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De la sensibilité maternelle à la sensibilité parentale

Le rôle de la sensibilité parentale dans le développement des enfants a fait l'objet de nombreuses études auprès de populations de différents âges (tant pour les parents que pour les enfants) et de différentes cultures (Ribas & Moura, 2004 ; Van Ijzendoorn & Sagi, 2001). Dans son ensemble, ces études apportent un bagage substantiel de connaissances qui permettent une meilleure compréhension non seulement du développement de l'enfant, mais également du développement de l’identité et de la compétence maternelle et paternelle. Cependant, une question préoccupante concernant ces études mérite d’être soulevée : dans quelle mesure le discours scientifique et professionnel sur la sensibilité parentale doit-il être considéré comme étant universel, c’est-à-dire valide à toutes les étapes des relations parent-enfant, pour tous les contextes culturels et face à tous les types de conditions socio-économiques auxquelles les familles sont confrontées ?

Il est à noter aussi que la plupart de ces études abordent la sensibilité parentale en mettant l'accent sur la dyade mère-enfant et en omettant l'étude de la relation entre le père et son enfant. Dans cette optique, la sensibilité maternelle est examinée principalement en lien à la théorie de l'attachement (Ainsworth, Blehar, Waters et Wall, 1978) et en prenant en considération le réseau social de la mère (Silva, 2003) et les situations de stress ou de difficultés émotionnelles de la mère. Cependant, les dernières décennies ont vu surgir des études sur la participation du père dans la famille et sur la relation père-enfant, mais celles-ci demeurent encore marginales lorsqu’on les compare au foisonnement qui caractérise la recherche portant sur les mères (de Montigny & Lacharité, 2005 ; Lacharité, 2004a).

Les chercheurs et les cliniciens qui s’intéressent à la sensibilité maternelle la définissent comme la capacité de la mère (ou de la personne qui assume ce rôle) à percevoir correctement les signaux de l'enfant et à y répondre de manière adéquate et dans un délai considéré approprié de façon à ce que l’enfant puisse associer le signal qu'il émet avec la réponse qu'il reçoit de la mère. (De Wolf & van IJzendoorn, 1997). Cette définition implique que les mères soient capables de considérer que l’enfant communique quelque chose par son attitude, ses gestes et ses vocalises et qu’elles sont en mesure de produire une interprétation en tenant compte du haut degré d’ambigüité que revêtent habituellement ces signaux (en particulier parce ceux-ci ne reposent pas sur des mots que l’enfant pourrait prononcer). De plus, les mères doivent pouvoir intégrer les différentes responsabilités associées à leur rôle de manière à leur permettre de fournir des soins constants, cohérents et prévisibles à leur enfant.

Claussen et Crittenden (2000) élargissent cette définition en indiquant que la sensibilité maternelle signifie être sensible non seulement aux signaux de l’enfant, mais aussi aux caractéristiques du contexte dans lequel elle et l’enfant évoluent. Ainsi, les mères sensibles agissent comme médiatrices entre les caractéristiques de l'enfant et les exigences du contexte où il grandit. Par conséquent, au fur et à mesure que l'enfant grandit et que son monde s’étend, les mères sensibles s’adaptent et modifient les paramètres à partir desquels elles prennent les décisions relatives à la protection et au bien-être de leurs enfants.

Une série d'études réalisées par Ainsworth (Ainsworth, 1967 ; Ainsworth et coll., 1978) en Afrique et aux États-Unis montrent que durant les premiers mois de vie de l’enfant, la qualité des interactions entre la mère et lui est largement déterminée par la capacité de cette dernière à interpréter et à reconnaître, de manière appropriée, les demandes de contact et de proximité de son bébé. Selon cette auteure, la sensibilité maternelle joue un rôle protecteur dans le développement humain. En particulier, cet aspect semble avoir un impact positif plus significatif chez les enfants qui grandissent dans des familles défavorisées socialement et économiquement (Silva, 2003). Dans ces conditions de risque socioéconomique, la sensibilité maternelle constitue un facteur de protection parce qu’elle suscite des interactions positives dont les enfants ont besoin pour faire face adéquatement aux enjeux liés à l’étape de développement qu’ils traversent. En même temps, elle contribue à réduire la possibilité que ces enfants aient des problèmes émotionnels et comportementaux dans les étapes ultérieures de leur développement.

