retrouve dans toutes les législations accordant le divorce, est rarement défini de la même façon pour le mari et pour la femme, en vertu d’un devoir de fidélité toujours plus strict et plus contraignant pour l’épouse. Car d’une façon générale, on a affaire jusqu’au milieu du XXe siècle, à des degrés divers selon les différents pays européens, à une conception inégalitaire des rapports personnels entre les époux, selon laquelle le mari est le seul chef de famille, supérieur hiérarchique de son épouse et de ses enfants.

Cependant, sous l’impulsion et de concert avec d’importants et rapides changements sociaux – augmentation du salariat féminin et montée de l’égalité des sexes ; baisse des mariages et des remariages ; hausse des concubinages, des naissances hors mariage et des divorces ; mutation des relations conjugales et familiales ; éclatement du modèle unique de la famille basée sur le mariage, etc. – un grand mouvement de réforme du droit de la famille débute dans les années 1960 (Commaille, 1986, Roussel, 1987 ; Glendon, 1989 ; Théry, 1996 ; Commaille et de Singly, 1997). Partout les nouvelles lois cessent de promouvoir le mariage comme seul cadre autorisé du couple et de la famille, laquelle n’est plus définie comme une organisation hiérarchique dirigée par le mari, tandis que le divorce est libéralisé. Dans ce dernier domaine, le changement le plus radical concerne les pays fortement marqués par le catholicisme, qui admettent désormais la rupture légale du lien conjugal (Italie : 1970, Portugal : 1977, etc.). Pour les pays qui autorisaient déjà le divorce auparavant, il s’agit soit, tout en conservant le divorce pour faute, d’ajouter à la palette des procédures de nouveaux cas de divorce, tels le consentement mutuel et la cause objective (Belgique : 1974, France, 1975, etc.), soit d’abandonner le divorce pour faute pour lui substituer le divorce pour cause objective fondé sur le constat de la faillite conjugale (Pays-Bas : 1971, Allemagne : 1976, etc.) (Gaudemet : 445 et s.). Le mouvement est d’une ampleur incontestable : en 1960, le divorce pour faute existait dans les treize pays d’Europe occidentale admettant le divorce, tandis que le divorce par consentement mutuel existait dans six pays et le divorce pour rupture de la vie commune dans sept ; en 1981, la procédure pour faute est présente dans huit pays, tandis que le consentement mutuel et la rupture de la vie commune se rencontrent dans douze législations (Phillips, 1988 : 570). En d’autres termes, le divorce pour faute cesse, à partir du troisième quart du XXe siècle, de constituer le seul mode de rupture des liens conjugaux. C’est que le mariage, de plus en plus considéré comme une affaire exclusivement privée, est perçu comme devant être dissoluble de par la volonté – conjointe, voire unilatérale – des époux.

Dans ce contexte, on serait tenté de considérer les procédures de divorce pour faute toujours en vigueur actuellement comme les vestiges, tôt ou tard voués à disparaître, d’un passé archaïque où le mariage était conçu comme indissoluble et où le divorce représentait la sanction sociale d’un époux qui avait fauté. En France, il pourrait en être ainsi, par exemple, de la procédure pour faute héritée de la loi Naquet (1884) que la réforme du 11 juillet 1975[1] a maintenue tout en y adjoignant trois nouvelles procédures, le divorce sur requête conjointe, le divorce sur demande acceptée et le divorce pour rupture de la vie commune. Vu d’aujourd’hui en effet, c’est avant tout l’introduction du divorce par consentement mutuel, procédure qui passe pour éminemment moderne parce qu’elle exprime par la symétrie des formes – on divorce comme on s’est marié, par la conjonction des libres consentements – notre conception du mariage comme union de nature consensuelle, qui nous apparaît comme le coeur de cette réforme, tandis que le maintien du divorce pour faute nous semble plutôt être la manifestation d’une frilosité visant à ne pas heurter les traditions[2].

Mais la question du divorce pour faute dans la loi de 1975 est sans doute plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, loin d’être le fruit d’un compromis entre parlementaires conservateurs et réformistes, le maintien du divorce pour faute fut revendiqué en amont même des débats législatifs (Théry, 1996 : 77 et s.). Ce choix ne peut se comprendre isolément : cette procédure s’inscrit, au même titre que les trois autres, dans le pluralisme des cas de divorce, principe revendiqué par Jean Carbonnier[3], le rédacteur de l’avant-projet. Dans la perspective de ce dernier, le droit ne doit plus imposer un modèle familial unique, mais reconnaître la diversité des familles, ce qui revient, dans le domaine du divorce, à affirmer qu’il y a plusieurs façons de prendre en considération l’échec conjugal (Carbonnier, 1975). De plus, si elle est maintenue par la réforme de 1975, la procédure pour faute ne s’en trouve pas moins profondément remaniée à la lumière de la nouvelle conception du mariage comme une union égalitaire et plurielle. Autrement dit, on a affaire, plus qu’à un reliquat du passé conservé tel quel, à une recomposition, faite tout à la fois de continuité et de rupture.

C’est ce changement que nous avons voulu examiner ici à travers l’étude de l’évolution de la catégorie juridique adultère depuis la réforme de 1975 dans la loi et la jurisprudence. Il nous semble en effet que cet objet est particulièrement éclairant pour le problème qui nous occupe dans la mesure où il concentre à lui seul la plupart des changements caractérisant le mariage et le divorce contemporains, tels que la montée de l’égalité des sexes, la fin de la prééminence de la filiation légitime, la pluralisation des familles et des modes d’organisation conjugale, et enfin la privatisation voire la contractualisation du lien matrimonial. Ainsi, le traitement judiciaire de l’adultère est doublement modifié par la loi de 1975 : au pénal, le délit d’adultère, dont le traitement était très discriminatoire à l’égard de l’adultère de la femme, est supprimé, tandis qu’au civil, l’adultère cesse d’être une cause péremptoire de divorce (entraînant le prononcé automatique du divorce) pour venir se glisser dans une catégorie large et flexible des fautes causes de divorce. En parallèle, la référence à l’adultère n’a pas pour autant disparu, la jurisprudence ayant, depuis 1975, redessiné les contours de cette catégorie. Face à ces données, nous avons centré l’analyse sur la recomposition du caractère fautif de l’adultère en suivant le fil rouge des sanctions juridiques frappant – ou, justement, ne frappant plus – les cas d’infidélité conjugale, afin de saisir, en creux, la conception du mariage (nature du lien et organisation des rapports entre les époux) et celle de l’échec conjugal (rôle des fautes et de la responsabilité dans la rupture) qui s’en dégagent.

