Corps de l’article

Introduction

La question de l’éducation familiale se pose de manière particulière dans le domaine de la protection de la jeunesse. Non seulement l’intervention s’inscrit-elle alors dans un contexte d’autorité et doit-elle généralement se réaliser dans des délais serrés, mais elle est aussi souvent au coeur du dilemme que pose l’immixtion de l’État dans les familles les plus à risque : jusqu’où faut-il soutenir (et donc probablement éduquer) les parents et à partir de quand devrait-on plutôt diriger l’enfant vers un projet de vie qui se réalisera en dehors de sa famille? Ce dilemme est d’autant plus délicat que la grande majorité des familles concernées vivent en état de pauvreté. En effet, dans leur rapport annuel de 2010, les directeurs de la protection de la jeunesse du Québec rappellent que pour près de 80 % des situations dont ils ont la responsabilité, la pauvreté peut être désignée comme un facteur déterminant de compromission du développement ou de la sécurité des enfants (Association des centres jeunesse du Québec, 2010). D’autres facteurs importants doivent aussi, bien entendu, retenir l’attention, comme celui de la santé mentale ou de la toxicomanie, mais il reste que la situation socio-économique des enfants est au centre des préoccupations. Ce constat ne peut être ignoré lorsqu’il s’agit de mettre en place les conditions de l’éducation familiale en contexte de crise, car l’investissement en temps est un facteur important dans l’intervention auprès des plus démunis (Monnet, 2009). Jusqu’à récemment, la législation ne donnait pas d’indication au sujet du temps dont disposent les intervenants pour aider les familles, si ce n’est en énonçant que toute intervention doit tenir compte du fait que la notion de temps n’est pas la même chez l’enfant que chez les adultes. On pouvait y voir une incitation à agir avec diligence, mais sans plus. En ne prévoyant pas de limites précises au-delà desquelles l’enfant doit en principe faire l’objet d’un projet de vie stable, le Québec se démarquait des autres provinces canadiennes. Mais les choses ont changé avec la réforme de 2006 de la Loi sur la protection de la jeunesse (réforme entrée en vigueur le 1er juillet 2007) et par laquelle le Québec se rapproche du modèle nord-américain qui impose, aux intervenants comme aux familles, des contraintes de temps précises. De ce fait, dans le cadre de la protection de la jeunesse, l’éducation familiale s’inscrit désormais dans un contexte qui risque de ressembler de plus en plus à une course contre la montre, avec les avantages et les dangers d’une telle approche.

1. Le contexte de la réforme de la Loi sur la protection de la jeunesse

La nouvelle législation représente l’aboutissement d’une mobilisation de nombreux intervenants et elle répond clairement à une demande pressante de changement de la part des directeurs de la protection de la jeunesse du Québec. Les mots-clés de la réforme sont « continuité des soins », « permanence » et « projet de vie ». Elle s’inscrit dans un contexte qui n’est pas propre au Québec et qui prévaut partout en Amérique du Nord. En effet, tant aux États-Unis qu’au Canada, on constatait depuis plusieurs années que les placements temporaires avaient tendance à se prolonger et que les lois de protection de la jeunesse avaient une propension à devenir des lois de portée générale alors qu’elles devraient en principe rester des lois d’exception, en ce sens qu’elles ne devraient s’appliquer que dans les cas les plus graves de défaillance parentale ou de comportements à risque de la part des enfants. Au Québec, nombreux sont ceux qui déploraient que les services de la protection de la jeunesse devenaient petit à petit le déversoir de toutes les difficultés rencontrées au sein des familles, alors que la Loi sur la protection de la jeunesse n’est pas supposée être la porte d’entrée vers tous les services d’aide (ministère de la Santé et des Services sociaux et ministère de la Justice, 1992). Les différentes réformes législatives imposées au cours des trente dernières années n’ont pas empêché la pratique de s’éloigner, à certains égards, des objectifs premiers de la loi. Le taux élevé de judiciarisation des dossiers et le nombre important de placements et de déplacements d’enfants illustrent bien cet écart grandissant entre les principes légaux et le terrain. En 2003, un comité d’experts nommés par le gouvernement du Québec, le comité Dumais, attira l’attention du gouvernement sur ces réalités, comme plusieurs commissions et comités l’avaient déjà fait dans le passé (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2003 : 3). Le rapport Dumais montre que de 1994 à 2001, la proportion des cas soumis à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec passait de 32 à 47 % et que la proportion des enfants pris en charge en vertu d’une décision judiciaire (plutôt que d’une entente sur mesures volontaires) avait grimpé de 50 à 73 %. Il déplorait également le fait qu’en dépit de l’objectif légal du maintien de l’enfant au sein de sa famille, près d’un enfant sur deux suivis en protection de la jeunesse était placé en dehors de son milieu familial, c’est-à-dire en famille d’accueil ou en institution. Mais l’élément central du rapport Dumais est sans doute d’avoir insisté sur l’importance de la stabilité de l’enfant et de la continuité des soins qui lui sont prodigués. En se préoccupant tout particulièrement de la situation des enfants abandonnés ou à risque d’abandon, le rapport Dumais mettait en lumière l’importance d’élaborer un projet de vie permanent pour chaque enfant placé et, par conséquent, de fixer des limites temporelles à l’intervention étatique au sein des familles, tout en mettant l’accent sur l’importance de mettre de l’avant les modes consensuels d’intervention.

