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Depuis le début des années 2000, les enjeux entourant les personnes LGBT[1] ont occupé une large place dans la recherche francophone sur la famille. Compte tenu des développements rapides des pratiques sociales et des transformations législatives, l’homoparentalité, comme la transparentalité aujourd’hui, semble avoir été un point de cristallisation, un sujet d’étude et d’investigation fécond : en raison de ce qu’elle représentait en termes de rupture, de nouveauté, d’interrogation de ce qui paraissait évident dans l’adéquation entre le couple, la biologie, la généalogie et l’élevage des enfants, mais aussi en vertu de ce qu’elle révélait des transformations de la parenté depuis quelques décennies (Fine et Martial, 2010 ; Théry, 2010, 2013).

En effet, l’homoparentalité implique une déliaison de la parenté et de la procréation d’avec la sexualité. Dans les familles homoparentales, les enfants ne sont pas issus de la sexualité procréatrice de leurs parents. À la différence des familles hétérosexuelles, certaines adoptives ou ayant recours à un tiers pour procréer, les familles homoparentales ne peuvent passer pour avoir procréé leurs enfants. Les familles transparentales ne posent pas les mêmes questions, du moins lorsqu’elles sont hétéroparentales, car elles peuvent s’inscrire dans ce modèle procréatif et passer pour avoir procréé leurs enfants. Les interrogations soulevées par la transparentalité portent plutôt sur la possibilité de rester parent après la transition, en continuant de prendre part aux soins et à l’éducation des enfants[2]. Certaines personnes trans sont en effet parfois privées de contacts avec leurs enfants suite à leur changement de sexe[3]. Les interrogations portent d’autre part sur le fait de devenir parent après la transition, soit en ayant recours à un don de gamètes ou à une gestation pour autrui, soit en utilisant les capacités reproductives d’avant la transition. Le cas de Thomas Beatie, « l’homme enceint », un homme trans qui avait conservé ses organes reproducteurs féminins et avait porté ses trois enfants, a défrayé la chronique aux États-Unis. Des femmes trans peuvent aussi avoir conservé et congelé leurs propres gamètes mâles et les utiliser pour féconder leur compagne. Dans ces situations, les significations des mots père ou mère se trouvent troublées si elles ne sont pas mises en perspective par un récit personnel des origines.

L’homoparentalité ainsi que la transparentalité ont suscité et suscitent encore bien des débats et controverses, tant parmi les experts que dans l’opinion publique et dans les médias. Des inquiétudes ont été exprimées à propos du devenir des enfants élevés dans ces types de parentalité, mais aussi à cause de la remise en cause du modèle biparental bioexclusif de la filiation (« un père, une mère, pas un de plus ») que l’homoparenté et la parenté trans génèrent.

Ces configurations familiales ont été mobilisées dans ce numéro de la revue internationale Enfances Familles Générations non pas tant comme objet d’étude en soi ou comme phénomène social isolé, mais plutôt comme manifestation de la diversité familiale et comme révélateur des enjeux contemporains de la parenté. Est-on mère lorsqu’on n’a ni porté ni adopté l’enfant ? Est-on père lorsqu’on n’a ni lien génétique ni lien adoptif avec lui ? Peut-on être des parents de même sexe ? Un enfant peut-il avoir plus de deux parents ? Peut-on avoir été mère puis devenir homme ? et réciproquement : peut-on avoir été père et devenir femme ? Les enfants portés par deux femmes sont-ils frères et soeurs parce que ces femmes forment un couple ?

À une époque où certaines législations ont modifié leur approche normative à l’égard de ces questions depuis plus d’une décennie (par exemple, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Québec, le Royaume-Uni, la Norvège, la Suède) et où d’autres sont encore en plein coeur du débat (notamment la France, la Suisse, l’Italie, l’Irlande), l’analyse des discours entourant ces réformes s’avère pertinente. Ce numéro s’intéresse donc à l’analyse des discours publics et médiatiques portant sur les réformes législatives ayant trait aux diverses formes d’entrée dans la parenté, à l’étude du vécu des familles homoparentales dans leur rapport aux institutions ainsi qu’à la façon dont les problématiques auxquelles font face les parents gays, lesbiens et trans s’inscrivent dans les interrogations plus larges posés par les phénomènes actuels que sont la pluriparentalité, la demande de certains enfants nés du recours à un don de gamètes d’accéder à l’information sur leurs origines biologiques et les dynamiques de genre dans la famille.

Cet article introductif sera l’occasion de rappeler ce qu’on entend par homoparentalité et transparentalité, et fera dialoguer autour des enjeux soulevés par ces thématiques des travaux issus de disciplines différentes. Par souci de clarté, les travaux sur l’homoparentalité seront rassemblés selon trois approches principales  : socio-juridique, socio-anthropologique et psychologique. Les travaux sur la transparentalité, moins nombreux et plus récents, seront regroupés dans une partie distincte. De nombreux recouvrements existent entre ces parties ; l’essentiel étant, à nos yeux, de faire le bilan des questionnements et apports majeurs qu’a suscités l’étude de l’homoparentalité et de la transparentalité, plutôt que de produire un compte rendu exhaustif et chronologique des très nombreux travaux réalisés en la matière. Cet article s’achèvera par une présentation des textes constituant ce numéro.

1. Qu’entend-on par homoparentalité et transparentalité ?

Le mot « homoparentalité » est un néologisme inventé en 1997 dans le cadre de l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) pour qualifier les familles constituées d’au moins un parent homosexuel avec un enfant. L’homoparentalité regroupe des configurations familiales diverses où des parents de même sexe élèvent des enfants adoptés ou conçus dans une union hétérosexuelle défaite, par le recours à un tiers donneur, par GPA, ou dans le cadre d’un projet de coparentalité – c’est à dire lorsqu’un gay et une lesbienne conçoivent un enfant et l’élèvent au sein de leurs foyers respectifs.

Répartition des modalités d’arrivée des enfants en foyers homoparentaux selon le type de foyers

Répartition des modalités d’arrivée des enfants en foyers homoparentaux selon le type de foyers
Source : Enquête nationale FHP 2012 (Gross et al., 2014)

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À titre d’exemple, dans une enquête menée en France en 2012 auprès de 406 foyers lesbiens et de 143 foyers gays élevant au moins un enfant, les différentes modalités homoparentales se déclinaient de la manière suivante (voir tableau ci-contre).

Utiles pour désigner l’ensemble de ces configurations, les termes d’homoparenté et d’homoparentalité ont été critiqués, notamment parce qu’ils semblent dire que les familles homoparentales sont spécifiques (Courduriès et Fine, 2014) alors que les études de terrain montrent qu’elles ne s’inscrivent pas différemment des autres familles dans leurs réseaux de parenté. Pourtant, les familles homoparentales ont ceci de particulier qu’elles défient le modèle traditionnel bi- et bioparental exclusif de la filiation (« un père, une mère, pas un de plus »). Elles révèlent les interrogations que posent au droit de la filiation toutes les familles où les parents n’ont pas procréé ensemble leurs enfants : qui est père ? Qui est mère ? Qu’est-ce qu’un parent ? Les enjeux sont de taille, car les fictions construites par le droit pour continuer à fonder la filiation sur une union sexuelle procréatrice sont ébranlées lorsqu’il y a des parents de même sexe ou plus de deux parents.

Dans la continuité du terme « homoparentalité », le néologisme « transparentalité » désigne une situation familiale où l’un ou l’autre des parents a réalisé ou est en train de réaliser la transition d’un sexe vers un autre (Ruspini, 2010). Laurence Hérault lui préfère l’expression « expériences transgenres de la parenté » ou « parenté transgenre », qui évitent de considérer que ces expériences constituent des formes spécifiques particulières de parenté (Hérault, 2014b). En France, le changement d’état civil des personnes trans est actuellement une procédure basée uniquement sur la jurisprudence, qui pose comme condition sine qua non le « caractère irréversible de la transformation de [l’]apparence[4] ». Cette irréversibilité est bien souvent comprise comme l’impossibilité de procréer avec les organes reproducteurs antérieurs à la transition, c’est-à-dire comme une stérilisation. Tout comme en France, la personne trans en Belgique doit respecter la contrainte de ne plus être en mesure de concevoir des enfants conformément à son sexe précédent. De nombreux pays européens ne l’exigent cependant pas : la stérilisation n’est pas requise en Allemagne, en Autriche, en Biélorussie, en Bulgarie, en Croatie, en Espagne, en Estonie, en Hongrie, en Islande, en Moldavie, en Norvège, aux Pays-Bas, au Portugal, au Royaume-Uni et en Slovénie[5]. Au Québec, la loi 35 adoptée le 6 décembre 2013 a aboli cette obligation. Aux États-Unis, la stérilisation n’est pas obligatoire dans tous les États, comme le démontre la grossesse masculine de Thomas Beattie et d’autres hommes trans avant lui.

2. Revue de littérature

Depuis les années 1980, les études en sciences sociales portant sur les transformations des modèles familiaux, le démariage, le rôle des divers adultes dans la vie des enfants et les nouvelles technologies de reproduction ont mobilisé les chercheurs. Les enjeux entourant la parenté intéressent tant les sociologues, les anthropologues, les psychologues et les médecins que les juristes, et constituent un objet de recherche à la fois complexe et fascinant pour les chercheurs de ces divers champs disciplinaires. Dans la revue de littérature qui suit, nous avons privilégié une catégorisation des publications sur l’homoparentalité en fonction de leur champ disciplinaire – socio-juridique, socio-anthropologique ou psychologique – en faisant dialoguer lorsque c’était possible les travaux anglo-saxons et francophones. Les travaux sur la transparentalité, beaucoup plus récents et moins nombreux, font l’objet d’une revue spécifique.

2.1. Approche socio-juridique

Le législateur québécois adoptait en 2002 une loi modifiant le Code civil permettant à un couple lesbien ou une femme seule d’accéder à la procréation assistée (médicale ou non) et à établir une filiation avec l’enfant ainsi né. Cette réforme du droit avait fait l’objet de nombreux débats et de vives controverses dans les milieux universitaires québécois et fait écho dans l’Europe francophone. Certains chercheurs francophones parlaient de privatisation de la famille, permettant à une femme seule ou un couple lesbien d’accéder à la parenté, sans l’intervention de l’État (Moore, 2002). De par ce fait, la seule volonté des personnes faisait échec au rôle de l’État qui devait exercer son rôle de défenseur de l’institution de la filiation (Nicolas-Maguin, 2000 ; Philips-Nootens et Lavallée, 2003).

La reconnaissance des familles homoparentales témoignait de la montée des valeurs égalitaristes et individualistes en Occident, valeurs qui avaient permis de transformer et de réaménager des institutions qui apparaissaient jusqu’alors immuables, par exemple la conjugalité et la filiation (Roy, 2006). Dans une logique empreinte d’une conception legendrienne de la filiation (Legendre, 1985), la reconnaissance de ce type de famille s’inscrivait selon plusieurs chercheurs dans une frénésie législative, une effervescence de transformations des institutions de la famille (Roy, 2003). Dans ce courant, l’accès des gays et lesbiennes à la parenté visait à concrétiser les désirs et les projets parentaux, jugés suspects, des adultes. Certains juristes allaient même jusqu’à dire que l’enfant serait menacé par cette réforme de la filiation (Pratte, 2003).

Il est évident qu’au Québec, au lendemain de la réforme de 2002, le discours dominant était plutôt opposé à la filiation homoparentale comme à la maternité de substitution, au nom de formules comme « l’ordre symbolique », « la nécessaire différence des sexes dans le couple parental » ou d’autres arguments attribuant au droit civil la mission de préserver un ordre anthropologique. En ce sens, les juristes québécois se collaient à un certain discours français empreint d’une vision particulière de la psychanalyse et de l’anthropologie très bien analysé dans l’ouvrage de Camille Robcis (2012).

Jusqu’à tout récemment, les recherches semblent donc avoir surtout porté sur la « rupture » que l’homoparentalité avait opérée dans « la construction sociale de la famille » (Ouellette, 2011) plutôt que sur le fonctionnement de ces familles ou la façon dont on devrait aménager les règles de parenté pour s’adapter aux nouvelles réalités familiales dans lesquelles plusieurs adultes ont été parties prenantes du projet parental et peuvent avoir un rôle auprès des enfants. L’enjeu principal aujourd’hui est donc de repenser la famille bionormée qui n’est plus le modèle universel que le droit tentait d’imposer.