L’adultère et la loi française du 11 juillet 1975

Si l’on compare le traitement légal de l’adultère avant et après la réforme de 1975, trois changements majeurs apparaissent. Tout d’abord, la plus grande sévérité des sanctions à l’égard de l’adultère de la femme mariée a disparu, cette disparition étant le fait de l’écroulement des fondements majeurs de sa plus lourde condamnation, à savoir l’ordre de la filiation légitime et la hiérarchie des époux dans le mariage. Ensuite, l’adultère n’est plus automatiquement sanctionné par le divorce, mais est soumis à l’appréciation du juge, ce changement s’inscrivant dans une nouvelle conception moins autoritaire de la relation entre droit et mariage. Enfin, les fautes conjugales ne sont plus que très peu, voire pas du tout sanctionnées par les mesures relatives au règlement des conséquences du divorce, cette évolution résidant sans doute dans le déplacement de l’attention depuis les fautes conjugales sur la question de l’intérêt des enfants mineurs.

Un traitement désormais identique des adultères masculins et féminins

Aujourd’hui, on ne songerait pas spontanément à appréhender l’adultère en termes d’asymétrie des sexes. Pourtant, jusqu’en 1975, lorsque l’adultère est réprimé en France – et il l’est toujours, sauf sous la Révolution – c’est principalement de l’adultère de la femme mariée qu’il s’agit, l’adultère du mari étant soit ignoré, soit bien plus faiblement sanctionné. Ainsi, au regard du mariage-sacrement élaboré par l’Église aux alentours du XIe siècle, l’adultère représente à la fois un péché de chair et la violation du devoir de fidélité, qui s’impose avec plus du force à l’épouse qu’au mari. En droit laïc d’Ancien Régime, l’adultère de l’épouse est très sévèrement réprimé, tandis que l’adultère du mari est ignoré par la loi pénale. L’inégalité de traitement, justifiée par le risque, propre à l’adultère féminin, d’introduction d’enfants étrangers dans la famille, renvoie aussi à la hiérarchie des époux dans le mariage selon laquelle le mari est le chef de son épouse. Enfin, au regard du mariage institution civile mis en place par le Code civil français de 1804, l’adultère de l’épouse est une grave transgression, passible de réclusion criminelle, tandis que celui du mari n’est fautif que s’il prend la forme de l’entretien d’une concubine au domicile conjugal (anciens art. 336-339 du Code pénal). L’inégalité des époux face à l’adultère s’inscrit dans une conception asymétrique des sexes fondée par la « nature », qui fait du mari le dépositaire du public et le chef de la famille, et de l’épouse la gardienne du privée et l’inférieure de son mari.

En somme, on pourrait dire que, pendant des siècles, « adultère de l’épouse » est un pléonasme, car l’adultère est de toute façon une faute féminine. Dès lors, la réforme de 1975, qui raie l’adultère du Code pénal et supprime l’excuse du meurtre des amants par le mari les surprenant en flagrant délit d’adultère (ancien art. 324 du Code pénal), met fin à une inégalité de traitement multiséculaire. Pour comprendre ce changement, il est nécessaire de se demander ce que sont devenus les arguments sur lesquels reposait auparavant la condamnation plus sévère de l’adultère de la femme mariée.

Classiquement, le caractère plus grave de l’adultère de l’épouse a souvent été justifié par le fait qu’il pouvait, contrairement à l’adultère du mari, introduire un enfant adultérin dans la famille légitime. Ce raisonnement était rendu possible par le lien qui unissait tout rapport sexuel à un potentiel acte de procréation : tout adultère de l’épouse entraînait nécessairement le risque de voir l’épouse mettre au monde un enfant issu d’un autre que son mari. Or ce lien est rompu par les lois du 28 décembre 1967 et du 17 janvier 1975 qui autorisent respectivement la contraception et l’avortement (Mossuz-Lavau, 1991 : 15-134). Par là, l’adultère de l’épouse cesse de constituer automatiquement un risque d’introduction d’enfant étranger dans la famille. De plus, le caractère dangereux de l’introduction dans la famille légitime d’un enfant adultérin, qui donnait à un enfant naturel une place d’enfant légitime, résidait dans l’atteinte que cette usurpation de place portait à l’ordre de la filiation légitime dans un contexte où le mariage détenait le monopole de la production d’enfants légalement reconnus et où enfants légitimes et naturels étaient strictement distingués par la loi. Mais, rompant avec le principe de prévalence de la filiation légitime en vigueur depuis le Code civil de 1804, la loi du 3 janvier 1972 pose le principe général de l’égalité des filiations légitime et naturelle, que celle-ci soit simple ou adultérine (art. 334 du Code civil)[4]. De cette façon, le mariage cessant d’être l’unique source de filiation légalement reconnue, l’atteinte que porte à l’ordre de la filiation légitime le risque de procréation induit par l’adultère de l’épouse est nécessairement moins grave.

Cependant, la plus lourde condamnation de l’adultère de la femme mariée était loin de s’épuiser dans la question des enfants adultérins – jamais, par exemple, il n’a été question de traiter avec moins de sévérité les adultères des femmes stériles ou déjà enceintes – dans la mesure où elle s’inscrivait dans l’organisation hiérarchique du mariage. Or, à la veille de 1975, nombre de réformes ont contribué au progrès de l’égalité entre les hommes et les femmes, autant en ce qui concerne la sphère publique qu’en ce qui concerne les relations entre les époux (Duby et Perrot, 1992). Notamment, la loi du 18 février 1938 a supprimé le devoir d’obéissance que la femme mariée devait à son mari (ancien art. 213 du Code civil), tandis que loi du 13 juillet 1965 portant sur la réforme des régimes matrimoniaux associe l’épouse à la gestion de la communauté de biens et lui permet d’exercer une activité professionnelle sans le consentement de son mari. Parallèlement, la puissance paternelle a également été remise en cause, pour être remplacée par l'autorité parentale exercée conjointement par les deux époux par la loi du 4 juin 1970 : le mari cesse d’être le chef de famille[5]. La loi du 11 juillet 1975 s’inscrit donc dans cette évolution tendant à l’égalité des époux en soumettant à un accord commun des deux époux le choix du domicile conjugal, en supprimant la possibilité laissée au mari de contrôler les correspondances de son épouse et en mettant fin au traitement discriminatoire qui existait à l’égard de l’adultère de l’épouse, qui perd son caractère d’offense faite par une inférieure à son supérieur.

