Corps de l’article

Le concept de frontière et son opérationnalisation en sciences sociales

L’intimité familiale, l’intimité de couple, l’intimité sexuelle, l’intimité des réseaux intimes : toutes ces formes d’intimité ont des frontières symboliques, discursives et pratiques qui, pour être « invisibles » aux acteurs, ne sont pas moins puissantes et efficaces. Plus ou moins stables, claires, perméables, les frontières des relations intimes servent à établir qui est dedans et qui ne l’est pas, mais surtout elles fonctionnent comme des matrices d’attentes légitimes et réciproques entre les membres de la relation qu’elles circonscrivent.

En effet, les concepts de « frontière(s) » (boundary, boundaries) et de « travail de frontière » (boundary work) sont utilisés dans les sciences sociales pour théoriser le travail de démarcation que les personnes réalisent pour créer des distinctions discursives et pratiques entre identités, champs d’activité, champs professionnels (van Bochove et al., 2016 ; Fournier, 2000), champs de connaissances (Gieryn, 1999) ou des types de relations. Dans l’étude des relations intimes, le concept de « frontière » fait habituellement référence à la négociation de limites, droits, devoirs et règles, par exemple dans la distinction entre conduites non monogames acceptables et inacceptables dans le cadre des relations intimes de longue durée (Frank et DeLamater, 2010; McDonald, 2010). Des thérapeutes conjugaux ont utilisé également l’idée de « frontière » comme « ligne de propriété » (property line) dans une relation intime, cette idée servant à déterminer qui est responsable de quoi, donc à attribuer la responsabilité — dans le sens de « accountability » — de comportements, de sentiments, de pensées, de tâches, etc. (Cloud et Towsend, 1999 : 20).

Dans leur recension des écrits sur le concept de frontière dans les sciences sociales, Lamont et Virág (2002) distinguent frontières sociales et frontières symboliques. Ils définissent les frontières sociales comme des formes objectivées de différence dans l’accès aux ressources et aux occasions sociales, et les frontières symboliques comme des « distinctions conceptuelles appliquées par des acteurs sociaux pour catégoriser des objets, des pratiques, ainsi que le temps et l’espace. Il s’agit d’outils à propos desquels les individus et les groupes disputent des conceptions du réel et en établissent des définitions consensuelles »[1] (Lamont et Virág, 2002 : 168). Les frontières symboliques concernent donc la distinction entre « nous » et « vous », c’est-à-dire la définition des identités de classe, genre, ethnie, etc. En d’autres termes, les frontières symboliques sont toujours relationnelles, puisqu’elles définissent un groupe par rapport à un autre qui n’est pas « comme » nous. Cette définition des frontières symboliques, toutefois, n’explique pas encore comment elles sont opérationnalisées ou la manière dont elles émergent par les actions et les discours des acteurs, dans les interactions ordinaires de la vie sociale. Puisqu’elles se distinguent des frontières objectives dans la société, ces frontières symboliques existent tant et aussi longtemps qu’elles sont « maintenues » par les acteurs par un travail spécifique, donc par des opérations cognitives et par des actions qui leur correspondent.

Dans leur collectif Families in Society. Boundaries and Relationships, McKie et Cunningham-Burley (2005) soulignent que la « frontière » désigne davantage une opération qu’une démarcation en sens propre. Ainsi, une relation (ou, ajoutons-nous, une identité) n’a pas de frontières, mais émerge en tant que frontière à travers un travail effectué de façon conjointe par ses membres, notamment l’effort pour rapprocher ou pour distinguer cette relation (ou identité) d’autres relations (ou identités) présentes, passées et futures.

Le travail de gestion des frontières peut alors concerner autant une personne et son identité à l’intérieur d’une relation (interaction, lien) qu’une relation en elle-même ou un regroupement de personnes (groupe, communauté, institution, etc.). Ces entités — qui sont en même temps des « acteurs sociaux » — existent à travers la délimitation de leurs frontières qu’elles performent du point de vue discursif et pratique. En ce sens, les « symboles » sont plus des « outils de travail » du maintien des frontières que des frontières en eux-mêmes. Les frontières cognitives, sensorielles, sexuelles, sociales et ainsi de suite sont constituées dans l’espace et dans le temps par la référence à un répertoire de règles de sens, d’images, de significations qui opèrent des distinctions entre des éléments du monde social : ceci n’est pas cela, ceci et pas cela, et ainsi de suite. Toutes les opérations de communication contribuent à l’émergence et au maintien de frontières dans la mesure où elles désignent un côté de la distinction entre ceci et cela, une distinction qui identifie quelque chose tout en excluant tout le reste. Alors, la question empiriquement pertinente n’est pas de savoir si une opération cognitive/communicationnelle contribue au travail de frontière, mais de déterminer la distinction sur laquelle s’appuie cette opération cognitive/communicationnelle pour réaliser un travail de frontière. Dans cette conception, la frontière est alors l’opérationnalisation d’une différence et celle-ci est l’outil sémantique dont l’opération communicationnelle se sert pour faire émerger ou maintenir une frontière spécifique. L’accent est ainsi placé non pas sur la frontière elle-même en tant que telle, mais bien sur le travail qui la produit et sur la différence qui la fait émerger et exister.

Ces différences font partie d’un répertoire partagé de sens et elles peuvent être réitérées de manière compréhensible dans des opérations de communication successives. Les différences opérationnalisées peuvent atteindre un certain degré d’institutionnalisation et être identifiables comme des frontières symboliques (par exemple, la couleur de la peau d’une personne, un surnom affectueux utilisé dans un couple, porter un écusson marquant son appartenance politique). 

Dans leur étude sur les relations « chacun chez soi » ou living apart together (LAT), Karlsson et Borrell (2005) définissent le « chez-soi » comme une ressource dans la création de frontières par les femmes dans leurs relations intimes : le « chez-soi » fonctionne alors comme une limite physique qui devient le symbole du privé, du personnel. Ce symbole, cependant, n’est pas la frontière en elle-même qui émerge plutôt dans la relation à travers l’opérationnalisation de la différence (chez moi versus chez l’autre). Ainsi, l’opération de maintien des frontières fait exister le symbole en tant que symbole d’une frontière et non l’inverse. C’est pour cette raison que la même frontière peut être renforcée par la référence à plusieurs différences, comme nous aurons l’occasion de le discuter dans les prochaines sections.

