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L’éducation familiale participe de la construction des manières d’agir, du développement des dispositions individuelles et de l’appropriation de multiples identités amenant les enfants à devenir des individus autonomes (Tap et Vinay, 2000). Les travaux en sociologie de la famille montrent une évolution forte des normes d’éducation depuis les années 1980. Le développement de « compétences relationnelles » est devenu prioritaire, au détriment des dispositions traditionnellement recherchées par une éducation statutaire, telles que l’obéissance, la morale ou le goût de l’effort (Déchaux, 2009). Les parents perçoivent désormais davantage leur rôle comme un accompagnement de l’entrée de leur enfant dans le monde adulte. Cependant, favoriser l’épanouissement de l’enfant tout en intégrant les contraintes liées au souci largement partagé de réussite scolaire n’est pas sans contradiction (de Singly, 1996). La complexité du travail familial réside dans l’équilibre à trouver entre des pratiques « impositives » répondant aux enjeux de conformité et de réussite scolaire et des relations affectives intenses, favorables à l’épanouissement et l’autonomisation de l’enfant (de Singly, 1996). La famille tend à adopter un mode de socialisation bidirectionnelle où les parents développent des pratiques éducatives adaptatives prenant en compte les différences de personnalité, de tempérament et de goûts de leurs enfants (de Singly, 2003). Les pratiques éducatives sont donc aujourd’hui structurées par les parents et par les enfants, venant redéfinir les projets parentaux.

La diffusion de normes éducatives nouvelles n’a toutefois pas effacé la différenciation des pratiques. La relation verticale reste la norme dans certaines familles, même si cette relation évolue aussi dans le temps, avec l’âge de l’enfant, la place qu’il occupe et le rôle qu’il joue au sein de la famille. Dans leurs études portant sur les fonctionnements familiaux, Kellerhals et Montandon (1991) ont distingué quatre modes d’influence parentale (le contrôle, la motivation, la moralisation et la relation), associés à trois styles éducatifs (autoritaire, négociateur et maternant). Leurs travaux, comme ceux de Lautrey (1980) avant eux, mettent en évidence une stratification sociale des stratégies parentales. Dans les familles populaires, les auteurs ont remarqué la prépondérance de pratiques éducatives orientées vers le contrôle, l’obéissance et la conformité, alors que dans les familles moyennes et favorisées l’accent est davantage mis sur des valeurs d’imagination, d’ouverture, de créativité, avec une importance accordée à l’autonomie (Lautrey, 1980 ; Kellerhals et Montandon, 1991).

Durant l’adolescence, la relation parents-enfant(s) est déstabilisée par de nouveaux modèles de référence concurrençant les modèles familiaux puisque les comportements, les intérêts, les activités, les goûts et les préférences culturelles des adolescents se redéfinissent au sein du groupe de pairs. Ce moment de la vie se caractérise par :

  • L’adhésion grandissante à une culture de masse. Les modes imposées par les industries culturelles et médiatiques ainsi que les produits développés à l’intention des adolescents sont les signes d’appartenance à cette classe d’âge. La culture numérique est aussi une composante essentielle des cultures juvéniles (Donnat et Lévy, 2007 ; Fluckiger, 2008 ; Octobre, 2014) et offre aux adolescents des possibilités inépuisables de divertissement, d’information et de développement des sociabilités. 

  • Une forte appartenance au groupe de pairs qui favorise l’émancipation vis-à-vis des parents et la transition vers l’âge adulte (Tap et Vinay, 2000), même si la famille reste un repère essentiel notamment pour les décisions concernant l’orientation professionnelle ou les difficultés scolaires (Jackson, 1997). Les amis jouent un rôle important dans la construction des goûts et des préférences culturelles, mais aussi dans le développement de nouvelles sociabilités (Octobre et al., 2010). Plus l’adolescent avance en âge, plus les amis sont présents dans les consommations culturelles et les loisirs (Octobre et al., 2010).

  • Un tiraillement entre d’un côté une volonté d’indépendance et d’autonomisation et de l’autre une forte appartenance au groupe de pairs et une dépendance (économique, affective, relationnelle, sécuritaire) vis-à-vis des parents.

Au sein de cette classe d’âge, la préadolescence constitue un nouvel âge, que les chercheurs situent de la fin de l’école primaire aux années de collège. Selon Glevarec (2009), la notion de préadolescence prend sens avec l’usage de plus en plus précoce de biens et de produits culturels et médiatiques et avec l’apparition de la « culture de la chambre » où ils prennent une place croissante (Octobre et al., 2010). La chambre apparaît ainsi comme un nouvel espace à partir duquel les « adonaissants » (de Singly, 2006) s’expriment et entrent en relation avec d’autres personnes que les membres de la famille. Les outils numériques constituent des supports privilégiés par lesquels ils individualisent leurs pratiques, autonomisent leurs relations et développent des activités moins contrôlées par les adultes. Face aux « conduites émancipatrices » de leurs enfants, les parents développent des stratégies. Ils s’efforcent ainsi d’accompagner les transitions malgré un certain désinvestissement affectif des adolescents à leur égard, des tensions émotionnelles et des difficultés de communication.

Les stratégies éducatives parentales se déploient en particulier dans la sphère des activités numériques des adolescents que les parents cherchent à articuler avec les objectifs de réussite scolaire, de sécurité, d’épanouissement et d’affectivité. Anne Barrère (2015) souligne la complexité de la régulation des loisirs numériques des adolescents. Les inquiétudes des parents, essentiellement liées à la réussite scolaire, sont principalement à l’origine de leurs efforts d’encadrement des pratiques. Les formes de contrôle sont diverses et s’ancrent dans des styles éducatifs allant de la responsabilisation à des mesures d’interdictions matérielles. Barrère note aussi que les parents sont limités dans leur action éducative. L’« expérience numérique » est en effet autant que possible dissimulée par des adolescents soucieux de préserver cet espace de liberté. De son côté, Sophie Jehel (2011) constate l’influence de la médiation parentale dans le rapport des préadolescents aux médias. Elle montre que tous les parents ne limitent pas les consommations médiatiques de la même façon, que les régulations sont bricolées dans un climat d’anxiété face à la difficulté de la tâche. Jehel propose une typologie des styles de médiation parentale socialement différenciés pour la télévision dans laquelle on retrouve les parents confiants, indifférents, méfiants et filtrants. La chercheuse fait l’hypothèse d’une transposition des pratiques de régulations parentales d’un média à l’autre. Une typologie des médiations parentales vis-à-vis d’internet (Blaya et Alave, 2012) distingue la médiation active, la médiation active sur la sécurité, la médiation restrictive, le monitorage et l’utilisation d’un logiciel de contrôle. Comparativement aux autres pays européens, l’enquête montre qu’en France ce sont les jeunes issus des classes défavorisées qui reçoivent le moins de médiation de la part des adultes et des pairs quant à la sécurité sur internet. Elle indique également que les parents français sont les plus restrictifs (en particulier concernant le visionnage de vidéos, la messagerie instantanée et les réseaux sociaux numériques), même si 73 % d’entre eux discutent avec leurs enfants de leurs activités sur internet.

À la suite de ces travaux, cet article vise à comprendre comment les pratiques d’écrans des adolescents se négocient au sein de la famille. Il s’intéresse plus particulièrement aux régulations par les parents de ces pratiques, à la manière dont elles s’articulent aux représentations des parents à l’égard des outils numériques et à leurs propres usages. Il s’agit d’étudier les espaces de régulation et les dynamiques que les parents mettent en œuvre pour préserver l’engagement dans le travail scolaire tout en étant attentifs à l’épanouissement de l’enfant et à la préservation d’un équilibre familial. La recherche analyse également comment les usages numériques juvéniles viennent redéfinir les modalités relationnelles au sein des familles.