2. La limitation des durées de placement

Sur ce point, le Québec s’est largement inspiré de ce qui se faisait déjà ailleurs au Canada, alors que les provinces anglophones ont elles-mêmes été influencées par les pratiques législatives américaines. Pour répondre aux constats évoqués plus haut, les États-Unis se sont en effet engagés dans une politique de protection de la jeunesse dont le but principal est d’éviter les placements inutiles et prolongés. En 1980, la loi fédérale américaine Adoption Assistance and Child Welfare Act fut adoptée en vue de réduire les taux de placements en familles d’accueil. Cette loi impose aux agences de protection de l’enfance l’obligation d’apporter une aide massive et rapide à la famille afin de restaurer et de stabiliser les liens de l’enfant avec sa famille biologique. Parallèlement, elle introduit le principe de la limitation du temps de placement, tout en favorisant la mise en place de projets d’adoption lorsque le retour dans la famille est impossible ou non souhaitable[1]. Les provinces anglo-canadiennes ont à leur tour suivi cette voie dans le courant des années 1990 et 2000. Leurs législations mettent de l’avant les notions de continuité des soins, de stabilité et de permanence comme principes fondamentaux de l’intervention de protection (Bala, 2004 : 17).

Le Québec a rejoint cette mouvance nord-américaine en apportant des modifications substantielles à sa Loi sur la protection de la jeunesse en 2006. Certes, les nouvelles dispositions continuent d’affirmer que le maintien de l’enfant au sein de sa famille est l’objectif premier de la loi, mais elles imposent maintenant des délais au terme desquels un plan de vie permanent doit être mis en place pour l’enfant dont le développement et la sécurité sont considérés comme compromis. C’est l’élément central de la réforme[2]. Le message est clair : les parents qui ne peuvent répondre adéquatement aux besoins de leurs enfants bénéficieront en principe d’une aide dont l’objectif est le maintien ou le retour de l’enfant auprès d’eux, mais ils devront savoir que cette aide sera de courte durée, car le besoin de stabilité de l’enfant dictera, à plus ou moins court terme, la mise en place de mesures permanentes. Plus l’enfant est jeune, moins le délai est long. Cette approche s’appuie sur l’idée que la notion de temps n’est pas la même pour l’enfant que pour l’adulte et que plus l’enfant est jeune, plus il importe d’agir rapidement pour assurer sa stabilité[3]. L’imposition de limites de temps dans l’intervention de protection est une pratique législative généralisée en Amérique du Nord. Mais c’est en même temps le volet le plus controversé de la réforme de 2006 au Québec.

Les délais prévus par la loi sont les suivants :

  • 12 mois si l'enfant a moins de deux ans;

  • 18 mois si l'enfant est âgé de deux à cinq ans;

  • 24 mois si l'enfant est âgé de six ans et plus[4].

