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La fonction principale du droit est de créer des standards de comportement. Il délimite ainsi les frontières du légal, distinguant ce qui est autorisé et ce qu’il ne l’est pas. Dans ce cadre, il produit des règles juridiques, générales et contraignantes, imposant ce qui doit être dans une société donnée. Par ce biais, le droit détermine ainsi les contours du légitime, distinguant ce qui est socialement acceptable de ce qui ne l’est pas. Il a dès lors une fonction intrinsèquement « normalisatrice » créant de la norme, dans un sens strictement juridique (créant des impératifs), mais également dans un sens plus social, créant des standards de « normalité », de ce qui doit être (tant juridiquement que socialement) considéré comme « normal ».

Partant, l’impact du droit sur la construction de la parenté apparaît relativement évident puisque c’est le droit qui fixe les dispositions qui président à l’élaboration de la famille, par des règles encadrant notamment la filiation, et permettant de déterminer qui sera reconnu par le droit (et donc par l’État) comme le parent d’un enfant. Son impact est également politique car il joue un rôle important dans les « configurations légitimes du “faire famille” »[1]. Si le droit définit la parenté, il ne définit pas, par hypothèse, la parentalité, ce terme renvoyant davantage à la fonction sociale et « factuelle » du rôle de parent, et ce, indépendamment de sa reconnaissance par le droit. Il existe ainsi nombre de personnes qui s’occupent des tâches parentales et qui sont, socialement, considérées comme les « parents » d’un enfant sans pour autant que le droit leur attribue un tel statut. Cela ne signifie cependant pas que le droit n’influence pas la manière dont se détermine la parentalité. Le droit peut aussi parfois reconnaître le rôle spécifique que jouent ces personnes dans la vie d’un enfant. Il peut, par exemple, accorder des droits de visite aux « beaux-parents » sans pour autant les instituer comme « parents », c’est-à-dire, sans accepter l’établissement d’un lien de filiation entre ces derniers et l’enfant. En France, les débats sur la récente réforme de la bioéthique ont mis en lumière le rôle central du droit dans la légitimation de certaines familles. Cette réforme ouvre la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes et aux femmes seules tout en légitimant, socialement, leur projet parental[2].

Ainsi, le droit façonne le modèle idéal typique de la « bonne parenté ». Il procède à la fois par des règles contraignantes qui vont inclure ou exclure certaines personnes de la catégorie (juridique) de parents, mais aussi par des règles incitatives qui vont encourager ou décourager certaines personnes à devenir parents ou à se penser comme tels. Or, s’il est possible de considérer que le droit normalise toujours (d’une manière ou d’une autre) la parenté, les outils qu’il utilise à ces fins sont susceptibles de varier d’un pays à l’autre. Certains ordres juridiques optent pour des instruments plus ou moins visibles pour standardiser la parenté en raison de contextes historiques, sociaux, culturels ou politiques différents. C’est ainsi qu’en France, l’intervention de l’État pour encadrer les comportements procréatifs (et in fine pour influencer ces comportements) est jugée bien plus légitime que dans un pays comme l’Allemagne où le contexte historique (marqué notamment par le nazisme) rend l’intervention étatique (et a fortiori juridique) plus difficile. Dès lors, les instruments de normalisation utilisés par les droits français et allemand pour orienter les comportements procréatifs des individus et « standardiser » la parenté seront plus ou moins visibles. Certains instruments seront explicitement contraignants – pénalisant de manière expresse certains comportements procréatifs et, dans une plus forte mesure, certaines parentés, telles que les règles prohibant l’accès à la gestation pour autrui. D’autres seront plus diffus incitant, sans les interdire, à certains types de comportements, tels que les règles n’autorisant, en Allemagne, le remboursement que des PMA (procréation médicalement assistée) « autologues », c’est-à-dire des PMA réalisés à partir des gamètes du couple. Ces techniques ne sont, par hypothèse, accessibles qu’aux couples hétérosexuels, à la différence des techniques « hétérologues », c’est-à-dire des techniques réalisées grâce à un don de gamètes.

Il s’agit ainsi d’analyser certaines des règles juridiques qui en France et en Allemagne réglementent la procréation (en se concentrant sur les techniques procréatives autorisées[3]). Celle-ci est ici entendue dans une acception large : englobant la fécondation, la conception, la grossesse et l’accouchement et plus largement, toutes les techniques permettant de devenir parent ou d’empêcher de le devenir. L’analyse des règles juridiques encadrant la procréation cherche à mettre en lumière le modèle « idéal typique » de la parenté dégagé par le droit. Il en ressort que même si ce dernier utilise des instruments juridiques différents pour uniformiser les comportements procréatifs individuels, il façonne bien, dans les deux ordres juridiques, une image « normalisée » de la bonne parenté fondée sur des représentations différenciées de la maternité et de la paternité.