Bien évidemment, la reconnaissance de la parenté des gays et des lesbiennes dans plusieurs législations a amené les juristes et les sociologues à repenser la famille et a contribué à réfléchir aux enjeux des parentés multiples. Cependant, le but recherché par une grande partie des auteurs francophones dans le champ de la filiation n’est pas tant de reconnaître que les enfants peuvent avoir plus de deux parents que de réaffirmer un principe de hiérarchie des filiations. Ces auteurs admettent que plusieurs adultes puissent exercer un rôle parental dans la vie d’un enfant, mais insistent pour que le droit ne confirme qu’un registre de la parenté, celui de la filiation sexuée (Moore, 2002). Il y aurait d’un côté l’origine biologique : celle qui, représentée par la filiation, confère seule la vraie parenté et est censée procurer l’identité des personnes. De l’autre côté, il y aurait toutes les autres formes de « prise en charge matérielle » qui pourraient faire l’objet d’un autre type de reconnaissance (Herbrand, 2011). « Autres formes de prise en charge matérielle », c’est ainsi que la doctrine française désigne ceux qui exercent une fonction parentale mais qui ne sont pas de véritables parents, en ce sens qu’ils n’inscrivent pas l’enfant dans un ordre généalogique et familial (Neirinck, 2001).

Dans le contexte de la recherche juridique francophone, l’homoparenté a donc d’abord été abordée principalement comme un symbole de la société des droits individuels. On la voyait comme un exemple des transformations « assujettissant l’intérêt de l’enfant aux droits des adultes qui le convoitent » (Roy, 2006 : viii). Depuis les 15 dernières années, l’homoparenté est d’ailleurs souvent citée comme exemple d’une tendance vers la consécration d’un nouveau « droit à l’enfant » (Bettio, 2010). Les procréations assistées et la possibilité qu’elles offrent dorénavant d’accéder à la parenté en dehors de la sexualité hétérosexuelle ont été traitées comme une façon de subordonner l’intérêt des enfants au désir des parents (Roy, 2006).

Cette vision contraste avec l’avant-gardisme des juristes anglo-saxons qui affirment depuis plus de vingt ans que les législateurs devraient développer des mécanismes permettant de reconnaître une parenté multiple qui déborde le cadre exclusif du couple conjugal. Ainsi, à partir des années 2000, des chercheurs ont démontré que les familles issues de conjoints de même sexe existaient et devenaient de plus en plus nombreuses – sans pour autant que les législations reconnaissent ce phénomène. Ces familles venaient donc refléter la dissonance entre la diversité des familles et la façon dont le droit continuait à attribuer la filiation sur la base d’une supposée biologie, dans une optique où l’hétérosexualité était présumée (Kelly, 2014). D’autres ont affirmé dès les années 1980 que le maintien de l’exclusivité parentale dans le cadre du modèle conjugal nucléaire desservait l’intérêt des enfants et des familles, qui ne se conforment plus à ce modèle, aujourd’hui largement dépassé par les pratiques sociales (Batlett, 1984). L’idée d’une parenté tripartite pour les mères lesbiennes est également proposée par des auteures (Gatos, 2001 ; Bernstein, 1996).

Les années 2000 ont marqué un tournant dans la reconnaissance du mariage entre conjoints de même sexe dans plusieurs juridictions occidentales et ont posé de façon plus directe la question de la réforme de la filiation tant dans les pays de common law que dans ceux où les lois s’appuient sur un code civil. La recherche des dernières années a davantage porté sur la transformation des cadres socio-juridiques, sur les transformations législatives introduites par les normes constitutionnelles d’égalité et de non-discrimination, et leur impact sur les conceptions de la conjugalité et de la parenté. Malgré ces protections constitutionnelles, des juristes constatent que les familles homoparentales sont encore confrontées à des obstacles juridiques, surtout pour les parents n’ayant pas de lien biologique avec l’enfant. Ainsi au Québec, alors que la loi d’union civile de 2002 permet à un enfant d’avoir deux mères, si ces dernières ont eu recours à un donneur connu et si la conception a eu lieu par relation sexuelle, la mère non biologique doit attendre un an avant d’obtenir un statut légal de mère (Kelly, 2011). C’est également vrai dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, qui pour la plupart n’admettent pas qu’un enfant puisse avoir deux parents de même sexe (Borrillo, 2001).

Des juristes ont étudié les législations au Canada et constatent qu’il faudrait mettre en place de meilleures protections pour les familles formées par des lesbiennes et des femmes seules. Par exemple, il faudrait mieux protéger les liens de parenté des mères non biologiques avec leurs enfants afin de mettre un terme à la vulnérabilité qu’elles vivent actuellement, qui pourrait s’accroître si l’anonymat des dons était aboli (Cameron et al., 2010).

Parmi les recherches menées dans le domaine du droit, très peu portent sur l’accès des pères gays à la parenté. Dans les pays de l’Union européenne, en raison de la prohibition des contrats de gestation pour autrui dans de nombreux États et du coût de son déroulement dans les États où elle est légale, les pères gays se tournent en grand nombre vers la coparentalité, et quelques-uns vers l’adoption (voir le tableau supra pour l’exemple français). Si certaines études en travail social ou en socio-anthropologie ont examiné ces questions (Mallon, 2004 ; Gratton, 2008 ; Lewin 2009 ; Tarnovski, 2010 ; Fortin, 2011 ; Gross, 2012), il faut bien constater l’invisibilité des pères gays dans la doctrine juridique et la jurisprudence (Dort, 2010).

La recherche juridique a donc d’abord porté sur ceux qui pouvaient être reconnus comme parents et sur les obstacles juridiques auxquels ils devaient faire face pour y parvenir. De nombreuses études en sciences sociales ont examiné la façon dont les couples gays et lesbiens négociaient leurs rôles et leur identité à l’intérieur des familles. À la lumière de ces recherches empiriques, il est possible de se demander si la simple égalité formelle avec les couples hétérosexuels est vraiment adaptée aux besoins de ces familles, qui ne représentent qu’une des formes de la diversité familiale et de la transformation des modalités qui organisent la parenté aujourd’hui. La réforme de 2002 relative à la filiation au Québec reconnaît deux femmes comme mères légales, mais limite le nombre de parents à deux et n’impose pas de formalisme dans l’échange de consentements menant à la création d’un projet parental. Or, les pratiques ne confirment pas cette absence de formalisme. Par ailleurs, si la limitation du nombre de parents est fondée selon les données empiriques recueillies, il existe bien des configurations comprenant plus de deux parents (Leckey, 2011a).

Le débat bioéthique sur les nouvelles technologies de reproduction contribue à remettre en cause ce qui était tenu pour évident en matière de parenté. Les questions que ces nouveaux modes de procréation posent impliquent de repenser ce qui fait la maternité et la paternité, ce qui fonde le lien parental. Ainsi, l’homoparenté est l’un des facteurs qui mettent en lumière l’importance de l’intention dans la constitution de la parenté et rappellent que la filiation aujourd’hui relève d’un amalgame d’éléments que sont la biologie, l’intention et la culture (Cadoret, 2007). Puisque dans l’homoparenté, les parents ne peuvent pas avoir procréé ensemble leurs enfants, la dimension de l’intention y est particulièrement prégnante. Ainsi, l’homoparenté est nécessairement interrogée ou discutée lorsqu’on évoque la gestation pour autrui (Bureau et Guilhermont, 2011 ; Belaisch-Allart, 2012 ; Brunet, 2012). De même, dès lors que l’on aborde les nouvelles technologies de reproduction, la question de l’accès des gays et des lesbiennes fait surface, surtout quant aux pays européens qui leur en interdisent encore l’accès (Courduriès et Herbrand, 2014 ; Belaisch-Allart, 2014).

Au Québec, un fort courant doctrinal présente la connaissance des origines comme droit fondamental « des enfants » par opposition au droit « à l’enfant », pris pour cible par les juristes depuis plusieurs années. Au-delà du bien-être des enfants, l’appel au droit aux origines dénote également des anxiétés sociales relatives à l’accès des gays et lesbiennes à la parenté, à la fin du ventre comme seul déterminant de la maternité et à la perte du rôle central du père dans la famille (Bureau et Guilhermont, 2014). Certains perçoivent en filigrane de ce discours une façon de retrouver une dimension sexuée dans la filiation en donnant une place aux parents d’origine, surtout pour les familles formées par une femme seule ou un couple lesbien (Pratte, 1993, Borrillo 2015).

Le débat actuel sur le droit aux origines dans plusieurs pays de l’Union européenne et notamment en France, ainsi que l’abolition de l’anonymat des dons de gamètes dans certains autres (Suède et Royaume-Uni, par exemple) forcent à repenser le système des dons de gamètes et le sujet de l’accès des lesbiennes et des femmes seules à la PMA. L’anonymat des dons de gamètes soulève des enjeux relatifs aux origines et à la filiation, notamment pour les enfants nés d’un don. Certaines auteures se sont prononcées pour l’abandon du principe de l’anonymat (Théry, 2010 ; Théry & Leroyer, 2014 ; Spranzi et Brunet, 2015), tout en distinguant fondamentalement les donneurs d’engendrement des parents. Distinguer ainsi les origines de la filiation permettrait de battre en brèche la représentation selon laquelle les « vrais » parents sont biologiques. Théry et Leroyer (2014) proposent pour ce faire de créer une nouvelle modalité d’établissement de la filiation, basée sur l’engagement, lorsque la conception d’un enfant a eu lieu dans le cadre d’une procréation assistée avec tiers donneur. Plutôt que de construire des fictions pour faire comme si les parents procréaient toujours leurs enfants, la levée du principe de l’anonymat permettrait d’établir clairement une distinction entre procréation et filiation (Gross, 2006).

2.2. Approche socio-anthropologique

2.2.1. Recherches anglo-saxonnes

Dès 1997, certains chercheurs remarquaient que se focaliser sur la comparaison du développement des enfants élevés par des parents homosexuels versus parents hétérosexuels retardait d’autres recherches répondant moins directement aux inquiétudes de la société (Julien et Chartrand, 1997). Stacey et Biblarz (2001) ont montré dans leur méta-analyse que la recherche s’était beaucoup cantonnée à déconstruire les préjugés et s’était de ce fait limitée dans ce qu’elle pouvait tirer du « laboratoire social » que constituent les familles homoparentales. Cesser de se concentrer sur une démonstration de la normalité permet en effet d’ouvrir la voie à de nombreuses questions, notamment sur le fonctionnement familial, la répartition des tâches domestiques et parentales, le vécu face à l’homophobie, l’impact de l’invisibilité sur la vie quotidienne et sur les relations avec les institutions (école, médecins, etc.), l’importance donnée au lien biologique, l’impact d’un statut légal inégalitaire, l’expression du désir d’enfant, la maternité lesbienne, la paternité gay, etc.

Si les psychologues ont beaucoup écrit sur les processus familiaux, la qualité des relations et le développement socio-émotionnel des enfants dans les familles homoparentales, les sociologues américains ne sont pas en reste. Ils ont non seulement considéré ces points, mais également d’autres portant sur le positionnement de ces familles face aux institutions telles que l’école ou le droit de la famille, et la manière dont ces institutions sont affectées à leur tour par les familles homoparentales. Les études sociologiques ont aussi mis en évidence les stratégies adoptées par les adultes afin que les foyers qu’ils constituent avec leurs enfants soient perçus par l’environnement comme une famille. Dans leur revue de littérature sociologique, Moore et Stambolis (2013) se penchent entre autres sur les représentations sociales de ce qui fait une famille et sur les obstacles biologiques, sociaux et légaux rencontrés par les gays et les lesbiennes qui veulent en fonder une.

Ce qui fait une famille

Les débats idéologiques sur la sexualité et la famille placent les gays et les lesbiennes au coeur de discussions plus larges de politique familiale. Il existe une ambivalence quant à la normalisation de l’homosexualité (Stein, 2005), notamment en ce qui concerne le mariage des couples de même sexe et l’homoparentalité. Powell et al. (2010) analysent deux vagues d’enquêtes réalisées en 2003 et 2006 auprès d’un échantillon représentatif d’Américains à propos de différentes questions ayant trait à la famille, y compris leurs opinions sur les foyers de même sexe. Il ressort de leur étude qu’une grande partie de la population américaine est ambivalente ou opposée à inclure les couples de même sexe dans leur définition de ce qu’est une famille, parce cela menacerait la famille hétérosexuelle et les normes traditionnelles de genre et de sexualité. Ces points de vue ne représentent pas seulement la désapprobation de l’homosexualité, mais illustrent plus largement les représentations concernant le genre et la sexualité. Par ailleurs, Bernstein et Reimann (2001) arguent qu’en se rendant visibles, les familles homoparentales acquièrent un pouvoir subversif sur les représentations majoritaires liées au genre. Pour plusieurs auteurs, les gays et les lesbiennes peuvent contribuer à déconstruire les représentations traditionnelles du mariage et promouvoir d’autres organisations familiales. Selon eux, ouvrir le mariage aux gays et aux lesbiennes sur la seule base de l’égalité des droits ne ferait que renforcer le conservatisme de l’institution du mariage (Folgero, 2008 ; Lehr, 1999 ; Oswald et al., 2009 ; Polikoff, 2008).