Le concept des frontières a trouvé un terrain particulièrement fécond dans le domaine de l’étude du travail, et plus particulièrement en lien avec la gestion individuelle et organisationnelle de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle en dehors du travail. Le travail séminal de Nippert-Eng (1996) a offert une riche contribution à la théorisation des frontières entre diverses sphères d’activités et les cultures qui s’y rattachent. Nippert-Eng plaide pour une distinction conceptuelle entre frontières (culturelles) et contours physiques de ces sphères d’activité, ainsi que pour une conception des frontières comme perméables. La perméabilité des frontières est une de leurs propriétés structurelles : leur degré de perméabilité les rend plus faciles ou plus difficiles à franchir. Elle permet ou au contraire limite le chevauchement entre les sphères. Les actions, les stratégies et les idées que les personnes mobilisent dans la gestion des frontières doivent tenir compte de leur plus ou moins grande perméabilité, mais peuvent aussi les conduire à les modifier afin de faciliter ou de limiter les transitions entre sphères. On pense, par exemple, aux distinctions entre le travail et la maison lorsque l’activité professionnelle se déroule à domicile ou lorsque la résidence et le travail sont au même endroit. Le travail de frontière est alors à la fois cognitif et pratique, permettant de créer, maintenir, modifier, défendre ou affaiblir des classifications (c’est l’expression de Nippert-Eng) des lieux, des publics, des objets, des responsabilités, des défis de la vie quotidienne, etc. Ce travail et les frontières qu’il établit entre les sphères sont idiosyncrasiques et dépendent largement de l’entrelacs des différentes sphères, des différentes cultures et des identités en jeu. En raison de cette spécificité, des recherches ultérieures se sont concentrées, par exemple, sur les tactiques principales de négociations des frontières entre travail et maison (Kreiner et al., 2009) ou sur les modalités des micro-transitions entre les « rôles » assumés par les personnes dans le travail de frontières (Ashfort et al., 2000).

Le travail de gestion des frontières demande des compétences acquises par l’expérience directe, la transmission intergénérationnelle ainsi que par la référence à des repères culturels. Ceux-ci définissent les limites des espaces légitimes d’action en fonction des caractéristiques spécifiques des acteurs (âge, genre, ethnie, classe socioéconomique, etc.). Même une qualité telle que le « tact » (Goffman, 1959) peut être conceptualisée comme l’application performative de la capacité des personnes à distinguer, dans une interaction face à face, les frontières de l’interaction définies par rapport à la pertinence de l’information échangée entre les participants (pertinent/non pertinent). Il est important de remarquer que la distribution de ces compétences est inégale dans la société. Elle dépend du degré d’exposition aux codes et aux repères culturels qui guident le travail des frontières, ainsi que de la capacité à se les approprier. Ce degré d’exposition dépend lui-même d’une multitude de caractéristiques sociales, dont le niveau d’éducation, le niveau socioéconomique, la profession/activité, l’âge, le genre, l’ethnicité, l’appartenance religieuse de la personne en question. Cette inégalité dans la distribution des compétences nécessaires pour réaliser de manière efficace le maintien des frontières est particulièrement visible lorsque les frontières à maintenir séparent des domaines d’activité individuelle et donc les « versions » de l’identité individuelle qu’on veut distinguer. 

Dans les dernières décennies, nous avons assisté à la prolifération d’environnements numériques tels les sites de réseautage social, dont la fonction est de permettre le partage d’informations par les usagers et usagères. Être « présent.e » sur les réseaux sociaux signifie travailler la présentation de soi et la gestion de son image face à des publics multiples (Cunningham, 2013). Puisque ces publics ne sont pas toujours aussi clairement définis et distingués que dans la vie hors-ligne, le travail des frontières entre différentes « versions » de l’identité personnelle se complique et demande le développement de compétences spécifiques (Ollier-Malaterre, 2018).

Frontières dans le domaine de l’étude de l’intimité

Comme toute sphère relationnelle et cognitive, l’intimité familiale, l’intimité de couple et l’intimité sexuelle ont des frontières opérationnelles communes. Ces frontières fonctionnent comme des matrices d’attentes légitimes et réciproques entre les membres de la relation qu’elles circonscrivent. La conceptualisation des frontières de l’intime que nous mettons de l’avant ici est inspirée par le travail de Luhmann sur les frontières des systèmes sociaux (1984 ; 1997) et par son application à l’étude sociologique de l’intime (Luhmann, 1982 ; McKie et Cunningham-Burley, 2005). D’après Luhmann, les frontières d’une relation (ou de tout autre système social) émergent grâce aux opérations que la relation même réalise : ces opérations ne sont rien d’autre que des gestes communicationnels, des actes et des paroles (ou des silences) qui produisent du sens à l’intérieur de la relation. Produire du sens, cependant, veut dire sélectionner : chaque opération communicationnelle correspond à un choix par rapport au contenu, à la modalité, au ton, à la forme de ce qui est communiqué. C’est pourquoi toute information reçue a un certain degré d’incertitude et demande un travail d’interprétation pour que la communication puisse se poursuivre. Bien qu’une injonction comme « ferme-la ! » véhicule une information moins incertaine que le sourire d’une personne inconnue dans un lieu public, la communication se fait toujours dans un contexte de complexité. La complexité désigne, selon Luhmann, l’information qui nous manque pour pouvoir comprendre cette complexité elle-même : autrement dit, il faudrait disposer d’une liste exhaustive de toutes les significations possibles (qui constituent la « complexité » du message) et sélectionner la signification correcte pour comprendre le sourire de l’inconnu et appréhender la complexité de l’information qu’il véhicule. Or, cette liste n’est jamais disponible, d’où le degré d’incertitude par rapport au sens à attribuer à ce que je perçois : la complexité hante toute communication ou action sociale. Cela est dû principalement à une autre caractéristique constitutive de toute interaction sociale, la double contingence. Cette dernière signifie que, en principe, il est extrêmement improbable (pour ne pas dire virtuellement impossible) que mon interprétation de l’information qu’autrui me présente corresponde exactement à ses intentions et vice-versa. Les enjeux relatifs à la transmission et à la réception de la rétroaction en milieu de travail sont un exemple de cette complexité à décoder les intentions dans la communication (Stone et Heen, 2014).