Méthodologie

Le matériau empirique analysé dans cet article est issu de la recherche INÉDUC (Inégalités éducatives et construction des parcours des 11-15 ans dans leurs espaces de vie), programme financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) française entre 2011 et 2015. Cet article s’appuie sur deux enquêtes menées dans les régions Aquitaine, Basse-Normandie et Bretagne, l’une par questionnaires et l’autre par entretiens, portant sur les loisirs adolescents et le rapport à l’école. Un premier questionnaire a été administré en 2013 auprès de 3356 adolescents scolarisés en classe de 4e dans 36 collèges[1]. Un deuxième questionnaire a été transmis aux parents par l’entremise des adolescents enquêtés. Au total, 1043 foyers ont retourné le questionnaire complété aux chercheurs[2]. L’enquête qualitative menée en 2014 comprend 78 entretiens menés auprès d’adolescents de 13 à 15 ans (44 filles et 34 garçons) et 28 entretiens menés auprès de parents d’adolescents. Les analyses présentées dans cet article s’appuient principalement sur le croisement des réponses des questionnaires « adolescent » et « parent » complétés par 1043 foyers. Les bases de données issues de ces deux questionnaires ont pu être appareillées grâce à un anonymat en deux temps[3] permettant de lier les réponses des parents à celles de leurs enfants. Des analyses univariées et bivariées ont été menées afin de rendre compte des représentations du numérique des parents, de leurs pratiques de régulation des activités de leurs enfants et de la stratification sociale des stratégies éducatives à l’œuvre. Ces résultats ont été complétés et approfondis qualitativement par l’analyse des entretiens menés auprès des parents, ainsi que, pour 7 d’entre eux, auprès de leurs enfants.

La première partie de ce travail interroge l’appréhension par les parents des usages numériques adolescents, au regard des fonctions et objectifs éducatifs qu’ils attribuent aux technologies numériques de l’information et de la communication (TNIC) pour leurs enfants, ainsi qu’à la lumière de leurs propres usages. La deuxième partie s’intéresse aux régulations des usages numériques adolescents mises en place par les parents et à leurs effets sur les dynamiques familiales.

La place incertaine du numérique dans les hiérarchies culturelles des parents : des discours contradictoires aux pratiques

Toutes catégories sociales confondues, les familles contemporaines partagent des objectifs éducatifs communs (de Singly, 1996), dont certains sont plus particulièrement liés aux pratiques numériques des enfants : favoriser la réussite scolaire et sociale, sécuriser la vie quotidienne, favoriser l’autonomisation et l’épanouissement personnel. Les activités numériques s’inscrivent également dans le cadre plus général de la vie de famille, participant ainsi à la socialisation des enfants, y compris sans intention éducative spécifique. Dans cette partie, nous présenterons comment les pratiques numériques adolescentes s’articulent à la socialisation familiale.

Des parents aux avis ambivalents sur la place des activités numériques dans les pratiques culturelles

Lorsque l’on interroge les parents sur l’importance qu’ils accordent aux pratiques culturelles de leurs enfants (cf. tableau 1), on constate que la place des pratiques numériques est incertaine. Plus fréquemment perçues négativement que les autres pratiques, elles sont aussi souvent légitimées au regard de la réussite scolaire et sociale. Les parents sont ainsi significativement plus nombreux à considérer que les pratiques numériques sont sans importance ou sont une perte de temps (12,4 % pensent ainsi que l’ordinateur est « une perte de temps » ou « n’est pas important », 13,5 % pensent ainsi que l’ordinateur est « une perte de temps » ou « n’est pas important », alors que le résultat pour les autres loisirs étudiés — sport, art et culture, vacances — est systématiquement inférieur à 5 %). Mais lorsqu’ils sont interrogés sur les pratiques importantes pour la réussite scolaire ou l’avenir professionnel de leurs enfants, les parents-répondants mentionnent l’ordinateur (39 %) et internet (41,8 %), juste derrière la lecture (51,5 %) et loin devant l’art et la culture (24,9 %).

Il est aussi frappant de constater que les parents déclarent nettement moins souvent l’ordinateur et internet comme des sources de divertissement ou d’épanouissement que les vacances, le sport, ou l’art et la culture. L’enquête qualitative permet d’éclairer ce résultat. Le loisir supporté par les écrans n’est pas véritablement reconnu comme tel. Les parents craignent que les écrans n’entraînent un enfermement mental et physique. Ainsi, les loisirs d’écrans, qui se pratiquent généralement en intérieur, supposent pour les parents d’être compensés par leur contre-pratique qui consiste à « prendre l’air ».

« C’est bon ça suffit, tu fermes tout, tu t’en vas, tu prends l’air » (Madame Rivallan, comptable, à sa fille de 14 ans)[4].

« Il y a des fois, on le met dehors quoi » (Madame Smith, traductrice, à propos de son fils de 12 ans).

Les parents souhaitent un équilibre entre des pratiques numériques et d’autres pratiques de loisirs qu’ils légitiment davantage, quel que soit le milieu social. Ainsi, Madame Leroux (situation d’emploi précaire, un garçon de 14 ans) accepte les pratiques vidéoludiques de son fils qui prennent « de plus en plus de place » dès lors qu’il « fait encore beaucoup de sport, donc c’est bien ». Il en est de même chez les Dumail (famille favorisée, garçons de 11 et 14 ans) : « Ils ont des phases où ils vont être un peu plus « accrocs » [...]. En fait, on a cadré et je trouve qu’ils se régulent vachement et surtout Dimitri qui va plus vers l’extérieur ».

Fig. 1

Tableau 1 : Les représentations parentales des pratiques culturelles des adolescents

Tableau 1 : Les représentations parentales des pratiques culturelles des adolescents

p < 0,01 ; Khi2 = 1321,53 ; ddl = 10 (TS)

Lecture : À la question « Selon vous, le sport, c’est surtout », 1,2 % des parents interrogés ont répondu « une perte de temps » ou « pas important ». La dépendance est significative au seuil de 1 %, les pourcentages les plus éloignés de la valeur théorique sont soulignés lorsqu’ils lui sont inférieurs et encadrés lorsqu’ils lui sont supérieurs.

nb : selon le loisir considéré, les non-réponses représentent de 2,8 % à 5,3 % des parents.

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Ces résultats prolongent les travaux précédents qui pointent la dualité des représentations des pratiques médiatiques et numériques juvéniles. Des effets de légitimité culturelle conduisent les parents à opposer un internet jugé légitime en tant qu’outil de connaissance (scolaire ou non) à un internet jugé abêtissant dans ses usages plus spécifiquement juvéniles (jeux vidéo, sociabilités en ligne) ou violent dans ses contenus (Kredens et Fontar, 2010). Dans une enquête de 2007, les deux tiers des parents de préadolescents interrogés désignent ce média comme celui qui les inquiète le plus, tout en le reconnaissant comme source de savoir pour leurs enfants (Jehel, 2011). De façon générale, Jehel montre que les parents redoutent que les valeurs qu’ils souhaitent transmettre à leurs enfants (l’honnêteté, le sens de l’effort, le prix des choses, par exemple) soient affaiblies par des valeurs concurrentes véhiculées par les médias.