La disparition du caractère intrinsèquement fautif de l’adultère

Antérieurement à 1975, en France, le divorce pour faute comprenait trois cas : « l’adultère », « la condamnation à une peine afflictive et infamante », et enfin « les excès, sévices et injures ». Les deux premiers cas constituaient des causes péremptoires de divorce, de telle sorte que le juge, si les faits étaient établis, devait prononcer le divorce ; le troisième cas était dit « cause facultative », le juge ayant le pouvoir d’accueillir ou de rejeter la demande en divorce. La réforme de 1975 substitue à ce système de causes concrètes, nommées, déterminées une seule cause abstraite, générale et indéterminée. Désormais, l’article 242 du Code civil affirme :

« Le divorce peut être demandé par un époux pour des faits imputables à l’autre lorsque ces faits constituent une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage et rendent intolérable le maintien de la vie commune. »

On peut noter que la nouvelle terminologie se veut plus moderne, neutre et dédramatisante, les anciens termes étant jugés « archaïques, désuets et ambigus » (Blary-Clément, 1989 : 69). Surtout, elle confère au juge un plus grand pouvoir d’appréciation : il s’agit pour lui non seulement d’apprécier si un fait viole les règles du mariage, mais aussi d’apprécier si cette violation rend intolérable le maintien de la vie commune. Cela signifie que la même transgression des devoirs conjugaux pourra ou ne pourra pas être retenue selon que, à la lumière de la vie conjugale, elle rende ou non intolérable le maintien de la vie commune.

Pour l’adultère, le changement est donc de taille. Auparavant, quelle que soit sa nature (simple passade ou relation durable) et quel que soit son contexte (bonne entente ou graves conflits entre les conjoints), il était automatiquement sanctionné par le divorce. Depuis 1975, il a non seulement disparu de la loi en tant que cause particulière de divorce pour être englobé dans une notion-cadre, mais en plus, son caractère fautif est désormais soumis à l’appréciation du juge.

Selon certains auteurs, le caractère intrinsèquement fautif de l’acte d’adultère n’est nullement remis en cause par le nouveau système, seuls les effets de l’adultère quant à sa sanction étant affectés par le changement (Mayaud, 1980 : 504 et s.; Vassaux, 1989 : 524 et s.). L’acte d’adultère constituerait toujours une faute en soi car la présomption légale de gravité, devenue caduque en 1975, survivrait sous la forme d’une présomption judiciaire. Cependant, on peut opposer que la faute et sa sanction vont de pair : la faute est la transgression d’une règle, et sa sanction exprime la contrainte qui définit cette règle (Mauss, 1968 : 15). Dans cette optique, constitue une faute l’adultère un fait qui est au moins sanctionné au moins par le divorce, tandis que, l’absence de sanction à l’égard d’un acte manifestant le fait qu’il ne constitue pas une faute, l’adultère qui n’est l’objet d’aucune sanction légale n’est pas une faute juridique. Or il existe de tels adultères, puisque la matérialité d’un acte d’adultère ne conduit pas automatiquement au prononcé du divorce. Par là, il apparaît que l’adultère n’est depuis 1975 plus un fait intrinsèquement fautif au sens de la loi française, mais constitue un fait dont le caractère fautif est apprécié par le juge à la lumière des rapports interpersonnels entre époux. Autrement dit, on peut affirmer que l’adultère ne porte plus atteinte à l’ordre social de façon abstraite et absolue, mais seulement in concreto et relativement au contexte conjugal, ce que viendra un peu plus bas confirmer l’étude de la jurisprudence.

Or, dans la mesure où l’adultère était, avant 1975, la seule faute conjugale cause péremptoire de divorce – la condamnation à une peine afflictive ou infamante ne constituant pas à proprement parler une faute conjugale puisqu’elle ne concerne pas les rapports entre époux (Colombet, 1999 : 326) – la disparition de l’adultère en tant que faute en soi marque le passage à un système qui ne prévoit aucune faute conjugale abstraite, mais seulement des faits pouvant constituer des fautes conjugales à la lumière des relations inter--personnelles entre les époux. En l’absence de fautes conjugales causes péremptoires de divorce, la loi n’impose donc plus un modèle d’organisation conjugale unique et rigide, mais donne aux individus une certaine autonomie. Là encore s’exprime le principe pluraliste qui domine l’esprit de la réforme de 1975, soit le refus de voir le droit imposer un modèle matrimonial monolithique et la volonté de « laisser à chaque couple qui se fonde le sentiment de pouvoir se donner sa propre constitution » (Carbonnier, 1978 : 239).

La gravité accrue de la responsabilité unilatérale

Le divorce pour faute, à raison même de sa cause et de son fondement, conduit à affirmer la responsabilité d’un époux ou des deux dans la rupture du lien conjugal et par conséquent à sanctionner l’époux coupable. Cependant, l’effectivité de la sanction dépend du prononcé du divorce pour faute. Celui-ci peut être prononcé soit aux torts exclusifs d’un des époux, soit aux torts partagés des deux époux, si les débats font apparaître des torts à la charge des deux parties.

Aux termes de la loi de 1975, lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de l’un des conjoints, il en résulte pour celui-ci un certain nombre de sanctions civiles de nature pécuniaire, notamment le risque de se voir condamné au paiement de dommages-intérêts (art. 266 du Code civil) et la suppression de son droit à obtenir une prestation compensatoire. La question de la prestation compensatoire mérite qu’on s’y arrête quelques instants, car elle n’est pas aussi simple que l’on pourrait le penser. La prestation compensatoire est « destinée à compenser, autant qu’il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives » (art. 270 du Code civil). Il s’agit donc de rééquilibrer, s’il y a lieu, les situations des époux, dont le caractère disparate avait été occulté par la communauté de vie. Elle est forfaitaire, ce qui exclut sa révision et évite ainsi les contentieux d’après-divorce ; « la loi de 1975 a fait un choix capital de politique législative : concentrer les conséquences du divorce au jour de son prononcé » (Cornu, 1999 : 9). Au premier abord, la prestation compensatoire semble donc uniquement liée à la situation objective des époux, sans idée de sanction à l’égard de l’époux coupable. À cet égard, elle semble bien différente de la pension alimentaire révisable qui existait antérieurement, et qui représentait une sanction infligée à l’époux coupable et une faveur faite à l’époux innocent. Mais l’idée de sanction intervient a contrario, l’époux exclusivement coupable se voit privé du droit à une prestation compensatoire. Il s’agit de ne pas autoriser celui auquel est exclusivement imputable la cause de la dissolution du mariage à continuer de se prévaloir de l’un des effets du mariage, la solidarité patrimoniale des époux[6].