Une étude a examiné le rôle de la sensibilité maternelle et du soutien social dans la construction d'une trajectoire de résilience au cours des premières étapes de développement de l'enfant (Silva, 2003). Les données de 161 enfants âgés entre 15 et 18 mois, résidents dans des régions urbaines et rurales du Québec ont été analysées en considérant leur développement mental à 15 mois, leurs problèmes affectifs ou comportementaux à 18 mois et la sécurité de la relation d'attachement entre l’enfant et sa mère à 18 mois. Les résultats de cette étude corroborent les conclusions d’Ainsworth, car ils montrent que, même dans un environnement défavorable, si un enfant vit avec une mère sensible, le poids de ce contexte est moins ressenti sur son développement, ce qui lui permet de tracer une trajectoire de développement normative, au moins pendant les premiers stades de sa vie.

D'autres études ont démontré l'importance que joue la sensibilité parentale, non seulement entre la mère et l'enfant mais aussi entre le père et l’enfant, sur le développement optimal de ce dernier ainsi que sur la construction de l'identité maternelle et paternelle (De Montigny & Lacharité, 2005; Mazzini, Hebling, Biasoli-Alves, Silva & Sagim, 2008). À partir de cette perspective, en considérant les deux parents, on peut définir la sensibilité parentale comme une caractéristique essentielle de la relation mère-père-enfant plutôt qu’une caractéristique individuelle de chacun des parents. On se réfère surtout à la façon dont la mère ou le père organisent leur comportement envers leur enfant, constituant ainsi un concept interpersonnel soutenu par un processus de communication bidirectionnel qui repose sur les stratégies mentales que les parents utilisent pour traiter les informations de natures affective et cognitive provenant de leur enfant et du contexte (Crittenden, 2008 ; Lacharité. 2004b).

Sans aucun doute, le concept de sensibilité parentale ouvre une perspective plus appropriée aux caractéristiques de la famille contemporaine dans laquelle le père, tout autant que la mère, est considéré de plus en plus comme une personne qui prend soin de ses enfants en participant activement à leur développement optimal. Toutefois, on observe dans la pratique quotidienne des professionnels de la santé au Brésil que, dès le début de la grossesse, l’accent est mis essentiellement sur la femme et l’enfant. En effet, on privilégie dans le suivi prénatal les examens obstétricaux, les examens de laboratoire (hématocrite, glycémie, le VHI, hépatite B, évaluation nutritionnelle) et le traitement des manifestations cliniques qui peuvent se produire durant cette période. De la même façon, au cours de la période prénatale, de l'accouchement et de la période post-partum, le père est généralement exclu de la planification des soins fournis à la famille. Cette situation est généralement expliquée en alléguant la difficulté de concilier les heures de travail des pères et la disponibilité d'offrir à leur famille un accompagnement lors de consultations dans les services de santé.

En examinant les principaux programmes et politiques de santé périnatale, implantés au Brésil au cours des trois dernières décennies, comme le Programa d’humanização no pré-natal e nascimento (2000); la Política Nacional de Atenção Integral à Saúde da Mulher (2007); le Programa de Assistência Intégral à Saúde da Criança (1984), on constate que l'accent est également mis sur les femmes, les enfants et les aspects cliniques de la grossesse, même si les programmes font tous référence à l'importance de la relation mère-père-enfants dès le début de la gestation. Par contre, le Programa de Saúde da Família , implanté en 1994 sur tout le territoire brésilien, préconise que les soins pour les familles doivent être intégraux, c'est-à-dire sans exclusion d'aucun besoin de santé ni restriction à certains des membres de la famille.

Cette préoccupation pour la santé de la mère et de l’enfant, observée dans les services de santé, est compréhensible face aux taux élevés de mortalité maternelle (73,9 décès pour 100 000 naissances en 2005 au Brésil) et de mortalité infantile (21,2 décès pour 1 000 naissances en 2005 au Brésil) plus élevée lors de la période périnatale (BRASIL, 2002). Sans aucun doute, ces données représentent d’importants défis pour les services de santé. Ils font d’ailleurs partie des objectifs, établis en 2000 par l'Organisation des Nations Unies (ONU). Cependant, d'autres éléments, au-delà des aspects gynécologiques et obstétricaux, sont également importants à prendre en compte pour le développement humain et sont, conséquemment, dignes de recevoir un investissement équivalent de la part des professionnels de la santé. Parmi ces éléments, on retrouve la construction d'une relation où la sensibilité du parent face à son enfant est présente puisque ce type de relation constitue une condition de protection importante afin de prévenir de nombreux problèmes qui affectent autant la qualité de vie des familles que le bien-être de l’enfant (par exemple, la violence intrafamiliale).