En Amérique du Nord, l’accent mis sur la notion de permanency planning, largement favorisée par le développement de la théorie de l’attachement, découle de certains constats concernant la situation de bon nombre d’enfants placés, comme le soulignait en 2003 le rapport Dumais : « enfants abandonnés de fait par leurs parents, enfants “ping-pong” vivant des placements et des déplacements multiples à la suite de tentatives de réinsertions familiales infructueuses ou de problèmes de ressources d’accueil, lenteurs et discontinuités dans l’intervention sociale ou judiciaire augmentant la durée des placements » (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2003 : 86). La volonté est clairement de dépister rapidement les enfants abandonnés, ou en voie de l’être, de manière à leur assurer le plus tôt possible un milieu stable. Les délais dans la loi font directement écho aux conclusions du rapport Dumais qui soulignait également que « les connaissances scientifiques actuelles démontrent en effet que plus l’enfant est jeune, plus les risques qu’il développe des troubles de l’attachement et des problèmes de développement sont élevés, plus il importe de lui assurer rapidement un milieu de vie stable » (ibid. : 89). Le fait qu’au Québec la formation des professionnels qui travaillent en protection de l’enfance s’appuie fortement sur la théorie et la clinique de l’attachement (Berger et Bonneville, 2007) explique probablement en bonne partie l’accueil favorable qu’a reçu ce volet de la réforme au sein des services de protection. La notion de projet de vie permanent n’implique pas nécessairement un retrait de l’enfant. Elle couvre tant la réinsertion de l’enfant dans son milieu familial que le placement permanent en famille d’accueil ou en centre de réadaptation, le placement au sein de la famille élargie (les grands-parents, par exemple), la tutelle ou l’adoption. Officiellement, le maintien ou le retour définitif de l’enfant dans son milieu familial sont présentés comme les projets de vie privilégiés (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2010), ce qui est d’ailleurs conforme aux objectifs de la loi. Cependant, dans la pratique il est courant que l’expression « projet de vie » se confonde avec celui de projet d’adoption (et donc de rupture des liens avec la famille naturelle), celle-ci apparaissant de plus en plus comme une solution à envisager en matière de protection de la jeunesse (Goubeau et Ouellette, 2006; Ouellette et Goubeau, 2009). Il est intéressant de noter à ce sujet que lorsque Mme Delisle, la ministre responsable de la réforme de la protection de la jeunesse, présenta son projet à l’Assemblée nationale, elle fit un lien direct entre, d’une part, le souhait du gouvernement de permettre aux enfants ballotés d’une famille d’accueil à une autre de bénéficier d’un projet stable et, d’autre part, la solution de l’adoption présentée comme la mesure par excellence permettant d’assurer cette stabilité (Journal des débats, 2006). Dans les autres provinces canadiennes, on observe également une tendance à favoriser l’adoption comme mesure permanente lorsqu’il s’agit de très jeunes enfants (Bernstein et Reimeier, 2004 : 87-88).

Dès l’entrée en vigueur de la réforme au Québec, la question s’est posée de savoir si les délais de placement provisoire s’imposent de manière automatique ou s’ils peuvent être écartés par le juge de la jeunesse qui conclurait que ceux-ci ne servent pas l’intérêt de l’enfant. Rapidement, la jurisprudence des tribunaux de première instance devint contradictoire à ce sujet. Quelques juges n’hésitaient pas à critiquer certains excès de la théorie de l’attachement en soulignant que s’il est vrai que le directeur de la protection de la jeunesse doit agir avec diligence, cela ne justifie pas la précipitation. L’extrait suivant d’un jugement récent est représentatif d’une certaine méfiance judiciaire :

Soutenir professionnellement et cliniquement qu'après à peine quelques semaines de vie dans une famille d'accueil, aussi adéquate soit-elle, il serait gravement préjudiciable aux enfants d'être déplacés de nouveau, en raison de la qualité des liens déjà noués et de leurs besoins de stabilité, n'est tout simplement pas sérieux et crédible dans les circonstances mises en preuve. Pas seulement parce que cela heurte le gros bon sens élémentaire, mais aussi parce qu'il s'agit d'une dérive idéologique de bien-pensants bien intentionnés désireux de trouver à ces deux fillettes « les meilleurs parents et la meilleure famille ». Le directeur de la protection de la jeunesse dénature la théorie de l'attachement lorsqu'il l'interprète ainsi avec un empressement suspect et une précipitation injuste et injustifiée[5].