En revanche, lorsque le divorce est prononcé aux torts partagés des deux époux, la loi prévoit que le règlement des conséquences du divorce s’opère sans référence à l’idée de sanction. C’est une innovation importante de la réforme de 1975 car, antérieurement, le divorce aux torts partagés n’était rien d’autre que le cumul de deux divorces aux torts exclusifs. En effet, si chacun des deux époux formait une demande en divorce contre l’autre, ces deux demandes, la demande principale et la demande reconventionnelle, se trouvaient jointes d’un point de vue procédural, mais constituaient, d’un point de vue juridique, des demandes croisées. Si le juge accueillait les deux demandes, il prononçait un divorce aux torts réciproques, dont les conséquences étaient celles d’un divorce aux torts exclusifs appliqué à chacun des époux. Depuis 1975, la demande principale et la demande reconventionnelle forment un tout indivisible : le juge analyse l’ensemble des causes ayant conduit à l’échec du mariage. S’il prononce le divorce aux torts partagés, chacun des époux a sa part de responsabilité et de ce fait, le profit du divorce n’est perdu par aucun des conjoints. Le principe de la double sanction a été abandonné et remplacé par un règlement objectif des conséquences du divorce. On peut donc affirmer que, en cas de prononcé du divorce aux torts partagés, les fautes conjugales sont seulement sanctionnées par le divorce lui-même.

Ainsi, les fautes prévues par l’article 242 du Code civil sont sanctionnées par le seul divorce en cas de prononcé aux torts partagés, tandis qu’en cas de torts exclusifs, elles sont sanctionnées par le divorce et par des mesures civiles spécifiques. Les mêmes fautes conjugales peuvent donc conduire à une sanction différente, selon que celui qui les a commises est ou n’est pas unilatéralement responsable de la rupture du lien conjugal. Puisque toute sanction est proportionnelle à l’ampleur de la faute commise (Durkheim, 1967 : 77) on peut en déduire que, depuis 1975, davantage que le fait de commettre des fautes conjugales au sens de l’article 242, c’est le fait d’être le seul à les commettre qui est vraiment fautif.

Au final, on constate qu’à travers les fautes conjugales, c’est la responsabilité unilatérale dans la rupture du lien conjugal qui est en jeu. En outre, même en cas de torts exclusifs, la sanction, qui concerne principalement les effets patrimoniaux entre les époux, est loin de déterminer l’ensemble du règlement des effets du divorce car l’intérêt de l’enfant gouverne tous les effets relatifs à la personne des enfants (art. 287 du Code civil), et touche même parfois à la question du logement ou à celle du nom de la femme divorcée (art. 264 et 285-1 du Code civil).

En somme, on observe que la loi du 11 juillet 1975 a atténué le caractère de gravité de l’adultère. Au pénal, l’adultère n’est plus une faute. De ce fait, dans la loi, l’adultère de la femme mariée, adultère fautif par excellence dans le passé, est désormais dépouillé de sa gravité spécifique, pour devenir l’égal de celui du mari. Au civil, l’adultère a perdu son caractère intrinsèquement fautif ayant pour conséquence le prononcé automatique du divorce et est devenu un fait soumis à l’appréciation du juge. Cependant, même retenu par le juge en tant que faute cause de divorce, l’adultère voit son caractère fautif noyé dans la question de la responsabilité de l’époux dans la rupture du lien conjugal, étant donné que seule la responsabilité unilatérale, dont l’adultère ne peut être qu’un des facteurs, fait réellement de l’un des deux époux un coupable. Qu’on ne s’y trompe pas : dans le système antérieur, seul l’adultère de la femme mariée constituait réellement une faute et de ce fait, les changements qui affectent la faute d’adultère ne peuvent principalement que concerner l’adultère de l’épouse. C’est donc finalement surtout l’adultère de l’épouse qui perd de sa force en tant qu’atteinte à l’ordre social.

L’adultère tel que nous venons de l’étudier est le fruit de l’image projetée par la loi. Mais la loi n’est qu’un aspect du droit, qui prend forme à travers l’usage qui en est fait dans la pratique judiciaire. Cela est d’autant plus vrai ici que la loi donnant une place importante à l’appréciation de l’adultère par le juge, la jurisprudence joue nécessairement un rôle considérable dans la définition de l’adultère.

L’adultère dans la jurisprudence française depuis 1975

Depuis la perte de son caractère péremptoire, l’appréciation de l’adultère revient aux juges, qui ont à décider si l’adultère invoqué en tant que faute cause de divorce correspond à la définition donnée par l’article 242 du Code civil. Ainsi, les tribunaux procèdent à une exploration casuistique de la loi et contribuent par là à donner un contenu plus précis à la notion-cadre des fautes causes de divorce. Cependant, les jugements qui retiennent l’adultère en tant que faute cause de divorce ne nous apprennent que très peu de choses : ils se contentent en général d’affirmer que l’adultère est prouvé et qu’il constitue une violation grave des devoirs du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune, l’adéquation aux conditions de l’article 242 semblant quasiment être précisée de façon mécanique à la fin de chaque jugement, tant elle est dans sa formulation similaire d’une décision à l’autre[7]. Aussi avons-nous procédé par inversion : en extrayant de la masse des décisions judiciaires[8] celles qui rejetaient le grief d’adultère pour un autre motif que celui du manque de preuve, nous avons pu dessiner, en négatif, les contours de la définition de l’adultère faute cause de divorce. Ces cas se répartissent en deux catégories : les rejets se fondant sur la non-constitution de la faute d’adultère (les faits invoqués ne relèvent pas d’un adultère) d’une part, et les rejets se fondant sur une appréciation de l’adultère comme étant non fautif (l’adultère existe, mais il ne justifie pas le prononcé du divorce) d’autre part.