À partir de ces considérations, on est en droit de se poser certaines questions qui touchent l’interface entre la pratique professionnelle et les politiques publiques dans les domaines de la santé maternelle, infantile et familiale. Ainsi, il convient de nous poser la question suivante : comment est mis en oeuvre, dans un contexte de services de santé publique, le principe visant à considérer l'ensemble des membres de la famille lors d'une grossesse? Si l'accent est mis uniquement sur la femme et l'enfant, quelle est la conception des soins intégraux qui prévaut dès lors dans les services et les programmes de santé? Les professionnels de la santé (infirmières, médecins, etc.) développent-ils des pratiques visant à soutenir et à développer la sensibilité parentale? Quelles sont les caractéristiques principales de ces pratiques? Finalement, comment les politiques de santé publique mises en oeuvre au Brésil aident-elles à faciliter ou à orienter des pratiques qui favorisent la sensibilité parentale? Cette étude cherche à répondre spécifiquement à cette dernière question.

En considérant que la sensibilité parentale est une caractéristique de la relation mère/père/enfants et que la femme apprend à être mère, tout comme l’homme apprend à être père, à travers la pratique quotidienne des soins donnés à l'enfant, et ce, dès les premiers contacts alors que ce dernier est encore dans l'utérus, il est logique de penser que les professionnels de la santé sont dans une position privilégiée pour valoriser auprès des parents cette caractéristique relationnelle. Par exemple, les infirmières peuvent, lors de leur première rencontre avec la famille avant la naissance de l'enfant, aider les parents dans le processus de construction d'une relation empreinte de sensibilité avec l’enfant à venir. D'un autre côté, il faut considérer que cet apprentissage dépend du soutien que les parents recevront durant la grossesse, surtout dans les premières étapes du développement de l’enfant après la naissance. Cela dépendra aussi des ressources matérielles, sociales et psychologiques dont les professionnels disposent pour répondre aux besoins de l'enfant et de la famille de même que de la valorisation de la famille, exprimée à travers les politiques publiques et programmes de protection sociale qui régissent leurs droits et l'organisation des services.

L’objectif de cette étude

Sur la base des considérations précédentes, cette étude vise à identifier les éléments présents dans la politique de santé de la famille, introduite au Brésil, qui peuvent soutenir le travail des intervenants pour la promotion de la sensibilité parentale lors de la période périnatale et de la petite enfance.

Il s'agit d'une étude théorique, fondée sur la relecture et l'analyse d’une des politiques publiques les plus importantes sur le territoire brésilien : le Programme de santé de la famille (PSF). Nous présenterons d'abord une description sommaire du PSF, en mettant l'accent sur les aspects plus directement liés à l'objectif de cette étude. Ensuite, nous nous concentrerons sur les éléments présents dans cette politique qui favorisent le développement des pratiques professionnelles dans le cadre de la promotion de la sensibilité parentale.

Le programme santé de la famille

Sur la base du droit constitutionnel qui détermine la santé « comme droit de l’homme et devoir de l'État» (Brasil, 1988), le Ministère de la Santé a créé, en 1994, le Programme de santé de la famille (PSF), en le considérant comme une stratégie essentielle pour la restructuration du Programme de santé primaire, sous la direction des États et des municipalités. Le PSF vise à accroître l'accès de la population aux services de santé (Starfield, 2002) en réorientant l’organisation des services, jusqu'ici concentrée exclusivement sur la maladie, vers des pratiques de promotion de la santé et de prévention des maladies dans une approche intégrale et continue. Le développement de ce programme a été guidé par les principes d'universalité, d'équité et d’intégralité (BRASIL, 2006a)

Le PSF est mis en oeuvre grâce au travail d’équipes constituées par au moins un médecin, une infirmière, un auxiliaire médical et six agents communautaires de la santé (Agentes Comunitários de Saúde - ACS). Plus récemment, l'équipe a été élargie, dans certaines régions, par l’inclusion d’un dentiste, d’un aide-dentiste et d'un technicien en hygiène dentaire. Chaque équipe est responsable de 3000 à 4500 personnes (ou de 1000 familles) dans une zone géographique donnée (Brasil, 2006a). Il y a actuellement 29 896 équipes établies dans 5241 municipalités, couvrant une population estimée à environ 95 millions d’habitants, ce qui représente 50,14 % de la population totale du pays (189 millions de personnes) (BRASIL, 2009).

