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Introduction

Pour qui veut avoir un aperçu de la complexité des relations familiales contemporaines, le visionnage du film « Un air de famille », de Cédric Klapish, Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, est à conseiller. À l’occasion d’un anniversaire, les personnages (une mère et ses trois enfants, tous adultes) se retrouvent lors d’un repas, où les rancœurs accumulées au fil des années par les uns et les autres vont resurgir et transformer le moment censé être convivial en psychodrame. Dans ce tableau de la famille d’aujourd’hui, aussi cruel que réaliste, rien ne manque. Pas même le chien, en la personne de Caruso, vieux labrador paralysé par l’arthrose, et dont la présence donne lieu à plusieurs échanges savoureux qui disent beaucoup de ce qui unit et désunit la famille rassemblée ce jour-là. Sur plusieurs affiches de cette pièce de théâtre adaptée au cinéma, Caruso figure en bonne place, comme un élément signifiant de cette histoire, permettant sans doute aux spectateurs de s’y identifier, de s’y projeter, et de trouver un « air de famille » à cet « air de famille ».

Qu’est-ce que les animaux permettent de dire des relations familiales ? En quoi sont-ils des entités constitutives de ce qui fait aujourd’hui « famille » ? Comment sont-ils très concrètement intégrés dans les foyers ? Sont-ils considérés comme des « membres de la famille » ? Si oui, quels membres en particulier ? Ces questions sont au cœur de ce numéro d’Enfances Familles Générations. Toutes n’y trouveront pas de réponse, notamment parce qu’il faut bien dire que le sujet est relativement nouveau, et que les recherches l’ayant abordé ne permettent pas de constituer pour l’heure un domaine à part entière (comme nous l’évoquerons dans la première partie de cette introduction, consacrée à la revue de littérature). En revanche, les articles réunis ici permettent de rendre plus saillants les enjeux scientifiques de l’analyse de la place des animaux dans la famille, d’identifier à quelles réalités empiriques cet objet renvoie, et en somme, de poser les bases d’un programme de recherche qui viendrait engager et consolider un dialogue entre la sociologie des rapports aux animaux et la sociologie de la famille (comme nous l’examinerons dans la seconde partie de ce texte).

Points de rencontre

Cette partie présente un état des lieux synthétique des travaux traitant de la place des animaux dans les familles en montrant (1) ce que ces recherches nous apprennent des animaux à l’épreuve des familles et (2) ce qu’elles nous apprennent des familles à l’épreuve des animaux.

Les animaux à l’épreuve des familles

Parmi les innombrables modalités potentielles d’articulation entre familles humaines et animaux, la revue de littérature nous conduit à en distinguer trois : l’intégration, l’assimilation, la substitution. Ces trois modalités forment un gradient qui met en jeux différentes conceptions du statut des animaux tant chez les chercheurs qui analysent les relations entre familles et animaux que chez les acteurs qu’ils observent.

Intégration : les animaux dans les familles (appartenance)

Il y a tout d’abord les travaux qui s’intéressent aux modes d’intégration des animaux dans les groupes familiaux. Cette intégration peut prendre des formes très variées n’impliquant pas forcément l’assimilation ou la substitution que nous décrirons plus bas. Par « intégration », nous désignons le fait d’appartenir à un même groupe sans forcément faire intervenir des enjeux d’équivalence. Deux types de recherches explorent cette question.

Tout d’abord, des travaux plutôt issus de la sociologie de la consommation appréhendent les animaux dans les foyers comme des biens de consommation dont il s’agit de comprendre les particularités. L’appartenance doit être ici entendue au sens restreint de « possession économique ». Ainsi, Nicolas Herpin et Daniel Verger (1992) identifient plusieurs différences entre les biens d’équipement et les animaux de compagnie : ces derniers ne sont pas des biens fongibles ; contrairement aux équipements audiovisuels ou électroménagers, ils sont des êtres vivants domestiqués qui se transforment s’ils ne bénéficient pas de soins constants ; s’ils peuvent être achetés, ils sont souvent donnés ou confiés par des tiers, en dehors de toute transaction marchande. Malgré ces différences notables, l'acquisition d'un animal est « le résultat d'une décision qui n'est pas fondamentalement différente de celle que prend le consommateur quand il arbitre entre des biens durables dont il attend certains services » (Herpin et Verger, 1992 : 262). D’autres études sur les motifs de l’acquisition des animaux de compagnie chez les consommateurs distinguent l’animal appréhendé comme jouet (Hickrod et Schmitt, 1982), comme marqueur social (Wood et al., 2017) ou comme « marque » (Beverland et al., 2008), de l’animal appréhendé comme ami (Bardina, 2017 ; Hirschman, 1994) ou comme compagnon à aimer ou compagnon de loisir (Herpin et Verger, 1992).

D’autres travaux, en revanche, cherchent à mesurer et à interpréter les énoncés des nombreux propriétaires d’animaux de compagnie considérant explicitement leurs animaux de compagnie comme « membres de la famille ». Dans la plupart de ces recherches, être « membre de la famille » revient pour l’animal à être considéré comme une « personne » plutôt que comme simple bien. Cette forme d’intégration s’observe dans des situations où, par exemple, les propriétaires de chiens « mobilisent leur expérience quotidienne avec leurs chiens pour définir ceux-ci comme des acteurs sociaux, dotés d’un esprit et possédant, a minima, un statut de « quasi-personne ». Ces maîtres voient typiquement leur chien comme le partenaire d’une relation sociale sincère, réciproque, peu exigeante tout en étant gratifiante. » (Sanders, 1993 : 211 – notre traduction). Au-delà des discours, cette intégration se manifeste également dans la redistribution des espaces domestiques permettant aux animaux d'accéder à des zones de la maison autrefois réservées aux humains, telles que la salle de bain, la chambre, voire le lit (Franklin, 2006 ; Gabb, 2008 ; Irvine et Cilia, 2017 ; Serpell, 1996).

Selon les familles, selon les animaux considérés ou selon les approches sociologiques, les animaux sont appréhendés tantôt comme des « objets », tantôt comme des « sujets » (Blouin, 2012 ; Greenebaum, 2010 ; Irvine, 2009a ; Sanders, 1993, 1999, 2003 ; Tuan, 1984). L’appartenance à la famille prend donc deux sens pour l’animal : le sens d’attribut et le sens de membre. Dans le premier cas, il n’est question que d’une simple insertion de l’animal dans la sphère domestique occupée par les groupes familiaux (« faire partie des meubles »). Dans le second cas, il est possible de parler d’intégration des animaux dans les groupes familiaux (« être membre de la famille »). Une équivalence commence à se dessiner entre humains et animaux, qui nous conduit à voir cette intégration comme une forme minimale d’assimilation.

Assimilation : les animaux comme la famille (équivalence)

Bien que quelques auteurs soulignent que certains propriétaires veillent à ne pas assimiler leurs animaux à des humains et gardent à l'esprit que ces animaux ne sont « que des animaux » (Blouin, 2013 ; Charles, 2016 ; Irvine et Cilia, 2017 ; Power, 2008), une part importante des publications focalise sur les opérations par lesquelles les individus construisent ou perçoivent une ressemblance plus ou moins importante entre les entités animales et les entités humaines de la famille. La place et l’incidence des animaux dans les familles sont alors appréhendées comme des questions d’équivalence structurelle, symbolique, fonctionnelle, statutaire ou pratique plus ou moins étroite entre ces entités. La question se pose alors ainsi : si l’animal est bien considéré comme un membre de la famille, de quel membre s’agit-il ?

La majorité des recherches insiste sur l’assimilation des animaux aux enfants (Blouin, 2012 ; Franklin, 1999). L’attrait pour les animaux de compagnie résiderait ainsi dans les qualités enfantines que leurs propriétaires leur attribuent (Archer, 1997 ; Blouin, 2012 ; Charles, 2016 ; Greenebaum, 2004). Ce processus d’assimilation à l’enfant se manifesterait entre autres par l’importance des temps consacrés aux soins des animaux (Power, 2008) et par la reconnaissance, par les propriétaires, d’un amour réciproque similaire à celui qui unit les parents à leurs enfants en bas âge (Shir‐Vertesh, 2012). Des publications récentes ont également proposé une traduction cognitive et physiologique à cette thèse de l’assimilation en montrant que lorsqu’une mère visualise les images de son enfant ou de son chien, un réseau commun de zones cérébrales liées à l’émotion, à la récompense et à l’affiliation est activé (Stoeckel et al., 2014) ou encore que les chiens et leurs propriétaires produisent une hormone réputée responsable des soins maternels et du renforcement du lien entre une mère et son enfant (l’ocytocine) lorsqu’ils se regardent dans les yeux (Nagasawa et al., 2015).