Représentations de la parenté

Pour les sociologues et les anthropologues, il est particulièrement intéressant de se pencher sur la manière dont les parents gays et lesbiens négocient leur identité en tant que père ou mère. Des chercheurs ont exploré cette thématique en étudiant les représentations de la maternité et de la paternité, la répartition des tâches domestiques et parentales ainsi que les relations avec l’environnement familial et institutionnel (Agigian, 2004 ; Mamo, 2007).

La plupart des recherches se sont davantage penchées sur la maternité lesbienne que sur la paternité gay. En effet, puisqu’elles peuvent plus facilement avoir des enfants en dehors de la procréation hétérosexuelle les mères lesbiennes sont bien plus nombreuses que les pères gays. Agigian examine les progrès médicaux et légaux des pratiques d’insémination chez les lesbiennes et leur impact sur la formation des foyers lesbiens. Mamo introduit la notion de lien d’affinité pour décrire la manière dont le couple va choisir un donneur avec des traits ressemblant à ceux de la compagne de la mère et de sa famille aussi bien du point de vue physique que du point de vue religieux et culturel. Ces caractéristiques aident à se représenter un lien imaginé de filiation et à construire une légitimité sociale. Dans son étude menée en 2007-2008, Nordqvist (2012) montre que les lesbiennes qui ont recours à un don de sperme ne défient pas les représentations sociales de la parenté, mais mettent plutôt en oeuvre un répertoire de pratiques qui, prises ensemble, connectent les familles lesbiennes au discours hégémonique sur la famille, faisant d’elles des familles « ordinaires » (Finch, 2007). En effet, elles mettent l’accent sur le lien biologique, choisissent un donneur ressemblant à la mère non biologique, changent parfois leur nom de manière à ce que tous les membres de la famille portent le même nom. Les histoires recueillies par Nordqvist diffèrent donc de celles menées une dizaine d’années auparavant par Weeks et al. (2001), qui voyaient dans ces foyers l’émergence d’une famille différente, créative, renouvelée, défiant les représentations traditionnelles de la famille (Nordqvist, 2012).

Nordqvist compare les parcours des femmes qui ont recours à un don anonyme et celles qui ont recours à un donneur connu. Les couples qui ont recours à un donneur connu courent le risque qu’il reconnaisse l’enfant et obtienne des droits parentaux. Elles doivent obtenir que le donneur ait les mêmes vues qu’elles sur ses responsabilités futures et qu’il s’y tienne, notamment qu’il ne figure pas sur l’acte de naissance afin que la mère non biologique puisse adopter l’enfant. Il faut aussi qu’il accepte de procéder à des examens médicaux pour exclure la transmission d’une pathologie et qu’elles s’assurent qu’il n’a pas plusieurs partenaires. La relation au donneur est donc ambiguë, faite à la fois de confiance et de distance. Celles qui ont recours à un donneur anonyme parlent de choix, notamment en matière d’appariement avec leurs caractéristiques physiques, tandis que celles qui ont recours à un donneur connu parlent de la relation de confiance. L’appariement est moins recherché dans ce cas. Les récits des couples de femmes interrogées montrent aussi comment elles se représentent le fait de « faire avec le sperme ». Ils suggèrent que la procréation médicale avec donneur anonyme et la procréation auto-organisée présentent un pouvoir discursif différent pour « purifier » (dans les termes de Mary Douglas) le « sale » du sperme et les anxiétés liées aux dons de sperme. La conception médicale fournit un contexte où le potentiel polluant du sperme est géré, voire neutralisé, et fournit un ensemble de rituels intermédiaires qui restaurent les frontières sociales et corporelles du couple lesbien. Ainsi, le contexte médical ne contient pas seulement les dimensions pratiques et légales de la conception à l’aide d’un don, mais elle protège aussi les frontières intimes, sexuelles et corporelles. En revanche, la procréation avec un donneur connu apparaît comme plus « dangereuse » et est vécue comme moins légitime. L’auteure démontre ainsi l’existence d’une dichotomie morale sale/propre et juste/faux liée à la distinction entre donneur anonyme et donneur connu (Nordqvist, 2011).

Même si la littérature sur la paternité gay reste peu nombreuse, les quinze dernières années ont vu se multiplier les études (Goldberg, 2012 ; Lewin, 2009 ; Mallon, 2004 ; Berkowitz et Masiglio, 2007). Dans la plupart de ces études, la GPA apparaît comme le moyen le moins habituel d’accéder à la paternité, à cause de son coût et, parfois, de sa prohibition. De toutes les configurations homoparentales, celles où les enfants sont nés du recours à une GPA au sein d’un foyer gay s’écartent le plus du modèle familial traditionnel. Elles s’en éloignent non seulement à cause de l’orientation sexuelle des parents, mais aussi du fait de leur genre, et du mode de conception impliquant une gestation pour autrui et, généralement, un don d’ovocytes. Dans les discours tenus par les pères gays qui ont eu recours à la GPA, ces enfants peuvent avoir deux pères, un père social et un père génétique, et deux « mères », l’une gestationnelle et l’autre génétique, mais aucune mère au quotidien. À ceux qui ont choisi la GPA se pose la question d’intégrer la gestatrice dans leur vie familiale ou non. Les couples d’hommes qui choisissent de devenir pères sont fréquemment interrogés concernant la décision du choix de celui qui sera le père biologique. Le désir d’avoir un enfant auquel on est relié biologiquement n’est pas moins présent chez les couples de même sexe que chez les couples de sexes différents. David Schneider (1968) l’a bien montré : dans nos sociétés occidentales, pour fonder la parenté, « blood is thicker than water »[6]. Dans une étude portant sur 37 couples gays au Canada, les trois quarts avaient utilisé le sperme des deux partenaires pour féconder les ovocytes et un embryon de chaque homme avait été transféré dans l’utérus de la gestatrice, laissant ainsi à chacun une possibilité d’être père biologique (Grover et al., 2013). On retrouve également cette tendance chez les pères gays interviewés en France (Gross, 2012). À l’inverse, dans une autre étude menée auprès de 15 couples gays aux États-Unis, 80 % avaient choisi un des deux partenaires, soit parce qu’il était plus âgé, soit parce qu’il exprimait un désir plus fort d’être père biologique, soit parce qu’il paraissait avoir de meilleurs gènes (Greenfeld et Seli, 2011). Concernant l’anonymat des dons d’ovocytes, la majorité avait choisi une donneuse anonyme qui acceptait d’être contactée par l’enfant après ses 18 ans (Grover et al., 2013). Sans pouvoir établir de statistiques, les recherches qualitatives menées auprès de ceux qui ont eu recours à une GPA aux États-Unis montrent qu’ils maintiennent généralement des liens avec les gestatrices (qui ne sont d’ailleurs jamais anonymes), tandis que les liens avec les donneuses d’ovocytes sont plus ténus (Golombok, 2015 ; Gross, 2012). La motivation des couples gays qui choisissent la GPA est parfois que l’un des deux hommes ait un lien biologique avec l’enfant, mais, comme chez ceux qui choisissent l’adoption pour devenir parents, elle est souvent aussi d’être les seuls parents légaux et de facto de leurs enfants (Goldberg et al., 2012).

Dynamiques familiales dans les foyers LGBT

Les chercheurs en sciences sociales accordent beaucoup d’intérêt aux relations des enfants et des parents avec l’entourage familial et amical. Oswald (2002) examine les relations des couples gays et lesbiens avec leur famille d’origine et la manière dont sont utilisés les rituels tels que les cérémonies célébrant une union pour faciliter ou complexifier ces interactions. Les couples de même sexe utilisent des stratégies pour légitimer leur relation ainsi que diverses redéfinitions pour faire accepter leur foyer.

Concernant la qualité des relations dans les couples de même sexe, la littérature suggère que les relations hétérosexuelles et de même sexe sont exposées différemment aux facteurs de risque de rupture conjugale. Dans son étude comparant des données longitudinales portant sur des couples hétérosexuels (mariés et non mariés) et des couples de concubins de même sexe, Kurdek (2008) trouve une dynamique relationnelle semblable. Les prédicteurs de la stabilité et de la qualité relationnelle dans les couples hétérosexuels tels que les traits de personnalité, la résolution des conflits et le soutien social fonctionnent également pour les couples de même sexe (Kurdek, 2008). Peplau et Fingerhut montrent que les institutions légales, telles que le mariage ou le partenariat enregistré, la présence d’enfants et l’organisation interdépendante des finances sont des facteurs qui diminuent le risque de séparation tandis que le manque de soutien social, les difficultés financières et la discrimination l’augmentent. Il en découle que les couples de même sexe cohabitant ont des taux de séparation plus élevés que les couples mariés hétérosexuels (Peplau et Fingerhut, 2007). Toutefois, il semble que le mariage et ses conséquences légales produisent le même effet d’augmentation de la longévité de la relation chez les couples de même sexe et chez les couples hétérosexuels (Rosenfeld, 2012). Les couples de même sexe, même mariés, ont proportionnellement moins souvent des enfants que les couples hétérosexuels (Simons et O’Connel, 2003). Or, il a été démontré qu’avoir des enfants constitue pour les couples hétérosexuels un facteur de stabilité (Manning, 2004). Une étude réalisée en Norvège montre que les couples de même sexe présentent un taux de divorce plus élevé que les couples de sexes différents et que les couples de femmes divorcent plus souvent que les couples d’hommes. Toutefois, avoir des enfants réduit le risque de divorce chez les couples de femmes tandis que les couples gays qui élèvent ensemble des enfants ont davantage tendance à divorcer que ceux sans enfant (Aarskaug Wilk, Seierstad et Noack, 2014).

Plusieurs études ethnographiques participent d’un travail de légitimation qui, en rendant visibles les réalités homoparentales, contribuent à leur reconnaissance. Dès 1990, Helen Lewin se penche sur la maternité lesbienne et montre que les lesbiennes sont « suffisamment bonnes » en tant que mères (Lewin, 1990). Son étude sur la paternité gay insiste sur la logique de normalisation des pères gays qui revendiquent de contribuer à la construction de la société et expriment un désir de fonder une famille tout à fait « normale » (Lewin, 2009). Christopher Carrington (1999) examine minutieusement le détail de la vie quotidienne des couples de même sexe avec ou sans enfant et montre que le genre réapparait sous d’autres formes dans ces familles. L’étude de Mignon Moore (2008) s’intéresse aux mères lesbiennes noires ; cette auteure montre entre autres que les responsabilités plus importantes de la mère biologique lui confèrent une plus grande autorité sur d’autres aspects de l’organisation domestique, y compris financière, même lorsqu’elle gagne moins que sa compagne. En dehors de l’impact du genre et des prérogatives masculines qui en découlent, ou d’avantages liés à un revenu plus élevé, ces familles associent responsabilité du travail domestique avec un pouvoir plus important au sein de la relation.

2.2.2. Recherches francophones

Si en 1997 la France ne comptait aucune publication sur les parents homosexuels et leurs enfants, depuis, le monde de la recherche s’est mis au travail, non sans une forte mobilisation de l’Association des parents gays et lesbiens (APGL) qui a considérablement oeuvré pour stimuler le monde de la recherche sur la question de l’homoparentalité (Gross, 2007).

Les premiers travaux en sciences sociales démarrent en France à la fin des années 1990. Ils sont menés par Didier Le Gall et Anne Cadoret, respectivement sociologue et anthropologue, chacun s’appliquant à sa manière à rendre visibles les familles homoparentales au sein des multiples configurations familiales contemporaines. Le premier s’intéresse à la pluriparentalité et aux recompositions familiales lesboparentales (Le Gall, 2001) tandis que la seconde décrit les figures de l’homoparentalité (Cadoret, 2000) et publiera l’un des tout premiers ouvrages sur le sujet (Cadoret, 2002). Trois thèses ont marqué la recherche en sciences sociales des années 2000 : celle de Descoutures (2010) sur les mères lesbiennes, et celles d’Emmanuel Gratton (2008) et de Flavio Tarnovski (2010) sur la paternité gay. Virginie Descoutures montre que même affranchies de la procréation hétérosexuelle, les mères lesbiennes sont soumises à l’hétéronormativité, notamment dans le vécu et les représentations exprimées par les mères non statutaires. Ces dernières souffrent de l’absence de statut et du rappel qui leur est fait par l’environnement de leur inexistence en tant que mères. Dans les familles recomposées comme dans les familles homoparentales, les parents non statutaires sont invisibles dans la législation. En Suisse, Ansermet et al. (2014) notent que même lorsque les travailleurs sociaux sont conscients de la particularité de ces parents « pas comme les autres », ils les écartent dès que les problématiques familiales prennent un tour légal.