Le travail de ces équipes est effectué principalement dans le cadre d’unités sanitaires de base, mais également à domicile et dans la communauté (par exemple, lieux de travail, centres communautaires, etc.). Il se concentre directement sur les facteurs de risque auxquels la population est exposée. Il repose principalement sur des activités d'éducation et de promotion de la santé dans une perspective d'intégralité, c’est-à-dire en tenant compte de l’ensemble des besoins reliés à la santé de l’ensemble des individus touchés par une situation particulière (BRASIL, 2006a). Le programme est lié, par conséquent, à l’intensification des consultations prénatales et à l’amélioration de la qualité du suivi des femmes enceintes. La caractéristique de ces équipes est d’opérer sur un territoire délimité, avec une population circonscrite, en misant sur la possibilité de construire des ponts et de créer des liens d'engagement et de responsabilité partagée par les professionnels de la santé et la population.

À l'instar de ce qui se passe dans d'autres pays, les équipes brésiliennes du PFS sont constituées non seulement de professionnels de la santé, mais aussi de personnes résidant dans la communauté où l'unité de santé de base est installée. Ce sont les agents de santé communautaire (ACS), dont la fonction principale est de faire le lien entre la communauté et le système de santé, car ils habitent dans la communauté et connaissent donc les besoins de la population (Silva & Dalmaso, 2002). Actuellement, 231 400 ACS sont en activité dans le pays, répartis dans des équipes basées dans les collectivités rurales ou dans les quartiers des grandes villes (BRASIL, 2009).

C'est au sein de cette structure du PSF que se développent les programmes de santé déjà mentionnés, comme le Programa de Humanização no Pré-natal e Nascimento (PHPN), dans le but d’assurer une meilleure accessibilité, une couverture plus large et une qualité accrue des soins prénataux et des soins durant et après l'accouchement pour les femmes et les nouveau-nés. Le PHPN est un programme basé sur le droit à l'humanisation des soins obstétricaux et néonataux comme une condition fondamentale des soins et services de qualité lors de l'accouchement et de la période postnatale. De même, le Programa de Assistência Integral à Saúde da Mulher (PAISM) dont l’objectif est d’aider les femmes dans leur intégralité, notamment à travers l’intensification des services de consultation prénatale, l'amélioration de la qualité des soins lors de l’accouchement, la promotion de l'allaitement maternel et la prévention des grossesses non désirées. Bien entendu, il existe d'autres programmes spécifiques visant à réduire la mortalité infantile qui sont également développés au sein de la structure du PSF.

Parmi les résultats positifs de la mise en oeuvre du PSF dans plusieurs régions du Brésil, on compte la réduction de la mortalité infantile. Selon les données officielles du Ministère de la Santé, chaque augmentation de 10 % de l’expansion du PSF se traduit par une diminution de 4,6 % des taux de mortalité infantile. Cette progression laisse entrevoir, pour 2012, la perspective d’un taux de 14,4 décès pour mille naissances vivantes (il était de 43,2/1000 en 1990). Ce progrès est directement lié à l'amélioration de la qualité des soins primaires et à l’élargissement du Programme de santé de la famille. En outre, le Brésil a réussi à étendre les soins prénataux à 72 % des femmes enceintes et a commencé à structurer un large réseau de services aux femmes en situation de violence (BRASIL, 2009).

Les éléments qui servent de base aux pratiques de promotion de la sensibilité parentale