Des représentations non différenciées socialement, mais qui varient selon la place des pratiques numériques dans les pratiques parentales

On note que les données des questionnaires « parents » n’indiquent quasiment pas de différenciation des représentations parentales des pratiques numériques juvéniles (« ordinateur » et « internet » ici) selon les caractéristiques sociofamiliales. Aucun résultat significatif n’est ainsi observé en croisant ces représentations parentales des pratiques numériques avec le sexe de l’enfant, son âge (de 12 ans pour les élèves en avance scolairement jusqu’à 15 ans), sa place dans la fratrie, la région habitée (Aquitaine, Bretagne ou Normandie) ou le type d’espace géographique (urbain, périurbain, rural). Les représentations parentales ne sont pas non plus significativement corrélées à l’origine sociale (mesurée par la catégorie socioprofessionnelle la plus haute entre les deux parents[5]). Seul le capital culturel (mesuré par le diplôme obtenu le plus élevé entre les deux parents) fait une différence, pour les représentations concernant l’ordinateur uniquement. Par exemple, un diplôme parental le plus élevé de niveau BEP ou inférieur est significativement lié à une représentation de cet outil comme « perte de temps » ou « pas important ». En revanche, l’enquête montre que le jugement porté par les parents sur les pratiques numériques de leurs enfants est très lié à la place occupée par le numérique dans leurs propres pratiques culturelles. Ainsi, les parents qui n’ont pas de pratique internet ou dont la pratique est très peu diversifiée sont deux fois plus nombreux à déclarer que l’ordinateur est « sans importance » ou « une perte de temps » pour leur enfant que les parents ayant les pratiques les plus diversifiées (18,1 % versus 9,4 %, cf. annexe 1). L’enquête qualitative pointe ainsi la perméabilité des parents les plus éloignés de la culture numérique aux discours stéréotypés sur les jeunes et les écrans dont les médias sont les porteurs ou le relais (Cordier, 2015). À l’inverse, l’enquête pointe que les parents plus experts ont la capacité de mettre à distance les normes d’usages numériques juvéniles et de porter sur elles un regard compréhensif et critique. Madame Ravillon (enseignante, trois garçons de 7, 11 et 14 ans), possède un ordinateur, inaccessible aux enfants et programmé sous Linux, signe d’une maîtrise technique. Elle observe les pratiques juvéniles sur Facebook : « Pour le coup, les tout jeunes font un peu n’importe quoi », tout en notant une évolution positive : « On sent bien que pour les jeunes, en deux, trois ans, il y a eu une prise de conscience, ils ne publient plus les mêmes choses, quand même ». Enfin, son appréhension positive des opportunités offertes par les TNIC en matière d’accès au savoir l’amène à regretter que les adolescents se contentent souvent de Wikipédia pour réaliser les travaux scolaires.

Ainsi, l’ambivalence des parents quant aux bienfaits des activités numériques pour les adolescents indique que, quel que soit le milieu social, les TNIC ne sont en général pas appréhendées dans leur ensemble, mais plutôt comme des outils d’apprentissage, alors valorisés comme favorables à la réussite scolaire et sociale, ou comme des sources de divertissement, avec des représentations négatives des contenus proposés et une méfiance relative à la sécurité physique, affective et morale de leurs enfants. Si les parents les plus proches de la culture numérique adoptent une distance critique à l’égard des pratiques numériques juvéniles, les plus éloignés restent très méfiants.

Des socialisations familiales davantage marquées par les représentations négatives des technologies numériques que par la croyance en leur potentiel éducatif

Après avoir analysé les ambivalences du discours général des parents sur les technologies numériques, ce paragraphe reprend leurs propos sur leurs pratiques éducatives au quotidien, afin de comprendre comment ces représentations complexes se traduisent en actes.

Au jugement des TNIC favorables à la réussite scolaire répondent des pratiques centrées sur la tentative de limiter leur déploiement

L’appréhension par les parents de l’ordinateur et d’internet comme outils de connaissance (cf. tableau 1) les incite à équiper leurs enfants collégiens. La période de l’adolescence s’accompagne ainsi d’une forte hausse en matière d’équipements numériques (Brice et al., 2015). Chez Madame Aydin (vit seule, sans emploi, deux enfants en bas âge plus une fille de 13 ans et un garçon de 11 ans), chaque enfant a reçu un ordinateur à l’entrée au collège. Cette démarche montre la valeur éducative accordée aux technologies numériques.

Toutefois, les entretiens donnent à voir une réalité qui s’écarte fortement de cette représentation d’un numérique éducatif. Lorsqu’ils évoquent conjointement école et pratiques numériques, les parents décrivent en effet surtout la façon dont ces dernières sont susceptibles d’être dommageables à la réussite scolaire et énoncent les limitations et interdictions qu’ils mettent en place pour endiguer ce risque. La question de la nécessaire limitation des pratiques numériques semble dans la plupart des familles éclipser une réflexion plus générale sur les usages :

« Pour l’instant, ça a été parce qu’il était en quatrième, mais ça commence à être un peu plus compliqué. Là ce trimestre, la PS3 a été confisquée. Il a fait un très mauvais trimestre et je me dis [qu’en] quatrième si on ne comprend pas à ce moment-là c’est fichu » (Madame Leroux, en situation d’emploi précaire, un garçon de 14 ans).

« Léo a très bien gazé le mois de septembre et puis arrivé à la fin du mois, il a passé son week-end à rien faire et dimanche soir, la semaine dernière, il n’avait pas fait ses devoirs pour le lundi et le mardi. Il avait fait quelques devoirs, mais il n’avait pas fini, mais par contre il avait passé le niveau supérieur au niveau des jeux vidéo, ça il n’y avait pas de souci. Donc là je lui ai dit "tu n’as pas compris les choses, donc on va te les expliquer autrement, donc tu me rends l’ordinateur, le téléphone, la télécommande de la télé et le hand ça sera en deuxième position" » (Madame Raillet, famille favorisée, un garçon de 14 ans et deux filles, de 7 et 12 ans).

L’entretien avec Léo confirme que le temps qu’il consacre à sa passion pour les jeux vidéo en réseau (« je suis à fond dessus ») est source de conflits familiaux : « Parce que soi-disant je ne travaille pas assez ». Léo rend compte du contrôle parental de ses pratiques : « C’est plutôt les parents qui ont les manettes », « ils disent que je dois jouer pendant les vacances et le weekend. », tout en indiquant les marges d’autonomie qu’il s’octroie en jouant néanmoins en semaine, n’hésitant pas pour cela à parfois bâcler ses devoirs (« Vite fait bien fait »).

Les témoignages recueillis indiquent aussi que les parents utilisent les appareils numériques comme moyen de pression pour motiver ou contraindre leurs enfants à s’investir scolairement.

« Lui il avait eu les encouragements, je lui ai dit si au 2e trimestre tu as les félicitations on verra. [...] Il m’a pris au mot, si bien qu’un jour à une réunion je croise un de ses professeurs, et il me dit c’est incroyable les efforts qu’il fait à l’oral, il participe tout le temps » (Madame Laville, famille favorisée, garçon de 14 ans).

La question duelle de la sécurité

La sécurité des enfants est également un sujet où une méfiance vis-à-vis des outils numériques peut prendre le pas sur une appréhension de prime abord positive. En effet, si les outils peuvent apparaître sécurisants dans leur capacité à maintenir le lien avec les parents lors d’activités à l’extérieur du domicile (Mercklé et Octobre, 2012), ils sont aussi perçus comme menaçants dans leurs potentialités de mise en relation au monde.

Le téléphone portable apparaît comme un moyen privilégié de s’informer des déplacements des enfants, avec un équipement fréquent à cette fin à l’entrée en 6e, voire avant :

« Oui, c’est plus pour moi visiblement. Parce qu’il va aller à Bordeaux en bus ou en tram. Il sera encore plus autonome. Moi ça va me faire mal de le voir partir donc… C’est bien qu’il ait un portable. » (Madame Vignon, au foyer, conjoint informaticien, deux garçons de 14 et 12 ans et une fille de 9 ans).