La majorité des juges estimaient que les délais peuvent être écartés au nom de l’intérêt de l’enfant. Mais d’autres juges voyaient dans les délais des limites impossibles à franchir à moins que des circonstances exceptionnelles ne le justifient. Récemment, la Cour d’appel du Québec a définitivement consacré la position majoritaire de la jurisprudence en matière de délais de placement, laissant clairement aux juges le pouvoir de les écarter au nom de l’intérêt de l’enfant[6]. Dans cette affaire soumise à la Cour d’appel, le directeur de la protection de la jeunesse soutenait que le nouvel article 91.1 de la loi – qui prescrit les durées maximales d’hébergement – fait obligation au tribunal de prononcer une ordonnance « qui tend à assurer la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie de cet enfant, appropriées à ses besoins et à son âge, de façon permanente » (par. 12 du jugement), de façon automatique à l’expiration des délais prévus. La Cour d’appel rejette cette interprétation en rappelant que toute idée d’automatisme est contraire au principe de l’intérêt de l’enfant selon lequel les besoins de chaque enfant doivent être pris en considération de manière adaptée à sa situation. À la lumière de ce jugement de la Cour d’appel, on peut dire que les délais de la loi apparaissent comme le cadre temporel au-delà duquel l’enfant doit en principe bénéficier d’un projet de vie permanent, en ce sens que la loi présume qu’il est dans l’intérêt de l’enfant de voir respectées les limites temporelles du placement provisoire. Cette présomption peut cependant être renversée par la démonstration que la durée maximale du placement provisoire prévue par la loi est contraire à l’intérêt et à la situation d’un enfant en particulier. La Cour d’appel invite les juges de première instance à faire une analyse personnalisée de la situation de l’enfant avant de prononcer une mesure permanente, tel le placement définitif en dehors de la famille. La Cour donne ainsi du temps à l’intervention, incluant l’éducation familiale lorsqu’il est démontré que cela est nécessaire.

La jurisprudence qui a suivi la décision de la Cour d’appel montre que les juges abordent dorénavant la question des délais de manière plutôt libre. Ainsi, un juge de la Cour supérieure est allé aussi loin que de décider que lorsque la preuve démontre qu’il y a une possibilité pour une mère de se reprendre en main, cela constitue un motif valable de prolongation des délais de l’article 91.1 de la loi[7]. Il reste que les tribunaux rappellent régulièrement que les délais forment la nouvelle toile de fond de toute décision et qu’à défaut d’un renversement de la présomption, ces limites de temps doivent être observées avec rigueur[8]. Ainsi, le fait pour un juge de prolonger les délais au-delà des limites fixées par la loi, sans expliquer les motifs d’un tel dépassement, constitue une erreur de droit ouvrant la porte à un appel[9], ce qui confirme que la réforme a clairement mis une pression supplémentaire sur les parents, mais aussi sur les intervenants qui sont amenés à intensifier leurs interventions au sein des familles et à respecter un agenda serré.

La position de la Cour d’appel sur cette importante question des délais de placement permet de dire que la réforme de la protection de la jeunesse au Québec rejoint la tendance nord-américaine en mettant en place des durées maximales de placements provisoires, sans pour autant adhérer au principe de l’automaticité des limites de durée. Cette approche nuancée est, selon la Cour d’appel, la seule compatible avec le principe premier de la Loi sur la protection de la jeunesse, soit la primauté de l’intérêt de l’enfant. Certains seront toutefois tentés de voir dans la position de la Cour d’appel la mise au rencart partielle de ce qui constituait pourtant le volet le plus important de la réforme de 2006.