La comparaison entre les droits permettra notamment de montrer la pluralité des modes d’expression de cette standardisation. Le choix de l’Allemagne permet tout particulièrement de souligner le caractère pluriel et diffus – mais néanmoins présent – de ce processus. En effet, en Allemagne, le contexte historique influence considérablement la manière dont l’ordre juridique appréhende la procréation ; le droit à la vie est constitutionnellement garanti et même situé au sommet de la hiérarchie des normes (article 2 de la Loi fondamentale allemande). Cet article est même présenté non pas seulement comme un droit individuel mais aussi comme une valeur suprême dont le respect se droit d’irriguer tout l’ordre juridique. Cette primauté accordée au droit à la vie s’explime par le fait que toute forme de distinction entre différentes formes de vie fait dangereusement écho à la doctrine eugénique nazie. Le contexte historique nazi explique, de plus, que la légitimité de l’État à intervenir dans un domaine aussi intime que celui de la procréation soit plus contestée qu’en France, car l’encadrement étatique des choix procréatifs est perçu comme une intrusion rappelant les dérives totalitaires du troisième Reich. Cela explique, en retour, que le droit allemand de la bioéthique en général, et de procréation en particulier soit régi par un arsenal législatif et réglementaire singulièrement pauvre et clairsemé par rapport à ce qui se donne à voir en France. L’ensemble de ces éléments contextuels et structurels pourrait laisser penser qu’en Allemagne plus qu’ailleurs, l’hypothèse d’une contribution du droit à un processus de « standardisation » de la vie ne sera pas vérifiée. Pourtant – et c’est là tout l’intérêt de la comparaison avec la France, de tels processus peuvent bien être identifiés. Ils sont certes moins visibles qu’en France et réalisés de manière plus indirecte, mais ils n’en sont pas moins présents. Les processus ne sont ainsi pas activés avec le même degré de contrainte, ce qui s’explique en grande partie par des contextes historiques, sociaux et politiques divergents – mais ils existent malgré tout dans les deux pays.

Ainsi, sans prétendre mettre au jour la totalité de ces règles et des processus de « standardisation » qui en découlent, il s’agira de présenter certaines manifestations[4] afin de montrer que les droits français et allemand perpétuent une conception genrée de l’ordre procréatif. Pour ce faire, il importe de s’intéresser à l’encadrement par les droits français et allemand de la décision de ne pas vouloir être parent (par l’analyse de la réglementation de l’avortement et de l’accouchement sous X) ; cela permettra de souligner la persistance d’une forme (adoucie) de « devoir » procréatif (ou a minima d’une injonction à procréer) pesant tout particulièrement sur les femmes (I). Il convient également d’analyer la manière dont le droit encadre le fait de vouloir procréer lorsqu’à ces fins l’intervention de tiers (par exemple, du corps médical) est nécessaire. L’analyse montrera que la juridicisation de la procréation a supposé de déterminer tant les méthodes de PMA autorisées que ses destinataires, ce qui a (dé)légitimé certaines pratiques procréatives et directement influencé la (non-)constitution de certaines familles (II).

Ne pas devenir parent

La non-parenté est souvent présentée comme un droit ou a minima un choix. Depuis les débats parlementaires, en France, relatifs à la légalisation de la contraception (en 1968)[5] ou à l’interruption volontaire de grossesse (en 1975)[6], en passant par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)[7] jusqu’aux discours politiques actuels, la planification familiale est volontiers présentée comme un droit subjectif ou une liberté fondamentale[8]. En ce sens, il ne fait aucun doute que la planification des naissances soit une possibilité juridiquement aménagée en France ou en Allemagne. Le droit autorise l’accès à la contraception, à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), voire à l’accouchement sous X, dans les deux pays. Plus encore, en France, les réformes législatives de ces vingt dernières années ont considérablement libéralisé l’encadrement juridique de l’IVG. Les discours politiques et juridiques relatifs à l’IVG sont d’ailleurs désormais volontiers fondés sur une rhétorique de l’autonomie individuelle (Marguet, 2018). Cependant, cela ne signifie pas que le droit considère le refus de procréation comme le bon choix procréatif. Même si le droit français autorise pleinement la pratique de l’IVG, il n’encourage pas entièrement le renoncement à la maternité. Cela est d’autant plus visible en Allemagne où le recours à l’IVG y est bien plus strictement encadré, à l’instar de la possibilité d’accoucher anonymement. Le droit français ou allemand utilise encore aujourd’hui des mécanismes d’incitation à la procréation. En France, à la différence de l’Allemagne, ces incitations ne reposent plus sur le droit pénal (et sur la menace de sa sanction), mais sur des instruments plus diffus de contrôle social fondés sur des aides financières (Memmi, 2003). Or, ces incitations ont un impact différencié sur les hommes et les femmes, tant socialement que juridiquement, puisque le droit appréhende différemment le refus de paternité et le refus de maternité.