Annie Leblond de Brumath et al. (2006) étudient les facteurs décisionnels présidant au choix de la mère biologique et du mode de procréation au Québec. L’analyse du contenu des entrevues montre que les futures mères biologiques sont plus nombreuses que les futures co-mères à rapporter, dès l’enfance, la présence de projections familiales et la pratique de jeux reliés à la maternité, de même qu’elles sont plus nombreuses à désirer vivre l’enfantement à l’âge adulte. Les résultats montrent aussi que si les couples souhaitent une égalité des rôles parentaux, ils projettent néanmoins des rôles parentaux spécialisés accordant préséance au lien biologique à l’enfant. En ce qui concerne le choix du mode de procréation, cette étude suggère que l’adoption de la Loi instituant l’union civile au Québec et établissant de nouvelles règles de filiation a des effets considérables sur les décisions des couples de femmes.

Sur la base d’une série de trois enquêtes menées en 1997, 2001 et 2005 auprès des membres de l’APGL en France, Martine Gross note que dès la fin des années 1990, les projets parentaux des lesbiennes sont des projets de couple et une majorité a recours à la PMA. Elle note aussi une évolution des termes d’adresse utilisés dans les familles lesboparentales pour nommer la mère non statutaire. Alors que « maman » ou « maman suivi du prénom » n’était jamais utilisé en 1997, il l’était dans 17 % des cas en 2005. Ces couples considèrent davantage qu’auparavant qu’elles sont deux mères (Gross, 2008).

Isabel Côté (2012) analyse les motivations des mères lesbiennes québécoises à concevoir leurs enfants avec un donneur connu et les raisons qui ont amené les donneurs à collaborer au projet parental lesbien. L’auteure constate que la valeur accordée au partage de liens biogénétiques dans l’apparentement et à la présence paternelle n’est pas étrangère aux motivations exprimées par les couples lesbiens et leur donneur. Les discours sur l’importance de connaître ses origines biologiques et sur la valorisation de la paternité ont un impact sur la réflexion qui guide le choix de procréer grâce à un donneur connu. Pour certains donneurs, les dons répondaient à des besoins tels que combler un désir de paternité mais sans responsabilité parentale, avoir une descendance, être quelqu’un de spécial pour un enfant. Pour d’autres, la conviction de poser un geste altruiste qui change la vie d’un couple était vue comme une source d’accomplissement.

Dans les années 2000, les hommes gays qui souhaitaient fonder une famille se tournaient majoritairement vers la coparentalité (Gratton, 2008). Leurs projets étaient le plus souvent des projets individuels. Dans une étude sur les coparents gays en Belgique, le souhait d’être relié génétiquement à l’enfant était mentionné comme la raison principale de choisir la coparentalité pour devenir père (Herbrand, 2008). Ces pères voulaient que leurs enfants soient élevés par leurs parents biologiques, les seuls qui se faisaient appeler papa et maman, même s’il existait un compagnon du père et une compagne de la mère – ces résultats rejoignent ceux de Martine Gross (2012) sur la paternité gay. Flavio Tarnovski (2012b) se penche lui aussi sur le projet de coparentalité et montre qu’au-delà de la préoccupation de donner un père et une mère à l’enfant, que ce soit pour reproduire un certain modèle de normalité familiale ou en réaction au débat public sur l’homoparentalité, la résidence alternée de l’enfant est considérée par certains pères comme un aspect positif de la coparentalité. Tous les pères gays ne veulent pas « s’affranchir » du modèle de la prévalence maternelle, du moins pas complètement. À partir de son enquête, l’auteur analyse aussi les contextes sociaux d’émergence du désir d’enfant et les enjeux liés à l’élaboration du projet parental.

Depuis quelques années, les pères gays élaborent des projets parentaux de couple, souhaitent élever à temps plein leurs enfants, ont plus souvent recours à la GPA s’ils en ont les moyens et se font appeler tous les deux papas ou papa et daddy (Gross, 2014b). L’analyse de leurs discours à propos de la gestatrice et/ou de la donneuse d’ovocytes permet d’interroger les définitions de la maternité (Gross, 2012 ; Gross et Mehl, 2011).

Les anthropologues insistent aujourd’hui sur les relations que les familles homoparentales entretiennent avec leur parenté, non seulement leurs propres parents, mais également leurs tantes, oncles, cousins, etc., inscrivant leurs enfants dans une généalogie qui n’a rien de spécifique (Courduriès et Fine, 2014 ; Gross, 2009b, 2014a ; Herbrand, 2014 ; Julien et al., 2005). Une enquête quantitative et qualitative menée en 2012 auprès de 460 femmes et de 164 hommes vivant en couple avec une personne du même sexe et élevant un ou plusieurs enfants ou en attendant un révèle que l’intrication des ressources matérielles et la solidarité conjugale vont de pair avec une plus grande proximité de la parenté de chacun dans le couple. Se dessinent ainsi des liens entre la logique conjugale adoptée et la manière dont se tissent les relations du couple avec la famille élargie (Gross et Courduriès, 2014).

Au-delà de la surprise et de l’indignation par rapport aux pratiques de parenté des personnes issues des minorités sexuelles, un corpus de recherche développe maintenant ces thématiques en tant qu’enjeux plus généraux traversant le champ de la parenté et non plus comme phénomènes isolés et spécifiés. Hors du champ des polémiques, les anthropologues de la parenté réunis dans l’ouvrage de Courduriès et Fine explorent ce que l’homosexualité fait à la parenté et répondent entre autres à la question de savoir si le changement législatif ouvrant le mariage aux personnes de même sexe en France constitue une révolution dans notre système de parenté (Courduriès et Fine, 2014). Dans cette optique, les futures recherches devraient contribuer à repenser de quelle façon les sciences sociales et juridiques pensent et abordent la famille pour traiter des familles homoparentales, non pas comme un objet d’étude en soi, mais comme l’une des facettes traversant l’ensemble des enjeux touchant les nouvelles constellations familiales.

2.3. Approche psychologique

2.3.1. Travaux anglo-saxons

Les premières études empiriques portant sur les parents homosexuels et leurs enfants datent des années 1970 et sont principalement américaines. Entre 1972 et 2004, ce sont près de 440 articles scientifiques qui ont été publiés sur ce sujet (Vecho et Schneider, 2005). Les sujets examinés dans les premières études étaient liés aux inquiétudes exprimées par les juges ou les travailleurs sociaux quand il s’agissait de confier un enfant à un parent homosexuel, notamment dans le contexte d’une séparation des parents, lorsque l’enfant était issu d’une union hétérosexuelle défaite. À l’époque, lors des conflits liés au divorce, la garde des enfants était systématiquement confiée à la mère, à moins qu’elle ne soit malade physiquement ou mentalement. Mais lorsque la mère était lesbienne, la garde des enfants était toujours confiée au père, au motif qu’il ne serait pas dans l’intérêt de l’enfant d’être élevé par une mère lesbienne (Rivers, 2010). En l’absence de données empiriques sur le devenir des enfants élevés par des mères lesbiennes, les juges confiaient la garde aux pères, qui entretemps avaient fréquemment recomposé un foyer avec une nouvelle compagne et offraient aux enfants une famille traditionnelle, situation qui était préférée à celle de la famille lesbienne.

Concernant les adultes homosexuels, ces études ont porté sur leur santé mentale et leur aptitude à être parents. En effet, des tribunaux considéraient que les gays et les lesbiennes ne seraient pas suffisamment disponibles pour leurs enfants, que les lesbiennes seraient moins maternelles que les femmes hétérosexuelles, ou même que l’homosexualité serait une maladie mentale. Pour ce qui est des enfants élevés par des parents homosexuels, plusieurs craintes étaient exprimées. La première était que les enfants seraient rejetés par leurs camarades ou subiraient des moqueries. La deuxième était que les enfants présenteraient des troubles de l’identité sexuelle ou seraient plus enclins à devenir homosexuels eux-mêmes, ce qui était perçu comme quelque chose de particulièrement néfaste par les juges – rappelons que jusqu’en 1981, l’homosexualité était considérée comme une maladie selon l’Organisation mondiale de la santé. D’autres aspects du développement personnel de ces enfants inquiétaient les juges : ils seraient plus sujets à des troubles psychopathologiques, montreraient plus de difficultés d’adaptation ou de troubles du comportement et seraient en moins bonne santé mentale que des enfants élevés dans un foyer hétéroparental. Une dernière crainte répandue était que ces enfants risqueraient davantage que d’autres d’être victimes d’abus sexuel de la part de leurs parents ou d’amis de leurs parents. La plupart des études ont donc porté sur l’identité sexuelle, le développement émotionnel et les relations sociales des enfants avec leurs pairs ou avec les adultes.

Les centaines d’études réalisées concluent toutes qu’aucune différence fondamentale ne peut être décelée entre les enfants élevés dans un foyer hétéroparental et ceux élevés par des parents de même sexe. Selon Patterson (2005), pas un seul enfant élevé dans une famille homoparentale et ayant participé à une étude (plus de 300), n’a manifesté de troubles de l’identité sexuelle ou du comportement liés au genre. Plusieurs études démontrent que les enfants élevés dans des familles homoparentales ne présentent pas davantage de troubles psychiatriques ni de difficultés d’ordre émotionnel ou comportemental que les autres enfants (Bos et al., 2007 ; Golombok et al., 1983 ; Kirkpatrick et al., 1981 ; Lick et al., 2013 ; Shechner et al., 2013 ; Wainright et al., 2004). Quant à l’orientation sexuelle, de nombreuses études ont réfuté le préjugé selon lequel l’orientation sexuelle des enfants dépendrait de celle des parents (Bailey et al., 1995 ; Bos et al., 2012 ; Golombok et Tasker, 1996 ; MacCallum et Golombok, 2004). Les conclusions de ces études indiquent que les jeunes adultes élevés par une mère lesbienne sont en bonne santé mentale, ne se définissent pas comme homosexuels, mais envisagent plus volontiers que les autres de « tenter l’expérience » avec une personne du même sexe. Toutefois, une étude parue en 2010 indique que les filles de mères lesbiennes ont plus de probabilité de vivre une expérience homosexuelle (Gartrell et al., 2010).

Malgré la multiplication de nouvelles configurations familiales, il est souvent présumé que l’écart à la norme biparentale hétérosexuelle entraînerait une menace sur l’équilibre psychologique des enfants (Vecho et Schneider, 2015). Susan Golombok, dans sa récente revue de littérature (2015), montre que la structure de la famille compte beaucoup moins que le soutien de l’environnement, la dynamique familiale, la qualité des relations entre parents et enfants ainsi qu’entre les parents eux-mêmes).

Concernant les relations avec les pairs, les adolescents élevés par des mères lesbiennes ne diffèrent pas de ceux qui ont des parents hétérosexuels s’agissant de la qualité des relations, du nombre d’amis filles ou garçons, de la présence d’une ou d’un meilleur ami (Wainright et Patterson, 2008). Il n’y a pas non plus de différence en termes de popularité ou d’inclusion dans les réseaux amicaux (Wainright et Patterson, 2006). Dans l’étude longitudinale menée aux États-Unis auprès de mères lesbiennes et de leurs enfants, 43 % des enfants interviewés à 10 ans (Gartrell et al., 2005) avaient vécu de l’homophobie et en avaient ressenti de la détresse. À 17 ans, les adolescents ont été interrogés sur leur vécu au quotidien (Gartrell et al., 2012). En général, ils avaient bien réussi du point de vue scolaire, avaient un réseau social et des amis proches depuis longtemps. La plupart étaient à l’aise pour inviter leurs amis à la maison et les informer de l’orientation sexuelle de leur mère. La moitié avaient toutefois vécu des réactions négatives à propos de leur famille homoparentale à l’école (van Gelderen et al., 2012).

La situation spécifique relative à l’adoption dans les familles homoparentales a été peu explorée. L’examen des 18 articles publiés entre 2003 et 2014 sur le développement des enfants adoptés et élevés au sein d’une famille homoparentale conforte les résultats des données antérieures relatives au développement des enfants élevés en contexte homoparental (Schneider et Vecho, 2015).

La recherche sur le développement psychologique et le bien-être des enfants élevés par des parents de même sexe s’est presque entièrement centrée sur les foyers lesbiens et très peu sur les foyers gays. Cependant, de nombreuses études ont montré que les pères et les mères influencent les enfants de manière similaire. D’après ces études, comptent le plus pour le bien-être psychologique des enfants l’affection, l’attention, la sensitivité, qui sont les mêmes pour les pères et les mères (Lamb, 2010). De plus, la qualité des relations entre un père et son enfant est plus importante que son comportement « masculin » (Pleck, 2010). Concernant le développement de l’identité de genre, il a été suggéré que les enfants de pères gays pourraient différer des enfants de mères lesbiennes ou de parents hétérosexuels à cause de l’absence de mère. Goldberg et al. (2012) font l’hypothèse que les enfants de pères gays pourraient montrer un comportement moins sexué que les enfants de parents hétérosexuels, particulièrement les filles, qui manqueraient d’un modèle féminin, mais concluent que ce n’est pas le cas.