Dans les relations intimes comme dans d’autres systèmes sociaux, il y a différentes manières de simplifier la complexité de la communication en stabilisant les attentes ou, pour le dire autrement, en créant des règles de sens qui nous informent sur la façon dont l’information doit être interprétée et sur les réactions légitimes. Les structures sociales hiérarchiques, par exemple, servent à orienter l’interprétation de l’information et à définir les réactions légitimes à celle-ci. Dans une relation intime, une structure hiérarchique s’organise autour d’une différence, qui peut être d’âge, de genre, d’origine ethnique, de revenu, etc. La stabilisation et la coordination des attentes adviennent aussi par l’émergence de médias de communication symboliquement généralisés, dont, d’après Luhmann, l’amour fait partie (avec l’argent, l’art, la morale, le droit, la vérité et le pouvoir). Un médium de communication symboliquement généralisé définit le type de communication dont il est question dans la situation présente. Chaque médium comporte aussi une sémantique, c’est-à-dire un répertoire partagé de règles de sens constituées, au fil du temps, par la récurrence de symboles, récits, images, maximes qui définissent les conduites et les contextes liés à l’amour (cf. Piazzesi et al., 2018b). Les Fragments d’un discours amoureux de Barthes (1977) sont un exemple illustre du répertoire sémantique amoureux occidental : chaque « figure » présentée par Barthes est une sorte de lieu commun dans les représentations traditionnelles de l’amour, mais peut aussi facilement constituer une « étape » ou un moment de toute relation amoureuse réelle (Piazzesi, 2012). Quand deux personnes en Amérique du Nord se fréquentent en mobilisant l’idée de « date », il est clair pour les deux personnes qu’il s’agit d’une occasion liée à la sphère de l’amour, de l’intimité ou de la sexualité – qu’il s’agisse d’une « date night » thérapeutique pour un couple marié depuis vingt ans ou de la première rencontre de deux personnes qui se sont contactées sur une application de rencontre. De plus, certains repères de l’interaction « date » peuvent être définis, « scénarisés ». Par exemple, la sémantique traditionnelle clarifie les attentes des personnes impliquées quand elles doivent prendre des décisions telles que si et comment diviser l’addition au restaurant, quelle personne doit apporter des fleurs, quelle personne doit porter du maquillage, et ainsi de suite.

La sémantique joue un rôle dans l’établissement des frontières du couple. En effet, pour qu’une relation (qui est un système social) puisse continuer, il faut que la communication entre ses membres se poursuive. La communication véhicule deux ordres d’information : elle véhicule l’information présentée dans le geste communicatif (la météo de demain, la liste des courses, « je t’aime », « veux-tu regarder ma série préférée ce soir ? ») ; et, par ce geste communicatif, elle informe aussi que la communication continue. Cela signifie aussi : une opération de communication communique simultanément un contenu et une information sur le fait que la communication se poursuit dans le système social en question (en l’occurrence le couple). C’est ce que Luhmann définit comme l’« auto-observation » du système : la relation s’observe dans et par ses opérations, sur la base desquelles elle peut déterminer si la relation se poursuit ou non. Voilà ce que « frontières d’une relation » signifie : la relation peut (ou non) inférer à partir de ses opérations qu’il s’agit bien de cette relation-ci (par exemple, un couple plutôt qu’une relation d’affaires), et, le cas échéant, qu’il s’agit d’une relation intime entre toi et moi (Luhmann,1982), relation qui diffère de toute autre relation en dehors de la nôtre. En termes luhmanniens : un système social (une relation intime) opère toujours en se référant à la différence entre le système et ce qui lui est extérieur (les collègues de travail, la politique étrangère, les relations familiales, les amitiés, le rendez-vous chez le garagiste, etc.) — donc, en faisant référence aux frontières qu’il reproduit par ses opérations.

Les frontières émergent donc en circonscrivant un univers de sens qui réitère par la sélection de sens et circonscrivent une relation tant et aussi longtemps que cette sélection se fait par une différence qui évoque les frontières mêmes de la relation; c’est-à-dire la différence entre la relation et tout le reste du monde. Les frontières d’une interaction, par exemple, peuvent être dressées en se référant à la différence entre ce qui est présent et ce qui ne l’est pas, ou à celle entre présent et passé : en se mettant « d’accord » sur ce qui est pertinent maintenant, on constitue une frontière entre « intérieur » et « extérieur » qui nous aide à sélectionner les possibilités de sens dans l’interaction que nous menons. De jeunes parents qui sortent au restaurant sans les enfants peuvent coordonner leurs attentes en excluant temporairement de leur communication tout sujet lié aux enfants : ce faisant, ils ou elles réitèrent les frontières de leur relation intime, qui peuvent être brouillées dans la vie familiale de tous les jours (comme le montrent bien certains des articles dans ce numéro, dont celui sur les parents « solo » d’Alexandra Piesen).

Les frontières d’un système ou d’une relation ne sont pas nécessairement associées à des symboles universels (les règles de sens peuvent changer avec le temps), à des limites physiques ou géographiques. De plus, contrairement à ce que présuppose le concept de « frontières symboliques » (Lamont et Virág, 2002), les frontières d’une relation intime ne définissent pas une identité partagée, mais plutôt les règles pour élaborer l’information et produire du sens dans la relation par le biais de la différence, notamment entre la personne aimée et le reste du monde. Cette différenciation opérationnelle fonctionne même lorsque la relation n’est pas encore définie comme une liaison intime au sens propre, c’est-à-dire quand les membres de la relation n’ont pas défini qu’ils « sont ensemble » et dans l’éventualité où la liaison se termine. D’après Luhmann, être « un couple amoureux » signifie qu’il est possible pour les conjoints d’inférer de toute opération communicationnelle que la relation se poursuit et qu’il s’agit encore d’une relation amoureuse. Le fait que cette opérationnalisation des frontières de la relation ne demande pas d’identité commune devient très clair lorsqu’on considère les transformations des imaginaires amoureux contemporains occidentaux (Piazzesi et al., 2018b). Le maintien des frontières de la relation amoureuse peut se réaliser même en présence d’une forte tendance à la valorisation de l’autonomie, de l’indépendance et de l’individuation des partenaires (Beck, Beck-Gernsheim, 1990 ; Giddens, 1992).