Ainsi, depuis la dépénalisation de la contraception et de l’IVG (combinée à la possibilité d’accoucher sous X), il n’est pas rare d’entendre que les femmes détiendraient en effet un droit à la « non-maternité » (ou à la non-procréation) plus important que les hommes qui, eux, ne pourraient pas renoncer à cette parenté, le droit rend possible l’action en recherche de paternité (Hauser, 2010). En d’autres termes, le droit défavoriserait, en France comme en Allemagne, les hommes (les pères) vis-à-vis des femmes (les mères). Plusieurs éléments permettent néanmoins de déconstruire et de contredire de telles affirmations.

En premier lieu, il importe de rappeler qu’historiquement, l’interdiction de contraception et/ou de l’avortement pesait socialement bien plus sur les femmes que sur les hommes. Ces dernières n’avaient en effet pas la possibilité de refuser un rapport sexuel conjugal, le Code civil et la jurisprudence[9] faisant des relations sexuelles une obligation au sein du couple marié (Borrillo, 2011) et le Code pénal ne sanctionnant pas le viol conjugal jusqu’en 1992 en France[10] et 1997 en Allemagne[11]. Quant aux rapports sexuels non conjugaux, la faible répression du viol ou des agressions sexuelles[12] doit également être appréhendée comme un élément supplémentaire de l’inégal traitement social et juridique des sexualités féminines et masculines (Ehrenreich, 2008). Par ailleurs, il existe une forte stigmatisation historique (juridique et sociale) des mères célibataires (Knibiehler, 2002). Plus encore, la répartition du travail était fondée sur une stricte séparation entre, d’un côté, le travail « reproductif », domestique et familial (non rémunéré) pour les femmes, et d’un autre côté, le travail « productif » (rémunéré) pour les hommes. (Fusulier et al., 2015). Les femmes mariées ne pouvaient ainsi pas travailler sans l’autorisation de leur conjoint jusqu’en 1965 en France[13] et 1977 en Allemagne[14]. Par ailleurs, l’interdiction de la contraception (ou plus exactement de sa publicité) jusqu’en 1967 en France et 1973 en Allemagne[15] et de l’IVG jusqu’en 1975 en France et en Allemagne est notamment justifiée par la lutte contre les comportements « incitant à la débauche »[16] (Marguet, 2018). Historiquement, et principalement avant la Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas un objectif de protection de la vie anténatale qui explique les interdictions entourant la contraception et l’IVG en Allemagne et en France. Contrairement à ce qu’il serait possible de penser, cette interdiction est surtout légitimée par la protection de la moralité publique. Or, sa définition est liée à une conception de la sexualité féminine pensée comme devant être avant tout procréative et non récréative. Par conséquent, la possibilité juridiquement aménagée par le droit de recourir à la contraception ou à l’IVG peut être considérée comme une forme de « rééquilibrage » d’un traitement historiquement inégalitaire des sexualités.

En second lieu, bien qu’il n’existe pas pour autant de « droit à » renoncer à sa maternité en France ou en Allemagne, le droit permet cependant le recours à l’avortement ou à l’accouchement sous X dans les deux pays, mais il ne garantit pas son accès ou l’indemnisation de son échec.