On entend régulièrement que l’adoption par des pères gays ajouterait de la complexité à une situation déjà considérée comme à risque. Les enfants adoptés par des pères gays vivent-ils davantage de problèmes que ceux adoptés par des mères lesbiennes ou des parents hétérosexuels ? Une étude montre que les problèmes psychologiques d’enfants adoptés par des parents hétérosexuels, des mères lesbiennes ou des pères gays ne dépendaient pas de l’orientation sexuelle des parents (Averett et al., 2009). Plusieurs études menées à partir d’échantillons constitués de parents adoptifs, sans distinguer les mères lesbiennes et les pères gays, à partir d’autoquestionnaires, décrivent un fonctionnement familial positif et des enfants présentant un ajustement psychologique positif (Erich et al., 2009 ; Erich et al., 2005 ; Leung et al., 2005). Une étude sur des parents adoptifs gays et lesbiens a rapporté des niveaux élevés de soutien social et des compétences parentales appropriées (Ryan, 2007 ; Ryan et Cash, 2004).

La première étude sur le développement des enfants dans un échantillon systématique de foyers adoptifs gays a été menée aux États-Unis en 2010 (Farr et al., 2010). Elle ne trouve pas de différence entre les enfants en ce qui concerne les problèmes émotionnels ou de comportement perçus par les enseignants ou les parents. Une autre étude sur les familles adoptives homosexuelles a été menée au Royaume-Uni (Golombok et al., 2014) : 41 familles gays, 40 familles lesbiennes et 49 familles hétéroparentales ont été recrutées via les agences d’adoption. Toutes avaient des enfants de trois à neuf ans placés dans leur famille adoptive depuis au moins un an. Les seules différences significatives identifiées étaient celles apparaissant entre les foyers gays et les foyers hétérosexuels : les pères gays montraient des niveaux de dépression et de stress inférieurs à ceux des parents hétérosexuels. Ils se montraient aussi plus chaleureux, avec des niveaux d’interaction plus élevés avec leurs enfants que les parents hétérosexuels.

Des critiques ont été émises concernant toutes les études menées sur les parents gays et lesbiens et leurs enfants. Les critiques les plus fréquentes portent sur la taille des échantillons, qui ne concernent le plus souvent que quelques dizaines de personnes. De plus, ces échantillons ne peuvent prétendre à la représentativité de la population homoparentale, parce qu’elle est difficile, voire impossible, à circonscrire. Les chercheurs se tournent alors vers des échantillons dits « de convenance », constitués de participants volontaires, ce qui induirait un biais. La surreprésentation des personnes de classe moyenne, disposant d’un bon niveau d’éducation, est aussi une critique régulièrement exprimée. Difficile de savoir si cette surreprésentation indique que seuls ceux disposant d’une certaine aisance et d’un capital culturel suffisant s’autorisent à fonder des familles homoparentales ou si elle est due au fait qu’eux seuls répondent aux enquêtes sociologiques, biais connu des enquêtes par questionnaire. Une méthode pour compenser la taille réduite des échantillons consiste à combiner les résultats d’études comparables en une méta-analyse : cela permet d’augmenter leur puissance statistique et d’identifier des effets significatifs s’ils existent. Ainsi, la méta-analyse conduite par Crowl et al. (2008) de 19 études impliquant 564 familles homoparentales (en majorité lesbiennes) et 641 familles hétéroparentales s’est penchée sur l’identité de genre des enfants, le comportement genré, l’orientation sexuelle, le fonctionnement cognitif, l’ajustement psychologique et la qualité des relations parents-enfants. Aucune différence n’a été décelée entre les enfants selon la structure familiale, mais la qualité des relations parents-enfants était meilleure dans les familles homoparentales. D’autres méta-analyses (Fedewa et al., 2014) conduisent à des résultats analogues. Cela conduit Golombok (2015) à conclure que le fait de ne pas trouver de problèmes psychologiques plus graves chez les enfants de familles lesbiennes dans les études ne peut pas être dû à un défaut de puissance statistique.

Une dernière critique concerne le brassage de toutes les situations homoparentales (adoption, PMA avec tiers donneur, coparentalité, GPA, hétéroparentalité antérieure) au sein d’une seule et même catégorie, pour les comparer aux situations hétéroparentales. Toutefois, à partir des années 2000, les études évitent ce biais (Vecho et Schneider, 2005). Une autre critique porte sur l’absence d’analyse du « pas de différences ». Stacey et Biblarz (2001) attribuent ce consensus aux conditions hétérosexistes dans lesquelles ces études ont lieu, la moindre différence risquant d’être exploitée par les adversaires de l’homoparentalité. D’après ces auteurs, il y a pourtant des différences – modestes, mais intéressantes – avec les enfants de parents hétérosexuels, par exemple le fait que les enfants développent des répertoires de rôles masculins et féminins moins stéréotypés ou que les relations homosexuelles ne leur semblent pas inacceptables.

Des auteurs opposés à l’homoparentalité mettent en avant les biais relevés dans les études existantes pour leur retirer tout crédit (Cameron et al., 1996 ; Wardle, 1997 ; Regnerus, 2012). La même exigence scientifique devrait toutefois s’imposer pour les études qui montreraient que les enfants des couples homosexuels vont moins bien que les autres. Peu d’études existent qui vont dans ce sens, la plus citée est celle de Mark Regnerus (2012). D’après cette étude, comparativement aux enfants élevés par leurs parents biologiques mariés, ceux élevés par des parents homosexuels seraient plus nombreux à bénéficier d’aides publiques et moins nombreux à occuper un emploi à temps plein. Vecho et Schneider relèvent toutefois dans cette étude des biais sans commune mesure avec ceux que l’on peut repérer dans les études montrant l’innocuité de l’homoparentalité (Vecho et Schneider, 2015). Les participants désignés dans cette étude comme des enfants de familles homoparentales sont en réalité des individus qui déclarent qu’entre leur naissance et leurs 18 ans, au moins l’un de leurs parents a eu une relation amoureuse d’au moins 4 mois avec une personne du même sexe. De plus, ces groupes d’enfants qualifiés abusivement d’enfants de mères lesbiennes et d’enfants de pères gays sont hétérogènes dans la façon dont se sont constituées ces familles. Enfin seuls 23 % des enfants dits de mères lesbiennes ont vécu au moins trois ans dans cette situation, soit une quarantaine de personnes. Cette proportion est de 2 % dans « le groupe des enfants de pères gays », ce qui ramène la population concernée à un seul individu. Regnerus ne peut donc prétendre répondre avec sa propre étude à la faiblesse des études sur l’homoparentalité du fait de la petite taille de leurs échantillons.

2.3.2. Travaux en France et au Québec

Au Québec, diverses études conduisent aux mêmes résultats que les travaux comparatifs menés dans les pays anglo-saxons (Dubé et Julien, 2000 ; Lavoie et al., 2006 ; Leblond de Brumath et Julien, 2001 ; Vyncke, 2009). Danielle Julien est l’une des auteures les plus prolifiques sur le développement des enfants dans les familles homoparentales. Elle publie dès 1994 une étude comparative sur le développement des enfants de parents homosexuels comparé à celui des enfants de parents hétérosexuels (Julien et al., 1994). Outre l’état des lieux des recherches empiriques qu’elle réalise (Dubé et Julien, 2000 ; Julien, 2003), elle s’est penchée sur diverses thématiques permettant d’éclairer divers aspects de la dynamique familiale homoparentale : le soutien de la famille d’origine (Vyncke et Julien, 2005), les liens entre les enfants et leurs grands-parents dans les familles homoparentales (Julien et al., 2005 ; Julien et Vyncke 2005), les facteurs de décision pour le choix de la partenaire qui portera l’enfant (Leblond de Brumath et al., 2006), la conjugalité et l’homoparentalité (Julien et al., 2007 ; Ryan et Julien, 2007) ainsi que l’effet de l’homophobie sur les adolescents élevés par des mères lesbiennes (Vyncke et al., 2014).

En France, aucun travail scientifique sur les parents gays et lesbiens et leurs enfants n’a été publié avant l’année 2000. Dans le champ de la psychologie, peu d’études empiriques ont fait l’objet de publications en France. L’étude réalisée en 2000 par le pédopsychiatre Stéphane Nadaud s’inscrit dans la lignée des études anglo-saxonnes. Elle est la première étude française utilisant un protocole scientifique issu de la psychologie du développement. Les sujets, 58 enfants de 6 à 16 ans, ont été recrutés au sein du réseau associatif. Trois questionnaires ont été soumis aux parents : le Children Behavior Checklist (CBCL) qui donne des profils comportementaux et psychopathologiques ; le EAS (Emotionality, Activity, Sociability) qui permet de déterminer le type de tempérament de l’enfant; et un troisième outil qui évalue les capacités d’adaptation de l’enfant face à des difficultés. Les résultats sont semblables à ceux obtenus pour des enfants élevés dans des familles hétéroparentales (Nadaud, 2002). Il faut noter les travaux d’Olivier Vecho sur le développement socio-affectif des enfants de familles homoparentales (Vecho, 2005 ; Vecho et Schneider, 2005 ; Vecho et al., 2006 ; Zaouche-Gaudron et Vecho, 2005). Les résultats obtenus par Stéphane Nadaud et Olivier Vecho apportent une confirmation des travaux antérieurs : les profils psychologiques des enfants ne diffèrent pas fondamentalement de ceux de la population générale.

Les travaux en psychologie du développement trouvent en France moins d’écho que ceux de la psychologie clinique ou de la psychanalyse, très présentes dans le cursus des psychologues, psychothérapeutes et médecins. Une partie des psychanalystes qui s’expriment dans les médias émettent des avis normatifs au sujet de l’homoparentalité et n’accordent aucun crédit aux études en psychologie du développement, dont ils critiquent la méthodologie. Lors des débats sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en 2012 et 2013, ils ont tenté d’alerter les politiques sur le danger qu’il y aurait à légaliser l’adoption d’un enfant par un couple de même sexe ou à rendre la procréation médicalement assistée accessible aux couples de femmes (Berger, 2014 ; Flavigny, 2005 ; Lévy-Soussan, 2002 ; Winter, 2010). Devant les critiques recensées par le psychiatre et psychanalyste Maurice Berger à propos des études sur l’homoparentalité, Vecho et Schneider répondent point à point dans un article très documenté, démontrant la faiblesse de son argumentation (Berger, 2014 ; Vecho et Schneider, 2015).

Prétendant parler au nom de leur discipline, certains psychanalystes prédisent un avenir funeste aux enfants élevés au sein des familles homoparentales. Les positions hostiles à toute légalisation de l’homoparentalité ne font toutefois pas l’unanimité parmi les psychanalystes. Certains critiquent ces discours normatifs (Hefez, 2010 ; Prokhoris, 2000 ; Roudinesco, 2002 ; Tort, 1999). Pour Geneviève Delaisi De Parseval, il est impossible de prédire quoi que ce soit, tant le psychisme humain est plastique. Le fait d’être homosexuel ne constitue pas un obstacle au regard de la capacité à être un parent acceptable. Selon elle, il faut prendre de la distance à l’égard de la représentation selon laquelle seule la famille nucléaire hétéroparentale serait une famille normale et que l’inscription dans la filiation serait nécessairement liée à l’hétérosexualité du couple procréateur (Delaisi De Parseval, 2008). Des cliniciens de plus en plus nombreux commencent à revisiter la théorie freudienne à l’aune des nouvelles parentalités ; certains d’entre eux s’impliquent dans des travaux de recherche clinique auprès des familles homoparentales pour explorer leur fonctionnement et la construction psychique des enfants en leur sein (Ducousso-Lacaze, 2006, 2008, 2014 ; Ducousso-Lacaze et Grihom, 2009, 2010 ; Feld-Elzon, 2010 ; Heenen-Wolff, 2010 ; Hefez, 2005, 2012 ; Naziri, 2010).