Le relâchement du devoir de fidélité et les contours flous de l’acte d’adultère

Il est habituellement admis que l’adultère est une relation sexuelle entre un époux et un autre que son conjoint, et que de ce fait, il viole le devoir de fidélité créé par le mariage et est donc susceptible d’être retenu en tant que faute cause de divorce en vertu de l’article 242 du Code civil (« une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage »). Dans la mesure où on ne peut violer des engagements que l’on n’a pas encore pris et où le devoir de fidélité, que les époux se doivent mutuellement (art. 212 du Code civil), naît le jour de la célébration du mariage, il ne peut y avoir d’adultère sans mariage. C’est pourquoi il ne saurait être question d’adultère entre individus non mariés, tels les concubins ou les fiancés (CA Caen, 19 janv. 1995). Plus surprenant est de constater que dans certains cas, même lorsque les époux sont dûment mariés, le devoir de fidélité pose question.

Ainsi en est-il de la séparation de corps. Susceptible d’être prononcée dans les mêmes cas que le divorce (art. 296 du Code civil), la séparation de corps ne dissout pas le mariage : elle met seulement fin au devoir de cohabitation (art. 299 du Code civil) et laisse subsister le devoir de fidélité, qui ressemble fort, dans un tel cas, à une obligation de chasteté (Branlard, 1993 : 329). Si, au regard de la loi, le devoir de fidélité étant laissé intact, l’adultère est bien, de la part d’un époux séparé de corps, une violation des devoirs et obligations du mariage, la jurisprudence semble considérer qu’à partir du moment où la séparation est convertible en divorce, c’est-à-dire passé trois années (art. 306 du Code civil), le devoir de fidélité s’impose de façon plus lâche aux époux séparés de corps. Il a par exemple été jugé que « ne saurait être considéré comme fautif l’adultère du mari, postérieur de trois années à l’expiration du délai de non-convertibilité » (TGI Nantes, 9 nov. 1982), étant ainsi affirmé qu’il convenait de « prendre en considération que le lien entre la faute et le mariage se distend de plus en plus au fur et à mesure que le temps passe » (Branlard, 1993 : 330).

Il est une autre circonstance qui rend incertaine la force astreignante du devoir de fidélité : l’instance en divorce. Selon la loi, le devoir de fidélité s’impose aux conjoints tout le temps que dure le mariage, indépendamment de l’existence d’une procédure de divorce. De façon générale, la jurisprudence défend ce principe, affirmant que le devoir de fidélité subsiste après l’introduction de la demande en divorce (Cass. 2e civ., 27 oct. 1993, Cass. 2e civ., 23 nov. 1995, Cass., 2e civ., 24 juin 1998 et Cass. 2e civ., 23 sep. 1999) et ne disparaît ni à la suite d’une séparation de fait (CA Paris, 2 juillet 1997), ni à la suite d’une autorisation légale de résider séparément (Cass, 2e civ., 3 mai 1995, CA Angers, 6 janv. 1997). Toutefois, au regard de certains arrêts, on remarque aussi un « amollissement progressif de l’obligation de fidélité pendant la procédure de divorce » (Hauser, 1994 : 571). La Cour de cassation a ainsi approuvé un arrêt qui énonçait que « le constat d’adultère établi plus de deux années après l’ordonnance ayant autorisé les époux à résider séparément et alors que le devoir de fidélité est nécessairement moins contraignant du fait de la longueur de la procédure » ne saurait constituer la faute cause de divorce (Cass. 2e civ., 29 avr. 1994). Il est relativement étonnant que l’incise centrale n’ait pas été critiquée par la Cour de cassation, car elle a l’allure d’une affirmation générale allant à l’encontre du principe selon lequel le devoir de fidélité subsiste jusqu’à la dissolution du lien matrimonial. Si la formule reste isolée, elle n’en reste pas moins qu’elle témoigne d’un certain « relâchement » du devoir de fidélité, qui perdrait son caractère impératif en cas de procédure de divorce (Chabault, 1998 : 8). Or, étant donné que la fidélité est une obligation inhérente au mariage, dire qu’elle s’impose avec moins de force pendant la procédure de divorce revient à affirmer qu’avant même la dissolution juridique du lien matrimonial, celui-ci perd de sa substance du seul fait de la volonté de divorcer exprimée par l’un ou les deux époux (Hauser, 1994).

Or, si la règle a quelque peu perdu de sa netteté, sa transgression se révèle également floue : la définition de l’acte d’adultère lui-même est très fuyante et ne saurait se satisfaire de la seule idée de relation sexuelle d’un époux avec un tiers. Tout d’abord, il apparaît que l’adultère est une forme particulière de l’ensemble des possibles transgressions du devoir de fidélité, qui ne semble pas se limiter à l’interdiction d’entretenir des rapports sexuels avec un tiers mais semble plus constituer une obligation de non-concurrence comparable à celle qui s’impose au salarié (Labbée, 1996 : 72). De cette façon, viole le devoir de fidélité une certaine inconduite qui, sans aller jusqu’à l’acte sexuel proprement dit, présente une connotation sexuelle (Cass. 2e civ., 6 déc. 1995). Ensuite, l’adultère à proprement parler ne se limite pas strictement à l’acte sexuel extraconjugal, qui n’est ni nécessaire, ni suffisant à le constituer. Ainsi, quand il est établi à la suite de preuves avancées par le demandeur, l’acte sexuel n’est jamais prouvé stricto sensu : ce sont des faits qui le laissent supposer, tel que des entrevues seul à seul, des rendez-vous dans un hôtel, une attitude très familière, le fait de se trouver ensemble dans un appartement au petit matin, etc., qui sont prouvés. On remarque donc que des faits du même type sont tour à tour retenus soit pour eux-mêmes en tant qu’infidélité, soit comme rendant extrêmement probable l’adultère. En d’autres termes, la différence est bien mince entre infidélité sans adultère et adultère : ce qui semble compter, c’est qu’un comportement chargé d’une dimension sexuelle, normalement réservé au seul conjoint, soit adopté vis-à-vis d’un tiers. Aussi, quand il est prouvé qu’un époux a passé une nuit avec un autre que son conjoint légitime, qu’importe finalement qu’il y ait eu ou non acte sexuel ? Car ce qui constitue la faute, c’est la nature intime de la relation avec le tiers. En outre, même si elle est prouvée, la relation sexuelle extraconjugale ne suffit pas en elle-même à faire l’adultère. En effet, on remarque que la plupart des tribunaux considère les relations homosexuelles comme « gravement injurieuses » pour le conjoint, sans jamais faire référence à l’adultère (Branlard, 1993 : 382). Se fondant sur la notion d’injure, ces décisions semblent sous-entendre que l’adultère requiert des partenaires de sexe différent, en référence à la nature elle-même hétérosexuelle de l’union conjugale. En parallèle, il faut aussi que l’acte sexuel soit imputable à son auteur. Autrement dit, la faute doit être le résultat d’une intention et ne doit pas avoir été commis dans un état d’inconscience, puisque la volonté fait alors défaut. C’est pourquoi ni le viol d’un des époux par un tiers, ni l’acte sexuel commis en état d’aliénation mentale (Cass. 2e civ., 7 avr. 1976 , Cass. 2e civ., 30 nov. 1977) ne sauraient, à défaut de consentement, constituer un adultère.