En ce qui concerne l’IVG, son encadrement s’est davantage libéralisé en France qu’en Allemagne. Les interventions législatives en France ont cherché à rendre plus effectif l’accès à l’IVG. La dernière loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé supprime même l’article L2210-10 CSP qui imposait une obligation spécifique de déclaration des IVG[17]. Pour autant, l’IVG reste appréhendée par le Code de la Santé publique comme un drame. L’idée, énoncée par Simone Veil en 1974, selon laquelle l’IVG « est toujours un drame et cela restera toujours un drame »[18], se retrouve notamment dans l’article L2211-2 alinéa 1 qui dispose, à des fins avant tout symboliques, qu’il « ne saurait être porté atteinte au principe [de protection de la vie dès son commencement] qu’en cas de nécessité […] »[19]. Par ailleurs, l’article L2212-8 CSP maintient encore[20] l’existence d’une clause de conscience spécifique en matière d’IVG, pérennisant l’idée selon laquelle l’avortement est un acte médical particulier qui peut être désapprouvé sur le plan axiologique. En outre, l’article L2214-2 CSP énonce qu’en « aucun cas l’interruption volontaire de grossesse ne doit constituer un moyen de régulation des naissances. À cet effet, le Gouvernement prend toutes les mesures nécessaires pour développer l’information la plus large possible sur la régulation des naissances […] ». On pourra en dernier lieu mentionner l’existence d’un délai légal, l’IVG ne pouvant être pratiquée que pendant les 12 premières semaines de la grossesse[21].

En Allemagne, l’interruption volontaire de grossesse est soumise à des conditions d’accès plus nombreuses et rigides qu’en France. L’encadrement de l’IVG s’articule autour de la logique « principe/exceptions » : elle reste par principe pénalisée par le §218 du Code pénal allemand tandis que le §218a aménage les exceptions, c’est-à-dire les cas dans lesquels la peine pénale peut être suspendue[22]. La Cour constitutionnelle allemande dans une décision de 1975 énonce que « l’État doit partir du principe qu’il existe une obligation de mener à terme la grossesse qui impose que l’avortement soit par principe considérer comme illégal »[23] et précise dans une décision de 1993 que « l’ordre juridique n’autorise des avortements que dans des cas exceptionnels, lorsque la femme subit à cause de la grossesse une charge tellement lourde et inhabituelle qu’elle dépasse le seuil de tolérance acceptable ». En raison de cette pénalisation persistante, l’IVG n’est par principe pas remboursée et l’information relative à l’IVG (lieux de réalisation, modalités de prise en charge, technique utilisée, etc.) demeure, dans une large mesure, interdite[24]. Si depuis une réforme de 2019[25], les médecins peuvent désormais indiquer à leurs patientes qu’ils pratiquent des interruptions de grossesse, la diffusion de toute autre information reste pénalisée.

Plus encore, l’échec d’une IVG (rare, mais possible) n’est pas indemnisé. En droit allemand, l’existence d’une infraction pénale en matière d’avortement empêche les femmes d’être dédommagée du fait de la naissance d’un enfant qu’elles n’ont pas désiré[26]. En France, l’IVG s’inscrit dans une logique de santé publique – qui conduit la loi à poser l’obligation pour les établissements de santé exerçant une mission de service public hospitalier d’organiser des IVG[27] – mais le juge ne reconnaît pas pour autant par principe le préjudice subi par les femmes en raison de l’échec d’une IVG. Il estime qu’en tant que telle, la naissance d’un enfant ne saurait être considérée comme un préjudice : « la naissance d’un enfant […] n’est pas, par elle-même, génératrice d’un préjudice de nature à ouvrir un droit à réparation, sauf préjudice particulier, eu égard aux circonstances de la cause, distinct des frais d’entretien et d’éducation de l’enfant qui sont normalement à la charge des parents »[28]. Ainsi, s’il indemnise l’échec d’IVG, c’est seulement lorsqu’il existe un préjudice particulier (pouvant notamment résulter d’un manquement du médecin à son obligation d’information conduisant à la découverte tardive, par la femme, de sa grossesse[29]) qui dépasse la charge ordinairement acceptable pour les parents – ou, en l’occurrence, pour les femmes.

En troisième lieu, il convient de distinguer sur le plan juridique (et social) la question de la grossesse de celle de la maternité. Si l’IVG permet certes à une femme de ne pas devenir mère, il lui offre également la possibilité de ne pas « subir » pendant neuf mois une grossesse non désirée. Or, une grossesse non désirée peut être considérée comme une atteinte à l’intégrité physique, puisqu’elle implique des transformations physiques/physiologiques importantes et comporte des risques médicaux certains : une grossesse est en effet 14 fois plus dangereuse qu’une IVG[30]. Dès lors, autoriser les femmes à interrompre leur grossesse, c’est aussi leur permettre de prendre une décision sur leur corps. Or, cette décision ne saurait être qualifiée, juridiquement, de discrimination pour les hommes dans la mesure où ces derniers se trouvent dans une situation « objectivement différente » de celle des femmes : la procréation et la parenté des hommes ne sont donc pas traitées moins favorablement par le droit que celles des femmes.