Au-delà des études quantitatives mesurant la propension des gens à assimiler leur animal à un membre de la famille, de nombreux travaux décrivent les pratiques concrètes qui témoignent et participent de ces processus d’assimilation. Comme pour les enfants, les gens imposent des restrictions et des privilèges spéciaux à leurs animaux de compagnie (Hirschman, 1994). Ils restent à la maison pour s’occuper d’eux quand ils sont malades (Hickrod et Schmitt, 1982). Ils célèbrent leur anniversaire (Archer, 1997 ; Sanders, 1993) et leur offrent des cadeaux (Schaeffer, 2009). Parmi ces différentes pratiques qui concourent à l’assimilation des animaux dans les familles, trois font l’objet d’une attention particulière.

Tout d’abord, certains auteurs s’attardent sur les manières de nommer les animaux de compagnie. Ainsi, Lucy Jen Huang Hickrod et Raymond L. Schmitt soulignent que le nom instaure l’animal en tant que membre de la famille « en le transformant en objet interactionnel » (Hickrod et Schmitt, 1982 : 61 – notre traduction). Il lui confère une personnalité particulière favorisant des interactions interindividuelles particulières et permettant de parler de lui en tant que membre du groupe familial (Beck et Katcher, 2003 ; Brandes, 2010 ; Phillips, 1994 ; Tannen, 2004) ou de le considérer comme un confident (Cain, 1983). Partant du constat selon lequel un tiers des chiens en France porte un prénom humain, Baptiste Coulmont (2016) reconsidère les propos de Claude Levi-Strauss à propos des « chiens, auxquels on ne donne pas de prénom humain sans provoquer un sentiment de malaise, sinon même un léger scandale » (Lévi-Strauss, 1962 : 270). L’auteur décrit ainsi les dynamiques de transformation des frontières sociales et symboliques qui se jouent dans l’attribution des prénoms de chiens et d’humains. Un tel travail frontière s’observe également dans les interactions concrètes entre humains et animaux. Partant d’une approche linguistique interactionniste, Chloé Mondémé (2018) montre par exemple que les modalités par lesquelles les propriétaires s’adressent à leurs animaux de compagnie peuvent être semblables aux modalités utilisées avec les très jeunes enfants.

Ensuite, un ensemble de travaux s’intéresse à l’évolution du traitement de la mort des animaux de compagnie. Ainsi, selon Svetlana Bardina, « […] de nos jours, on enterre bien souvent les animaux de compagnie, on les pleure et on les commémore comme des membres de la famille » (Bardina, 2017 : 416 – notre traduction). Se développent notamment des cimetières pour animaux de compagnie. En France, le plus ancien d’entre eux interdit à sa création toute pratique « ayant l’air de pasticher les inhumations humaines » (Règlement de la Société anonyme française du cimetière pour chiens et autres animaux domestiques, 1899 ; cité par (Gaillemin, 2009 : 495)). Mais depuis, « […] les cimetières pour animaux commencent à ressembler aux cimetières pour humains » (Bardina, 2017 : 415 – Notre traduction). L’étude de ces lieux de sépulture montre le développement d’une identité religieuse et familiale conférée aux animaux de compagnie dont la mort peut être commémorée selon des modalités relativement semblables de celles des proches parents (Brandes, 2010). Quelques travaux plus anciens s’attachent à comparer les conséquences psychiques et affectives de la perte d’un être cher, animal ou humain, suscitant des controverses sur leur possible mise en équivalence (Archer, 1997 ; Gage et Holcomb, 1991 ; Rajaram et al., 1993).

Enfin, il faut mentionner également les études, notamment nord-américaines, qui établissent des liens entre les violences domestiques et les maltraitances envers les animaux. Pour certains auteurs, issus principalement de la psychologie, les mauvais traitements à l’égard des animaux de compagnie peuvent être des signes précurseurs de violences domestiques. Bien que controversées, de telles affirmations restent relativement fréquentes dans la littérature, car, comme l’explique Leslie Irvine et Laurent Cilia, « l’idée que la maltraitance des animaux puisse conduire à d’autres formes de violence remplit une fonction idéologique importante dans l’explication des crimes violents » (Irvine et Cilia, 2017 : 6 – Notre traduction). D’autres chercheurs s’appliquent plutôt à mesurer les équivalences de traitements violents en comparant les taux de maltraitances animales, conjugales et infantiles dans les familles. Ainsi, entre la moitié et les trois quarts des femmes battues par leur conjoint affirment par exemple que leur agresseur a également menacé ou maltraité leur animal de compagnie (Ascione et al., 2007 ; Faver et Strand, 2007 ; Flynn, 1999 ; Volant et al., 2008) et, selon Sarah DeGue et David Dilillo, « identifier la maltraitance animale au sein d’un foyer (perpétrée par des parents ou des enfants) peut constituer un signal d'alarme fiable de la présence de mauvais traitements sur les enfants ou de violence domestique grave » (DeGue et Dilillo, 2009 : 1053 – Notre traduction).

Dans ces différents travaux, c’est bien l’équivalence entre les animaux et les membres de la famille qui est explorée ; sans que cette équivalence ne suppose une défection du côté humain, un manque ou un rôle non rempli, que l’animal viendrait combler, par défaut. D’autres travaux, que nous allons présenter maintenant, abordent plus franchement cette dimension. On passe alors de l’assimilation à la substitution.

Substitution : les animaux à la place de la famille (remplacement)

Plusieurs travaux cherchent à comprendre dans quelle mesure l’insertion des animaux dans les familles relève d’un processus de remplacement d’une entité familiale humaine (père/mère, frère/sœur, conjoint) par une entité animale. Cette thèse de la substitution part donc de situations où l’animal est construit comme un équivalent de l’humain (comme dans l’assimilation), et caractérisées par une absence ou, plus encore, par un manque que l’animal est appelé à combler plus ou moins intégralement et avec plus ou moins de succès.

Les travaux sur la substitution partent généralement du constat selon lequel l'attachement aux animaux de compagnie est plus faible chez les parents ayant de jeunes enfants (Blouin, 2008) et plus élevé chez les personnes seules, divorcées, veuves et remariées, les couples sans enfants, jeunes mariés ou qui n’ont plus d’enfant à charge à la maison (Albert et Bulcroft, 1987 ; Taylor et al., 2006 ; Turner, 2005). Dès lors, les animaux sont définis comme des substituts temporaires ou permanents de l’enfant (Laurent‐Simpson, 2017), des parents (Bodsworth et Coleman, 2001), des frères et sœurs (Tipper, 2011), du conjoint (Zasloff et Kidd, 1994), ou de la famille entière dans certains cas de rupture familiale (Blanchard, 2015 ; Cohen, 2002 ; Kurdek, 2008, 2009 ; Taylor et al., 2006).

Cette thèse de la substitution est discutée et critiquée par quelques auteurs qui l’appréhendent non pas sous l’angle des attachements, mais sous l’angle principalement de la comparaison des taux de possession d’animaux de compagnie en fonction de la composition des foyers (Guillo, 2009 ; Heran, 1988 ; Herpin et Verger, 1992 ; Mcnicholas et Collis, 2000). Selon Herpin et Verger, qui ont travaillé sur la situation française, « Cette thèse serait vérifiée si les couples sans enfant et a fortiori les personnes seules sans enfant possédaient un animal de compagnie plus fréquemment que les familles avec enfant(s). Or le constat statistique est inverse » (Herpin et Verger, 2016 : 433). Ainsi, écrivent-ils, « l'animal familier n'apparaît pas comme un substitut à l'enfant, mais bien plutôt comme un complément » (Herpin et Verger, 1992 : 274). Ces critiques sont à comprendre comme des réponses à certains auteurs ayant fait de la substitution des humains par les animaux un symptôme particulièrement aigu d’une forme de « crise du lien » touchant les sociétés occidentales contemporaines. Par exemple, selon Paul Yonnet, « La prolifération des chiens et des chats [est] une métaphore de la crise de l'éducation contemporaine » (Yonnet, 1983 : 8). Le développement de l’amour et de la compassion pour les animaux de compagnie, dont témoigne l’évolution de leur place dans les familles, est alors envisagé comme un moteur de la misanthropie et de l’érosion de l’humanisme dans les sociétés occidentales (Digard, 2012). Pour d’autres auteurs, notamment anglo-saxons, la substitution est davantage présentée comme un remède à la fragmentation des liens sociaux, notamment familiaux. Dans une situation d’« insécurité ontologique » croissante des sociétés occidentales, où les liens sociaux sont plus éphémères et incertains que jamais, les animaux de compagnie peuvent être perçus comme offrant plus de stabilité et de cohérence que les membres humains de la famille (Franklin, 1999). Ils sont alors considérés comme une source de soutien affectif, de réconfort et de sécurité pour leurs propriétaires humains.