Ce cadre conceptuel permet d’aborder l’étude des relations intimes, peu importe leurs caractéristiques en termes de stabilité, de durée, de composition ou d’institutionnalisation. Les frontières de la relation émergent dans et par les discours et les pratiques et, conséquemment, par la production de sens dans un système. Mais quels sont les modalités, les ressources, les défis spécifiques à ce « travail des frontières » ? Dans ce qui suit, nous discuterons de quelques études empiriques pour donner des pistes de réponses à cette question.

Exemples d’application aux relations intimes

Sémantique amoureuse, représentations de l’intimité et travail des frontières

    La première application empirique du concept de frontière tel que nous l’avons défini nous vient d’une recherche conduite par Chiara Piazzesi, Martin Blais, Julie Lavigne et Catherine Lavoie Mongrain sur les représentations de l’intimité des femmes dans La Galère, une télésérie choisie en raison de sa grande popularité (Piazzesi et al., 2018a; 2018b). La série (62 épisodes, 6 saisons) raconte les vicissitudes amoureuses, sexuelles et conjugales de Claude, Isabelle, Mimi et Stéphanie, quatre femmes hétérosexuelles âgées de 35 à 40 ans. Au début de la première saison, ces amies de longue date décident d’emménager ensemble avec leurs sept enfants. Claude et Isabelle sont alors dans une relation conjugale et n’y mettent pas fin, tandis que Mimi et Stéphanie sont célibataires et cherchent le « grand amour ». Nous avons retenu les scènes présentant les discours ou les actions d’au moins une des quatre protagonistes femmes sur les thèmes pertinents (sentiments amoureux, sexualité, conjugalité, vie domestique).

La série a été considérée comme une narration qui mobilise des sémantiques intimes, amoureuses et sexuelles disponibles dans le répertoire culturel existant et les agence au profit d’un nouveau récit (Plummer, 1995 ; Swidler, 1986; 2001 ; Piazzesi et al., 2018a). Cette recherche visait notamment à comprendre comment les différentes références sémantiques appartenant à ces paradigmes sont mobilisées par les personnes dans une relation intime pour établir, renforcer, affaiblir ou redresser les frontières de la relation même. La sémantique amoureuse, en effet, prescrit un travail des frontières au système social qu’est la relation intime, mais elle ne détermine pas a priori par qui et comment ce travail s’effectue dans la contingence des opérations communicationnelles. En ce sens, le concept de « frontière » a été utilisé dans l’analyse comme concept-pont pour théoriser le lien entre éléments (ou références) sémantiques et les définitions empiriques de la relation intime observées dans la télésérie.

Les membres d’une relation intime émergente font face à une incertitude généralisée par rapport au statut de leur relation et à l’avenir : s’agit-il d’amour ? S’agira-t-il d’amour ? Cette incertitude est due à la double contingence (en d’autres termes, au fait que chaque partenaire est une « boîte noire » pour l’autre) et elle est traitée par la communication, donc en échangeant des signes qui sont associés à l’amour dans la sémantique disponible. Nous avons analysé des occurrences du travail de frontière — le travail visant à modifier la perception de la différence entre une relation donnée et le reste du monde — à deux étapes principales : le moment initial où une fréquentation s’amorce avec une indétermination par rapport à son issue et le moment où un couple est déjà formé et a développé une « histoire » commune. Les problèmes rencontrés et les références sémantiques mobilisées aux deux étapes ne diffèrent pas nécessairement. Les résultats de ce travail montrent plutôt que le même « problème » de définition de frontière se présente cycliquement dans les relations intimes. Nous avons identifié deux cas de figure : dans le premier, le problème de frontières est traité en référant à différents éléments sémantiques, alors que dans le second, ce sont les mêmes références sémantiques qui sont utilisées pour traiter une variété de problèmes concernant les frontières.

Dans le premier cas de figure, les femmes utilisent principalement des références traditionnelles ou romantiques pour traiter l’incertitude initiale : la jalousie vaut comme signe d’intérêt de la part de l’homme ; l’appel téléphonique d’un homme est considéré comme un signe clair d’intérêt romantique de sa part ; se faire présenter à la famille de quelqu’un est également un signe d’engagement romantique. Lorsque les « signes » repérés par les femmes ne sont pas suffisants pour résoudre l’incertitude, elles demandent des réponses claires : elles demandent un engagement sexuellement exclusif, elles exigent une déclaration explicite d’intérêt, elles demandent de faire davantage partie de la vie de l’autre et ainsi de suite. La norme de l’exclusivité sexuelle et affective, la norme du partage des sphères personnelles, la norme de l’intérêt incessant pour l’autre sont utilisées de manière interchangeable pour tester le « sérieux » de la relation, donc pour en définir les frontières en situation d’incertitude. Cette incertitude peut se présenter à différentes étapes de la relation et être traitée par les différentes références sémantiques ici décrites.

Le deuxième cas de figure, c’est-à-dire l’utilisation de la même référence sémantique pour traiter différents problèmes liés aux frontières de la relation, montre la fonction centrale de la référence au temps. Par elle, on peut notamment :

  • Défaire des frontières : ça fait longtemps que quelque chose me manque dans notre relation ; ça fait dix ans que je te préviens qu’il faut changer ; je t’avais prévenu mille fois, là c’est assez, et ainsi de suite

  • Affaiblir des frontières : je ne sais pas où je serai rendue le mois prochain ; ce n’est pas ce qu’on avait planifié pour nous deux il y a dix ans, etc.

  • Renforcer des frontières : il est l’amour de ma vie ; je n’aime pas ton argent, je t’ai aimé pauvre pendant 12 ans ; dis-lui que je l’ai toujours aimé ; embrasse-moi comme tu ne l’as jamais fait auparavant, etc.

  • Stabiliser/confirmer des frontières existantes : vivons dans le présent sans penser à l’avenir ; nous ne sommes pas en train de construire une relation : nous avons peur d’être seuls, etc.