« Quand ils sont entrés en 6e, on leur en a offert pour des raisons de sécurité. Pour que je sache si ils sont arrivés, où ils sont. Ils m’envoient un message » (Madame Aydin, sans-emploi, deux enfants en bas âge plus une fille de 13 ans et un garçon de 11 ans).

Ce contrôle tend à perdurer lorsque l’enfant grandit :

« Mon grand, comme il va beaucoup plus en ville, c’est quasi, un week-end sur deux et il est hors de question que sa mère l’appelle, je fais des SMS. C’est juste pour savoir si tout va bien et où il est » (Madame Dumail, famille favorisée, garçons de 11 et 14 ans).

Mais si le téléphone portable permet de contrôler et sécuriser les déplacements, il ouvre aussi l’accès aux réseaux sociaux numériques (RSN), souvent considérés par les parents comme un territoire à risque. L’enjeu est alors de préserver l’enfant des « mauvaises relations » ou de préjudices liés à des contenus privés exposés à des « amis » qu’ils ont acceptés sans les connaître. Certains parents n’hésitent pas à se montrer très interventionnistes pour protéger leur enfant :

« Donc hier soir on a pris son ordinateur et je lui ai laissé supprimer pleins de pages qu’elle aimait, qui me plaisaient pas et j’ai fait, parce qu’ils sont amis avec des potes de potes qu’ils ont vus 5 minutes dans leur vie ou pas du tout, ou alors si ils ont parlé via Internet, mais moi je les connais pas. Donc j’ai fait supprimer plein d’amis » (Madame Leplat, restauratrice, une fille de 14 ans et un garçon de 10 ans).

Cette première partie a montré l’ambivalence des représentations parentales concernant les technologies numériques. Si elles peuvent être l’objet d’un discours général les positionnant favorablement dans les hiérarchies culturelles, les entretiens montrent que ce n’est pas ce qui prime dans les dynamiques familiales à l’œuvre. Au quotidien, deux objets sont au cœur des préoccupations parentales : la concurrence temporelle avec le travail scolaire et la question de la sécurité, les outils numériques étant souvent envisagés à travers les dangers qu’ils sont eux-mêmes susceptibles de générer.

La deuxième partie de cet article s’intéresse aux stratégies éducatives des parents pour réguler ou tenter de réguler les activités numériques de leurs enfants.

Les modes de régulation parentale des activités numériques des adolescents : des stratégies éducatives contraintes et protéiformes

Les conflits comme traduction des stratégies éducatives parentales

L’analyse des conflits familiaux permet une première appréhension des stratégies éducatives des parents (cf. tableau 2). La majorité des parents déclare que les pratiques numériques ne sont pas source de conflits : 15,1 % parce que les pratiques de leurs enfants ne posent pas problème pour eux et 53,3 % parce que les discussions qu’ils ont avec leurs enfants permettent d’éviter les conflits. Toutefois, les pratiques numériques sont nettement plus conflictuelles que le choix des copains fréquentés ou les sorties avec eux, respectivement déclarées par 95 % et 93 % des parents comme ne posant pas de problème ou comme pouvant être gérés par la discussion. Pourtant, nombre de travaux ont montré que la question des pairs est potentiellement conflictuelle, du fait d’une distance croissante entre culture familiale et culture des pairs (Galland, 2008).

Il est difficile de déterminer si les pratiques déclarées « ne pas poser problème » par les parents sont des pratiques qu’ils ont validées ou qu’ils ont bridées voire interdites avec succès. Néanmoins, les indications de pratiques régulées par la « discussion » éclairent les stratégies éducatives parentales. Concernant la télévision, le téléphone, l’ordinateur ou l’internet, les parents adoptent majoritairement un style négociateur, conjuguant motivation et relation (Kellerhals et Montandon, 1991), conformément à l’évolution des normes éducatives décrites dans l’introduction. Par contre, la question des jeux vidéo semble plus problématique, car seulement 40,8 % des parents déclarent résoudre les différends par la discussion.

S’ils ne sont pas la norme, les conflits sur les pratiques numériques concernent néanmoins une part importante des familles. Ils portent le plus souvent sur les temps d’écrans, particulièrement pour les jeux vidéo et l’ordinateur, de même que sur les contenus, surtout télévisuels. C’est la concurrence de ces activités - tournées vers la distraction - avec le travail scolaire (cf. précédemment), mais aussi avec les sociabilités familiales, qui explique que les temps d’écrans soient la première source des conflits entre parents et adolescents, comme le notent Martin et de Singly (2000) en évoquant la « guerre du téléphone ». Une des répondantes affirme ceci :

« Son lien social c’est quand même le téléphone, depuis vraiment cette année. Ça c’est super chiant, parce qu’on mange pas avec la télé, ça c’est acquis. Par contre encore aujourd’hui, tous les soirs, tous les repas, on est obligé de demander à Guillaume de poser son téléphone. Ça reste tous les soirs, c’est "tu vas mettre ton téléphone ailleurs" » (Madame Dumail, famille favorisée, garçons de 11 et 14 ans).

La culture juvénile étant intermédiatique (Jeanneret, 2001), les « guerres » sont multiples :

« Il faut quand même dire qu’on a été obligé de cadrer l’utilisation des écrans, parce que si on les laissait faire, ils seraient tout le temps devant la télévision […] Disons que Timothée, qui est le deuxième, au niveau des écrans, si on ne le limitait pas, il ne ferait que ça. Donc au départ ils ont eu des DS, et ça pouvait être le matin au lever on prend la DS et si nous on n’arrête pas... donc on a été obligé de dire la DS c’est pas plus de tant d’heures par jour […] L’ordinateur est une source de conflit dans le sens où je trouve que ça envahit complètement le cadre de vie […] et du coup c’est une demande permanente, moi je trouve que je suis constamment obligée de me positionner sur "est-ce qu'on peut allumer l’ordinateur ou pas". Et ça me fatigue énormément. C’est ça le conflit, c’est qu’ils demandent tout le temps. Pas forcément Marin, mais aussi les plus petits. Et je trouve ça très pénible. Mais c’est aussi parce qu’on a décidé que l’ordinateur n’était pas en libre-service. Donc si, c’est source de conflit c’est essentiellement sur le temps passé » (enseignante, trois garçons de 7, 11 et 14 ans).

Les tensions familiales se focalisent aussi sur certains contenus culturels très prisés des adolescents et symboliques de leurs cultures : téléréalités, séries télévisées et jeux vidéo violents (Jehel, 2011). Le tableau 2 ci-dessous indique que si comparativement à l’ordinateur, internet ou les jeux-vidéo, la télévision fait globalement moins l’objet de conflits, les contenus télévisuels cristallisent les tensions et notamment les programmes de téléréalité, comme chez Madame Vignon (famille favorisée) qui « freine quand ce n’est pas intéressant, des émissions bêtes ». Certains les interdisent, telle Madame Leplat (restauratrice) : « En bref, télévision, toutes les émissions à la con sur NRJ 12 et tout. La télé-réalité à deux balles qu’on avait supprimée aussi ».

La violence des jeux vidéo plébiscités par leurs enfants est également incriminée par les parents qui peuvent s’appuyer sur les signalétiques des âges pour guider leur contrôle :

« Quand on offre [à Liam] un jeu dans la famille ou quand il veut s’acheter quelque chose c’est William [son père] qui va regarder d’abord l’âge », sans pour autant faire abstraction de leur propre jugement « mais bon pas que ça. De voir s’il trouve que c’est intéressant, à quel point c’est violent, est-ce qu’il y a une violence qui a un sens » (Madame Smith, traductrice, garçon de 12 ans).