Les familles à l’épreuve des animaux

Un consensus émerge dans la littérature autour de l’idée que l’intégration des animaux dans les familles implique un changement de statut pour ces derniers. Entrant dans la sphère familiale, les animaux peuvent devenir des objets, des personnes ou rester des animaux. À partir de ce consensus, deux types de travaux peuvent néanmoins être distingués. Pour les approches « fixistes », s’il est possible d’attribuer différents statuts à l’animal, une fois attribué, ce statut ne variera pas, et il s’agira de le faire discuter avec certaines variables structurelles externes, également intangibles. La famille est ici conçue de manière statique, comme un périmètre dans lequel on entre ou on sort, et que l’intégration de l’animal ne revient pas fondamentalement remettre en cause. Les approches « flexibles », quant à elles, insistent sur le changement constant de statut des animaux au sein de la sphère familiale : même en étant reconnu comme membre de la famille, l’animal peut tout aussi bien être considéré comme un objet ou « juste un animal ». Symétriquement, ces approches donnent une vision dynamique de la famille, comme entité dont le périmètre n’est pas fixé à l’avance et est sujet à négociations.

Approches fixistes : les propriétés des familles et des animaux comme variables discrètes

Au sein des approches fixistes, on trouve deux sortes d’études : les études démographiques et les études fonctionnalistes. Dans les études démographiques, le but principal est de compter et localiser les animaux dans le foyer. La famille est appréhendée principalement comme une entité statistique (ménage) dont la caractérisation se résume essentiellement aux effets de variables structurelles et externes (classe sociale, habitat, etc.). En analysant les données d’enquêtes menées en France par l’INSEE, François Héran (1988) montre des variations considérables dans la répartition sociale des chiens et des chats. L’auteur part de la composition du ménage pour expliquer le taux de possession de ces animaux. Sur la base de l’analyse de variables structurelles telles que la classe sociale, le lieu de résidence, la morphologie de l’habitat, il montre que le chien et le chat forment un système structural d’opposition révélant « une homologie entre l’espace des classes sociales et l’espace des espèces animales » (Heran, 1988 : 421). Herpin et Verger (2016) exploitent eux aussi les données de l’INSEE, mais de manière longitudinale, en analysant l’évolution de la place des animaux de compagnie sur plus de vingt ans. Ces travaux confirment l’importance des variables structurelles telles que l’habitat, le milieu social et la composition du ménage pour comprendre la possession d’animaux de compagnie (et la « forme » que prend cette possession). Ces travaux longitudinaux décrivent également une évolution des motivations des propriétaires. Selon Herpin et Verger, les raisons de l’acquisition d’un animal sont moins utilitaires, liées aux services rendus par l’animal, que liées à ce qu’apporte sa compagnie.

Parmi les études qui s’interrogent sur la fonction de l’animal dans les familles (Staats et al., 2008), soulignons celles qui examinent le rôle des animaux de compagnie à travers chacune des étapes du cycle de vie de la famille. À mesure que les individus progressent à travers ce cycle, le rôle des animaux peut changer en fonction des besoins et des attentes des membres de la famille (Staats et al., 2008 ; Turner, 2005). Le mode d’intégration des animaux dans les familles est alors calqué sur les phases du cycle de vie familiale des humains, sans que jamais l’insertion des animaux dans ce cycle ne vienne en changer le contenu, la forme ou le phasage. Le cycle de vie familiale semble ainsi réifié et les animaux doivent s’y adapter et y prendre place au regard des fonctions que le groupe familial leur attribuera.

D’une manière générale, plusieurs fonctions sont attribuées aux animaux dans les familles. L’accent est mis tout d’abord sur leurs influences positives sur le quotidien familial. Ils assurent des fonctions relativement techniques comme la protection du domicile (chien de garde) ou des enfants lorsqu’ils doivent rester seuls à la maison (Herpin et Verger, 1992). Ils aident à rester actif (promenade, jeux, etc.) et à ne pas se sentir seul (compagnie) (Staats et al., 2006 ; Staats et al., 2008). Ils constituent des ressources interactionnelles entre les membres de la famille (Tannen, 2004) et participent ainsi à l’équilibre émotionnel du groupe familial (Leow, 2018 ; Walsh, 2009b) ainsi qu’à la santé physique et psychique de ses membres (Albert et Anderson, 1997 ; Eckstein, 2000 ; Herzog, 2010 ; Walsh, 2009a).

On le voit, les approches « fixistes » recouvrent des travaux qui adoptent une perspective structurelle et fonctionnaliste de la famille (Parsons et Bales, 1955) et qui, à ce titre, interrogent l’intégration familiale des animaux au regard de leurs « fonctions », notamment selon les phases du cycle de vie familiale.

Approches flexibles : la redéfinition croisée des familles et des animaux

Une partie importante de notre revue de littérature (plutôt inscrite dans le courant des animal studies ) s’intéresse à la manière dont les animaux s’inscrivent dans les pratiques du quotidien familial et se voient conférer différents statuts (Blouin, 2008 ; Greenebaum, 2010 ; Irvine, 2009b ; Sanders, 1993, 1999) . Tantôt considérés comme des alter ego , tantôt comme des « radical others », les animaux de compagnie viennent ainsi, par leur statut « liminal » questionner les frontières entre l’humanité et l’animalité (Charles, 2016) . La place des animaux dans les familles est ainsi abordée de manière « flexible », en mettant l’accent sur la variété des « cadrages ontologiques » dont ils peuvent faire l’objet. Ces approches flexibles rendent surtout visible la possibilité de considérer le même animal de manières très différentes selon les situations : en tant que sujets lorsqu’ils se blottissent sur le canapé et en tant qu’objets pouvant être abandonnés s’ils deviennent gênants (parce qu’ils sont devenus trop contraignants, trop coûteux, ou potentiellement dangereux ou ne sont plus jugés utiles). Les animaux sont ainsi appréhendés comme des « personnes flexibles » ou comme des « commodités émotionnelles » (Shir‐Vertesh, 2012) . Ils sont aimés et incorporés dans des vies humaines, mais peuvent, à tout moment, être rétrogradés et déplacés à l’extérieur de la maison et de la famille (Irvine, 2009a ; Shir‐Vertesh, 2012) . La flexibilité ontologique des animaux apparaît alors intrinsèquement liée à leur statut de « subalternes » (Tuan, 1984) .

Ici, la famille et les liens familiaux sont abordés comme des vecteurs de transgression des barrières de l’espèce : il ne s’agit plus seulement de dire que les animaux sont « humanisés » en intégrant la famille, mais que la famille est profondément redéfinie lorsqu’elle intègre des animaux. On parle ainsi de « familles post humaines » (Charles, 2016 ; Smith, 2003) ou de « familles plus qu’humaines » (Irvine et Cilia, 2017 ; Power, 2008) pour désigner des collectifs composés d’êtres appartenant à des espèces différentes, mais au sein desquels les frontières entre espèces sont moins importantes que les relations d’attachement et de proximité. Par conséquent, les descriptions de ce type de collectif ne mettent plus exclusivement l’emphase sur les dynamiques d’assimilation des animaux à des humains. L’animalisation des humains, ou l’hybridation des catégories s’y voient également abordées : des chiens sont qualifiés de « bébés à fourrure » (Power, 2008) tandis que des groupes familiaux sont redéfinis comme « meutes » (Franklin, 2006) .