Les études menées en Europe, en Amérique du Nord et plus généralement dans les pays anglo-saxons ont ouvert la voie à d’autres travaux qui ne cherchent plus à répondre aux préjugés, mais plutôt qui prennent les familles homoparentales comme objets de recherche potentiellement révélateurs des transformations familiales. Des thèmes très divers ont donné lieu à des publications : la transmission de l’identité religieuse (Gross, 2004), les relations intergénérationnelles (Gross, 2009a, 2014a ; Julien et al., 2005 ; Julien, et al., 2006), la désignation des liens et les termes utilisés par les enfants pour s’adresser à leurs parents (Gross, 2008, 2014b), la paternité gay (Gross, 2012 ; L’Archevêque et Julien, 2013 ; Tarnovski, 2010), l’importance du lien biologique et des représentations hétéronormatives (Ciano-Boyce et Shelley-Sireci, 2002 ; Dalton et Bielby, 2000 ; Descoutures, 2010 ; Gratton, 2008), la répartition des tâches domestiques et éducatives dans un foyer où le genre n’intervient pas pour prédéfinir le partage (Patterson et al., 2004 ; Vecho et al., 2011).

3. La transparentalité

La parenté transgenre ne se résume pas aux exemples médiatisés de grossesses masculines. Beaucoup d’hommes trans ont mis au monde leurs enfants, que ce soit avant leur transition, dans le cadre d’une union avec un / une partenaire cisgenre[7] ou après leur transition, à l’aide des nouvelles techniques de reproduction assistée. Beaucoup souhaitent être parents et le deviennent, avec ou sans l’aide de ces techniques. La parenté transgenre nous fait entrer dans un univers où des hommes sont enceints et mettent leurs enfants au monde, où des femmes conçoivent avec leur sperme, où des femmes sont pères et des hommes sont mères. Ces diverses figures parentales sont troublantes et suscitent des réactions scandalisées qui ne vont pas sans rappeler celles que l’évocation de l’homoparentalité suscitait dans les années 1980. C’est que cette dernière, comme les expériences transgenres de la parenté, interroge les fondements de la filiation. Laurence Hérault (2014a) le note, contrairement à ce qui s’est passé dans le cadre des recherches sur l’homoparentalité, les liens familiaux et parentaux des personnes transgenres n’ont jusqu’à présent guère suscité l’intérêt des chercheurs. À partir du milieu du XXe siècle, les travaux en psychologie et psychiatrie analysent dans une perspective étiologique les relations établies dans l’enfance avec chacun des parents pour mieux comprendre « la dysphorie de genre » (Stoller, 1985). Le regard se porte par la suite sur la sphère familiale, pour aider les parents à faire face à la transition de leur enfant vécue comme une difficulté majeure. Les différentes étapes vécues par les parents depuis l’annonce jusqu’à l’acceptation de la situation sont décrites par plusieurs auteurs (Emerson et Rosenfeld, 1996 ; Lesser, 1999 ; Wren, 2002 ; Zamboni, 2006). Les relations des personnes transgenres avec leurs enfants ne sont par contre l’objet que de travaux très épars en psychologie. L’étude ancienne de Green (1978) porte sur 34 enfants de personnes trans restés en contact avec leurs parents et conclut qu’il n’y a pas d’influence négative du transsexualisme parental sur le développement psycho-sexuel des enfants, ni sur leur identité de genre. Une étude plus récente montre que les enfants s’adaptent bien au transsexualisme d’un de leurs parents, surtout s’ils sont jeunes (White et Ettner, 2007). Petra de Sutter (2014) note plus récemment que la question sous-jacente de ces études, comme ça avait été le cas dans la discussion autour de l’accès des personnes homosexuelles aux techniques de PMA, était de savoir si les personnes trans pouvaient être de bons parents et ne pas influencer négativement le développement sexuel ou l’identité de genre de l’enfant à naître (Baetens et al., 2003 ; De Sutter, 2003). Les résultats de ces études sont identiques à ceux des études sur les enfants de mères lesbiennes : le développement de ces enfants ne diffère guère de celui des autres enfants. Plus récemment, quelques chercheurs se sont penchés sur les expériences parentales des personnes transgenres, notamment sur la manière dont elles assurent leur rôle de parent (Hérault, 2011 ; Hines, 2007 ; Ryan, 2009). Hines a montré l’importance de la prise en considération de la parentalité trans et la manière dont les parents négociaient leur transition avec leurs enfants. Une étude menée de 2000 à 2010 auprès de 22 couples dont les hommes étaient transsexuels et avaient sollicité les Centres de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) pour un don de sperme et auprès de 33 enfants âgés de 2 à 11 ans montre que les hommes sont clairement des pères pour leurs enfants et que ceux-ci n’ont pas de problèmes dans leur développement psychomoteur ou cognitif (Chiland et al., 2013). L’ouvrage collectif dirigé par Laurence Hérault (2014b) se penche sur la question cruciale de la procréation et de l’engendrement par des personnes transgenres et sur les troubles suscités par la grossesse d’un homme ou l’utilisation de son propre sperme par une femme. Même si ces travaux, comme ceux portant sur l’homoparentalité, confortent l’idée que la « transparentalité » permet de saisir les transformations et les recompositions de la filiation et de la parentalité dans les sociétés contemporaines, la plupart des réactions sociales sont de l’ordre de la « monsterisation ». À travers les commentaires analysés (Fraïssé, 2014 ; Hérault, 2014a), ce qui semble insupportable, c’est la menace d’une abolition de la dimension sexuée : « d’un côté une usurpation qui assimile et de l’autre une autonomie démiurgique, le contraire de ce qui fait notre humanité » (Hérault, 2014a : 81).

Comme le souligne Desmons (2014), la parenté trans est une question sociopolitique qui dépasse largement la population trans, car elle touche à ce qui définit l’identité : « À travers la psychiatrisation de l’identité trans c’est l’identité qui devient officiellement le sujet de la psychiatrie » (Espineira, 2011 : 280). Le trouble provoqué par les grossesses masculines révèle notre conception essentialiste et dualiste de l’identité sexuée. Laurence Hérault (2014a) montre que cette conception n’est pas inéluctable à condition de changer de perspective et de prendre en compte l’identité narrative et relationnelle des personnes.

Alain Giami (2014) montre par ailleurs que la diversité interne de la population trans demeure relativement méconnue. Peu d’études en sociologie comme en santé publique se penchent sur la pluralité des identifications de genre, les parcours biographiques ou la diversité des parcours de transition. À partir d’une étude réalisée en France en 2009 auprès de 381 personnes trans (96 hommes assignés au sexe féminin à la naissance et 281 femmes assignées au sexe masculin à la naissance), Alain Giami apporte quelques informations sur la fréquence de la procréation auprès des personnes trans vivant en France ainsi que sur les facteurs sociaux démographiques ayant une influence sur celle-ci : les MtF (Male to Female) et les FtM  (Female to Male) n’ont pas la même expérience de la procréation. Alors que les MtF interrogées ont déjà eu un enfant au moment de l’enquête, 8,6  % seulement des FtM ont déclaré avoir eu cette expérience. Cette caractéristique est très fortement liée à l’âge : dans les deux cas, les personnes âgées de plus de cinquante ans représentaient la majorité de celles qui avaient eu un enfant. Dans les deux cas, plus on a commencé le processus de transition tardivement, plus fréquemment on a eu un enfant. L’expérience de la paternité/maternité biologique semble antérieure à l’engagement dans le processus de transition. Pour les personnes MtF, le fait d’avoir réalisé et mené à son terme le projet familial hétérosexuel semble constituer un préalable à l’engagement dans le processus de transition. La situation paraît différente pour les FtM, qui semblent s’engager plus jeunes dans le processus de transition, avant d’être parents. Interrogés sur leurs éventuels projets parentaux, 10  % de ces derniers souhaitent faire un enfant pour 4  % des MtF. Ce souhait de faire un enfant concerne les personnes qui n’ont pas subi d’intervention chirurgicale sur leurs organes génitaux, celle-ci constituant en France une obligation légale pour obtenir le changement d’état civil. En revanche, le souhait d’adopter un enfant n’est pas associé au fait d’avoir été opéré, 20  % des MtF et des FtM souhaitent adopter un enfant. Alain Giami conclut en faisant remarquer que le maintien de leurs capacités reproductives ouvre des interrogations inédites sur la parenté : la « mère porteuse » pourra être le père, par exemple.

Pierre Jouannet (2014), en charge des entretiens préalables à la réalisation d’une PMA avec tiers donneur pour des FtM, dans le cadre du CECOS de l’hôpital Cochin de Paris, note que ceux-ci sont tout à fait d’accord pour donner aux enfants des informations sur le mode de conception et que cela semble poser moins de problèmes aux hommes qui ont changé de sexe qu’aux hommes stériles. En revanche, parler du transsexualisme semble plus difficile, notamment de par la volonté fréquente des hommes de masquer leur vie antérieure (Jouannet, 2014).

4. Ce numéro d’Enfances Familles Générations

Les articles de ce numéro abordent des thématiques qui recoupent les enjeux actuels touchant l’ensemble des familles contemporaines. L’homoparentalité et la transparentalité illustrent la complexité de la construction des liens dans les familles contemporaines au sein desquelles l’apparentement oscille entre le partage de substances biogénétiques et la construction relationnelle. Comme le soulignent les anthropologues Chantal Collard et Françoise Zonabend (2015), de nombreux travaux en anthropologie débattent spécifiquement de l’importance relative des déterminismes biologiques et culturels de la parenté concernant le genre. Certains vont jusqu’à défendre l’idée que les faits naturels de la procréation sont culturellement construits, qu’ils ne peuvent être pris comme donnés par la nature dans l’étude de la parenté et du genre. Mais certains anthropologues comme Françoise Hériter continuent de soutenir qu’il y a des faits biologiques inévitables, avec lesquels tous les systèmes de parenté doivent composer : le sexe, l’âge et la génération. Ces butoirs biologiques créent des différences et des asymétries. Toutefois, si toujours et partout, il faut disposer des gamètes d’un homme et d’une femme pour faire un enfant, avec la transparentalité, ce ne sont pas toujours les femmes qui accouchent des enfants.

Les avancées scientifiques en matière de procréation ont ébranlé nos façons de penser la filiation, qu’il s’agisse de déterminer la paternité jusque-là incertaine grâce à l’empreinte ADN, de la congélation des gamètes ou des embryons ouvrant un possible « brouillage » de la filiation et la possibilité de diviser la maternité en trois, maternité gestationnelle, génétique ou d’intention. Le recours à ces techniques défie notre modèle de filiation exclusif où la norme est de n’avoir qu’un seul père et une seule mère. Cette norme s’accorde en effet assez mal avec l’adoption et avec les nouvelles techniques de reproduction, qui amènent des acteurs supplémentaires : donneurs de gamètes, parents de naissance, gestatrices ou conjoints d’un parent de même sexe. Le maintien en France du modèle de filiation exclusif conduit à fonder la maternité sur l’accouchement et à ignorer ses autres composantes. Les enfants issus d’une GPA à l’étranger en subissent les conséquences. La France refuse de les reconnaître et de transcrire leur état civil étranger, notamment le lien de filiation avec la mère intentionnelle ou celui établi avec le conjoint du père biologique. Si le mariage de personnes de même sexe est possible dans 11 pays de l’Union européenne[8], dans toutes les provinces du Canada et maintenant dans tous les États des États-Unis, il a suscité des débats houleux en France, notamment à cause des questions liées à la filiation et à la possibilité qu’un enfant ait deux parents de même sexe.

Ce numéro examine les obstacles juridiques ou médicaux auxquels sont confrontées les minorités sexuelles dans leur accès à la parenté et analyse tant les réticences des législateurs occidentaux à définir une parenté « hybride », à la fois sociale et biologique, que les représentations sociales dans le discours populaire et dans les pratiques des couples de même sexe. Il traite aussi des enjeux relatifs au bien-être des enfants et à leur épanouissement dans les cadres familiaux atypiques.

Les divers enjeux traités dans ce numéro de la revue Enfances Familles Générations sont envisagés selon quatre axes d’analyse :

  1. les études de genre et analyse de discours ;

  2. l’analyse psychosociale et développementale ;

  3. l’analyse sociojuridique ;

  4. la perspective anthropologique.

4.1. Études de genre et analyse de discours

Laurence Moliner aborde les indicateurs de freins à l’égalité et montre comment le genre se déploie jusque dans l’esprit du législateur français dans la fabrication de la loi de mai 2013, qui oublie une partie des familles homoparentales, notamment celles qui présentent une configuration pluriparentale ou dont les enfants ont été conçus par GPA. La comparaison avec l’Espagne et la Grande-Bretagne permet d’analyser ce que la loi contient de références à une famille hétéronormée. Moliner repère ensuite ce qui, dans les discours des débats de l’Assemblée nationale et du Sénat, révèle les ressorts de « l’ordre de genre », instance organisatrice des freins à l’avancée en égalité. L’auteure est conduite à élaborer la notion de « monsterisation ». La « monsterisation » permet de justifier le maintien d’un ordre de genre destiné à protéger les « non-monstres », bénéficiaires exclusifs du système de domination. Certes, la loi de mai 2013 invite à la transformation du cadre hétéronormatif des familles ainsi que des rapports à la parenté, à la filiation, aux parentalités, aux nouvelles techniques de reproduction, au mariage et incite à penser l’homoparenté. Cependant, Laurence Moliner conclut en suggérant que cet effritement de l’ordre symbolique entraîne également un repli et un déchaînement dans l’imaginaire qui renforcent les résistances à la progression de l’égalité formelle vers l’égalité réelle. 