Ces opérations communicationnelles mobilisent les références à la sémantique partenariale et sont principalement utilisées pour renforcer l’autonomie personnelle, mettre de l’avant la nécessité du travail relationnel ou d’une attitude « thérapeutique » par rapport aux problèmes de la relation, ou « refroidir » la relation dans sa tendance fusionnelle. La temporalité de la relation est évoquée alors pour affirmer les changements psychologiques et existentiels des partenaires, pour constater l’éloignement, pour souligner l’absence de développement « thérapeutique » du couple (apprentissage progressif par le travail réflexif). Les références à la temporalité « romantique » sont utilisées pour créer un sentiment d’exceptionnalité, pour intensifier le moment présent, pour renforcer l’idéalisation de « notre » amour, de ce qui « nous » rend « spéciaux » (et dont on peut se rappeler après des années ou dans des moments de crise).

On observe que la référence au temps peut engendrer des significations différentes à l’intérieur d’une relation intime. Cela est dû à la complexité des structures de significations axées sur le temps qui circulent dans la sémantique amoureuse contemporaine. D’après Luhmann (1982), c’est à partir du XVIIe siècle que les problèmes d’instabilité de la relation d’amour commencent à être traités par des références à la temporalité. La centralité croissante de la temporalité augmente la réflexivité de l’amour, puisque toute action de l’autre peut être interprétée par rapport au développement temporel de l’amour. De plus, toute information a une signification différente à divers moments de la relation d’amour et la connaissance du processus temporel de l’amour informe les partenaires sur l’interprétation appropriée. Ainsi, l’historicité de l’amour peut être mise en relation avec la temporalité de l’amour ou avec des comportements individuels spécifiques : ce qui arrive inévitablement à toute relation d’amour (en termes modernes, par exemple, la crise de la septième année, le refroidissement du désir, etc.) est opposé à ce qui arrive à notre relation intime spécifiquement. Au XVIIIe siècle, le caractère et la personnalité des partenaires commencent à ne plus être considérés comme immuables dans le temps. Ainsi, la sémantique amoureuse suggère que les personnes peuvent changer, et cela peut augmenter les chances de survie des sentiments amoureux. Ici, les changements individuels (« tu as changé ! ») et le processus amoureux (« l’amour finit ») deviennent des équivalents fonctionnels dans le cadre de la sémantique amoureuse. Finalement, la sémantique partenariale du XXe siècle définit la temporalité comme un processus d’apprentissage nécessaire dans et par la relation. Le temps est alors le développement du travail relationnel, de l’engagement mutuel à la résolution de problèmes, de la compréhension réciproque des partenaires (Leupold, 1983). La séparation (donc la dissolution des frontières de la relation) peut résulter de la reconnaissance de l’absence d’occasions d’apprentissage et de développement conjoint : les relations intimes sont évaluées sur la base de leur capacité à soutenir la réalisation personnelle des partenaires et leur apprentissage.

Pour conclure, notre analyse du travail des frontières montre que les références sémantiques (c’est-à-dire, la culture et son répertoire de symboles) sont mobilisées par les personnes pour « faire » des frontières, mais qu’elles ne déterminent pas la manière précise dont les opérations du travail de frontières sont réalisées. Différentes opérations communicationnelles peuvent utiliser la même référence sémantique, tout comme différentes références sémantiques peuvent servir la même fonction et aboutir à la même opération. Ces références, signes ou symboles ne sont pas univoques (une caractéristique de la double contingence et de la complexité du sens) et les repères sémantiques aident à réduire la complexité de l’interprétation des signes, mais seulement jusqu’à un certain degré. Par exemple, la référence à la temporalité du processus amoureux peut produire différentes informations et influencer de différentes façons les frontières de la relation intime. Si la sémantique amoureuse pose la condition de possibilité d’une rencontre amoureuse et stabilise les attentes, il reste une grande contingence dans les symboles et les significations qui sont mobilisés pour tracer les frontières de chaque relation. La résolution de la contingence à l’échelle spécifique de leur relation permet aux partenaires de considérer leur relation comme unique.

L’usage social de l’argent au sein des couples comme révélateur des frontières de l’intime

Une seconde application empirique du concept de frontières tel que défini ici concerne l’argent et sa gestion au sein des couples. Plusieurs recherches, réalisées par Hélène Belleau sur les représentations sociales de l’argent et l’économie domestique, ont permis de mettre en lumière des pratiques conjugales complexes et multiples qui s’éloignent d’une logique économique de la rationalité où chacun des conjoints fait valoir ses intérêts personnels (Belleau, 2008; 2011; Belleau et Cornut-St-Pierre, 2014). L’objectif premier de ces recherches était de documenter les arrangements financiers des couples et les représentations sociales qui s’y rattachent, mais aussi les logiques qui les sous-tendent. Toutefois, une analyse secondaire des pratiques et des discours a mis en lumière le travail des acteurs sur les frontières de la relation intime, travail qui s’articule, comme nous le verrons, à une sémantique de la conjugalité contemporaine illustrée par huit règles de sens (Belleau et al., 2020).

Cette analyse secondaire s’est appuyée sur les propos de personnes vivant en couple, recueillis lors d’entretiens individuels portant sur les discours et les pratiques, notamment financières, de conjoints hétérosexuels au Québec. Plus spécifiquement, les entretiens ont eu lieu dans le cadre de quatre recherches réalisées au Québec entre 2005 et 2012 (160 entretiens qualitatifs, 2 h en moyenne), dont le dénominateur commun était une série de questions ouvertes sur les dynamiques économiques entre conjoints et sur les représentations du couple. Âgées de 22 à 62 ans, les personnes interviewées vivaient en couple et ont été recrutées par une vingtaine d’interviewers (17 femmes et 3 hommes) et par une multitude de moyens (bouche-à-oreille, organismes communautaires, etc.) principalement dans les grands centres urbains (Montréal, Québec, Trois-Rivières) et en périphérie, mais aussi dans des secteurs plus ruraux (Montérégie, Laurentides, Lanaudière, Bas-St-Laurent).