Enfin, le coût des pratiques est aussi parfois déclaré comme une source de conflit par les parents.

Fig. 2

Tableau 2 : Les déclarations par les parents de conflits au sujet des pratiques culturelles adolescentes

Tableau 2 : Les déclarations par les parents de conflits au sujet des pratiques culturelles adolescentes

p < 0,01 ; Khi2 = 1031,25 ; ddl = 18 (TS) nb : selon la pratique considérée, les non-réponses représentent de 2,2 % à 1,6 % des parents répondants.

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Des stratégies éducatives contraintes

Pour comprendre les régulations familiales des pratiques numériques, il est essentiel, avant de décrire les stratégies à l’œuvre, de s’intéresser aux contraintes qui peuvent contrarier les projets éducatifs parentaux. Dans tous les milieux sociaux, certains adolescents sont souvent seuls au domicile, ce qui conduit les parents à s’interroger sur leurs activités au retour de l’école et sur le respect des règles posées concernant le rapport écrans/devoirs en leur absence. Madame Leroux vit seule avec son fils et vient de retrouver du travail après une période de chômage. Ce nouvel emploi, exercé aussi le week-end, l’empêche de surveiller le temps de console de jeux qu’elle contrôlait fortement jusqu’alors. La famille Angot (favorisée) se pose les mêmes questions : « La règle, c’est que normalement ils ne regardent pas la télé et n’utilisent pas l’ordinateur tant qu’ils n’ont pas fini leurs devoirs. Après, je ne sais pas si elle est appliquée, car on est absent ».

Une autre contrainte est liée à la pression des pairs. Tous les parents reconnaissent la pression qu’ils subissent de la part de leurs enfants, notamment en ce qui concerne les jeux vidéo et le téléphone mobile. Certains usages se banalisent, comme les jeux de tirs chez les garçons (Call of duty, Grand theft auto), déconseillés aux moins de 18 ans. Le poids des industries culturelles, dont les jeunes sont une cible privilégiée, et le rôle que jouent ces activités dans la socialisation et l’appartenance au groupe de pairs obèrent le contrôle parental. Par leurs interdits, les parents craignent d’être à l’origine d’une marginalisation de leur enfant : « Visiblement les copains de son âge étaient dessus et c’est vrai qu’on ne voulait pas le brider, l’isoler par rapport à ses copains. Je sais qu’il joue en réseau et pour superviser un petit peu tout ça… » (Madame Raillet, famille favorisée, un garçon de 14 ans et deux filles, de 7 et 12 ans). Les Dumail (favorisés) ont longtemps retardé l’achat de nouvelles consoles, alors que les copains étaient équipés : « Je vous dis ça parce qu’on avait une Wii et les copains de notre fils aîné étaient morts de rire parce qu’on avait une Wii. On a maintenant une PSP 3 depuis un mois. Donc ils sont tous fiers de dire "j’ai la PSP". Et ses copains "oui, mais bon ça fait 5 ans que tu avais la Wii". Donc j’ai un senti un décalage, apparemment on était ringard ». Les entretiens suggèrent une résistance aux normes de la culture juvénile plus prononcée dans les milieux favorisés que dans les milieux populaires.

Ainsi, les objectifs éducatifs des parents vis-à-vis de leurs enfants, leurs représentations des pratiques numériques, leurs usages des TNIC et les contraintes auxquelles ils font face structurent les régulations opérées auprès des enfants. Leurs interventions se situent à différents niveaux, décrits dans le paragraphe qui suit.

Des stratégies éducatives protéiformes se déployant dans quatre grands domaines

La recherche met ainsi en évidence quatre grands domaines d’intervention : l’équipement, les temporalités, les spatialisations et les contenus.

L’équipement

Téléphone connecté ou téléphone intelligent, télévision, tablette, ordinateur et console de jeu sont les principaux supports numériques utilisés par les adolescents et font partie des signes distinctifs de l’adolescence. Comme le soulignent certains auteurs, en être dépossédés peut devenir facteur d’exclusion du groupe de pairs (Pasquier, 2005 ; Dauphin, 2012). En l’absence d’une autonomie économique et matérielle (Octobre et al., 2010), être équipé nécessite l’accord parental qui varie selon les contextes socioculturels en raison du coût économique lié à l’acquisition de l’objet et du coût symbolique lié son usage.

Les données d’enquête indiquent une différenciation sociale des équipements personnels et familiaux (cf. graphiques 1 et 2). Les chambres des adolescents de milieu populaire sont plus souvent équipées d’un ordinateur portable, d’une console de jeux et d’une télévision. Ces adolescents possèdent également plus souvent un téléphone connecté. Les enfants de milieu favorisé sont plus souvent dotés d’une tablette personnelle. En revanche, si l’on considère l’équipement présent au domicile familial, les enfants de milieu favorisé sont très significativement plus équipés.

Fig. 3

Graphique 1 : Équipement personnel (disponible dans la chambre) en fonction de l’origine sociale

Graphique 1 : Équipement personnel (disponible dans la chambre) en fonction de l’origine sociale

p < 0,01 ; Khi2 = 89,47 ; ddl = 10 (TS)

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Fig. 4

Graphique 2 : Équipement au domicile familial en fonction de l’origine sociale

Graphique 2 : Équipement au domicile familial en fonction de l’origine sociale

p < 0,01 ; Khi2 = 43,97 ; ddl = 8 (TS)

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L’équipement individuel des adolescents s’organise selon un calendrier des âges, fluctuant d’un milieu socioculturel à un autre. L’enquête quantitative montre un écart très significatif en équipement (téléphonie mobile) selon leur milieu social : si 67 % des adolescents de milieux favorisés sont équipés comparativement à 77 % dans les milieux populaires. En effet, 49 % des adolescents de milieux favorisés détiennent un téléphone connecté contrairement à 40 % des adolescents des milieux populaires.

Le téléphone, outil de conformité culturelle adolescente et de sécurisation parentale

Posséder un téléphone connecté est symbolique du passage de l’enfance vers l’adolescence. Cet objet est à la fois le signe d’une autonomisation culturelle et un support privilégié des pratiques culturelles juvéniles. Les adolescents sont explicites quant à l’injonction à en posséder un : « Oui, je l’ai eu en fin de cinquième je crois et parce que tout le monde en avait et que… J’avais envie parce que c’est un téléphone quoi, c’était un peu indispensable on va dire » (Justine, 14 ans, milieu favorisé).

Les questions de sécurité évoquées en partie I sont aussi très souvent à l’origine de l’obtention du premier téléphone. En effet, le fait que près des deux tiers des adolescents enquêtés possèdent des téléphones connectés indique que la recherche de sécurité et la réponse aux exigences de conformité culturelle sont souvent imbriquées dans les choix familiaux.

Équiper individuellement comme marqueur de rites de passage

L’équipement numérique des enfants s’effectue souvent à l’occasion de moments particuliers. Les Noëls et les anniversaires, mais aussi les passages en classe supérieure, sont des occasions d’équiper individuellement les adolescents. Ces évènements sont des « rites de passage » qui marquent une nouvelle indépendance dans les activités et les préférences culturelles adolescentes : « C’est à partir du lycée qu’il aura un téléphone portable, comme son frère et sa sœur, pour patienter je lui ai dit qu’ils seront encore mieux que ceux qu’il y a maintenant, dans deux ans » (Madame Durand, agricultrice, deux garçons de 14 et 18 ans et une fille de 20 ans).