Dans ces travaux, les animaux font émerger des questions importantes à propos du concept de famille : que signifie être membre d’une famille (Irvine et Cilia, 2017)  ? Comment se construisent de nouveaux rôles familiaux (Greenebaum, 2004) et de nouveaux rapports de la parenté (Charles, 2016 ; Haraway, 2016)  ? Finalement, comment se dessinent les périmètres du lien familial contemporain ? Partant de la flexibilité ontologique des animaux, ces recherches en viennent à décrire la famille comme un arrangement fluide, soumis à négociations et à redéfinitions constantes.

Représenter ou naturaliser l’air de famille ?

Un constat général émerge de l’analyse bibliographique des travaux en sciences sociales portant sur les relations entre « familles » et « animaux » : la littérature fait peu de cas de l'histoire et de la diversité des situations contemporaines et sociohistoriques qui croisent à la fois les transformations de la famille et celles des animaux. Nous verrons dans cette partie que les travaux, pris dans leur ensemble, génèrent un effet de naturalisation des réalités zoologiques, sociologiques et spatio-temporelles très spécifiques étudiées : la place et l’incidence des animaux dans les familles se résument souvent à celles des chiens « de compagnie » dans les foyers occidentaux contemporains de classe moyenne. Nous verrons ensuite qu’un tel effet de naturalisation est également lié aux modalités d’utilisation de certaines catégories sémantiques : les notions d’« animal de compagnie », d’« animal familier », ou encore de « pets » sont porteuses d’implicites sur les animaux et leur intégration dans les familles qui sont rarement interrogés ou explicités. Nous verrons enfin qu’un tel effet de naturalisation est en partie la conséquence de régimes particuliers de production de connaissances sociologiques sur la place des animaux dans les familles : nombre de ces travaux s’inscrivent dans une perspective de cadrage éthique ou marchand de cette réalité particulière qu’ils décrivent et contribuent à instaurer.

Une focalisation sur des réalités particulières

Tout d’abord, la focale sur certains animaux très spécifiques est évidente. Le chien est sans conteste l’espèce la plus étudiée dans ses rapports avec les familles humaines. Plus précisément, c’est le chien « de compagnie » qui occupe la place principale. Les chats peuvent également apparaître dans les recherches. Plus rarement, les rapports aux poissons, aux oiseaux, aux chevaux, aux rongeurs (Smith, 2003) et aux animaux « sauvages » (Jaclin, 2013 ; Jaclin et Shine, 2014 ; Kirksey, 2015) sont mentionnés. Les recherches sur les « nouveaux animaux de compagnie » (insectes, reptiles, etc.) sont étrangement absentes de la littérature. Si cet intérêt privilégié pour les chiens « de compagnie » reflète bien l’ampleur de la présence effective de cette espèce dans les foyers occidentaux, notons que cela ne se vérifie pas dans d’autres aires géographiques et culturelles et que tous les chiens présents dans les foyers, même occidentaux, ne sont pas des chiens de « compagnie » ou « familiers » (Blouin, 2012). Les chiens possédés pour des raisons utilitaires (gardiennage, protection) restent relativement mal connus.

La plupart des recherches sur la place des chiens dans les familles occultent, en outre, le fait que l’association entre « chien » et « chien de compagnie » est le fruit d’un processus sociohistorique particulier engagé dans les pays occidentaux depuis le XIXème siècle (Baldin, 2014 ; Baratay, 2008) et qui croise, à bien des égards, l’histoire des transformations sociohistoriques de la famille. Ainsi, avant la fin du XVIIIème siècle, la possession d’animaux de compagnie fait figure d’exception nobiliaire (Irvine, 2004 ; Ritvo, 1987). Les membres de l'élite aristocratique de la Grèce et de la Rome antiques et de l'Europe médiévale peuvent posséder quelques animaux de compagnie (des chiens le plus souvent, mais parfois des chats). La pratique se répand progressivement au sein de l’aristocratie européenne des XVII et XVIIIème siècles. Elle est alors fortement associée à la condition féminine : les « lapdogs » - ces petits chiens ne quittant pas les genoux de leur maîtresse - partagent l’existence oisive et domestique des nobles de la même manière que les « dames de compagnie ». Au XIXème siècle, le phénomène se répand dans la bourgeoise avec la pratique de l’animal de « boudoir » (Kete, 1994) ou de « salon ». Au cours de la période victorienne en Grande-Bretagne, prendre soin d’un chien est considéré comme une saine occupation pour les femmes mariées, assignées à domicile, privées du contact avec leurs époux et sommées de s’entraîner à devenir de « bonnes mères » (Flegel, 2015 ; Traïni, 2011). Leurs époux peuvent également avoir des relations avec des chiens et d’autres animaux, mais dans des espaces-temps différents : les chasses, les courses de chiens ou de chevaux par exemple. Cette histoire du chien « de compagnie » a contribué à façonner l’image d’une relation de compagnie associée à l’espace domestique, à l’intimité, à l’absence d’activité professionnelle tout autant qu’à une forme de distinction sociale. Le modèle de la famille victorienne imprègne encore aujourd’hui les représentations de l’intégration familiale des chiens en lien au modèle de la famille « nucléaire » indexée au « foyer ».

Ainsi, l’association entre « animaux » et « famille », qui s’est développée avec le chien « de compagnie », doit être pensée comme une construction sociale héritée d’une définition de la famille indexant l’espace privé du foyer sur la féminité et l’espace public sur la masculinité. Elle doit également être envisagée au regard d’un ensemble de dynamiques politiques et réglementaires qui se sont attachées à extraire progressivement les chiens de l’espace public pour les assigner à un propriétaire privé et les consigner à l’espace domestique, au foyer : interdiction de l’errance canine, mise en place des fourrières, taxes sur les chiens (Baratay, 2011), obligation d’être tenu en laisse, développement de la protection animale, reconversion des chiens errants en chien de compagnie (Howell, 2015), etc. Elle doit enfin être appréhendée au regard d’un ensemble de pratiques qui se sont attachées à modeler des animaux conformes aux attentes et aux contraintes domestiques des futurs propriétaires ou, réciproquement, à définir les familles adaptées à l’accueil d’un animal : sélection de races aux caractéristiques morphologiques et comportementales compatibles avec certaines situations particulières de cohabitation humains-animaux ; accompagnement de l’intégration familiale du chien par des « éducateurs canins » ; travail des refuges de protection animale (Balcom et Arluke, 2001 ; Michalon, 2013) qui met en jeux la sélection des familles et leur accompagnement dans la démarche dite d’« adoption » ; etc. L’article de Yasmine Debarge présenté dans ce numéro constitue une contribution importante à l’analyse des processus de « socialisation » des animaux dans les familles. En analysant le cas spécifique des chiens-guides d’aveugle, l’auteure montre comment l’insertion de ces animaux suppose et engendre une recomposition profonde des relations entre les membres de la famille des déficients visuels.

Au-delà de l’approfondissement de l’étude des dynamiques sociohistoriques occidentales d’association entre « famille » et « animaux » autour du chien « de compagnie », il apparaît important d’étendre l’analyse de la place et de l’incidence des animaux dans les familles à d’autres réalités empiriques, en s’intéressant par exemple à d’autres espèces qui participent, pour le meilleur et pour le pire, à la vie des familles : poules, nouveaux animaux de compagnie, animaux de rente dans les exploitations familiales, mais aussi poux, moustiques, etc. On s’étonnera par ailleurs que la littérature n’ait pas porté davantage d’attention aux chats, de plus en plus présents dans les foyers, et dont on peut supposer que l’intégration familiale est, par certains aspects, similaire à celle des chiens (obligation de propriété) tout en étant suffisamment différente pour être intéressante (possibilité d’évoluer plus librement dans l’espace public). On notera également que l’intégration familiale des chevaux pourrait être abordée à travers le prisme du développement des activités d’équitation sportive et de loisir, et de leurs impacts sur la vie familiale. L’entrée du cheval dans le domaine du loisir est souvent considérée comme la première étape du glissement progressif du cheval du statut d’animal de rente à celui d’animal de compagnie (Digard, 1999, 2004, 2009 ; Tourre-Malen, 2009). L’étude d’une telle espèce pourrait permettre d’approfondir la compréhension des liens entre la transformation des familles et le changement des rapports aux animaux. Elle permettrait de mieux comprendre également comment l’apparition des classes moyennes, de la société de consommation, du temps libre et des pratiques de loisirs a participé à la « démocratisation » de la possession d’animaux de compagnie dans de nombreux pays occidentaux. Au-delà des réalités occidentales qui dominent très largement la littérature sur les relations entre familles et animaux, il apparaît important par ailleurs de porter le regard sur d’autres aires culturelles afin de dénaturaliser les réalités zoologiques, sociologiques et historiques très spécifiques qui y sont décrites. L'histoire des relations entre chiens et familles, très marquée en occident par l'instauration du chien « de compagnie », apparaît par exemple très différente dans d'autres aires culturelles où les catégories mêmes d'« animaux de compagnie » ou d’ « animaux de travail » ne sont pas employées pour les acteurs et sont d'une utilité toute relative pour les enquêteurs qui souhaitent décrire ces mondes sociaux. L’article de Francis Lévesque dans ce dossier analysant les différentes places du qimmiq (chien) dans les familles Inuits de l’Arctique central canadien en est la brillante démonstration.