Les caractéristiques de l’équipe

Contrairement à ce que l’on retrouve dans les centres hospitaliers, l'équipe du PFS est intégrée de manière permanente à la communauté où résident les familles. Il s'agit d'une équipe interdisciplinaire, composée d'un nombre relativement restreint de professionnels qui opèrent dans la même unité de santé. Les caractéristiques de permanence et d’insertion de ces équipes dans la réalité de la communauté contribuent au fait que les professionnels puissent connaître les familles appartenant à leur territoire d’action, y compris celles qui vivent la grossesse, et établir des contacts avec elles dès le début pour le suivi de cette expérience. Ces aspects font que les professionnels ont la possibilité d’évaluer plus adéquatement le contexte dans lequel les parents vivent leur expérience d'avoir un enfant. Ils développent aussi une meilleure compréhension de la culture reliée à la naissance présente dans chaque famille et arrivent à combiner les connaissances qui se transmettent à travers les générations et les connaissances scientifiques dans un langage clair et compréhensible pour les parents. Enfin, l'insertion de l'équipe dans la communauté favorise une intervention contextualisée, ce qui est essentiel pour l’établissement d’une relation professionnelle visant le développement de la sensibilité parentale qui implique d'être sensible non seulement aux signaux de l’enfant, mais aussi aux caractéristiques du contexte dans lequel il évolue (Claussen & Crittenden, 2000 ; Crittenden, 2008 ; Lacharité, 2004b).

Un autre aspect favorisé par les caractéristiques de cette équipe est lié à l'identification et à la mobilisation du réseau de soutien social des parents, surtout si l’on considère que la sensibilité parentale, étant un concept relationnel, doit être située et distribuée au sein du réseau social de la famille (Lacharité, 2003, 2004b). La connaissance du territoire, qui est rendu possible par l'intégration des équipes du PSF à la vie communautaire, place les professionnels de la santé dans une position privilégiée pour mieux comprendre et répondre efficacement aux problèmes rencontrés par les familles, en particulier à travers l’articulation de leurs besoins et des ressources existantes dans leur environnement.

Le soutien social aux parents est une condition préalable pour qu’ils puissent établir un type de relation avec leurs enfants où la communication peut se dérouler normalement entre eux afin que l'enfant exprime ses besoins et que les parents soient en mesure de les interpréter correctement et y répondre de manière cohérente, uniforme et chaleureuse (Lacharité, 2003 ; Silva, 2003). Toutefois, pour qu’une relation avec ces caractéristiques puisse être établie, il est nécessaire que les parents aient également une réponse adéquate à leurs propres besoins. Ainsi, pour que les parents puissent construire une relation sensible avec leur enfant, il est nécessaire qu’ils éprouvent aussi ce type de relation sensible au sein de leur réseau social.

La construction de la sensibilité parentale est un travail individuel et interpersonnel qui commence dès la conception. Ce travail est ensuite confronté à un test décisif durant la période périnatale – celui de la présence de l'enfant réel et de la relation avec lui – et se poursuit pendant de nombreuses années. Selon Lacharité (2003), la responsabilité de cette construction ne repose pas uniquement sur les épaules des parents, même s'ils sont les premiers responsables du bien-être de l'enfant. Ce travail repose également sur la sensibilité des autres adultes de la communauté avec lesquels les parents ont des contacts réguliers, comme les membres de la famille élargie, les voisins et les professionnels de santé et de l’éducation.

Il y a de grandes différences sociales et économiques entre les usagers du PSF. Les familles exposées à la grande pauvreté vivent dans des logements inadéquats où l'espace est réduit, avec plusieurs personnes partageant le même quotidien, surtout dans les grands centres urbains. Dans de tels contextes, le réseau de services publics n’arrive pas à répondre de façon satisfaisante aux besoins de cette population, que ce soit en termes quantitatifs ou qualitatifs. En outre, les voisins qui pourraient apporter un soutien social sont confrontés à la même situation de pauvreté. D’ailleurs, même disposant de certaines ressources communautaires, la plupart des familles qui sont suivies par le PSF n’arrivent pas à profiter pleinement de toutes les ressources communautaires disponibles.

Dans ces conditions, l'arrivée d'un nouveau-né peut représenter une situation particulièrement stressante pour les parents. Ainsi, l'objectif des professionnels n’est pas toujours d'éliminer les problèmes, mais souvent ils doivent enseigner aux parents à utiliser les moyens et les ressources qui les aideront à construire et à maintenir des conduites parentales sensibles à l’intérieur de conditions sous-optimales. À cet effet, deux procédures sont essentielles. La première consiste à identifier la composition du réseau réel de soutien de chacune des familles suivies et la seconde est d'identifier le ou les types de soutien dont chaque famille a le plus besoin.