De son côté, Camille Frémont se penche sur la socialisation aux normes de genre des enfants par les mères lesbiennes, à partir d’une enquête de terrain. Au niveau individuel et conjugal, les mères lesbiennes interrogées démontrent une réelle remise en question des normes du genre. Elles manifestent un détachement vis-à-vis de la pensée hétéronormative : à travers une critique des stéréotypes de genre, une dénonciation du sexisme et une certaine déshétérosexualisation dans la manière de parler de soi et dans leur apparence. Le fonctionnement des couples au quotidien montre une plus grande égalité que dans le modèle hétérosexuel traditionnel de l’organisation domestique et des rôles parentaux. Relativement à la transmission du genre, l’auteure envisage l’hypothèse que des femmes qui ne nient pas la différence des sexes mais rejettent l’idée de catégories sociales hommes /femmes hermétiques transmettent implicitement des modèles féminins éloignés des stéréotypes. Cependant, bien que prédisposées à transmettre des modèles de genre non stéréotypés et non hiérarchisés, les enquêtées s’efforcent d’assurer l’intégration de leurs enfants par une socialisation de genre normative, afin de les protéger de la désapprobation sociale à laquelle elles ont le sentiment de les exposer du fait de la famille atypique qu’elles forment. Elles promeuvent donc de manière explicite les normes de genre dominantes dans l’éducation de leurs enfants. La transgression de la norme hétérosexuelle n’entraîne donc pas, dans leur rôle d’éducatrices, de volonté de subvertir l’ordre hétéronormatif.

4.2. Analyse psychosociale, vécus des enfants et des familles

Dans cette partie, les auteures, Émilie Moget et Susann Heenen-Wolff d’une part et Alice Olivier d’autre part se penchent sur le vécu des familles homoparentales lesbiennes et de leurs enfants.

Au travers d’une étude qualitative, longitudinale et prospective en psychologie, Émilie Moget et Susann Heenen-Wolff proposent l’analyse du vécu de familles homoparentales lesbiennes qui ont recours aux pratiques modernes d’aide à la procréation avec don de sperme anonyme. De nombreuses questions sont soulevées : le rôle des mères auprès de l’enfant à naître, la place du donneur anonyme dans le roman familial, l’énigme pour l’enfant quant à ses origines, le développement de l’identité sexuée de l’enfant, l’intégration de ces familles au sein d’une société hétéronormative. Des rencontres régulières avec les enfants et les parents ainsi que l’utilisation d’outils projectifs thématiques permettent aux auteures de mettre en lumière les spécificités du fonctionnement familial, d’explorer le vécu intrapsychique et intersubjectif de ces enfants dans leur famille, et de tenter de comprendre comment les enfants se construisent psychiquement au regard d’un couple de même sexe.

Si la recherche s’est intéressée à la formation des familles homoparentales et au développement de leurs enfants, très peu de travaux se sont interrogés sur la manière dont ces enfants gèrent leur « différence familiale » à l’école. Pourtant, l’homophobie en milieu scolaire est un phénomène important[9] et ces enfants sont susceptibles de faire l’objet d’un « stigmate » (Goffman, 1975). Ce problème se pose particulièrement à la préadolescence et à l’adolescence, périodes marquées par un fort souci d’identification aux normes des groupes de pairs (Galland, 2011). Alice Olivier s’intéresse aux préadolescents et adolescents de familles homoparentales. Comment décident-ils de dire ou au contraire de taire leur « différence familiale » à l’école, et quels arguments mobilisent-ils pour expliquer leur attitude ? À partir de l’analyse d’entretiens menés en 2012 en France auprès de 13 filles et garçons âgés de 10 à 19 ans, issus de familles homoparentales de configurations diverses, Alice Olivier montre que selon leur âge, les caractéristiques de leur établissement scolaire, les comportements de leurs parents ou encore l’identité de leurs interlocuteurs, les attitudes de ces jeunes divergent fortement – variant du dévoilement spontané de leur situation familiale à l’invention et la mise en scène d’une famille « traditionnelle ». Ils parlent parfois de leur « différence familiale » parce que leurs parents sont visibles à l’école, pour prouver une amitié ou encore par militantisme. Dans d’autres cas, ils préfèrent la taire par peur d’être rejetés des groupes de pairs ou parce qu’ils refusent d’être réduits à une identité d’« enfant de ». Ces résultats sont analysés à la lumière des récents débats et changements législatifs français, et des modifications que ces derniers sont susceptibles d’introduire en termes de visibilité des familles homoparentales en milieu scolaire.

4.3. Analyse sociojuridique

Laurence Brunet et Marta Roca i Escoda se livrent à une analyse des freins et réticences exprimées respectivement par le législateur français et le législateur espagnol dans la fabrication de la loi autorisant une filiation monosexuée. Pour sa part, Sébastien Sauvé analyse les insuffisances du régime juridique québécois pour protéger la situation des parents trans.

Laurence Brunet se penche sur la fabrication de la loi qui autorise le mariage des couples de même sexe et analyse les atermoiements du droit concernant l’accès à la parenté en France. La loi française votée en mai 2013 a consacré une première forme de reconnaissance de la famille constituée par deux personnes de même sexe (mariées) : il est désormais possible à un couple de même sexe d’adopter conjointement un enfant, mais surtout, il est permis à un des deux conjoints d’adopter l’enfant dont l’autre est déjà parent. Compte tenu du peu d’enfants à adopter, en France comme à l’étranger, la voie privilégiée pour fonder une famille homoparentale passe de toute évidence par l’adoption de l’enfant du conjoint. Mais comment, s’il ne l’a pas adopté, ce conjoint a-t-il eu cet enfant ? Le législateur français n’en dit mot. Or, l’accès à l’assistance médicale à la procréation avec don de sperme reste fermé aux couples de femmes et la gestation pour autrui, seule solution pour les couples d’hommes, est sévèrement condamnée par le droit français. À défaut de vouloir s’engager dans un projet de coparentalité avec une personne de l’autre sexe, les couples de femmes se résignent à aller dans un pays étranger qui leur ouvre l’insémination artificielle avec donneur et les couples d’hommes à rechercher l’aide d’une gestatrice pour autrui dans un état qui n’interdit pas cette pratique. Une fois l’enfant né et élevé en France, les juges français sont régulièrement saisis de demandes visant soit à reconnaître une place au parent « social » (par opposition au parent légal), soit à valider la filiation de l’enfant né à l’étranger à l’égard de son géniteur. La loi de mai 2013 permet désormais à celui qui n’est pas le parent géniteur de demander l’adoption de l’enfant de son conjoint. Comment les juges répondent-ils à ces requêtes ? Leur appréciation est-elle la même selon que les parents forment un couple d’hommes ou de femmes ? Selon que le couple vit en commun ou est séparé ? Laurence Brunet tente un premier bilan jurisprudentiel des jugements mettant en oeuvre la loi de 2013, désormais abondants.

Le texte de Marta Roca i Escoda reprend des réflexions issues d’une recherche en bioéthique qui s’attachait à analyser le croisement de trois phénomènes : le développement des nouvelles techniques de reproduction humaine ; leur encadrement juridique et normatif ; l’ouverture des droits aux minorités sexuelles, notamment la reconnaissance de l’homoparentalité. Il s’agissait de savoir comment les artéfacts juridiques de la filiation, qui instituent et présument la « vérité » biologique d’un cadre reproductif hétérosexuel, s’adaptent aux nouvelles réalités, tant technologiques que sociales et politiques. L’analyse de Marta Roca i Escoda se concentre sur les évolutions juridiques dans le contexte espagnol. L’Espagne, en ouvrant le mariage aux couples homosexuels, est allée plus loin que d’autres pays européens dans la reconnaissance de la filiation homosexuelle. Mais dans les faits, plusieurs sortes de no man’s land juridiques posent des problèmes concrets quant à la reconnaissance de la filiation monosexuée. C’est dans ces impasses juridiques que la question du corps (composante biologique et génétique, acte d’accoucher) ressort fortement dans le débat juridico-politique actuel. L’analyse mobilisée dans la contribution de Marta Roca i Escoda vise à montrer plus précisément comment, dans ces débats, le corps est engagé dans la conception de la filiation. Marta Roca i Escoda montre que malgré la position du législateur espagnol, qui consacre la volonté comme critère déterminant de la filiation, la composante biogénétique est engagée dans la conception de la filiation, et ce, tant du point de vue du droit que des pratiques des couples homosexuels.

Au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après Charte québécoise) interdit, dans une certaine mesure, la discrimination dirigée à l’encontre des personnes trans. Ce régime couvre cependant difficilement les différentes facettes de la transparentalité. En réponse à cette lacune et à l’aide d’une approche positiviste, le texte de Jean-Sébastien Sauvé suggère l’ajout de l’« identité sexuelle » et de l’« expression de genre » à la liste des motifs de distinction illicites énoncés dans la Charte québécoise. Cet ajout permettrait d’offrir aux parents trans une meilleure protection juridique. L’état du droit se verrait, par ailleurs, clarifié. Afin d’étayer cette affirmation, l’auteur étudie dans un premier temps l’interdiction de discriminer les personnes résistant aux stéréotypes de masculinité, de féminité, de paternité et de maternité. Le « sexe » et l’« état civil » apparaissent comme des motifs centraux au coeur d’une telle analyse, mais en raison de l’interprétation qui leur en est donnée, ne permettent pas d’embrasser pleinement et explicitement la situation des personnes résistant aux stéréotypes de genre, en particulier celle des parents trans. Le régime juridique québécois se montre donc, à cet égard, insuffisant.

4.4. Perspective anthropologique

Cette partie s’intéresse plus particulièrement à deux catégories de situations où la déliaison de la sexualité, la procréation et la parenté se heurtent aux réticences du corps juridique ou médical : la procréation « amicalement » assistée dans laquelle un couple de femmes a recours à un donneur dans un contexte privé d’une part (Côté et al.) ; et d’autre part, les différentes catégories de transparentalité dans lesquelles des personnes trans ont des enfants ou souhaitent en avoir (Corinne Fortier, Laurence Hérault).

En vertu de la Loi instituant l’union civile et les nouvelles règles de filiation promulguée au Québec en 2002, un enfant peut dorénavant avoir deux parents légaux de même sexe. La loi autorise également la concrétisation d’un projet parental par le recours aux forces génétiques d’autrui, dans le cadre d’un processus de procréation assistée s’effectuant dans un contexte privé. Un couple lesbien peut procéder en dehors du système médical pour concevoir un enfant, et ce, en ayant recours au sperme d’un homme qui acceptera d’agir comme géniteur. Le rôle que cet homme jouera ou non auprès de l’enfant sera négocié entre les mères et le donneur, car ce statut n’est régi par aucune obligation ou responsabilité légale (Malacket et Roy, 2008).

Depuis sa mise en oeuvre, la question du donneur connu a suscité de fortes réactions. Trois arguments ont été développés par des juristes et des sociologues. D’abord, le fait de ne pas reconnaître de liens de filiation entre le donneur connu et les enfants nés de ses dons priverait les enfants d’une relation avec leur géniteur (Joyal, 2002, 2006). Cela conduirait en outre à une certaine instrumentalisation des hommes au profit des couples lesbiens (Philips-Nootens et Lavallée, 2003 ; Tahon, 2006). Enfin, le don de sperme par relation sexuelle, impliquant une année au cours de laquelle le géniteur peut revendiquer un lien de filiation avec l’enfant, serait propice à la marchandisation de la filiation de l’enfant par un donneur mal intentionné (Roy, 2004). Isabel Côté, Kévin Lavoie et Francine de Montigny formulent des éléments de réponse à ces récriminations à la lumière du point de vue et de l’expérience des hommes concernés. Leur démonstration s’appuie sur des données qualitatives tirées de deux corpus d’entrevues réalisées auprès d’hommes ayant offert leur sperme à des couples lesbiens, soit dans le cadre d’un rapport relationnel préexistant avec les femmes (n = 9), ou à partir d’une entente établie à partir d’un contact sur Internet (n = 8). Les résultats plaident pour une conception plus nuancée de leur participation au projet parental d’autrui. La conviction de poser un geste altruiste pour les couples lesbiens est perçue par ces hommes comme une source importante d’accomplissement. De plus, la méthode de procréation préconisée s’inscrit dans une démarche consensuelle et transparente, à la rencontre des besoins des personnes impliquées et de leurs motivations respectives.