Des notions chargées et rarement interrogées

Une autre manière d’atténuer les effets de naturalisation des réalités très spécifiques décrites par la littérature consisterait à interroger et à expliciter davantage les notions d’« animaux de compagnie », d’ « animaux familiers », ou de « pets ». Ces dernières, parce qu’elles sont le fruit d’une longue histoire où représentations de la famille et des animaux se croisent et s’interpénètrent, sont en effet chargées d'implicites qui conditionnent en partie les manières d’appréhender l’intégration familiale des animaux.

Commençons par l’« animal de compagnie ». Comme nous l’avons vu plus haut, le terme « de compagnie » renvoie historiquement à l’aristocratie, et aux « dames de compagnie » qui partageaient l’oisiveté et le désœuvrement des femmes de la noblesse. « Tenir compagnie » constitue alors une fonction, que certains humains et certains animaux (les chiens donc) assument. D’emblée, on note la connotation fonctionnaliste du terme « de compagnie ». Dès lors, on s’étonnera par exemple de trouver sous la plume de Jean-Pierre Digard (1999) une définition de l’« animal de compagnie », comme animal « inutile ». Pour l’anthropologue, ce qui caractérise l’animal de compagnie est précisément le fait de ne servir à rien d’autre qu’à l’agrément de son propriétaire. Une telle (re)définition de l’« animal de compagnie » résonne avec les transformations contemporaines de la famille appréhendée comme espace de la gratuité, du non-travail et de l’inconditionnalité des liens affectifs. Une telle (re)définition mériterait cependant d'être relativisée. En effet, sur un plan empirique, cette exclusion de l’animal de compagnie du domaine de l’utilité pose question : l’utilité sociale des chiens d’assistance est, par exemple, généralement indexée à la relation dite de compagnie qu’ils entretiennent avec leurs maîtres ; l’agrément du propriétaire constitue bien une forme d’utilité, dont il appartient à ce dernier de définir les contours, la nature et les bénéfices ; etc. On assisterait donc moins à une sortie complète du domaine de l’utilité qu’à une reconfiguration de l’utilité des animaux de compagnie. Une telle reconfiguration est d’ailleurs au cœur des travaux sur l’intégration familiale des animaux qui cherchent bien souvent à comprendre, voire à justifier et à valoriser, les rôles des animaux « de compagnie » dans les familles.

Si la notion d’« animal familier » semble intuitivement la plus appropriée pour décrire l’intégration des animaux dans la sphère familiale, on remarque cependant que l’adjectif adéquat devrait alors être « familial » et non pas « familier ». « Familier » désigne une forme de relation à des choses ou à des êtres que l’on connaît bien (Thévenot, 1994) et avec lesquels les exigences sociales sont « relâchées ». « Familiarité » résonne aussi avec « intimité ». La littérature fournit plusieurs exemples de la manière dont les humains évoquent les rapports intimes qui les unissent à leurs animaux (Charles et Wolkowitz, 2019) et le fait que leurs animaux « les aiment comme ils sont » (Charles, 2014), sans les juger, de manière inconditionnelle. Ce discours de l’inconditionnalité de l’amour des bêtes, de leur absence de jugement, nous renvoie à cette idée de familiarité qui fait référence à des situations où les exigences de la sociabilité sont moins pesantes. On peut être « réellement soi-même » avec son chien, en somme. Un détour par l’anglais nous emmènera dans une direction différente puisque le terme « familiar animals » renvoie notamment aux animaux des sorcières (chats, rats, hiboux par exemple). Ici, la possession d’animaux « familiers » est synonyme d’une mise à l’écart choisie de toute vie familiale, associée notamment au célibat. Les lectures féministes des périodes de chasse aux sorcières mettent en effet en avant que c’est notamment au nom de leur aspiration à l’indépendance et à l’autonomie vis-à-vis des hommes que certaines femmes seules se sont vues définies comme sorcières et persécutées (Chollet, 2018). Dans cette configuration, la compagnie de certains animaux a fait office de « symptôme », voire de symbole, de cette aspiration à l’indépendance. La réinterprétation féministe de la figure de la sorcière nous amène donc à articuler autrement « animaux familiers », « famille » et « authenticité » : si l’on suit les sorcières, c’est nécessairement hors de la famille que l’on peut s’affranchir des normes sociales oppressives, et que peut s’exprimer l’authenticité des individus.

Enfin, attardons-nous sur le terme anglais « pets ». Apparu au XVIème siècle et dérivé du français « petit », ce mot a d’abord été utilisé pour désigner les enfants, puis certains animaux, majoritairement les lap-dogs évoqués plus haut. D’emblée, le terme est associé à la sphère familiale. Il recouvre une dimension élective puisque « pet » signifie également « favori ». Le « pet » serait l’enfant que l’on préfère, celui que l’on chérit, que l’on gâte plus que les autres. Comprise de la sorte, l’intégration familiale des animaux est conçue comme un privilège réservé à certains individus animaux, extraits selon le bon vouloir de l’humain d’une masse d’animaux anonymes. « Pets » renvoie alors à l’inclusion d’animaux particuliers dans un espace de proximité avec l’humain censé procurer protection, soin et considération. La famille est alors définie comme une sphère privilégiée, positive et valorisante, protégée du reste des activités sociales. Pour autant, le terme « pets » peut également être lesté d’une critique adressée à une forme d’éducation familiale. En effet, « pets » désignait initialement les enfants « gâtés » (« indulged »), « mal éduqués », « trop choyés » traités avec un excès de soin. Appliquée aux animaux, cette idée est aujourd’hui très largement diffusée par les médias qui pointent régulièrement les comportements « excessifs » et « irrationnels » des propriétaires d’animaux de compagnie, leur anthropomorphisme, et la proximité affective jugée trop forte qu’ils entretiennent avec leurs animaux.

Ce très bref aperçu de l’histoire et de l’étymologie des notions d’« animal de compagnie », d’« animal familier » et de « pet » permet de souligner les conceptions spécifiques de la famille et des animaux qui les sous-tendent. Sans un travail minimal d’analyse et d’explicitation des notions choisies, les auteurs prennent le risque de déboucher sur une analyse tautologique de la place et de l’incidence des animaux dans les familles. Par exemple, l’utilisation du terme « pets », lesté d’un implicite très affectueux et positif (« favori »), peut conduire dans certaines situations d’enquête à demander aux acteurs s’ils aiment les animaux qu’ils aiment. En poussant l’argument à l’extrême, dans la mesure où tous les termes analysés ci-dessus renvoient finalement toujours à une forme d’intégration familiale de l’animal, on a parfois l’impression que la littérature explorant la question sans précaution terminologique en vient à conclure que « les animaux de la famille sont considérés comme des membres de la famille. » Ce manque de réflexion critique sur la terminologie employée nous semble devoir être reliée aux régimes de production de connaissances avec lesquels la question de l’intégration familiale des animaux a été examinée jusqu’ici.

Deux régimes de production de connaissances

Quelles sont les conditions épistémiques et politiques d’émergence et de développement de savoirs académiques sur la place et l’incidence des animaux dans les familles ? Une analyse approfondie et systématique serait nécessaire pour répondre à cette question. Nous nous contenterons ici d’énoncer quelques constats issus de notre revue de littérature, et de suggérer des pistes explicatives.