Des stratégies parentales de résistance aux pressions sociales et adolescentes

Si dans la plupart des familles, l’équipement en téléphone des adolescents répond à la fois à l’inquiétude parentale et aux injonctions culturelles adolescentes, il demeure que l’achat de cet équipement est très discuté dans d’autres familles. Les parents élaborent alors des stratégies visant à le retarder. Dans ce quartier urbain résidentiel où les familles se connaissent, les adolescents n’ont pas de téléphone connecté en 4e. Ils sont au mieux équipés d’un ancien téléphone des parents :

« Marin commence à demander sérieusement un téléphone, pour l’instant on a simplement remis en service notre portable précédent, avec un forfait Free, donc quand il sort il l’a. Mais il est tellement préhistorique que je ne pense pas qu’il l’utilise devant les copains » (Madame Ravillon, enseignante, trois garçons de 7, 11 et 14 ans).

Ce groupe de parents fait front collectivement pour ne pas céder à la pression adolescente. Les parents s’accordent sur les règles, les équipements ou les usages acceptables (téléphone, console, jeux vidéo…). Le refus des uns devient alors un argument de refus pour les autres :

« Marin a une grosse demande d’un compte Facebook, mais il se trouve que pour l’instant les parents des copains sont dans le même positionnement que nous, et tant qu’il n’avait pas treize ans on a dit que c’était pas possible. Mais je pense qu’on se serait adapté à ce que faisaient les autres parents. C’est pour ça qu’il a MSN, parce qu’il y a eu un moment en début d’année où tous les copains étaient sur MSN, donc on a laissé MSN, au final ça a duré trois mois, manifestement ils l’utilisent beaucoup moins. Sur Facebook il y a une demande. Pour l’instant, les autres parents sont assez catégoriques donc… » (Madame Ravillon).

Les autres parents du groupe font aussi référence en cas d’incertitude sur les choix éducatifs : (à propos d’un jeu vidéo que des enfants dont les parents sont « hyper attentifs » possèdent) : « Le fait que ça ait été validé par les autres parents a fait qu’on a laissé courir » (Madame Ravillon). L’entretien avec Marin montre l’intériorisation du discours parental :

« Non je n’en n’ai pas. Enfin si j’avais MSN, mais c’est fermé. Ça ne me dérange pas plus que ça. Enfin peut être pour les vacances, mais de toute façon j’ai une adresse email, ouais, enfin même si j’y vais quasiment jamais sur l’adresse email […] Mes parents ont discuté avec les parents de mes autres copains, puis ils ont dit que l’on créerait un compte Facebook tous ensemble comme ça se sera plus simple ».

Si la question de l’équipement est première, car elle conditionne l’activité, cette dimension est articulée par les parents à trois autres dimensions, les temporalités, la spatialisation et les contenus.

Les temporalités

La gestion des temps d’écrans cristallise actuellement l’ensemble des discours sur les enjeux socio-éducatifs des pratiques juvéniles numériques. Elle constitue la principale source de conflit entre parents et adolescents (cf. tableau 2). Des différences s’observent néanmoins entre les familles dans les modalités de ces restrictions temporelles, très liées au jugement des parents quant à la capacité de l’enfant à s’autoréguler. Le contrôle du temps intervient ainsi par défaut lorsque l’enfant ne répond pas à l’idéal parental d’une autonomie appréhendée comme un « gouvernement de soi » (Foucault, 1994).

Ainsi, dans certaines familles, la confiance dans l’intériorisation par les enfants des règles d’usages fixées par les parents est à l’origine d’un contrôle faible et rare :

« Il y a des horaires quand même, après 23 h personne ne regarde la télé, c’est la loi de la confiance, dans la journée ils peuvent venir quand ils veulent la regarder. C’est-à-dire que quand on voit que l’enfant n’est pas perturbé scolairement, que le sommeil n’est pas perturbé, que l’alimentation, on est vigilant, surtout moi, mon mari des fois aussi parce que je suis un peu laxiste donc quand il rentre il se rend compte et puis qu’il va un peu élever la voix et que tout rentre dans l’ordre, on se complète. Mais on a toujours fonctionné comme ça, on laisse beaucoup de libertés en responsabilisant les enfants très vite parce qu’ils savent ce qu’ils peuvent faire ou pas faire et on n’a jamais eu de débordement » (Madame Laville, famille favorisée, un garçon de 14 ans).

D’autres familles jugent quant à elles nécessaire d’assurer un contrôle fort des temps d’écrans en s’aidant d’outils de contrôle parental :

« Léo n’a pas encore la maturité pour s’auto-discipliner. Non, non, il y a un système, c’est mon mari qui gère et de telle heure à telle heure, il peut aller sur internet ou jouer en réseau avec ses copains avec la PS3 et puis pouf, à un moment donné c’est terminé, c’est désactivé automatiquement » (Madame Raillet, famille favorisée, un garçon de 14 ans et deux filles, de 7 et 12 ans).

« Oui l’ordinateur, c’est pas le matin, c’est après les devoirs et il y a le contrôle parental. » (Madame Dumail, famille favorisée, garçons de 11 et 14 ans). Son fils de 14 ans Dimitri semble satisfait des marges d’autonomie laissées par ses parents et souscrit à leur souci de sécurisation de ses activités : « Ouais ils nous laissent assez de liberté, mais y’a le contrôle parental donc ça fait une sécurité. On peut naviguer tout en restant sécurisé. Ça nous empêche d’aller sur certains sites ».

Chez les Ravillon, le contrôle parental, très strict, semble aussi validé par Marin, 14 ans :

« J’ai un frère qui devient fou dès qu’il voit un écran. Il pourrait passer cinq heures dessus sans s’arrêter. Donc si l’ordinateur est dans la chambre il ne vient pas manger donc c’est un peu pénible. Donc quand on joue on a le droit à une demi-heure par jour en semaine et donc on doit programmer le four pour contrôler le temps. Une demi-heure les jours où il n’y a pas école le lendemain et le mercredi aussi ; et le samedi dimanche on a le droit à une heure chaque jour. Mais on n’a pas le droit de faire une heure d’affilée. Et on ne doit pas regarder les frères jouer, car sinon cela ferait trois heures ».

Mais pour la plupart des familles, le contrôle est souple, essentiellement axé sur les heures d’endormissement, les discours liant questions de santé et exigences du travail scolaire pour expliquer ce choix éducatif :

« La limite lui c’est un ado donc il a du mal à s’endormir au niveau biologique et le soir c’est 22 h-23 h, il ne trouve pas le sommeil avant. Je lui dis “lis tes bouquins”. Il est sur son ordi et à un moment on est obligé de couper. On fixe des limites et à telle heure il faut couper sinon il ne sait pas s’arrêter. La limite c’est 22 h-22 h30. Des fois il arrive à couper par lui-même, mais s’il ne le fait pas, je le fais » (Madame Reuilly, employée, un garçon de 14 ans et une fille de 9 ans).

« Ah bien, ils ont plus de temps le week-end, mais c’est pas parce que c’est le week-end qu’il y aura l’ordinateur dans la chambre après 22 h 30 [...] Y’a quand même de l’école le lundi. Non, 22 h 30, éventuellement si l’émission se prolonge un peu, genre “Danse avec les stars” ou je sais pas quoi, éventuellement oui jusqu’à la fin, mais pas plus » (Madame Leplat, restauratrice, un garçon de 10 ans et une fille de 14 ans).

Enfin, certaines familles expriment leurs difficultés à gérer les temporalités. Adeptes d’un contrôle fort, qu’elles ne parviennent à mettre en œuvre, elles sont susceptibles, de guerre lasse, d’adopter un laisser-faire. C’est le cas de deux familles dont la précarité sociale entrave le contrôle parental (Thin, 1998) :

« Ensuite vous savez ce que c’est, l’informatique, les jeux. Ça prend de plus en plus de place alors on punit, on essaye de limiter la quantité, mais c’est compliqué » (Madame Leroux, en situation d’emploi précaire, un garçon de 14 ans).