L’accueil et le lien entre l’équipe et la famille

L’accueil est un élément essentiel du Programme de santé de la famille. Il comprend l’intégration de la famille à l’intérieur du dispositif de santé, en créant les conditions pour que les parents et les enfants puissent exprimer leurs préoccupations, leurs besoins, leurs questions et faire valoir leurs savoirs et leurs projets personnels et familiaux (Dunst, Trivette & Deal, 1988, 1994 ; Lacharité, 2009). Afin d’assurer une continuité de soins et de services, cet accueil comprend aussi l’engagement de l’équipe à une attention résolue et articulée non seulement avec les autres services de santé dans la communauté, mais aussi avec le contexte social et culturel de la famille (BRASIL, 2006a). La notion de liens, présente dans le PSF, comprend la responsabilité de connaître les familles, les contextes où elles vivent et la pluralité des formes d'organisation et de relations existant entre ses membres. Par conséquent, l’accueil prévoit la création de liens entre l'équipe des professionnels de santé et les familles du territoire où ils opèrent, ce qui rend propice la construction d'une relation d’engagement et de coresponsabilité entre les professionnels et les familles qui utilisent les services (BRASIL, 2006a). Ce lien professionnels-familles constitue le principal facteur qui caractérise le type de soins qui vise à promouvoir la sensibilité parentale. Il s’agit ici de mettre en place des conditions permettant de prendre en compte notamment l’expérience vécue par les parents pendant la grossesse, l’accouchement et la période postnatale lorsqu'ils sont confrontés à la nécessité de prendre soin et de protéger leur enfant dans des conditions difficiles.

L’accueil et l’établissement de liens privilégiés offrent une occasion unique pour que l’équipe du PSF puisse connaître le microcontexte familial et comprendre les processus affectifs, cognitifs et relationnels qui s’y déroulent. Ce sont deux éléments intrinsèques à la politique de santé familiale qui vise à créer une forme de relation entre l’équipe professionnelle et les familles favorisant les apprentissages mutuels basés sur la confiance et la sécurité. Cette confiance et cette sécurité réciproques sont nécessaires pour que les parents apprennent à mieux reconnaître les besoins de l'enfant. Cela est aussi nécessaire pour qu’ils prennent conscience de l'importance de la relation parent-enfant dans le développement harmonieux de ce dernier. La proximité physique et émotionnelle, établie à partir de l’accueil et du lien entre l’équipe et les parents (dans l’unité de santé et au domicile familial), permet aussi la supervision directe du processus d'apprentissage du rôle de mère et de père en plus de la prévention et la surveillance des situations à risque dans l'environnement qui peuvent interférer dans la relation avec l'enfant, et ce, en tenant compte l’ensemble des savoirs de la famille.

La pratique professionnelle visant à promouvoir la sensibilité parentale doit être soutenue par une forme de relation perçue par les parents comme un socle sur lequel ils peuvent prendre appui, comme une ressource en mesure de les aider. Il s’agit d’une pratique qui prend en compte les multiples significations du rôle de père et de mère dans la famille et apporte des éléments de réponse aux nombreuses préoccupations et questions des parents. C’est donc une pratique qui a été pensée pour s’intégrer à l'intimité d'une famille : le professionnel accueille la famille dans les services de santé et la famille l’accueille dans l’intimité de sa vie quotidienne.

Bien que chaque famille ait une façon particulière de prendre soin des enfants, définie en fonction de leurs systèmes de croyances, de valeurs et de savoirs locaux, la promotion et le soutien à la sensibilité parentale impliquent que les professionnels mettent en évidence les aspects positifs de la relation parent-enfant (De Wolff & van Ijzendoorn, 1997). Cela s'applique à toutes les situations quotidiennes, dès les premiers comportements interactifs avec le foetus encore dans l'utérus et, après la naissance, dans des situations comme l'allaitement, le bain, le changement de couches et l'intégration du nouveau-né dans la vie quotidienne de la famille.

La sensibilité parentale doit aussi être considérée en fonction des divers rôles qui, du point de vue de la société, sont attribués aux parents, celui de protecteur, d’éducateur, de pourvoyeur, de partenaire de jeu (Gosselin, 2000 ; Lacharité, 2003). Lors de la période postnatale et de la petite enfance, le rôle de protecteur constitue une priorité sur tous les autres rôles (Ainsworth et coll., 1978 ; Crittenden, 2008). À cette occasion, les soins que les parents procurent à l’enfant sont indispensables tant pour assurer la survie de ce dernier que pour permettre aux parents d'apprendre et de comprendre les messages émis par l'enfant.