Un premier constat, surprenant, s’impose : la quasi-absence de la sociologie de la famille dans notre corpus. Les revues spécialisées du domaine, ses auteurs importants, ou encore les principaux cadres théoriques et méthodologiques qui en sont issus sont très peu présents dans la littérature consultée. De la même façon, aucun des auteurs rencontrés ne se revendique de la sociologie de la famille. Déjà en 2006, Adrian Franklin faisait un constat similaire en insistant sur le fait que « la sociologie de la famille et la sociologie de l’habitat ont besoin d’un nouveau tournant post-humaniste […] dans la mesure où ni les familles, ni les ménages, ni l’habitat ne peut plus être pensés comme composés d’humains entre-eux » (Franklin, 2006 : 137 – Notre traduction). Ainsi, si les travaux de sciences sociales qui se sont intéressés à la place des animaux dans les familles ne manquent pas, force est de constater qu’ils ne sont pas réalisés par des spécialistes de la famille. Nous allons voir qu’ils peuvent être regroupés en deux grands régimes relativement distincts, quoique participant d’une même dynamique de valorisation des animaux dans les familles.

Tout d’abord, la majorité des publications inventoriées sur le sujet peuvent être rattachées de manière générale aux études de la consommation. Avant la moitié des années 2000, les travaux sur les « préférences » des « consommateurs » et la structure des « ménages » des « possesseurs » d’animaux de compagnie semblent dominer. À l'instar de l’article d’Elizabeth C. Hirschman sur « la socialisation et les préférences de consommateurs des propriétaires d’animaux de compagnie » (Hirschman, 1994 : 619 – notre traduction), de nombreux travaux portant sur la place des animaux dans les familles sont publiés dans des revues de marketing. Les conditions de productions de connaissances sociologiques sur le sujet apparaissent alors intimement liées au développement des marchés de l’animal de compagnie. La compréhension savante du phénomène « animal de compagnie » repose alors littéralement sur les acteurs de ces marchés qui fournissent aux chercheurs la grande partie des outils d’étude. Même si, comme c’est le cas en France avec l’INSEE ou l’INED, certaines institutions publiques produisent ponctuellement des données statistiques sur les « animaux de compagnie », leur taux de possession, la description sociodémographique des propriétaires, etc. qui font l’objet d’une valorisation sociologique (cf. travaux de Héran et de Herpin et Verger), ce sont surtout les organisations professionnelles de la « pet industry » qui produisent des données de ce type. Ainsi, les statistiques les plus complètes sont toujours à chercher du côté des entreprises et des syndicats d’industriels. Bien que difficile d’accès et pouvant se monnayer très cher (Haraway, 2007), ces données constituent l’assise empirique d’un grand nombre de publications académiques sur la place des animaux dans les familles. Ces publications viennent compléter la très large diffusion, sous forme de communiqués de presse, de résumés synthétiques de ces chiffres à travers lesquels l’industrie de l’animal de compagnie souligne inlassablement l’importance du nombre d’animaux dans les foyers et l’augmentation des dépenses leur étant consacrées. Tout se passe comme si une partie importante des auteurs académiques travaillant sur la place des animaux dans les familles œuvrait aux côtés de l’industrie des animaux de compagnie à la représentation publique de sa clientèle, se faisant ainsi les porte-parole d’un phénomène qui, sans eux, n’existerait tout simplement pas sous la forme qu’on lui connaît.

À partir de la moitié des années 2000, les études de la consommation laissent partiellement la place au domaine des Animal Studies (Michalon, 2017). Une part importante des productions académiques participe activement à redéfinir des termes de la problématique sur la place des animaux dans les familles. Pour ces auteurs, il s’agit alors de s’écarter – voire de critiquer, dans la lignée des éthiques abolitionnistes – une conception de l’animal centrée sur la propriété : « nos animaux de compagnie devraient être catégorisés comme des membres de notre famille et non pas comme notre propriété. Nous sommes des parents pour ces animaux et non pas leurs propriétaires après tout ! » (Carter, 2015 cité par (Charles, 2016) – Notre traduction). Cela passe notamment par un intérêt croissant pour la notion de « famille » qui se substitue largement à celle de « ménage » dans cette littérature. Une telle reformulation de la question permet ainsi aux auteurs d’accompagner la redéfinition profonde de la place et des fonctions respectives des animaux et des humains dans les foyers en mettant notamment l’accent sur ce qui constitue l’un des liants privilégiés de la famille contemporaine : l’affect (De Singly, 2016). Les choix et les préférences des consommateurs laissent la place aux affinités électives. La sollicitude s’impose comme fonction primordiale d’une socialisation familiale (De Singly, 2017) à laquelle l’animal de compagnie prend pleinement part. D’une part, les membres humains de la famille se doivent (au sens normatif) de prêter à l’animal une attention et une reconnaissance particulières. D’autre part, les membres animaux de la famille participent (au sens empirique) activement à l’instauration d’un équilibre et d’un bonheur familial en s’imposant comme les fournisseurs privilégiés de reconnaissance, de solidarité, de soin.[2]

Il est donc possible d’identifier deux régimes de production de connaissances sur la place des animaux dans les familles, distincts tant au niveau des univers scientifiques dans lesquels ils se déploient (revues, concepts, approches), qu’au niveau de leur portée politique et morale. Les études de la consommation appréhendent le phénomène « animal de compagnie » plutôt comme un phénomène marchand tandis que les Animal Studies l’envisagent davantage du point de vue d’une éthique de la sollicitude ou de l’empathie. Mais au-delà de ces différences, ces deux régimes s’inscrivent, chacun à leur manière, dans une perspective de valorisation, à la fois morale, politique et marchande, des animaux de compagnie ou plutôt de la compagnie des animaux. C’est donc une véritable économie politique des affects qui sous-tend la littérature sur la place des animaux dans les familles. Ce qui doit appeler la formulation de deux remarques à propos des recherches évoquées ici. La première remarque concerne leur intérêt quasi exclusif pour les dimensions positives de l’insertion des animaux dans les familles. Si quelques difficultés de cohabitation peuvent parfois être évoquées dans certains articles, ce n’est généralement que pour souligner en quoi elles pourraient entraver l’insertion des animaux dans les familles vue comme un horizon nécessairement souhaitable. Tout un pan de l’analyse de la place et de l’étude des animaux dans les familles reste à faire en décrivant le caractère problématique, négocié et incertain de l’insertion des animaux dans les familles. Dans un contexte où la Pet Industry capitalise fortement sur les relations affectives entre humains et animaux, et leur donne, en retour une plus grande légitimité sociale (Haraway, 2007), la seconde remarque questionne la manière dont ces recherches participent au cadrage de l’intégration familiale des animaux comme un phénomène social important, positif et légitime centré sur la responsabilité, le soin et l’affection. Il nous semble important non seulement d’être conscients des risques d’instrumentalisation et de « captation » des recherches par des intérêts économiques, mais également de développer une véritable sociologie économique des marchés de l’animal de compagnie, qui pour l’heure fait défaut.

Sociologiser l’étude des relations familles-animaux

Au-delà de cette interprétation critique, il s’agit maintenant d’esquisser quelques axes de recherche qui visent à compléter et à rééquilibrer l’image très particulière que nous renvoie aujourd’hui la littérature des dynamiques d’insertion familiale des animaux.

Axe 1 – Instauration symbolique des animaux dans les familles : statuts, fonctions, et cohabitation

Tout d’abord, c’est la construction culturelle d’un imaginaire où les animaux font partie de la sphère familiale des humains que l’on pourra explorer. Que l’on pense aux dessins animés de Walt Disney, aux jouets, aux bandes dessinées, aux illustrés, à la littérature enfantine, aux jeux vidéo (Goubault, 2018), et l’on mesurera à quel point la culture juvénile occidentale est peuplée de représentations animales. Ces animaux représentés sont devenus des éléments importants de l’éducation familiale. L’article de Sophie Michon-Chassaing et Georges Gonzales présent dans ce numéro thématique illustre bien comment la présence animale imprègne la socialisation familiale, et comment les représentations animales peuvent être utiles a posteriori dans la construction de la parenté symbolique. Reste toutefois à documenter la manière dont elles sont utilisées pour aider les enfants à se représenter leur place dans le groupe familial. Ces animaux représentés sont bien souvent des figures animales anthropomorphisées, ayant des rapports sociaux (notamment familiaux) calqués sur ceux des humains. La dimension familiale de ces représentations d’animaux « humanisés » pourrait faire l’objet de nombreuses analyses, venant contribuer utilement à la compréhension de l’émergence de définitions socialement situées de la famille. Pour prolonger cette démarche, il serait important de documenter la diffusion de ce modèle culturel en dehors de son foyer d’émergence occidental. Un chantier de recherche stimulant consisterait alors à comprendre comment certaines représentations de la famille sont « importées » dans des pays comme la Chine ou le Japon, par le biais des représentations animales charriées par ces biens symboliques. De la même façon que l’on peut se demander comment la culture « Disney » participe à la diffusion mondiale d’une vision anthropomorphe des animaux, on pourrait se demander en quoi elle participe à l’homogénéisation des représentations de la famille humaine.