Conceptualisé comme un phénomène de marché, rationnel et neutre, l’argent a longtemps été perçu comme étant incompatible avec les valeurs de solidarité, de dons et d’altruisme inscrites dans la sphère familiale. Les théoriciens ont le plus souvent cloisonné les relations marchandes et les relations intimes comme s’il s’agissait d’univers différents ayant peu de liens entre eux. Ce faisant, ils n’ont fait que reprendre à l’identique l’univers d’oppositions qui structure les attentes des conjoints, et notamment celle entre les mondes antagonistes et incommensurables (Zelizer, 1997) de l’amour (altruisme, don, désintérêt) et de l’argent (intérêt personnel, profit, calcul). C’est au début des années 1970 que la sociologie, anglophone en particulier, a commencé à remettre en question, d’une part, cette vision classique de l’argent et, d’autre part, la perception de la sphère familiale comme le lieu par excellence de l’altruisme et de la solidarité. La perspective de genre a été centrale pour déconstruire ces présupposés. L’argent a dès lors été considéré par un certain nombre d’auteurs comme un excellent indicateur des dynamiques conjugales qui émergent de la rencontre des intérêts personnels et collectifs au sein des ménages.

Comme Zelizer l’a montré, les logiques de ces deux mondes que sont l’amour et l’argent sont profondément entrelacées dans les mêmes conduites qui visent à cacher leurs liens (on offre un cadeau sans jamais en dévoiler le prix, par exemple). L’argent échangé dans la sphère domestique ne l’est jamais de façon neutre et impersonnelle. Son sens est socialement construit en fonction de cet espace social spécifique et en fonction du genre et de l’appartenance de classe de celles et ceux qui le manipulent (Zelizer, 1997). D’où l’intérêt d’observer les pratiques pécuniaires des individus se fréquentant au prisme des règles de sens de la sémantique amoureuse qui, issues de logiques différentes, guident les conduites au sein de la vie quotidienne autant en regard des aspects affectifs que matériels. C’est précisément ici que s’observe le travail de définition des frontières par les acteurs sur ces questions.

On constate, par exemple, qu’aux différents temps de la relation intime, l’argent est un véritable révélateur de ce travail des frontières. Dans la sémantique amoureuse, la règle de sens du désintérêt et de l’altruisme conduit les acteurs d’une relation intime encore naissante, à se montrer généreux l’un envers l’autre. Le genre joue cependant parfois un rôle important. « Payer l’addition d’un souper à deux » au restaurant est un geste communicationnel s’inscrivant dans la sémantique amoureuse. C’est encore aujourd’hui souvent une prérogative de l’homme dans les relations hétérosexuelles, mais ce geste peut entraîner aussi une dette qui permet à la relation de se poursuivre avec la promesse d’une autre rencontre… (« à mon tour de payer la prochaine fois »), un phénomène qualifié par Luhmann d’auto-observation. Paradoxalement, dans la sémantique amoureuse, cette règle du désintérêt et de l’altruisme encourage les conjoints à taire les inégalités économiques (les énoncer reviendrait à défendre ses propres intérêts, selon la logique marchande), même si ceux-ci les perçoivent très clairement au sein de leur ménage. Cette règle conduit à tenir pour acquis que l’autre ne valorisera pas ses intérêts personnels (logique marchande) au détriment des siens (Henchoz, 2014 : 32). De la même manière, la règle de sens de la confiance en la parole donnée est considérée comme un signe clair d’engagement envers l’autre. Conjuguée à la règle de sens de la fiction de la durée, soit l’idée que la relation s’inscrit nécessairement dans le long terme, la confiance conduit de nombreux conjoints à ne pas vouloir mettre les choses par écrit, dans l’éventualité d’une rupture « puisqu’elle est peu probable » et « parce qu’ils se font confiance ».

Dans la sémantique amoureuse, on retrouve aussi la règle de la réciprocité différée. Kellerhals et al. (2004) soutiennent que la réciprocité différée est un moyen pour les conjoints de réconcilier la norme du mérite (relevant du calcul) et celle du don (aimer sans compter) : les conjoints accepteraient le pari de penser que ce qu’ils donnent aujourd’hui leur sera rendu éventuellement. Dans la sémantique amoureuse contemporaine, la réciprocité différée réfère tant à la notion d’échange qu’à l’inscription de la relation affective dans le temps en référence à la règle de sens de la fiction de la durée. L’échange est basé sur la valeur égalitaire des conjoints et selon un système d’équivalences culturellement définies (Henchoz, 2008). Au moins trois éléments peuvent aujourd’hui être mis dans la balance conjugale : le temps et les énergies consacrés au bien-être de la famille ; la contribution financière de chacun à la vie de couple ou de famille ; la prise en charge des tâches domestiques, de soin et éducatives. Un des deux conjoints peut avoir plus de temps ou d’argent sans remettre en question l’équilibre entre les conjoints.

L’équilibre des échanges est aussi envisagé sur une longue période. Plus de la moitié de nos répondants ont dit gérer l’argent par une mise en commun des revenus afin de se soutenir mutuellement alors qu’ils vivaient des fluctuations de revenus à tour de rôle. Toutefois, ces arrangements ne sont pas nécessairement le résultat d’un consensus. Pour éviter les tensions et les disputes, certains remettent à plus tard les discussions sur l’équilibre des échanges dans l’espoir de protéger la relation des conflits. Cela permet donc le maintien de la relation, sa poursuite dans le temps, mais cela peut avoir l’effet de cacher des déséquilibres et des inégalités, ou d’empêcher qu’ils soient explicitement discutés par les partenaires. Nos analyses montrent d’ailleurs des déséquilibres généralement structurés par la différence de genre : les hommes investissent davantage en termes d’argent, les femmes en termes de temps et d’énergie. Les conséquences de ces déséquilibres, cependant, sont plus désastreuses pour les femmes que pour les hommes (Belleau et al., 2020). En effet, avec l’arrivée des enfants, les femmes tendent à réduire leur temps de travail alors que les hommes au contraire, l’augmentent (Gagnon, 2009). L’impact de ce phénomène dans l’éventualité d’une rupture se fait sentir sur plusieurs années et s’ajoute aux écarts de revenus persistant entre les hommes et les femmes (Galarneau et Sturrock, 1997; Gadalla, 2008).