En quatrième lieu, il importe de replacer la question d’une éventuelle inégalité des hommes vis-à-vis des femmes en matière de procréation dans son contexte social et juridique. En ce sens, soulignons que si les femmes sont responsables de leur contraception, il en va également des hommes, qui restent toujours libres d’utiliser une contraception locale[31], à l’instar d’un préservatif, s’ils ne souhaitent pas procréer. De plus, les droits communs de la filiation en France et en Allemagne[32] construisent différemment les filiations maternelle et paternelle. Ainsi, le droit de la filiation allemand énonce expressément que la « mère d’un enfant est celle qui a accouché »[33]. Quant au droit français, il tend lui aussi à faire de l’accouchement le fondement principal de la maternité. Certes, l’article 311-25 du Code civil dispose que « la filiation est établie, à l’égard de la mère, par la désignation de celle-ci dans l’acte de naissance de l’enfant » : c’est donc l’inscription du nom d’une femme dans l’acte de naissance (et non l’accouchement) qui fait de celle-ci la mère de l’enfant. Cependant, dans les faits, la pratique tend à écrire automatiquement le nom de la femme qui a accouché dans l’acte de naissance (Neirinck, 2016). La jurisprudence tisse même un lien intrinsèque entre l’accouchement et la maternité[34]. Cette dernière découle d’un « fait physiologique », les droits français et allemand naturalisant ainsi la maternité. Désormais, « on part du principe […] que toutes les femmes vont vouloir être rattachées à l’enfant, la gestatrice ne peut que vouloir être mère »[35]. Par ce biais, le droit soutient et pérennise « l’idée d’un certain déterminisme du lien naturel entre la mère et l’enfant, qui échappe à la volonté de la femme qui accouche » (Fondimare, 2018 : 657). En revanche, en France comme en Allemagne, la paternité procède le plus souvent d’une forme de volonté (Pichard, 2015). Outre la voie judiciaire, la filiation paternelle peut être établie de trois manières. Premièrement, elle peut être créée par un acte de reconnaissance[36] qui ne se suppose pas de prouver l’existence d’un lien génétique entre le déclarant et l’enfant. Deuxièmement, elle peut être constituée par la présomption de paternité qui se fonde sur l’existence d’un lien marital entre l’homme et la mère de l’enfant[37]. Troisièmement, en France, elle peut être formée par la possession d’état[38]. Il s’agit d’un mécanisme spécifique au droit français permettant l’établissement de la paternité en raison « de plusieurs faits susceptibles de prouver la réalité vécue d’un lien de parenté »[39]. Ainsi, un homme qui n’est pas le géniteur peut établir une filiation avec l’enfant, ce qui n’est pas possible pour une femme (hors le cas particulier de l’adoption). Il est vrai qu’en dehors du don de gamète[40] une action en recherche de paternité peut contraindre un géniteur à devenir le père d’un enfant qu’il n’a pas désiré. Cela suppose, malgré tout, la mise en œuvre d’une action judiciaire. Or, cette action doit être enclenchée par l’enfant[41] et elle n’est « pas indéfiniment possible » (Pichard, 2015 : 143). Par conséquent, il n’est pas rare que le géniteur d’un enfant ne soit pas reconnu comme père. Ainsi, alors même que la femme qui accouche devient automatiquement la mère de l’enfant, l’homme peut décider de ne pas voir, du moins dans un premier temps, sa filiation établie. Il faut, par ailleurs, préciser que l’action en recherche de maternité existe[42] et qu’elle peut même être mise en œuvre à l’égard d’une femme ayant pourtant décidé d’accoucher sous X[43]. Cependant, il s’agit là d’un cas de figure relativement rare. Lorsque le couple est marié, la filiation est automatiquement établie à l’égard des deux parents. Cette automaticité dans l’établissement de cette double filiation peut alors être lue comme une incitation à la conclusion d’un mariage, et in fine, à la constitution de la « famille conjugale ». Pour les couples non mariés, le père doit réaliser les démarches pour reconnaître l’enfant. De plus, la reconnaissance de paternité est subordonnée à l’accord de la mère de l’enfant[44]. L’établissement de la double filiation n’est donc pas automatique. Il n’en demeure pas moins que, même au sein d’un couple marié, les modalités d’établissement de la filiation ne sont pas les mêmes : la filiation maternelle découle, en France et en Allemagne, du fait de l’accouchement alors que la filiation paternelle découle du fait du mariage.