La promotion de la sensibilité parentale comporte finalement la découverte par les parents des actions qui suscitent des réponses agréables et positives chez leur enfant. Il faut considérer qu’il s’agit là d’une pratique de soins orientée vers le développement du potentiel de la mère et du père à jouer leurs divers rôles auprès de l'enfant tout en tenant compte de l'environnement dans lequel ils évoluent (sur les plans culturel, social, religieux, économique, matériel, etc.). Le contexte de la relation entre l'équipe du PSF et la famille constitue le principal vecteur d’application de cette pratique. Ainsi, le but ultime est d'aider les parents afin qu'ils puissent gérer, de manière la plus autonome possible, les difficultés et les défis qu'ils rencontrent dans le processus de transition à la parentalité.

Finalement, promouvoir la sensibilité parentale signifie aussi de créer des possibilités pour que les parents en viennent à mieux comprendre leur propre contexte de vie et se sentent compétents et responsables face aux choix qu'ils doivent faire et qui, souvent, entrent en conflit avec leurs valeurs, leurs rêves, leurs projets. L’objectif est donc également de soutenir, chez les parents, le développement d’une sensibilité aux caractéristiques de leur environnement. Dans cette perspective, l’intervention est nécessairement centrée sur la dimension des interactions positives entre les parents et leur contexte de vie, sur ce qu’ils sont capables de faire avec compétence, malgré les défis que les rôles maternel et paternel représentent. Il ne s’agit pas de nier les difficultés, les risques et les obstacles, mais plutôt de souligner le potentiel des parents dans le contexte de vie de la famille. De même, reconnaître que cette capacité des parents peut être développée ou améliorée par des mesures prises, tant par des professionnels que par des non professionnels, signifie aussi admettre les compétences à cet effet non seulement des professionnels, mais aussi de la famille et du réseau de soutien social informel.

Le principe de l'intégralité et la promotion de la sensibilité parentale

En tant qu'un des principes du PSF, l’intégralité des soins peut être pensée à partir de trois perspectives. Dans la première perspective, il s’agit d’un guide pour identifier et mettre en valeur ce que l’on peut appeler les « bonnes pratiques ». Dans la deuxième perspective, c’est un principe d’organisation des services locaux centrée sur l’articulation et l’intégration de diverses disciplines professionnelles autour des objectifs de promotion de la santé, de prévention des maladies, du traitement et de la réadaptation (BRASIL, 2006 a). Dans la troisième perspective, c’est une référence pour élaborer plus largement des réponses gouvernementales aux problèmes de santé de la population à travers la formulation de politiques publiques qui orientent l'élaboration des programmes de santé et des directives pour l'organisation du réseau de services.

En rapport avec la sensibilité parentale, ces trois perspectives du principe d’intégralité des soins peuvent être appliquées. Premièrement, ce principe permet d’établir un contraste avec des modèles de pratique fragmentée qui dissocient non seulement les aspects biologiques, sociaux et psychologiques, mais aussi l'individu, sa famille, son histoire et son réseau social. Ce principe permet de créer des conditions structurelles dans le dispositif des soins de santé primaire pour que les équipes, ayant les caractéristiques décrites plus haut, puissent organiser leurs pratiques afin d'inclure le père et les autres personnes significatives dans la famille dans la planification des actions de sensibilisation plutôt que de se concentrer uniquement sur la mère et l'enfant. Troisièmement, ce principe constitue la principale stratégie permettant de rendre compte et d’évaluer l'organisation des services et pratiques professionnels.

Les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé indiquent que les soins et les services prénataux, pernataux (lors de l’accouchement) et postnataux doivent être régionalisés, multidisciplinaires, multiprofessionnels et intégraux. Ils doivent aussi tenir compte des besoins non seulement physiques, mais aussi émotionnels, sociaux et culturels des femmes, de leurs enfants et de leurs familles (Brasil, 2006b). Ces recommandations fournissent un levier permettant de réorienter des pratiques de manière à promouvoir non seulement dans la sensibilité parentale chez les mères, mais aussi des autres personnes partageant la responsabilité du bien-être des enfants avec cette dernière.