Dans son étude qui croise anthropologie et psychologie, Corinne Fortier rend compte à partir d’entretiens menés en France, en Suisse et au Québec de la parole de personnes trans qui ont eu des enfants. Elle analyse les récits de vie de personnes trans MtF déjà mariées ou en couple avant leur transition. Ces récits attestent de leur manière d’ajuster leur transition en femme avec leur rôle parental, même si elles doivent faire face à beaucoup d’incompréhension sinon d’exclusion. Il existe peu de témoignages d’enfants dans les rares recherches sur la transparentalité. Corinne Fortier a rencontré des enfants dont le parent a changé d’identité sexuée. À partir de leurs témoignages, elle examine comment ils réagissent à ce changement ; cette réaction qui peut évoluer au cours du temps est liée à leur âge, à la façon dont la nouvelle leur a été annoncée, à l’attitude de leur mère et de leur famille proche, ainsi qu’au regard social porté sur la transparentalité.

Laurence Hérault montre comment la dernière décennie a vu la « monsterisation » passer de l’homoparentalité à la transparentalité. Elle s’intéresse à la manière dont les personnes trans sont accueillies dans les centres de PMA en France, et plus largement à la façon dont la procréation des personnes trans est actuellement pensée et gérée dans le cadre politique français. Elle analyse comment les CECOS ont pris en charge les couples formés par les personnes trans (accueil seulement des personnes ayant changé d’état civil, demande de stérilisation quand celle-ci n’a pas été déjà réalisée, suivi des enfants sur plusieurs années, etc.). À partir de sources médiatiques et d’expériences ethnographiques, elle explore la façon dont la question de la préservation des gamètes avant la transition est actuellement prise en considération (refus des CECOS d’assurer cette préservation, saisine du défenseur des droits, avis de l’Académie de médecine, avis du Comité national consultatif d’éthique). Laurence Hérault s’attache notamment à saisir comment dans ces différents cadres médicaux et politiques, la parenté, et plus particulièrement l’engendrement par les personnes trans, est constituée de façon problématique et spécifique. Sa contribution permet de comprendre par quelles procédures et quels dispositifs la parenté des personnes trans est faite problème.

Conclusions. Pour que l’effroi et la « panique morale » cèdent à la connaissance

Sur l’ensemble des questions traitées dans ce numéro apparaît un grand décalage entre la France d’une part et d’autre part le Québec et plus largement l’Amérique du Nord, et d’autres pays en Europe notamment la Belgique et l’Espagne. Au Québec, la protection juridique des couples de même sexe et des familles homoparentales existe depuis 2002. Les couples de femmes deviennent toutes les deux mères statutaires si la conception a eu lieu dans un cadre médical grâce à un don de sperme, ou hors cadre médical mais sans relation sexuelle avec le géniteur. En effet, la loi n’exclut pas l’élaboration d’un projet parental hors contrôle médical, mais dans ce cas, le législateur a souhaité protéger les droits d’un homme qui souhaiterait reconnaître sa paternité s’il a conçu un enfant lors d’un rapport sexuel. Si la conception a eu lieu sans relation sexuelle avec le donneur, celui-ci ne pourra pas devenir père statutaire ou faire obstacle à la double maternité, car le fait de procéder à une insémination signe le consentement du géniteur à la réalisation du projet parental des deux femmes. Comme le montrent Isabel Côté et ses collègues, le rôle dénué d’ambiguïté légale des donneurs permet aux lesbiennes de créer leurs familles dans un esprit de négociation, avec une implication variable des donneurs. La spécificité du contexte législatif québécois offre aux couples de femmes la liberté de recourir à une grande diversité d’arrangements procréatifs tout en accordant à l’engagement et à l’intention une importance décisive pour l’établissement de la filiation. L’Espagne et la Belgique accordent également de l’importance à la dimension volitive pour établir la filiation homosexuée féminine. Concernant la filiation homosexuée masculine, elle ne peut intervenir au Québec que dans le contexte d’une adoption puisque, tout comme en France, les conventions de GPA ne sont pas légales. Toutefois, la justice ne s’oppose pas à l’adoption de l’enfant du conjoint dans « l’intérêt supérieur de l’enfant », même quand cet enfant a été conçu à l’aide d’une GPA.

Concernant les personnes trans, au Québec, la Loi 35 adoptée en décembre 2013 permet de changer d’état civil sans opération chirurgicale. La possibilité qu’un homme trans soit enceint n’est donc pas exclue. Les personnes FtM en couple avec une femme peuvent recourir à un don de sperme. La loi n’interdit pas d’utiliser les ovules fécondés avant leur transition vers l’identité masculine pour les implanter dans l’utérus de leur compagne. Les personnes MtF en couple avec une femme peuvent recourir à un don de sperme d’un tiers donneur, mais peuvent aussi en principe utiliser leurs propres gamètes d’avant leur transition vers l’identité féminine.

Contrairement aux critères demandés dans plusieurs autres pays (par exemple l’Allemagne, l’Espagne, le Royaume-Uni, le Danemark, les États-Unis ou l’Argentine), la France exige toujours l’irréversibilité de la transition pour autoriser les personnes trans à changer de sexe à l’état civil ; l’interprétation de ce critère d’irréversibilité continue bien souvent à imposer la stérilisation (Brunet, 2014). Tout est fait pour protéger la distinction entre les hommes et les femmes. Le droit refuse l’homme enceint, le père devenu femme, la mère devenue homme, la femme devenant père ou l’homme devenant mère, toutes des catégories brouillant la certitude de la binarité des sexes et perçues comme contre nature, voire « monstrueuses ».

Malgré la brèche que constitue le mariage des personnes de même sexe et l’adoption, le législateur reste très attaché à un système exclusif bionormé de la filiation. Il est ébranlé par la possibilité qu’un couple de même sexe soit, par l’adoption qui leur est autorisée depuis la loi de mai 2013, parents d’un même enfant. Laurence Brunet dévoile le trouble des juges face aux lesbiennes qui recourent à la PMA dans les pays voisins où cela leur est autorisé. Envisager qu’un couple de femmes puisse procréer à l’aide d’un tiers donneur paraît difficile, car il s’agit là de dissocier la procréation de la sexualité. La paternité gay et les divers moyens procréatifs d’y parvenir impliquent non seulement de dissocier la procréation de la sexualité, mais également de diviser la maternité en maternité intentionnelle, gestationnelle et génétique. C’est l’absence de la maternité intentionnelle qui permet à un couple d’hommes de devenir pères sans mère grâce à la GPA. La possibilité d’implanter plusieurs embryons conçus avec le sperme des deux hommes achève de scandaliser les tenants du système exclusif de la filiation. Par ailleurs, la coparentalité, qui donne des pères et des mères aux enfants, le recours à un donneur connu dont l’implication est variable évoquent parfois des configurations familières où plusieurs parents, plus de deux, prennent soin des enfants. Tout comme les recompositions familiales, ces configurations ne trouvent rien dans le droit qui leur permet d’exister. La loi française de 2013 règle tout juste les situations des familles homoparentales existantes, mais ne considère pas de donner les moyens à des couples homosexuels de fonder une famille. La transparentalité, comme l’homoparentalité ou la pluriparentalité, met à mal un système qui repose sur la binarité irréductible des sexes, fonde la filiation sur un mime procréatif et peine à reconnaître la dimension intentionnelle de la parenté.

Les débats parlementaires, les manifestations des opposants au projet de loi ont ainsi pu évoquer le risque de confusion des genres, les nombreux dangers encourus par les enfants, la polygamie, les unions avec les animaux, la fabrication d’orphelins, etc. Laurence Moliner montre dans sa contribution comment les couples homosexuels ainsi que les personnes trans sont « spécifiés » et « monsterisés », provoquant effroi et angoisse chez les « familles normales ».

Pourquoi une telle « panique morale » en France dès lors qu’il s’agit d’homoparentalité ou de transparentalité ? On pourra évoquer l’homophobie ou la transphobie latentes ou manifestes qui ont émaillé les discours au moment des débats parlementaires liés au pacte civil de solidarité (pacs) puis au « mariage pour tous ». D’autres facteurs tels que l’importance accordée à une certaine psychanalyse, l’imprégnation culturelle catholique ou l’universalisme républicain expliquent peut-être la réticence accrue de la France par rapport à d’autres lieux, notamment au Québec où l’influence anglo-américaine permet des évolutions plus rapides (Gross, 2011). En France, certains psychanalystes, instrumentalisant leur discipline, ont brandi lors des débats autour du pacs et autour du mariage des personnes de même sexe des prédictions catastrophistes. Les opposants ont utilisé ces éléments de discours pour en faire un principe transcendant, intangible, immuable : la différence des sexes et des rôles qui leur sont attribués. Au moment des débats sur le mariage pour tous, les discours des opposants sont plus souvent visiblement liés à la religion. En effet, l’origine de la polémique sur la « théorie du genre » se situe au Vatican et les autorités religieuses ont non seulement exprimé leur opposition au mariage pour tous, mais ont également appelé leurs fidèles à manifester (Béraud, 2015). Même si la Révolution française date de plus de deux siècles, même si l’Église et l’État sont séparés depuis 1905, une imprégnation culturelle catholique règne sur la démocratie française, particulièrement dans le domaine du mariage et de la famille. Le modèle chrétien du mariage a survécu durablement à la Révolution et au processus de sécularisation formellement inscrit dans le droit, sous une forme laïcisée. Déboutée de la possibilité d’exercer son magistère sur le terrain politique, l’Église a trouvé dans la famille un lieu privilégié d’où elle pouvait continuer d’exercer une influence sociale majeure (Hervieu-Léger, 2003). Elle continue à s’exprimer fermement sur toutes les questions liées au mariage et à la famille. La sécularisation de la France n’a pas été aussi rapide qu’au Québec, qui s’est affranchi beaucoup plus nettement de l’influence catholique. Enfin, le principe d’universalisme républicain exclut les particularismes et les identités. La citoyenneté universelle « à la française » repose sur le postulat d’un dédoublement théorique de l’individu qui, en tant que citoyen, est détaché de toute appartenance et voit toutes ses dimensions identitaires renvoyées à la sphère privée, qu’elles soient ethniques, culturelles, sexuelles ou autres. Les demandes égalitaires de ceux que cet universalisme nie (les femmes, les homosexuels, les minorités) sont, lorsqu’on souhaite les rejeter, étiquetées comme communautaristes. Leurs intérêts particuliers ne sauraient dès lors trouver leur place à côté des intérêts du plus grand nombre.

Nous ne pouvons clore ce chapitre sans évoquer les débats intenses que provoque la GPA. Elle soulève en effet des interrogations éthiques : peut-on monnayer l’utilisation du corps d’une femme pour mettre au monde un enfant ? Une femme qui a porté l’enfant est-elle toujours une mère ? Si oui, la GPA constitue-t-elle un abandon à la naissance? Les femmes qui portent un enfant pour autrui subissent-elles une marchandisation de leur corps et une exploitation économique, ou bien au contraire manifestent-elles une forme d’autonomie et de contrôle sur leur propre corps ? Les féministes sont divisées sur ces sujets Les témoignages de femmes porteuses nord-américaines vont plutôt dans le sens d’une appropriation de leur corps et d’une grande fierté du geste qu’elles ont accompli pour aider un couple à devenir parents (Levine et Melton, 2015 ; Lance, 2015). Dans d’autres parties du monde, notamment en Inde ou en Ukraine, la condition économique des femmes porteuses les soumet à un risque d’exploitation marchande sans qu’elles aient de réels moyens de modifier les conditions de réalisation de la GPA ou les termes des contrats qui les lient aux divers intermédiaires.

Seule la production de connaissances scientifiques permettra de faire reculer la « monsterisation » des familles homo- ou transparentales. La reconnaissance des couples de même sexe existe aux États-Unis et dans plusieurs autres pays dans le monde, via l’institution du mariage ou d’un partenariat civil. La recherche pourrait donc s’orienter vers l’étude des impacts du mariage ou du partenariat (ainsi que de l’adoption ou de la possibilité d’établir la filiation envers deux parents de même sexe) sur les représentations de la paternité et de la maternité, sur le bien-être des enfants, sur les caractéristiques du fonctionnement familial et conjugal des familles homo- ou transparentales. D’autres recherches sont à mener, sur la base de données quantitatives et qualitatives : sur la prise en charge des tâches parentales, sur l’organisation matérielle et financière, sur la manière dont sont assurées les fonctions parentales, sur l’insertion dans l’entourage et les réseaux de parenté, entre autres.