3. Premier bilan de la réforme

Il est encore tôt pour mesurer en profondeur les résultats des nouvelles dispositions de la loi qui ne sont en vigueur que depuis le 1er juillet 2007 Néanmoins, la loi prévoit elle-même que le ministre de la Santé et des Services sociaux doit déposer à l’Assemblée nationale, trois ans après son entrée en vigueur, une étude qui en mesure les impacts sur la stabilité et les conditions de vie des enfants. Cette étude a été confiée à une équipe de chercheurs de l’Université Laval qui a produit ses conclusions en 2010 (Turcotte et al., 2010). Il s’agit donc d’une évaluation préliminaire. Certaines données de cette évaluation méritent pourtant d’être rapportées, car elles prennent une signification particulière lorsqu’elles sont mises en lien avec des constats faits par d’autres instances.

En comparant la situation des enfants d’une cohorte préréforme (9 623 enfants) avec celle des enfants d’une cohorte postréforme (8 991 enfants), le rapport fait le constat d’une baisse modeste mais réelle de l’instabilité relationnelle des enfants, en ce sens que les enfants placés connaissent un peu moins de déplacements depuis la mise en oeuvre des nouvelles dispositions légales. De plus, dans 95 % des cas d’enfants ayant un projet de vie permanent, celui-ci a été mis en place dans les délais prescrits par la loi. Alors que 52 % des enfants de la cohorte préréforme ont été maintenus dans leur milieu naturel, ce chiffre est de 54 % pour la cohorte postréforme, indiquant donc une légère tendance à maintenir ou à renvoyer plus souvent l’enfant dans sa famille. Le taux global des placements demeure cependant élevé et la réforme n’a donc pas, pour le moment, infléchi la tendance. Par contre, le nombre de placements au sein de la famille élargie a augmenté significativement, passant de 25 à 33 %, ce qui est perçu comme un facteur de stabilité. Fait remarquable, le nombre de placements jusqu’à majorité est passé de 10 à 14 %, ce qui représente une hausse non négligeable. Par ailleurs, la durée moyenne d’intervention passe de 17 à 13 mois et cela peut être vu, à certains égards, comme un indice d’une plus grande efficacité du système. À la lumière de ces chiffres et de ces constats préliminaires sur une période sans doute trop courte, force est de constater que la réforme semble atteindre son objectif premier qui est de donner une plus grande stabilité relationnelle aux enfants. L’évaluation de la réforme a également montré que les intervenants et les administrateurs des services de la protection de la jeunesse adhèrent massivement aux nouvelles dispositions, même si certains d’entre eux expriment des appréhensions et se posent la question de savoir s’ils disposent des moyens matériels nécessaires à leur mise en oeuvre.

On peut cependant se demander si le facteur de stabilité représente en soi un indicateur suffisant du respect des droits et de l’intérêt de l’enfant. Ainsi, il est possible de « stabiliser » la situation d’un enfant, en le faisant adopter, par exemple, tout en ignorant son intérêt réel. La stabilité et la continuité, qui constituent le fondement des délais au-delà desquels un projet de vie permanent doit en principe être mis en place, ne devraient-elles pas plutôt n’être qu’un indicateur parmi d’autres lorsqu’il s’agit d’évaluer la réussite du système? Le critère de l’état intellectuel, affectif et social concret de l’enfant devrait certainement être un autre indicateur. La stabilité et la continuité n’expliquent pas non plus si la famille a bénéficié ou non d’une aide intensive avant la mise en place du projet de vie permanent et elles ne permettent pas nécessairement d’évaluer l’opportunité ou le timing de l’intervention dans la famille. Il n’est pas étonnant que les répondants interrogés dans le cadre de l’évaluation de la réforme évoquent « l’ambiguïté d’élaborer de façon concomitante deux projets de vie pour l’enfant : le premier axé sur le maintien ou le retour dans sa famille, le second envisageant une autre option au cas où la réunification s’avérait impossible » et désignent comme principal défi celui du « difficile équilibre entre le temps requis pour favoriser les changements dans certaines familles et les besoins de stabilité de l’enfant » (Turcotte et al., 2011 : 29). Ces répondants expriment bien cette nouvelle réalité dans laquelle l’éducation et l’aide aux parents qui sont en situation de risque sont devenues un exercice délicat qui se déroule avec une pression accrue sur tout le monde.