Pour que cela se produise, il est important de considérer que les familles brésiliennes, dans les dernières décennies, font l'objet d'un processus de transformation profonde en raison d’intenses changements sociaux et culturels qui modifient les modes d'organisation et de relations intra et extrafamiliales. Des études menées récemment montrent qu’il n’est pas rare que le père participe à des événements chargés d'émotions fortes, comme l'accouchement, les premiers jours après la naissance et l'allaitement (Fernandes, 2003; Santo & Bonilha, 2000). Ces événements sont considérés pour leur fort potentiel de création de liens avec le bébé et donc leur contribution à la construction de la sensibilité paternelle et maternelle. Toutefois, parmi les familles suivies par le PSF, la mère est généralement la personne avec laquelle les professionnels ont plus de contacts à toutes les étapes de la période périnatale. C’est elle qui est directement liée aux services de santé. Pour diverses raisons, le père est absent, soit à cause d'un taux élevé de femmes-chefs de famille (environ 48 % dans certaines régions du Brésil : Santos, 2007), parce que les parents, et les pères en particulier, se sentent plus ou moins bien accueillis dans les services de santé ou encore parce que les pères ont des occupations qui ne correspondent pas à l’organisation du travail dans les équipes professionnelles. Dans ce contexte, promouvoir la sensibilité parentale dans une perspective d’intégralité des soins implique d’explorer et de mettre en place des formes d’organisation de services qui tiennent davantage compte des circonstances particulières de la vie des familles. Les ajustements dans l’organisation des services évoqués ici ne reposent pas uniquement sur l’adaptation des horaires de travail des professionnels, mais aussi sur la formation de ces derniers à des pratiques d’intervention centrée sur la famille et la communauté. Cela fait partie des nombreux défis qui restent encore à relever.

Considérations finales

La présente étude est la première à proposer l’analyse d’une politique publique et d’un programme de services de santé implanté sur l’ensemble du territoire brésilien sous l’angle du potentiel qu’ils offrent à promouvoir une dimension centrale dans le développement optimal des jeunes enfants et dans l’équilibre relationnel de la vie familiale lors de la période périnatale – la sensibilité que les parents manifestent envers les signaux de leur enfant. L’analyse proposée repose sur la cohérence conceptuelle entre, d’une part, les grands principes de cette politique et de ce programme et, d’autre part, des éléments que la recherche scientifique a mis en évidence à l’égard du phénomène de la sensibilité parentale. Sans doute, la poursuite de cette analyse permettra de mettre en relief d’autres points de convergence.

L’étude a permis de montrer que le Programme de santé de la famille, implanté depuis 15 ans sur l’ensemble du territoire brésilien, contient dans sa structure conceptuelle des éléments utiles pour orienter la pratique professionnelle vers l’inclusion de tous les membres de la famille, l’intégralité des soins et la convergence avec les besoins de santé et de développement de la population. Cette analyse a permis d’identifier trois éléments « potentiels » qui soutiennent une pratique visant à promouvoir la sensibilité parentale lors de la période périnatale : a) l'équipe professionnelle est en mesure de soutenir des interventions qui prennent en compte le contexte de vie des familles; b) les principes fondamentaux de l'accueil des personnes et de l’établissement de liens de proximité entre l'équipe et les familles amènent les professionnels à porter une attention particulière à l’ambiance relationnelle à l’intérieur de ces dernières et à la qualité des rapports qu’elles entretiennent avec leur entourage immédiat; c) le principe d'intégralité des soins offre une justification institutionnelle à l’inclusion des pères comme cibles des actions des professionnels.

L’intérêt de notre étude dépasse évidemment des considérations de nature nationale centrées sur le Brésil. En effet, le présent travail peut être vu comme une étude de cas unique (celui du Brésil) des rapports entre un concept défini et exploré intensivement dans des recherches scientifiques (ici, la sensibilité parentale) et des politiques et programmes publics (ici, le programme de santé de la famille). Le rapprochement de ces deux univers pose des problèmes qui ne résident pas que dans la cohérence des discours qu’ils suscitent. Ce rapprochement se fait aussi sentir sur le terrain, dans l’organisation des services et les pratiques quotidiennes des professionnelles. Ce sont eux, les professionnels, qui ont une responsabilité de cohérence dans les rapports qu’ils établissement et les interventions qu’ils font auprès des personnes, des familles et des collectivités locales. La réflexion sur les questions abordées dans cette étude nous permet de conclure qu'il faut développer des études, dans le contexte brésilien et d’autres contextes nationaux, misant sur l'importance de développer des actions visant à promouvoir la sensibilité parentale dans le réseau de soins primaires.