Le travail que font les individus sur les frontières de l’intime est visible également lorsqu’il s’agit de qualifier simplement ce qu’est « un revenu » pour chacun des partenaires. L’analyse du discours montre clairement que l’univers de références de chacun des conjoints d’un même couple peut différer. Le revenu de l’un ou l’autre conjoint peut être considéré tantôt comme un revenu d’appoint dans le ménage, tantôt comme un revenu personnel ou encore comme un revenu familial par un seul ou par les deux conjoints. L’argent des deux conjoints pris individuellement est-il mis en commun, partiellement partagé ou géré séparément ? Peut-on parler véritablement d’un revenu familial, qui distingue alors l’unité conjugale du reste du monde (comparativement à des colocataires, par exemple, voir Belleau et Proulx, 2011) ? Certaines personnes considèrent que la cohabitation ou le mariage entraîne nécessairement une mise en commun, un « nous » financier alors que d’autres estiment que la valeur d’autonomie dicte une séparation nette des ressources de chacun. Ainsi la même question de définition des frontières se résout en référence à des éléments sémantiques différents, mais variables aussi dans le temps. Les débuts de la vie commune sont plus souvent marqués par une gestion séparée des avoirs alors que l’arrivée des enfants, le mariage ou l’achat d’une maison conduisent de nombreux couples à fusionner entièrement ou partiellement leurs revenus. Très concrètement, les comptes bancaires, les factures au nom d’un ou des deux conjoints, les budgets inscrivent ce travail des frontières entre le soi, le « nous » conjugal et les autres dans la matérialité quotidienne.

En somme, ces quelques exemples montrent sous un autre angle, soit celui de l’argent et de sa gestion, dans quelle mesure les références sémantiques qui renvoient à un répertoire organisé et structuré, historiquement constitué, de règles de sens (Luhmann, 1997 ; 1982) sont mobilisées par les individus qui tracent des frontières plus ou moins précises, mais presque toujours fluctuantes dans le temps.

Les articles du numéro

Dans ce numéro thématique d’Enfances, Familles, Générations, nous avons recueilli des articles qui traitent des défis liés aux frontières des relations intimes, familiales, conjugales et sexuelles. Si les articles rassemblés ne partagent pas une conceptualisation unique du concept de frontière, ils permettent d’apprécier son potentiel heuristique pour analyser les défis qui traversent l’émergence des relations et de leurs frontières à travers les discours et les pratiques. Ils illustrent aussi le travail nécessaire pour maintenir, modifier ou dissoudre ces frontières, ainsi que le rôle et les usages des ressources socialement disponibles pour réaliser ce travail. Ils montrent également l’applicabilité du concept dans des situations diversifiées, mobilisant tant les partenaires eux-mêmes que le rôle des technologies sur le travail de frontières ou le chevauchement entre les frontières intimes et les frontières institutionnelles, ainsi que les contraintes qui en découlent.

Dans le premier article du numéro, Ekaterina Pereprosova documente le placement d’enfants dans des familles d’accueil en Russie. Elle interroge le travail de frontières et leur négociation non seulement entre les personnes impliquées dans des relations intimes, mais aussi dans leur rapport aux institutions qui surveillent ces relations. L’autrice discute du travail de construction, de maintien et de modification des frontières dans les relations entre enfants, parents de la famille d’accueil et famille biologique. La présence d’acteurs institutionnels dans le processus de constitution de nouveaux liens participe à redéfinir les frontières de ces relations. Ces relations sont influencées par la culture nationale russe qui oriente les mesures de placement des enfants, où la famille d’accueil est davantage assimilée à une famille adoptive qu’à un prolongement des institutions. L’article illustre les frictions entre les définitions institutionnelles et affectives ou personnelles des frontières de l’intimité et leur gestion par les familles d’accueil.

L’article d’Alexandra Piesen est consacré aux « territoires mouvants de l’intimité » auprès des familles « solos » contemporaines à Paris. Afin de mieux restituer l’expérience des parents dans les familles monoparentales, la chercheure préfère la définition « parents solos », qui est plus proche du ressenti des personnes qu’elle a interviewées. Les résultats de la recherche de Piesen montrent que ces parents sont engagés dans un travail continu sur les frontières entre les relations parentales, les relations conjugales et la relation à soi-même dans leur situation de monoparentalité. Pour ces parents, le travail des frontières se traduit dans la sémantique de la gestion du temps et des espaces (autant physiques que symboliques) : la création de rituels pour scander le temps avec ses enfants, la gestion du rythme institutionnel de la garde partagée, la mise en retrait de l’intimité conjugale par rapport à celle avec l’enfant, la gestion du risque de la « fusion » avec l’enfant au détriment de l’intimité personnelle et ainsi de suite. Piesen conclut que les parents solos font preuve d’une grande réflexivité sur les frontières relationnelles et la gestion des ressources dans les relations qui se croisent dans leur vie et qui structurent leur expérience.

Le texte d’Anaïs Chevillot analyse les difficultés que les femmes artistes rencontrent dans la définition et le maintien des frontières entre les sphères d’activités professionnelles et intimes ou domestiques — donc, en un certain sens, entre leurs identités multiples. Pour ces femmes, les défis du travail de frontières ne dépendent pas exclusivement de la présence d’une famille (conjoint.e et enfants), le pourcentage de femmes artistes en couple et avec des enfants étant plutôt réduit dans l’échantillon étudié. Ce sont plutôt les horaires atypiques, la perméabilité des espaces de création, ainsi que les attentes sociales et relationnelles qui s’adressent aux femmes en général, qui constituent les obstacles principaux à une gestion fluide des frontières entre sphères de l’identité. Dans ce cas, comme dans celui d’autres populations, la sémantique du temps et de l’espace est au cœur des stratégies pour consolider davantage les frontières de la création artistique. 

Le travail des frontières de l’intimité peut être une source de grande anxiété, notamment dans des périodes d’incertitude par rapport à son identité et aux modalités légitimes de construction d’un récit de soi. C’est le cas de l’adolescence, en particulier à l’ère des technologies numériques. Glowacz et Goblet discutent du partage de photos numériques à teneur intime par textos et via les applications de réseautage social (sexting) à l’adolescence. Le sextage se configure comme une pratique d’expérimentation intime, visant à renforcer, qualifier la relation avec la personne qui reçoit l’image partagée. Cette pratique pose des risques importants du point de vue de l’intimité personnelle, puisqu’elle rend vulnérable aux conséquences de la circulation impropre de ses images. Il est donc intéressant d’étudier la manière dont les adolescents évaluent et établissent leurs priorités dans la gestion des frontières de l’intimité personnelle et relationnelle par rapport aux pratiques numériques.