Une autre manière d’aborder la dimension symbolique de l’intégration familiale des animaux consisterait à prolonger l’analyse sociohistorique et sémantique que nous avons esquissée plus haut des catégories « animaux de compagnie », « animaux familiers » ou « pet » en lien avec l’évolution des conceptions de la famille, vue par exemple comme espace de l’intimité, de la vie privée, des loisirs, du temps libre. Une discussion pourrait alors être engagée avec les travaux récents qui mettent en avant la nécessité de penser les relations aux animaux avant tout comme des relations de travail (Coulter, 2016 ; Porcher, 2011 ; Porcher et Schmitt, 2010). Comment appréhender la place des animaux dans les familles selon un tel cadrage ? Les animaux « de compagnie » se caractérisent-ils par le fait de se voir soustraits à l’obligation de travail ou, au contraire, s’agirait-il de leur reconnaître l’exercice d’un type de travail particulier (émotionnel, éducatif) au sein même des familles ? Dans tous les cas, c’est précisément sur ces nouvelles formes d’utilité des animaux (assistance au handicap, support émotionnel, support d’éducation) qui semblent se constituer en réponse à l’intégration familiale des animaux, que la recherche devrait se pencher.

Axe 2 – Conditions matérielles d’insertion des animaux dans les familles : nouveaux agencements anthropozootechniques ?

Au vu des quelques éléments historiques évoqués précédemment, il semble clair que l’intégration familiale des animaux est liée aux évolutions des « modes de vie ». Derrière ce terme un peu vague, des réalités matérielles se dessinent, telles que les types de logements, leur localisation, leur confort thermique, phonique, leur équipement, leur ameublement, la disponibilité d’un jardin, d’une terrasse, etc. La littérature aborde ces dimensions de manière assez généraliste, comme de grandes variables favorisant ou restreignant l’intégration familiale des animaux. Pour autant, des perspectives plus interactionnistes font défaut, qui prendraient au sérieux la manière dont l’environnement matériel d’un logement cadre de manière spécifique la cohabitation entre humains et animaux qui, en retour, suscite une somme d’arrangements (portes et fenêtres ouvertes pour permettre la circulation des chats par exemple) ou d’aménagements spécifiques (chatières, paniers, niches, espace litière, etc.). Il s’agirait alors de mettre l’accent sur la matérialité qui rend possible la relation (et plus seulement celle qui la contraint). À ce titre, on ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion sur les dispositifs de contention et de guidage des chiens (laisses, colliers, harnais, muselières) ainsi sur les dispositifs d’identification des animaux (tatouages, cartes d’identification électroniques et bases de données correspondantes) qui, dans de nombreux pays, conditionnent la possibilité de se déplacer dans l’espace public et font exister le rapport familial aux animaux en dehors du logement. De la même manière, on pourra explorer les effets des multiples innovations techniques qui ont rendu possible l’insertion des animaux dans les foyers : croquettes et aliments conditionnés de toutes sortes, chatière à reconnaissance électronique, litières ultra-absorbantes, traitements antipuces, cartes d’identification électroniques, tour à griffer, jouets pour animaux, caméra de vidéosurveillance connectée, etc. Ces différents objets techniques sont l’objet d’un marché dont l’analyse sociologique paraît incontournable.

Axe 3 – Comment les animaux participent-ils à la construction interne et la socialisation (externe) des groupes familiaux ?

En tant que ressources de médiation (Tannen, 2004), les animaux peuvent participer pleinement à la constitution et à la cohésion interne de l’identité d’un groupe familial. La question de la socialisation des animaux au sein des familles humaines doit donc être explorée dans sa diversité : est-ce que la construction identitaire d’une famille est similaire selon qu’un animal est adopté ou bien acheté ? Comment est-il investi lorsqu’il arrive jeune ou vieux au sein d’une famille en devenir (un couple ; couple avec des enfants ; etc.) ? Quid encore des « familles d’accueil » pour animaux en attente d’adoption ou bien appelés à devenir chiens-guides ou chiens d’assistance (Mouret, 2015) ?

Les animaux peuvent aussi être une source de conflit entre les membres de la famille qui sont parfois amenés à négocier des rôles, règles, limites, relations et stratégies de résolution de problèmes (Walsh, 2009b). Qu'en est-il de ces relations conflictuelles issues de l’intégration des animaux dans les familles ? Ces difficultés se négocient-elles différemment selon des milieux sociaux concernés et les styles d’interactions plus normatifs ou communicationnels, plus fusionnels ou autonomes (Widmer et al., 2004) qui les caractérisent ?

Les animaux peuvent également participer aux processus de socialisation et de construction de l’identité familiale vis-à-vis de l’extérieur. Ils contribuent à l’inscription sociale de la famille dans son environnement en facilitant par exemple certaines relations de voisinage, en en compliquant d’autres, en rendant visibles aux autres certains traits de caractère et certains types de fonctionnements de la famille. Les animaux peuvent également constituer des révélateurs et des opérateurs de distinctions sociales des familles : le profil sociologique des possesseurs de chien diffère de celui des possesseurs de chat (Héran, 1988) ; le cheval participe depuis fort longtemps à une « distinction équestre » (Roche, 2011) ; etc. Le choix d’un animal « de race » ou d’un « bâtard » et la valorisation des caractéristiques raciales (morphologiques, éthologiques, biologiques, etc.) des animaux constitue également une dimension qui mériterait d’être davantage travaillée, aussi bien dans le cas des animaux de compagnie que dans les mondes agricoles où l’identité des exploitations familiales peut-être fortement connectée aux caractéristiques des animaux du troupeau. Toutes ces pistes pourraient être légitimement investiguées par la sociologie de la socialisation, aussi bien d’obédience interactionniste que d’obédience dispositionnaliste.

Axe 4 – Comment les descriptions des familles animales sont-elles mobilisées dans/pour l’organisation des familles humaines ?

Les descriptions des familles animales sont multiples et variées. Elles ponctuent l’intimité de la vie familiale lorsqu’il s’agit par exemple d’aider un enfant à déterminer lequel des animaux qu’il a sous les yeux est « le papa », « la maman » ou « le bébé ». Elles jalonnent également les travaux naturalistes sur les sociétés animales. Des énoncés les plus ordinaires aux analyses les plus savantes, des diagnostics les plus naturalistes aux récits les plus métaphoriques, les descriptions des familles animales véhiculent toujours, plus ou moins explicitement, une conception normative des familles humaines. Ces descriptions circulent sous différentes formes et dans différents mondes. Les références aux animaux dans la littérature jeunesse ou au sein des institutions d’éducation participent de l’éducation sexuelle et morale des enfants. Les zoos, les ménageries, les parcs animaliers constituent également autant de dispositifs de socialisation des familles qui reposent en partie sur une mise en scène de la rencontre entre des familles humaines et des familles d’animaux (Estebanez, 2011).

Tous les énoncés et dispositifs de présentation profanes des familles animales véhiculent des valeurs morales relatives, par exemple, à ce qui s’apparente à un modèle « naturel » de la famille. Réciproquement, la littérature scientifique concernant par exemple les animaux sauvages comme les loups, les éléphants, les cétacés, regorge de références aux valeurs familiales. Comment les biologistes, écologues et éthologues transforment-ils nos conceptions de la famille humaines en dépeignant les familles animales ? Comment leurs analyses des familles animales sont-elles influencées par nos manières d’appréhender les familles humaines ? Instinct maternel, adoption intraspécifique ou interspécifique, division genrée des tâches, comportements fraternels au sein de la fratrie, homosexualité, solidarités entre les familles, monoparentalité, etc. : les influences réciproques entre théories et modèles familiaux humains et animaux sont nombreuses quoique peu étudiées. On connaît par exemple, grâce aux travaux de Marga Vicedo, l’importance déterminante de l’histoire mouvementée des relations entre psychiatrie, psychanalyse, psychologie du développement et éthologie dans l’instauration de la théorie de l’attachement qui transforma l'amour maternel en un besoin biologique et qui « introduisit une nouvelle justification au rôle normatif de la biologie dans la conduite des affaires humaines et qui eut des conséquences profondes – et négatives – pour les mères et pour la valorisation de l’amour maternel » (Vicedo, 2013 : quatrième de converture – Notre traduction). Mais l’étude des multiples manières de décrire et d’organiser les familles animales et les familles humaines ainsi que l’analyse de la signification politique et morale des influences réciproques qui les caractérisent reste à notre connaissance un champ de recherche largement négligé. C’est aux science studies que pourrait être attribuée la tâche de prolonger cette exploration entre discours scientifiques sur la famille et sur les animaux.