Cette différence d’appréciation de la participation biologique des corps dans les modes d’établissement des filiations paternelle et maternelle (que le couple soit ou non marié) contribue à perpétuer l’idée selon laquelle les femmes seraient, par nature, faites pour être parents, bien davantage que les hommes. Ces derniers peuvent choisir s’ils désirent ou non être pères. En ce sens, la reconnaissance de paternité, en droit allemand, est conditionnée à l’accord de la mère de l’enfant. Néanmoins, sur le plan strictement juridique, l’action en recherche de paternité peut contraindre un homme à devenir le père d’un enfant qu’il n’a pas désiré, alors même qu’une femme peut, en principe, interrompre sa grossesse, voire accoucher sous X. En raison de cette asymétrie, l’action en recherche de paternité divise d’ailleurs le mouvement féministe (Iacub, 2006). Sur ce point, le droit français prévoit une action à fins de subsides. Cette action permet à un enfant d’exiger de l’homme avec lequel la femme a eu des relations sexuelles pendant la période légale de conception de lui verser une pension alimentaire. Ce dispositif est mis en œuvre lorsque l’établissement d’un lien de filiation entre lui et son géniteur n’est pas souhaité ou possible[45], et ce, du simple fait que cet homme a entretenu avec la mère de celui-ci des relations sexuelles[46].

« Il n’est même plus alors question de la participation du père à l’entretien de l’enfant, mais bien de la participation d’un homme, du fait de son sexe, à l’entretien uniquement financier de l’enfant […] le géniteur est conçu avant tout comme devant uniquement subvenir aux besoins de l’enfant reproduisant une représentation de la paternité uniquement pécuniaire » (Fondimare, 2018 : 701 ; Mesnil, 2015).

Cette action est jugée significative d’un « archaïsme juridique révélateur d’une certaine conception de la paternité » (Mesnil, 2015 : 479) qui tend à faire des pères de simples pourvoyeurs d’aliments (Dekeuwer-Défossez, 1988) et soutient une conception genrée des rôles parentaux, fondée sur (et pérennisant) la division sexuée du travail.

Ainsi, si le droit (principalement français) a effectivement renforcé la possibilité pour les femmes de recourir à l’avortement, il incite, malgré tout, les couples à procréer. Plus encore, il perpétue une approche différenciée de la parenté, les femmes étant considérées comme naturellement plus enclines à devenir mères que les hommes à devenir pères. Cette conception genrée de la procréation est également mise en lumière par l’analyse de l’encadrement juridique de la PMA, celui-ci participant à une répartition inégalitaire des responsabilités procréatives tout en encourageant le modèle de la famille hétérosexuelle.

Devenir parent

En France comme en Allemagne, le droit règlemente l’accès à la PMA. Si les conditions d’accès ne sont pas encadrées de la même manière dans les deux pays, le droit se fonde néanmoins, dans les deux cas, sur une médicalisation de l’AMP qui a longtemps exclu les couples non hétérosexuels (A). Toutefois, le droit dessine également des modèles idéaux typiques genrés de la bonne parenté. Il encourage davantage une conception physiologique (et naturalisante) de la bonne maternité, liée à la contribution corporelle des femmes via la gestation au processus procréatif, que de la bonne paternité. En effet, l’encadrement juridique de la médecine reproductive renforce la naturalisation de la maternité, et avec elle l’idée selon laquelle la maternité serait une fonction plus naturelle pour les femmes que la paternité pour les hommes (B).

Le traitement différencié des projets parentaux hétéronormés et non hétéronormés

En France, jusqu’en 2021 – et l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, l’encadrement juridique de cette technique se fonde sur sa médicalisation explicite. Ainsi, l’article L2141-2 CSP disposait que « le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué ». De cette pathologisation de l’infertilité découlait l’idée selon laquelle la PMA est une thérapeutique qui doit aider les couples « malades » à procréer (Mesnil, 2015 ; Marguet, 2018). Seuls les couples hétérosexuels étaient alors considérés comme pouvant souffrir d’une infertilité pathologique, comme l’indique la lecture des débats parlementaires présidant aux premières lois bioéthiques de 1994 : « [n]ous avons voulu […] qu’il y ait un couple et une indication médicale de stérilité […] afin que, par définition, la PMA ne puisse s’adresser à des personnes seules, à des couples homosexuels »[47]. La loi bioéthique est une « législation dangereuse qui sape l’un des fondements de notre société, la famille et la parenté »[48], qu’« il s’agit de fabriquer non pas des enfants à part, mais qui auront bien une famille et un destin normal d’enfant français »[49]. Or, ce lien entre « infertilité pathologique » et « couple hétérosexuel » prédomine encore aujourd’hui, y compris lorsque les différentes analyses ne révèlent pas de problèmes physiologiques empêchant la procréation (Catto, 2014). Le droit considère ainsi qu’il « n’y a pas de PMA de convenance chez les couples hétérosexuels, bien qu’ils n’aient aucun besoin d’avoir de problèmes physiques pour y avoir accès »[50]. Comme le montre Marie-Xavière Catto, cela s’explique par le fait qu’il ne s’agit pas ici de