4. L’éducation familiale en contexte de protection et la collaboration des ressources

Le but premier des durées maximales de placement est la mobilisation des parents à qui l’on demande de corriger la situation qui a justifié la déclaration de compromission et les mesures de protection. Or depuis plus de vingt ans, tous les experts et toutes les commissions gouvernementales qui se sont penchés sur le système de protection de la jeunesse ont insisté sur l’importance d’impliquer davantage les services sociaux et les ressources communautaires dans l’opération. Par exemple, en 2004 on évoquait, parmi les causes probables de la judiciarisation accrue des dossiers de protection, l’absence de continuité dans les services offerts, le manque de ressources et la difficulté qu’éprouvent les familles à accéder aux services offerts autrement que par la voie des ordonnances judiciaires (Gouvernement du Québec, 2004 : 36). Le rapport Dumais a fait un lien direct entre le principe des durées maximales de placement et celui du nécessaire arrimage entre les différentes ressources de soutien et d’aide aux jeunes et aux familles. Or force est de constater que la disponibilité des services et l’arrimage de ceux-ci avec les services de la protection de la jeunesse font encore défaut. Dans son communiqué officiel de présentation du rapport sur l’évaluation des impacts de la réforme, le gouvernement du Québec (2010) mentionne à cet égard que les dispositions de la nouvelle loi qui soulèvent le plus de difficultés sont effectivement celles « qui concernent l’accessibilité et la complémentarité des services offerts aux enfants et aux parents ». Le rapport Turcotte indique que les intervenants des directions de la protection de la jeunesse identifient comme difficulté première de la réforme le droit des parents à des services sociaux et de santé adéquats et il constate que les nouvelles dispositions n’ont eu que peu d’impact sur la collaboration entre les centres jeunesse et leurs partenaires de la communauté. Les auteurs observent également que le manque de ressources a un impact négatif sur l’actualisation des mesures de soutien (Turcotte et al., 2011). À cet égard, il est intéressant de noter que dans leur mémoire présenté à l’Assemblée nationale au moment de l’étude de la réforme de 2006, les directeurs de la protection de la jeunesse, qui se déclaraient très favorables à l’introduction des durées maximales, soulignaient tout de même le danger inhérent à une telle pratique et ils insistaient, par conséquent, sur l’importance d’aider les parents en partenariat avec les autres services sociaux et avec les organismes du milieu. Ils indiquaient qu’une telle collaboration est essentielle. Elle constitue en réalité une condition d’acceptabilité des durées maximales de placement (Association des centres jeunesse du Québec, 2005). Ce défaut dans l’arrimage des services jette une ombre sur la mise en oeuvre de la réforme de la protection de la jeunesse[10]. Dans son rapport à l’Assemblée nationale sur cette mise en oeuvre, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (2011) souligne également le problème en notant que l’un des obstacles à l’accès et à la continuité des services réside dans la persistance des problèmes de collaboration entre les centres de santé et de services sociaux et les directeurs de la protection de la jeunesse, en plus du manque de services de première ligne dans certaines régions pour les jeunes en situation de vulnérabilité.

Sachant, comme nous l’avons rappelé plus haut, que la pauvreté peut être désignée comme le facteur déterminant de la compromission de la sécurité et du développement des enfants dans la grande majorité des cas (Association des centres jeunesse du Québec, 2010), on peut dire que les limites dans la durée des placements et, par conséquent, la compression du temps disponible pour aider les parents, notamment par l’éducation familiale, mettent particulièrement sous pression les familles les plus défavorisées de la société. Et sans nier le fait que plusieurs effets de la réforme sont encourageants ni le fait que dans certains cas le retrait permanent d’un enfant est une mesure qui s’impose, force est de constater que tant que les services ne seront pas plus disponibles et que la collaboration entre les différents acteurs ne sera pas une réalité de tous les jours, la réforme de la protection de la jeunesse continuera à imposer à plusieurs familles les conditions d’une course contre la montre perdue d’avance.