Au final, alors qu’on pouvait percevoir l’adultère comme une évidence, une notion simple et facile à saisir, il apparaît comme étant une catégorie complexe car délimitée par une multitude de conditions que l’on ne soupçonnait pas. Tout d’abord, il convient de se rappeler que l’adultère est la transgression d’une règle, règle sans laquelle il perd toute consistance. Et il arrive que, quand le mariage est déjà quelque peu ébranlé par une séparation légale ou une instance de divorce en cours, la règle de fidélité ne soit pas effective. Ensuite, la règle elle-même n’étant pas tout à fait précise, sa transgression reste quelque peu difficile à définir. D’autant plus que règne l’incertitude entre ce qui est simple infidélité et ce qui est adultère. On peut simplement dire que l’adultère reste, quoi qu’il arrive, un acte aux connotations sexuelles (même s’il n’est pas forcément acte sexuel) ayant lieu avec un tiers. Cependant, le sexuel hors mariage ne suffit pas à constituer l’adultère : il faut que la relation sexuelle soit hétérosexuelle et consentie. Mais tout cela ne suffit pas encore à faire de l’adultère une faute cause de divorce.

Des époux coupables et victimes l’un pas rapport à l’autre, et non plus dans l’absolu

Dans l’ancienne conception de l’adultère, le demandeur était dispensé de démontrer la gravité de l’adultère dont il faisait état, puisque l’adultère était présumé constituer une faute grave en soi et était pour cela automatiquement sanctionné par le divorce. Depuis 1975, l’adultère ayant perdu son caractère péremptoire, il « ne peut être en soi cause de divorce » (CA Bordeaux, 19 nov. 1996), son caractère de gravité étant soumis à l’appréciation du magistrat, qui l’examine au regard des relations entretenues par les époux. En la matière, comme cela a déjà été observé (Dekeuwer-Defossez, 1985 : 220), les jugements les plus riches en informations sont, plus que ceux qui l’accueillent, ceux qui rejettent le grief d’adultère en raison de ce que l’on pourrait nommer un « défaut de gravité ». En effet, l’examen des circonstances dans lesquelles l’adultère, bien que violant le devoir de fidélité et étant imputable à l’époux qui l’a commis, n’est pas une faute au sens de l’article 242 du Code civil, nous permet d’accéder, en négatif, à une définition de l’adultère cause de divorce.

Le premier groupe d’adultères rejetés au motif qu’ils ne sont pas de nature à constituer une cause de divorce est composé de ce que l’on peut nommer des « adultères de connivence », c’est-à-dire des cas où l’adultère a été accompli avec la permission explicite du conjoint. Ainsi, la cohabitation de l’épouse avec un homme au domicile conjugal est un élément insuffisant à justifier le divorce, dès lors qu’il y avait accord du mari, ce ménage à trois étant toléré par lui depuis longtemps (CA Bordeaux, 3 juill. 1986). De même, le mari qui a écrit à un ami pour lui demander d’entretenir des relations sexuelles avec sa femme ne peut reprocher l’adultère à sa femme (CA Bordeaux, 21 mars 2000). De façon similaire, le grief d’adultère invoqué par chacun des époux contre l’autre est doublement rejeté quand les conjoints, qui avaient adopté un mode de vie très libre, s’autorisaient mutuellement l’adultère (CA Bordeaux, 19 nov. 1996). Ou encore, ne saurait fonder le prononcé d’un divorce pour faute l’adultère qui a été consommé par le mari avec l’épouse de l’amant de sa propre femme, les deux époux étant de connivence (TGI Carcassonne, 19 mars 1982), ni l’adultère qui a eu lieu au cours de relations échangistes, chacun des époux ayant participé aux ébats et ayant été complaisant à l’égard des aventures de l’autre (CA Toulouse, 19 févr. 1997).

Deux raisons principales peuvent être dégagées quant au rejet, dans ces affaires, du grief d’adultère. D’une part, les exigences de l’article 242 du Code civil ne sont pas remplies par l’adultère de connivence qui, faisant partie intégrante de l’organisation de la vie des époux, ne revêt pas un caractère outrageant pour l’époux trompé, ni ne rend intolérable le maintien de la vie commune (Branlard, 1993 : 400). En quelque sorte, un époux est mal fondé à reprocher un fait qu’il a lui-même provoqué et dont il ne peut être la victime. D’autre part, le débouté de la demande en divorce fondée sur un adultère de connivence renvoie sans doute à la crainte d’un divorce par consentement mutuel déguisé. En témoigne un arrêt de la Cour d’appel de Bordeaux qui, pour motiver son refus de prononcer le divorce dans un cas de double adultère de connivence où chacun des époux fondait sa demande en divorce sur l’adultère de l’autre, invoque l’intention du législateur de 1975 :

« En ayant modulé les cas de divorce, notamment par consentement mutuel ou sur demande acceptée, pour rupture de la vie commune et pour faute, le législateur a entendu réserver à ce dernier les seules procédures où dans lesquelles la faute adverse, présentant les caractères énoncés à l’art. 242 c. civ., était prouvée selon les règles de la procédure civile, et que le juge doit s’en montrer d’autant plus rigoureux dans l’admission de cette preuve et la caractérisation de cette faute. »

CA Bordeaux, 19 nov. 1996.