Axe 5 – L’insertion familiale des animaux et la (re)définition sociologique de la famille

Enfin, et en toute logique, c’est la sociologie de la famille qui devrait se saisir de la question de l’intégration familiale des animaux, dont la portée heuristique pour l’étude de la famille et de ses transformations contemporaines nous paraît conséquente. Depuis son origine, la sociologie de la famille s’est beaucoup appuyée sur deux composantes principales : la conjugalité et la parentalité (Parsons et Bales, 1955). Depuis les années 1970, la construction du lien familial semble de moins en moins liée à l’alliance et à la consanguinité. Des travaux plus récents ont montré en effet que l’exercice des rôles parentaux et le recrutement par affinité prenait le dessus (Dandurand, 1990 ; De Singly, 2016 ; Déchaux, 2009). La famille perd son poids institutionnel et devient plus « incertaine » (Roussel, 1989). Dans ce contexte d’incertitude, l’affect s’impose comme le principal ciment des rapports familiaux : « religion séculière » dans le monde moderne, l’amour promet à tous les individus singuliers de retrouver un sentiment de communauté (Beck, 2008 ; Beck et Beck-Gernsheim, 1995). La famille contemporaine est alors redéfinie comme un milieu où chacun des membres (enfants et adultes) doit donner et recevoir une reconnaissance d’un type particulier, une sollicitude personnelle, un soutien par des autrui significatifs (De Singly, 2016, 2017). Dans cette perspective, l’article d’Émilie Morand et de François de Singly dans ce numéro thématique analyse le lien qui unit les personnes à leur chien ou à leur chat en tant qu’autrui significatif, un autrui-significatif animal qui apporte « réconfort, sécurité, validation de soi et de son monde » (Berger et Kellner, 1964 ; Morand et De Singly dans ce numéro). Ce faisant, les auteurs approfondissent une nouvelle conception de famille qui valorise plus la qualité des relations que leur statut. Les différentes conceptions de la famille ont des implications importantes sur les manières de considérer l’intégration des animaux dans la famille. Réciproquement, les différentes modalités d’intégration des animaux dans les familles engagent en retour les manières d’appréhender la famille. Lorsque l’animal est doté d’un statut de « prétendant » parce qu’il ne possède pas la caractéristique essentielle de l’humanité, la famille reste une entité composée exclusivement d’êtres humains (Hickrod et Schmitt, 1982). Dans d’autres cas où la barrière des espèces est plus labile, certains auteurs parlent de famille « plus qu’humaines » (Irvine et Cilia, 2017), ou de foyers « post-humains » (Smith, 2003). À nouveau, Morand et de Singly, à l’issue d’une enquête minutieuse, partagent cette conclusion, montrant ainsi la fertilité du croisement entre la sociologie de la famille et l’étude des relations humains-animaux.

Conclusion

« C’est ça ? Vous m’offrez un chien ? » Quelque part entre la déception, l’incrédulité et la colère contenue, Yolande, l’un des personnages du film « Un air de famille » commente le cadeau qu’elle vient de recevoir de la part de sa belle-famille. Sur une carte, la photo d’un chiot et une invitation à aller le retirer au « chenil les Pas Perdus ». Comme l’analyse bien Martine Guyot-Bender (2003), un tel cadeau signe l’intégration définitive de Yolande dans la famille de son mari, et par là même, l’assurance de faire l’expérience d’une vie solitaire, ennuyeuse et sans affection, comme l’a été celle de sa belle-mère. « Un chien ne vous décevra jamais » explique cette dernière, sous-entendant que l’on ne peut pas en dire autant des humains, et a fortiori de celles et ceux qui nous sont proches. « Personne ne m’a aimée, personne ne m’a comprise comme Freddy » ajoute-t-elle, évoquant le chien qui l’a accompagnée pendant 18 ans, comblant une partie du vide de sa vie de famille. Dans cette scène que l’on croirait écrite par les tenants de la thèse de la substitution évoquée plus haut, on perçoit à quel point l’intégration familiale des animaux est lestée d’enjeux identitaires, psychologiques, sociologiques, loin d’être anecdotiques. A travers ce chiot offert, ce sont les mécanismes de transmission et de reproduction transgénérationnelle d’un modèle familial, d’une définition de la famille et des rapports entre ses membres, qui apparaissent au grand jour. Contemplant la photo de la « carte-cadeau », Yolande dit : « On dirait le chien d’Henri » (le beau-frère). « C’est la même race ! » s’écrit alors la belle-mère. « Depuis Freddy, j’achète toujours la même race ». Et Henri d’ajouter à propos de Caruso, son labrador paralysé : « Oui, c’est ma mère aussi qui me l’a offert, celui qui marche plus là ! ». Jouant sur les deux sens de l’expression « ne plus marcher », la réplique d’Henri illustre bien le prisme fonctionnaliste avec lequel est souvent pensée l’intégration familiale des animaux. Caruso ne « marchant plus » au sens littéral, il ne remplit plus ses fonctions de substitut à la présence et aux interactions humaines. « C’est comme un tapis, mais vivant » résume Denis, le barman dans une autre scène. C’est également l’objectification et la « commodification » des animaux qui se voient ainsi mises en scène, tout comme l’évocation à plusieurs reprises de la matérialité et de la concrétude de ce qu’implique l’intégration familiale des animaux. Encore sous le choc de ce cadeau inattendu, Yolande demande à propos du chiot : « Comment ça s’entretient ? », (« Tu l’arroses une fois le matin je crois » réplique Betty sarcastique). En guise de réponse, c’est une laisse qui est offerte à Yolande, matérialisant le lien qui l’unit désormais, bon gré mal gré, à l’animal. La méprise qui suit l’ouverture du dernier cadeau d’anniversaire (un bijou couteux) est aussi cruelle que savoureuse : « Oh, encore une laisse » commente Yolande. « Ah non chérie, c’est un collier » reprend son mari. « Mais c’est beaucoup trop luxueux pour un chien ! » s’exclame Yolande, faisant exploser la colère de son mari ulcéré de voir sa femme mettre à mal ses efforts pour donner à cet anniversaire les apparences d’une réunion de famille conviviale : « C’est pour toi ! C’est pas pour le chien, c’est pour toi ! » ; rappel à l’ordre familial (kinship order – Wright Mills & Gerth, 1953) tout autant qu’avertissement relatif au respect de la frontière anthropozoologique d’un homme qui échoue à faire correspondre une définition idéalisée de la famille à la triste réalité de ce que sont ses propres liens familiaux.

Si à partir de ces quelques microséquences d’une vie familiale fictive, mais réaliste, apparaissent la quasi-totalité des thématiques déjà explorées par la littérature sur l’intégration familiale des animaux, ainsi que les différentes directions que nous avons identifiées pour les travaux à venir, on ne peut qu’imaginer avec bonheur ce que produiraient des recherches solidement construites, ancrées dans un état de l’art de plus en plus conséquent, fortes de démarches d’enquête innovantes et réflexives. Il s’agira ainsi de déployer une véritable sociologie des relations familles-animaux qui, d’une part, assumerait plus franchement les partis pris implicites qui ont guidé les recherches jusqu’ici (un positionnement clair vis-à-vis des trois modalités d’insertion des animaux dans les familles), et qui, d’autre part, s’attacherait à dénaturaliser les catégories qu’elle utilise, et à questionner les régimes de connaissance dans lesquels elle s’inscrirait. Gageons que cette voie, inaugurée par ce numéro d’Enfances Familles Générations, d’autres chercheurs l’emprunteront dans le futur.