« présupposer un corps universel normal, mais un corps sexué normal : il n’est pas normal pour tout individu d’avoir des spermatozoïdes, mais d’en avoir pour un homme[51] […] un diagnostic d’aspermie ne peut être posé que pour un homme en couple avec une femme ; alors qu’une femme en couple avec une femme a également une aspermie, le diagnostic n’est pas posé parce que c’est une femme […] aucune différence de situation et de réalisation du traitement par une équipe médicale n’existe entre un couple de femmes et un couple hétérosexuel dont l’homme souffre d’aspermie : une insémination avec un tiers donneur de sperme est nécessaire afin d’obtenir une grossesse » (Mesnil, 2015 : 132).

Par ailleurs, l’encadrement juridique de la PMA se structure autour d’un « modèle pseudo-procréatif » (Théry, 2010) visant à faire commesi l’enfant aurait pu être le fruit d’une conception charnelle. Fonder la PMA sur le respect des « lois de la nature » (ou de la procréation non médicalisée) justifie alors l’exclusion des schémas familiaux non traditionnels (Mehl, 2011), sans pour autant faire apparaître ces exclusions comme des discriminations. Les demandeuses célibataires ou en couple avec une personne de même sexe sont considérés comme se trouvant dans une situation différente de celle des demandeurs hétérosexuels infertiles[52]. Le droit français encadrant la PMA favorise de ce fait le modèle familial traditionnel. En effet, les parents doivent être hétérosexuels pour être jugés assez « normaux »[53] par le droit pour pouvoir être aidés à procréer par le biais d’une PMA. Or, il est possible d’estimer que ce modèle « pseudo-procréatif » (visant à faire comme si l’enfant avait été conçu charnellement) participe de l’idée selon laquelle un enfant « a besoin d’un père et d’une mère ». Il encourage dès lors l’idée d’une nécessaire binarité et complémentarité des sexes, ainsi qu’une appréhension genrée des rôles parentaux.

Depuis le 2 août 2021, l’ordre juridique français a ouvert aux couples de femmes et aux femmes seules l’accès à la PMA. Cette ouverture remet en question tant la pathologisation des infertilités que le modèle pseudoprocréatif sous-tendu par le droit. Néanmoins, certains points de cristallisation mettent en lumière de nombreuses réticences à cette remise en question. En premier lieu, lors des débats parlementaires, on peut observer les fortes réserves du Sénat. Dans la version du projet de loi votée en première lecture au Sénat, le projet commence par un premier article, affirmant que « nul n’a le droit à l’enfant »[54]. Or, l’expression « droit à l’enfant » est généralement utilisée pour disqualifier certaines demandes de réalisation de projet parental considérées comme illégitimes. En débutant le projet de loi sur la négation d’un droit à l’enfant, le Sénat cherchait à réinscrire la PMA dans une finalité strictement médicale. Le sous-texte implicite de l’article 1 du projet de loi du Sénat pérennise la hiérarchie qui existe actuellement entre les différents projets parentaux et légitime qu’on réserve la PMA à certaines personnes. Plus encore, le Sénat a refusé, en première lecture, le remboursement de la PMA pour les couples de femmes, considérant qu’il s’agit dans ce cas d’une « AMP de convenance » et non d’un « soin » (justifié, car permettant la réalisation d’un projet parental jugé légitime). En second lieu, le droit positif a opté pour un mode d’établissement ad hoc de la filiation : l’article 342-11 prévoit un mécanisme de reconnaissance anticipée conjointe devant notaire. La femme qui accouche devient la mère de l’enfant via les dispositions du droit commun, tandis que l’autre femme devient mère par les effets de la reconnaissance conjointe[55]. La proposition d’étendre le droit commun applicable aux couples hétérosexuels – en étendant, pour les couples mariés, la « présomption de paternité » à une « présomption de maternité » ou en autorisant la seconde femme à reconnaître l’enfant – a été exclue, les parlementaires souhaitant un mode d’établissement spécifique de la filiation pour les couples de femmes[56]. Ce souhait de créer un nouveau mode d’établissement de la filiation indique une volonté de différencier la filiation des enfants nés dans le cadre d’une PMA réalisée par un couple de femmes afin de souligner le caractère particulier d’une telle procréation.