Serviteur de la loi et de l’intention du législateur, le juge ne saurait tolérer que la procédure pour faute soit détournée par des époux en situation d’accord. Si, en l’espèce, ce raisonnement divise les juristes, certains l’approuvant (Hauser, 1997 : 403), d’autres le critiquant (Garé, 1997 : 523), on en retiendra, encore une fois, l’importance du principe d’un divorce pluriel. Car ce n’est pas l’utilisation du divorce pour faute pris isolément qui est en jeu. C’est au contraire parce que le divorce par consentement mutuel existe que les fautes fondant un divorce pour faute doivent être de « véritables » fautes. Et l’adultère de connivence, qui s’inscrit par définition dans le cadre d’un accord entre les époux, semble être la figure même de la « fausse faute » sans coupable ni victime.

Il est une seconde grande catégorie d’adultères rejetés en tant que faute cause de divorce, caractérisée par les circonstances suivantes. Un conjoint commet des fautes conjugales, en général l’abandon du domicile conjugal suivi de la mise en ménage avec un tiers ; à la suite à de la séparation de fait, une procédure de divorce est engagée ; après un certain temps, l’époux abandonné noue une nouvelle relation, laquelle est constatée bien après la séparation de fait ou l’ordonnance de non conciliation. L’adultère de l’époux esseulé, cet « adultère-consolation », n’est alors pas retenu comme une faute cause de divorce. Ainsi, l’adultère de l’épouse, établi plus de trois ans après celui de son mari, qui s’était déjà détaché affectivement de sa femme depuis quelques mois, ne saurait constituer une violation grave des obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune, le fait pour celle-ci, trois ans après une rupture dont elle avait profondément souffert, de rechercher un réconfort affectif ne pouvant lui être imputé à faute (CA Chambéry, 29 mai 1984). Dans le même esprit, l’adultère de l’épouse ne constitue pas une faute au sens de l’article 242 du Code civil lorsque celui-ci peut s’expliquer par le désarroi moral dans lequel la plongeaient les agissements antérieurs du mari (CA Montpellier, 4 mars 1987). Dans le même sens, l’intention de l’époux de refaire sa vie avec une autre femme, révélée clairement par une liaison stable de plusieurs années et la naissance d’un enfant, excuse le comportement adultère de l’épouse, intervenu plusieurs années après le début de l’infidélité du mari (CA Nancy, 6 mars 1995). Les exemples sont nombreux et les situations relativement similaires (CA Paris, 10 oct. 1990, Cass. 2e civ., 22 mars 1995 , CA Paris, 11 sept. 1997). Seule variante : l’abandon n’est pas la seule circonstance possible. D’autres fautes graves, telles les violences et les brutalités, sont susceptibles d’être considérées comme ayant pu conduire un conjoint à « rechercher ailleurs un climat plus serein » (TGI Albertville, 27 nov. 1979) ou à « aller chercher un réconfort à l’extérieur de son foyer » (CA Bourges, 19 févr. 1997). Cependant, l’adultère qui s’inscrit dans un contexte conjugal moins grave n’est pas un adultère-consolation[9]. De cette façon, l’adultère a pu être retenu en tant que faute cause de divorce malgré le fait que l’autre époux se soit montré indifférent (CA Bourges, 26 mars 1997, CA Paris, 3 juill. 1997), ait changé les serrures du domicile conjugal (CA Paris, 13 nov. 1997) ou encore ait fait des emprunts en imitant la signature de son conjoint (CA Bourges, 8 déc. 1997).

Si l’adultère-consolation est dépouillé de son caractère de gravité en faisant une faute cause de divorce, c’est que, là encore, les exigences de l’article 242 du Code civil ne sont pas remplies, non seulement parce qu’une faute du défendeur provoquée par le demandeur présente un caractère moins offensant à son égard (Roche-Dahan, 2000 : 742), mais surtout parce que la vie commune ayant déjà cessé au moment de l’adultère, celui-ci ne saurait avoir conduit à l’échec conjugal. De plus, l’article 245 du Code civil, qui édicte que les fautes d’un époux peuvent enlever à la faute de l’autre le caractère de gravité qui en aurait fait une cause de divorce, trouve ici son application. L’idée est celle d’un rapport de cause à effet entre la faute de l’un et la faute de l’autre : « sur le plan de la technique juridique les juges ont à dire si l’adultère est ou non un élément "causal" de la rupture du lien conjugal » (Branlard, 1993 : 332). C’est pourquoi très souvent, il s’agit de faits espacés dans le temps : au premier époux qui commet des fautes est imputée la faillite du couple, tandis que l’adultère du second n’en est que la conséquence. D’ailleurs, les juges et même la doctrine confondent souvent ces deux fondements (Roche-Dahan, 2000 : 754) certainement parce que dans la pratique, les conséquences sont les mêmes, à savoir le rejet du grief, tandis que sur le plan théorique, les deux articles ont la même raison d’être, la volonté d’apprécier la faute en fonction des circonstances.

Revenons maintenant à ce que signifie l’excuse de l’adultère-consolation dans le cadre de la procédure de divorce pour faute. Principalement, excuser un adultère commis seulement par consolation revient à affirmer que l’adultère commis à la suite des circonstances dont est responsable l’autre conjoint ne saurait être une faute cause de divorce. En un mot, n’est pas fautif l’adultère qui est la conséquence de la désunion (désunion dont l’autre conjoint est seul responsable) et non sa cause. Inversement, tout adultère retenu en tant que faute cause de divorce est donc considéré comme étant au moins en partie à l’origine de la faillite conjugale. Ce qui est donc en jeu ici, c’est la question de la responsabilité dans la désunion du couple, et à travers elle, la question des statuts de « coupable » ou de « victime » des époux. En effet, l’adultère commis sans qu’il y ait eu de fautes conjugales de la part de l’autre conjoint apparaît comme résultant de la volonté propre de l’individu et fait ainsi de l’époux en question un époux coupable de la désunion du couple. En revanche, l’époux qui subit les fautes de son conjoint apparaît comme une victime commettant l’adultère pour des raisons qui lui sont extérieures et dont il n’est pas responsable. Dans une certaine mesure, on pourrait presque rapprocher ce point de la question de l’élément intentionnel de l’adultère : le conjoint coupable commet l’adultère par intention individuelle tandis que le conjoint victime est quasiment amené par les circonstances à être “ adultère malgré lui ” par nécessité de se consoler.