« La semaine, comme je dis souvent, la télé seulement pour le week-end. Bon je les laisse souvent. Les deux de primaire, elles restent à l’étude le soir. Et dès qu’elles arrivent le soir, en mangeant, elles mettent la télé, l’autre est à l’ordi » (Mr Diop, ouvrier, deux filles de 11 et 14 ans). L’interview des deux filles de Monsieur Diop, Diana (11 ans) et Delphine (14 ans), confirme la consommation de télévision dès le retour de l’école, avec une prédilection pour les programmes de téléréalités (Les Anges, Les Marseillais, Les Chtis, Secret Story).

La régulation des temps d’écran s’explique aussi par la volonté des parents de préserver des temps familiaux mis à mal par le maintien des sociabilités juvéniles au sein de la sphère familiale. Alors que la télévision était un moyen de passer du temps avec son fils, cette mère explique que la pratique des jeux vidéo en ligne a créé de la distance entre eux :

« Avant il la regardait pas mal, mais depuis qu’il a la console elle prime sur la télévision. Quand il a eu la PS3, il était capable d’être branché dessus toute la soirée. Au moins avant, des fois on regardait la télévision ensemble, on pouvait parler. On s’éloigne de plus en plus » (Madame Leroux, en situation d’emploi précaire, un garçon de 14 ans).

De façon générale, l’enquête indique que les temps de pratiques numériques sont beaucoup plus encadrés dans les familles favorisées que dans les familles défavorisées (cf. graphiques 3 et 4). Les familles populaires déclarent ainsi significativement plus fréquemment ne pas limiter le temps de télévision. Elles sont aussi plus nombreuses à ne pas limiter le temps d’ordinateur. À l’inverse, les familles les plus favorisées déclarent significativement limiter le temps d’usage de ces deux supports, qu’il y ait ou non école le lendemain. Quant aux familles de milieux sociaux intermédiaires, elles se caractérisent par la focalisation du contrôle des temporalités sur les périodes de classe.

Fig. 5

Graphique 3 : Limitation du temps de télévision en fonction du milieu social

Graphique 3 : Limitation du temps de télévision en fonction du milieu social

p = <0,001 ; Khi2 = 28,09 ; ddl = 4 (TS)

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Fig. 6

Graphique 4 : Limitation du temps d’ordinateur en fonction du milieu social

Graphique 4 : Limitation du temps d’ordinateur en fonction du milieu social

p = <0,001 ; Khi2 = 26,04 ; ddl = 4 (TS)

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Il est intéressant de rapprocher les limitations du temps d’écrans par les parents des temps de pratique des enfants. Pour l’exemple de la télévision (cf. annexe 2), le test du khi2 pour la relation entre les règles déclarées par les parents et le temps déclaré par les enfants n’indique une dépendance que pour les familles populaires. Ce résultat renvoie aux travaux sur les styles éducatifs parentaux illustrés par certains des résultats précédents. Les adolescents des classes moyennes et favorisées sont plus susceptibles de s’autocontraindre, les règles parentales fixées pendant leur enfance ayant été intégrées. Ainsi, s’ils déclarent ne pas poser de limite au temps passé devant la télévision, la nécessité de la limite est néanmoins le plus souvent intégrée par les enfants. À l’inverse, dans les milieux populaires, la contrainte directe est une forme plus courante d’exercice de l’autorité, avec pour conséquence une faible autorégulation en l’absence d’interdits explicites.

La régulation des temporalités s’articule avec celle de la spatialisation des appareils numériques puisque les équipements mobiles permettent aux adolescents de se connecter de différentes pièces du domicile.

Les spatialisations

La régulation des lieux de pratique révèle aussi des modalités différentes selon les familles, entre celles qui autorisent les enfants à utiliser une palette d’équipements dans leur chambre, celles qui exigent que les appareils soient utilisés dans une pièce commune et celles qui tolèrent les connexions dans la chambre, mais pendant un temps limité.

Si les familles favorisées sont globalement plus équipées que les familles populaires (cf. graphique 2), les adolescents populaires ont un accès plus important aux équipements numériques dans leur chambre (cf. graphique 1) : « Ce que je vois souvent qu’elle fait c’est l’ordi. Des fois je lui dis de ne pas faire beaucoup. Mais les trois (filles) bon elles se battent pour l’ordi. J’avais mis un ordi dans la chambre de Delphine » (Monsieur Diop, ouvrier, deux filles de 11 et 14 ans). Ses filles, Delphine et Diana, confirment au cours de l’entretien que les deux ordinateurs au domicile permettent à chacune de pratiquer plus de deux heures par jour.

Outre le fait que l’ordinateur soit conçu comme favorable à la réussite scolaire (cf. partie I), la taille de l’habitat et de la fratrie joue également un rôle sur les régulations des espaces d’accès, en particulier lorsque les enfants partagent la même chambre.

Mais ce premier constat d’une stratification sociale des pratiques ne permet pas d’appréhender la grande variété des stratégies parentales qui se structurent à partir des espaces d’usages. Dans les familles favorisées, la télévision est le plus souvent bannie des chambres des adolescents. L’ordinateur, la tablette et la console de jeux vidéo sont plutôt accessibles dans une pièce commune de la maison, sous le regard des parents, avec un contrôle strict. Chez les Dumail, les équipements sont regroupés dans une seule pièce commune : « On a plusieurs appareils, mais on a un très grand bureau. Donc c’est vrai qu’on essaye de le faire là parce qu’on essaye de les avoir sous les yeux (les enfants). Ils ne vont pas dans leur chambre avec. Il n’y a pas de télé dans les chambres et il n’y a pas d’ordinateurs dans les chambres ». L’accessibilité des appareils dans un espace partagé permet aux parents de pratiquer une surveillance diffuse, sans « être dans leur dos ».

Parmi les familles moyennes et favorisées, nombreuses sont également celles qui autorisent les écrans dans les chambres, privilégiant le contrôle des temps de pratique à celui du lieu :

« Mais tout appareil électronique doit être à 20 h 30 sur mon bureau. Le téléphone, l’iPod, la console de jeux, pour laquelle on s’est fait avoir parce qu’on s’est rendu compte qu’elle allait sur internet. Tout ça, ça doit être sur mon bureau. Tout le monde doit être couché à 21 h et lumière éteinte à 21 h. Mais la console elle est dans notre chambre. Ils n’ont pas de télé dans leur chambre et la PS Vita elle est sur mon bureau le soir » (Madame Leplat, restauratrice, un garçon de 10 ans et une fille de 14 ans).

Les contenus

Enfin, les contenus sont également régulés par les parents. Cela concerne surtout les consommations de contenus télévisuels et vidéoludiques et les dépôts des adolescents sur les réseaux sociaux numériques (RSN).

S’agissant des contenus diffusés à la télévision (cf. précédemment), l’enquête indique que 10 % des parents interdisent à leurs enfants de regarder des émissions de téléréalité. Ces familles, plutôt favorisées, vont valoriser des contenus susceptibles d’être rentables scolairement (documentaires, fictions particulières…). Les mêmes familles interdisent aussi le plus souvent certains jeux vidéo de contenus jugés violents :

« J’ai une amie qui me disait, “je comprends pas, mon fils il ne dort plus, il fait des cauchemars. Il est souvent sur l’ordi.” “Il joue à quoi ?” “Call of Duty ?” “Tu le laisses jouer à ça ? Mais non, stop quoi [...] c’est des jeux qui sont super violents.” » (Madame Prévert, cadre, un garçon de 14 ans et une fille de 17 ans).