Christophe Giraud explore, quant à lui, les ambiguïtés de la sexualité dans les relations naissantes chez des étudiantes de milieu urbain parisien. Dans les représentations que les jeunes femmes entretiennent d’elles-mêmes et dans la gestion des représentations que leur partenaire se fait d’elles, un travail de frontières s’observe entre des scripts sexuels culturels opposés : celui de la fille facile et celui de la fille coincée, ou encore celui du couple installé et celui du plan-cul. La négociation des frontières entre ces scripts contradictoires joue un rôle important dans la place que la sexualité occupe dans les relations naissantes et le choix des contacts corporels et des pratiques sexuelles auxquels les jeunes femmes s’adonnent. Ce travail de l’auteur rappelle l’importance de ne pas isoler la recherche sur les pratiques sexuelles des jeunes de leur contexte relationnel et montre la pertinence de s’intéresser plutôt au travail de négociation des frontières entre sexualité et sentiment, en particulier au sein des relations naissantes.

La rupture conjugale est un autre contexte de redéfinition des frontières intimes, notamment amicales. Gaëlle Aeby documente cinq types de reconfigurations à cet égard. Une première reconfiguration, l’expansion amicale, désigne un investissent accru des relations amicales à la suite de la rupture. À l’opposé, un deuxième type, le recul amical, décrit la diminution de la taille de ce réseau. La négociation, une forme possiblement intermédiaire de reconfiguration, marque des réseaux communautaires ou professionnels partagés où les partenaires sont fortement intriqués et au sein desquels l’ex-partenaire ou ses amis occupent encore une place de choix. Le refuge parental décrit la reconfiguration qui consiste à se recentrer sur sa famille d’origine, parallèlement à une diminution des autres formes de liens. Enfin, le cinquième type, le nouveau conjugal, renvoie à un recentrement des liens sociaux autour du nouveau, de la nouvelle partenaire, avec peu ou pas de nouveaux liens d’amitié. L’autrice dégage trois conceptions de la justice qui sous-tendent le travail de frontières dans ces reconfigurations post-ruptures du réseau social : la propriété des amitiés, le partage à parts égales et la culpabilité.

Deux articles de ce numéro explorent le travail des frontières intimes dans le contexte migratoire. L’article d’Odasso discute de l’influence du dispositif d’immigration sur les relations intimes des couples binationaux.  Conduite en Belgique et en France, l’étude visait à documenter et à contextualiser l’expérience que ces couples font des démarches administratives, juridiques, policières et sociales nécessaires à obtenir un statut d’immigration légale pour un.e des partenaires. Les conséquences du dispositif d’immigration, parfois dramatiques, sont présentées sous trois catégories idéal-typiques : la résilience (renforcement de la cohésion et de l’unité du couple), la mise en place d’une logique d’échange (par exemple dans les « faux » mariages) ou encore l’éclatement ou la fin de la relation. Les couples interrogés sont parfois des couples « de convenance », qui feignent une intimité devant les autorités étatiques à des fins d’immigration. Ces cas sont intéressants du point de vue de l’étude des frontières intimes : le travail pour constituer et « afficher » ces frontières communicationnelles peut avoir une efficacité performative même lorsque les sentiments qu’on tend à considérer comme essentiels à l’émergence d’une relation sont absents.

Le texte de Monica Schlobach interroge la construction du sentiment familial dans les familles transnationales (dont les membres résident dans des pays différents) et le rôle qu’y jouent les technologies de l’information et de la communication (TIC). S’appuyant sur un corpus d’entrevues réalisées auprès de 23 migrants brésiliens vivant à Montréal, 15 conjoints ou conjointes et 18 parents proches restés au Brésil. Les TIC permettent à ces familles de maintenir une coprésence, une certaine simultanéité des échanges et un sentiment d’unité familiale au-delà des frontières qui en séparent les membres. Néanmoins, les TIC ne suffisent pas à gérer totalement et complètement la souffrance émotionnelle liée à la séparation et à la migration transnationale. Confrontées à la distance géographique, ces familles médiatisées électroniquement sont traversées par ce que l’autrice qualifie de tensions entre le délitement des liens et l’investissement à nourrir des flux continus d’affects.

Le texte de Nadia Mounchit aborde le rôle de la migration comme ressource chez des femmes migrantes d’Afrique de l’ouest et centrale résidant en France. Elle identifie trois modes de mobilisation de la ressource migratoire au sein de l’espace conjugal, chacun révélateur d’un travail de frontières s’appuyant sur des formes spécifiques d’articulation entre les référents culturels des sociétés d’origine et d’accueil. La migration sert parfois de cadre normatif de substitution, par lequel les femmes migrantes s’appuient sur des différences de normes entre la société d’accueil et la société d’origine pour renégocier des rapports conjugaux en accord avec leurs intérêts et leurs aspirations. Dans un deuxième mode, la migration est décrite comme une dette administrative que les conjoints mobilisent comme moyen de pression ou de domination sur les femmes. Enfin, dans le troisième mode de mobilisation identifié, la migration comme projet alternatif, la migration est une ressource permettant de gagner en autonomie, de se soustraire à une relation conjugale insatisfaisante ou d’échapper à un projet matrimonial forcé. Par son travail, la chercheuse montre comment la migration peut constituer une ressource pour l’action dans le contexte conjugal.

Le dernier texte de ce numéro documente l’impact des procédures de procréation médicalement assistée (PMA) sur la perception et le maintien des frontières intimes par les partenaires qui y ont recours. L’autrice, Léa Linconstant, y montre, à travers les résultats d’une ethnographie conduite dans un centre public d’assistance médicale à la procréation en Italie, la transformation des frontières de la parenté et du couple à travers les étapes de la PMA : cette « médicalisation » du corps comporte une série d’étapes qui dessinent une temporalité particulière, parfois très longue et coûteuse, de la procréation. Les couples font face à des défis qui les obligent à un travail des frontières inattendu, par exemple lorsqu’ils doivent considérer le recours au don de gamètes, qui amène les partenaires à redéfinir les frontières de la famille en cours de fondation. L’intervention du personnel médical engendre aussi des anxiétés chez les futurs parents par rapport aux frontières de l’intime, les cliniques de fertilité performant parfois une « appropriation » symbolique des enfants nés avec leur soutien, qui deviennent dans leur discours « les bébés » des infirmières et des médecins également. Les frontières de la famille sont alors continuellement remises en question par le processus médical et la production discursive qui entoure la PMA.