Les deux principaux types d’adultère non retenus en tant que faute cause de divorce, l’adultère de connivence et l’adultère-consolation, prennent place dans des contextes très différents et semblent de ce fait très éloignés l’un de l’autre. Pourtant, ils présentent plusieurs points communs. Tout d’abord, ces deux adultères ne sont pas à l’origine de la désunion : l’un a lieu avant la désunion, dans le cadre d’un accord entre les époux, l’autre a lieu après la désunion, et n’en est que la conséquence. Ensuite, ils ne sont pas le fruit de la seule volonté du conjoint qui le commet. Dans le cas de la connivence, la volonté des deux conjoints est en jeu, puisque le conjoint trompé consent, voire incite à l’adultère, tandis que dans le cas de la consolation, le conjoint est comme poussé à l’adultère par les agissements de l’autre. Autrement dit, dans ces deux adultères, le conjoint trompé est, au moins en partie, à l’origine de l’adultère de son époux. Enfin, le troisième point commun, qui englobe aussi les deux premiers, est le fait que ces deux adultères ne s’inscrivent pas dans un schéma conjugal époux adultère coupable / époux trompé victime. Dans le cas de la connivence, l’époux trompé n’est pas victime de l’adultère, et dans la consolation, c’est l’époux adultère qui occupe la place de victime dans l’histoire du couple. En un mot, on ne peut pas être coupable d’adultère dans l’absolu : c’est uniquement par rapport au conjoint trompé, qui doit être victime passive de l’adultère, que ce fait devient une faute cause de divorce. La faute cause péremptoire de divorce est définitivement bien loin ; l’adultère n’existe plus comme faute « en soi », mais est un fait dont le caractère fautif ne s’acquiert que dans le cadre des relations interpersonnelles des époux.

En somme, on voit que l’adultère, qui met en jeu à la fois la question de la nature contractuelle ou institutionnelle du mariage (à travers la force astreignante du devoir de fidélité), la nature même du devoir de fidélité (à travers la nature des actes qui le transgressent) et l’organisation des relations personnelles entre les époux (à travers l’appréciation de la gravité des violations des devoirs matrimoniaux), peut au regard de la jurisprudence être défini de la façon suivante : un acte à forte connotation sexuelle commis de son plein gré par un individu marié avec un tiers de sexe opposé, le mariage de cet individu marié étant de préférence ni l’objet d’une séparation de corps, ni l’objet d’une instance de divorce, et qui sera fautif si la responsabilité en revient au seul époux qui le commet et s’il conduit, par un mécanisme de cause à effet, à la faillite conjugale, s’inscrivant ainsi dans un schéma conjugal constitué d’une part d’un conjoint adultère responsable de la désunion (coupable) et d’autre part d’un conjoint non-adultère non-responsable de la désunion (victime).

Conclusion : la redéfinition contemporaine du mariage comme une union égalitaire et privée

Au regard des époques antérieures à la réforme de 1975, la place de l’adultère dans le droit français a indéniablement été bouleversée. Cette mutation s’inscrit dans un changement complexe de l’ordre social. Les normes touchant à la place des sexes, au mariage et à la filiation ont subi un bouleversement qui a remis en cause le modèle familial hérité du Code civil. Les trois principes moteurs de cette remise en cause sont l’égalité des sexes, le refus d’imposer un modèle familial unique et la nouvelle place accordée à l’enfant. Le principe de l’égalité des sexes, en mettant fin à la vision inégalitaire et hiérarchique des rapports entre époux, a entraîné dans son sillage l’égalité entre adultère de la femme mariée et adultère de l’époux. D’autant plus que l’ordre de la filiation légitime, qui justifiait pour une grande part la gravité spécifique de l’adultère de la femme mariée, a été bouleversé par la réforme de 1972 : mu par le refus de limiter la famille au seul cadre du mariage, le législateur de 1972 a mis fin à la famille légitime figée du Code civil de 1804 en faisant des enfants nés hors mariage les égaux des enfants nés dans le mariage. C’est ce même principe de refus de la norme unique qui a amené le législateur de 1975 à supprimer le caractère péremptoire de l’adultère, qui en faisait une faute abstraite et absolue, pour en soumettre le caractère fautif à l’appréciation du juge, afin que puisse être prise en compte le pluralisme des situations conjugales. Le changement est de taille : de fait intrinsèquement grave, l’adultère devient un fait dont le caractère fautif est relatif au contexte conjugal. Autrement dit, la gravité de l’adultère, qui était toujours – du moins pour l’adultère féminin – contenue dans l’acte lui-même, en est désormais comme décollée : à présent, il existe des actes d’adultères non-fautifs, car les époux ne peuvent désormais plus se rendre coupable d’adultère dans l’absolu, mais seulement l’un par rapport à l’autre. Cette nouveauté va de pair avec le changement de contenu du devoir de fidélité, qui ne peut plus strictement se définir comme une obligation d’exclusivité sexuelle, ce qui ne l’empêche pas de rester une valeur importante aux yeux des Français[10]. Par là, apparaît une certaine « privatisation » de l’adultère, corrélative d’une « privatisation » générale du mariage. La sphère privée, auparavant inextricablement liée à la sphère publique, s’en est progressivement détachée : le mariage est de moins en moins considéré comme une affaire publique, pour être traité comme une question individuelle. Aussi l’adultère n’est-il plus, ni dans les esprits, ni dans la loi, une atteinte portée à la société toute entière, mais une faute privée concernant principalement les individus. Enfin, la place nouvelle accordée à l’enfant a fait de l’intérêt de l’enfant une référence de plus en plus importante dans le droit de la famille contemporain, ce qui a pour effet d’en faire, pour ce qui est du règlement des conséquences du divorce, le premier critère de décision judiciaire, loin devant la question de la culpabilité ou de l’innocence des époux.

En substance, l’adultère donne à voir l’image d’un mariage égalitaire et privatisé : égalitaire, puisque aucun des époux n’est astreint à un devoir de fidélité plus contraignant que l’autre ; privatisé, parce que le contenu même du devoir de fidélité et de la gravité de sa transgression dépend des relations interpersonnelles entre les époux. L’adultère n’a donc pas disparu, il s’est recomposé. Tout comme le mariage : même privatisée, l’union monogame de longue durée reste notre référence majeure pour appréhender les relations affectives et sexuelles.