La régulation des contenus télévisuels s’observe aussi dans les familles populaires, mais davantage dans un souci de moralisation. Par exemple, la mère d’Anaïs (vivant seule avec sa fille, au chômage) lui demande d’éviter de regarder certains programmes de téléréalité, trop vulgaires : « Comme le dit maman, il y a un petit peu trop de putes dedans (rire gêné) ».

La question des contenus est par ailleurs souvent évoquée lorsqu’il s’agit de réguler les usages des RSN qui cristallisent des représentations négatives chez des parents de tous milieux sociaux (Kredens et Fontar, 2010 ; Jehel, 2011). Parmi les inquiétudes les plus courantes se distinguent la figure de l’« inconnu prédateur », les problèmes de harcèlement ou encore le dépôt de contenus qui mettent en scène l’adolescent ou exposent la vie familiale. Certains parents interdisent l’usage des RSN, d’autres tentent de le maîtriser, en particulier dans les milieux favorisés. Une stratégie de surveillance consiste à exiger d’être « ami » avec les enfants :

« On a eu l’expérience au niveau du collège. Moi, je suis au Conseil de discipline, au Conseil d’administration et aux Conseils de classe. Une gamine de 12-13 ans harcelait ses copines sur internet, en cours etc. Ça a été l’occasion de faire un point là-dessus avec mes propres enfants, je les ai mis en garde et j’en ai remis une couche en leur disant “c’est comme ça, tant que vous êtes mineurs, on jettera un coup d’œil sur ce que vous mettrez sur Facebook, sur les messages que vous envoyez aux copains/copines”. Ce n’est pas de la curiosité malsaine, c’est une question de prévention et de sécurité pour eux donc ils le savent, ça ne leur plait pas forcément, mais c’est comme ça, là il n’y a pas de problème » (Madame Raillet, famille favorisée, un garçon de 14 ans et deux filles de 7 et 12 ans).

Quelle que soit la stratégie parentale adoptée, la régulation des pratiques des RSN se traduit le plus souvent par un accompagnement, les parents pouvant difficilement longtemps résister à l’attrait des adolescents pour ces médias, essentiels à la structuration des espaces relationnels adolescents (Balleys, 2015) : « Facebook ils en ont un. Normalement c’est pas l’âge légal, mais tout le monde triche sur son âge. Ils ont ouverts avec leur père. Moi, je n’étais pas d’accord. Ça a été ouvert avec le papa » (Madame Aydin, sans emploi, deux enfants en bas âge plus une fille de 13 ans et un garçon de 11 ans). Les parents « amis » sur Facebook avec leurs enfants ont davantage de possibilités de régulation :

« C’est arrivé une fois quand il s’est connecté sur Facebook, un de ses copains j’ai vu qu’il avait écrit un truc sur Martin, du genre “c’est pas beau”, en plus ils écrivent mal, je lui avais envoyé un message : “Si tu recommences ça une fois je fais la même chose.” » (Madame Leroux, en situation d’emploi précaire, un garçon de 14 ans).

Conclusion

La période de l’adolescence marque le passage d’une logique de filiation à une logique de l’affiliation, où la hiérarchie des « métiers » est modifiée, les métiers de copain et de consommateur culturel, définis dans la sphère des pairs et dans celle des loisirs et des industries culturelles, prenant le pas sur ceux d’enfants et d’élèves, relevant de la famille et de l’école (Octobre et al., 2010). C’est dans ce contexte que se façonne la culture médiatique et numérique des adolescents, composante essentielle des cultures juvéniles (Octobre, 2014 ; boyd et Pène, 2016). Ces changements mettent à l’épreuve des parents qui, soucieux de la réussite scolaire et sociale de leurs enfants, s’efforcent de réguler des pratiques médiatiques qu’ils ont du mal à appréhender dans leur globalité (Barrère, 2011).

Notre enquête révèle que les pratiques numériques adolescentes tiennent une place incertaine dans les hiérarchies culturelles des parents, leur fonction d’accès au savoir restant pour beaucoup peu actualisée au quotidien, sans qu’elles soient pour autant reconnues comme loisir légitime. La recherche montre aussi que c’est la proximité des parents à la culture numérique, plus que leurs caractéristiques socioculturelles, qui structure leur appréhension des pratiques numériques juvéniles.

Les ambivalences des parents concernant les TNIC se retrouvent dans la diversité des régulations des pratiques numériques de leurs enfants. Fortement liées aux contraintes auxquelles les parents font face, ainsi qu’aux objectifs éducatifs parentaux de sécurisation affective et sociale et de réussite scolaire, ces régulations sont socialement marquées et se déploient dans quatre domaines : l’équipement en supports numériques, les temporalités de leur consommation, leur spatialisation et les contenus consommés ou déposés. Ces régulations sont mises en place selon des modalités allant des plus actives (dialoguer ou faire ensemble) aux plus contraintes (maîtriser l’accès, surveiller).

La pluralité des usages numériques (divertissants, relationnels, informationnels ou documentaires) conditionne des régulations plurielles. Si les familles favorisées valorisent l’autonomie de leurs enfants et la créativité, ce sont elles qui sont les plus actives dans la régulation des pratiques numériques, soucieuses de protéger la sphère des études, qui reste l’objet d’une surveillance forte (de Singly, 2006). À l’inverse, les familles populaires qui se distinguent globalement par un plus fort contrôle dans leurs pratiques éducatives sont beaucoup plus souples s’agissant des pratiques numériques : leurs enfants disposent d’un plus large accès en termes de temps, d’espace et de contenus aux objets permettant de développer les pratiques culturelles juvéniles. Néanmoins, si les pratiques sont socialement marquées, les témoignages donnent à voir une variété de situations qui interroge la stratification sociale. Les modes de régulation, étroitement liés à la culture numérique des parents, peuvent en effet varier dans le temps, en lien avec des représentations des TNIC évolutives. L’exemple de Monsieur Diop (ouvrier, filles de 11 et 14 ans) qui retire l’ordinateur de la chambre de sa fille pour mieux contrôler son usage en est l’illustration. L’ordinateur d’abord perçu comme un vecteur de savoir, et placé dans la chambre de l’aînée pour favoriser sa réussite à l’école est à l’expérience considéré comme concurrençant le travail scolaire. Les parents réajustent également leurs stratégies éducatives en fonction de contraintes sociales et scolaires des adolescents elles aussi inconstantes. Madame Ravillon (enseignante, garçons de 7, 11 et 14 ans) très stricte sur l’équipement (pas de téléphone connecté), les temporalités (minutage), les spatialités d’usages (pièce commune) et les contenus (pas de RSN) accepte néanmoins que son fils de 14 ans joue à Call of duty (jeu violent). Elle a cédé à la pression de son fils, car d’autres enfants du même âge avaient eux-mêmes obtenu l’autorisation de leurs parents.

Annexe

Annexe 1 : Représentations de l’importance de l’ordinateur par les parents en fonction de la variété de leurs activités sur internet

Fig. 7

p = 0,03 ; Khi2 = 10,39 ; ddl = 4 (S)

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Annexe 2 : Temps quotidien de télévision déclaré en fonction de la limitation parentale de ce temps

Fig. 8

Nb : le test du khi2 n’est significatif que concernant le temps de télévision déclaré par les enfants de milieu populaire en fonction de la limitation du temps déclarée par leurs parents.

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Annexe 3 : Présentation des familles enquêtées

28 familles enquêtées : 14 de milieu favorisé, 11 de milieu moyen et 3 de milieu défavorisé.

16 parents, présentés ci-dessous sont cités dans l’article :

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