Il en ressort en tout état de cause qu’il n’existe pas, en droit français, de droit à procréer par le biais d’une PMA : le refus d’un médecin d’accepter l’entrée d’un couple, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, dans un parcours de PMA n’est de toute façon pas susceptible à un recours juridictionnel.

En Allemagne, contrairement à la France, le droit ne pose pas expressément de conditions d’accès à la PMA. En effet, seules deux lois réglementent la PMA : une loi de 1990 qui énonce quelques grands principes d’interdiction (pénale) en matière de PMA et une loi de 2017 qui encadre le droit à la connaissance de ses origines et les questions de filiation. Les parcours de PMA sont davantage régis par des directives médicales[57] que par la loi. Depuis 2018[58], les directives édictées sur ce sujet par la chambre nationale des médecins s’imposent aux chambres fédérales des médecins, et partant, en principe, à tous les médecins exerçant sur le territoire allemand. Cependant, la directive relative à l’AMP ne précise aucune condition d’accès à l’AMP. Faut-il en conclure que tous les couples et les femmes célibataires doivent désormais être admis dans un parcours de PMA ? La réponse demeure obscure, car certaines directives médicales continuent, à l’échelle fédérale, de réserver la PMA aux couples hétérosexuels[59]. Les critères permettant de bénéficier d’une PMA ne sont pas harmonisés à l’échelle nationale. Si les médecins n’encourent aucune sanction s’ils acceptent un couple de femmes ou une femme seule dans un parcours de PMA, l’ordre juridique entend désinciter au recours à l’insémination avec tiers donneurs. Il entend plus généralement désapprouver les techniques de PMA « hétérologues », c’est-à-dire celles qui supposent l’intervention d’un don de gamète, que ce soit l’IAD (insémination artificielle avec tiers donneur) ou le recours à une fécondation in vitro (FIV) avec don d’ovocytes. Trois éléments le montrent. En premier lieu, il interdit le don d’ovocyte, car la « nature » ne permet pas à une femme ne produisant pas d’ovocytes de procréer (Parizer-Krief, 2014). En second lieu, jusqu’en 2018, la question n’était pas encadrée par le droit et il était, en théorie, possible d’établir un lien de filiation entre l’enfant et le donneur de sperme (ce qui n’incitait ni les donneurs à donner ni les parents d’intention à demander une IAD). En troisième lieu, l’IAD n’est pas remboursée par la sécurité sociale. Sur ce dernier point, il faut préciser que, de manière générale, le droit allemand pathologise moins la stérilité (et médicalise moins la PMA) que le droit français : les différentes juridictions allemandes ne considèrent pas la stérilité comme une « maladie » et la PMA comme un « traitement »[60]. Ainsi, la sécurité sociale allemande ne prend en charge la PMA (autologue, c’est-à-dire les techniques de PMA qui ne supposent pas le recours à un don de gamètes) qu’à hauteur de 50 % (alors que la sécurité sociale français rembourse quatre tentatives de FIV à 100 %[61]). Or, le remboursement peut être considéré comme l’un des facteurs de médicalisation de la PMA : c’est parce que la stérilité est appréhendée en France comme une maladie que la PMA est prise en charge à 100 % par la sécurité sociale. Tel n’est pas le cas en Allemagne où le législateur allemand réglemente indirectement la question des conditions d’accès à la PMA par le biais des dispositions relatives au remboursement (Furkel, 2013). Ces dispositions peuvent alors être lues comme des outils de (dés)incitation financière à certaines formes de parenté. Le droit allemand ne soutient donc que la réalisation de la « famille biologique » : seuls les projets parentaux permettant l’existence d’un lien biologique entre les enfants et leurs parents sont pris en charge par l’État allemand.

Si les droits français et allemand encouragent, avec des degrés de contrainte juridique distincts, la constitution de la famille hétéronormée, les règles applicables à la PMA pérennisent une répartition différenciée des responsabilités procréatives, différenciation que le droit tend précisément à invisibiliser.

Le traitement juridique indifférencié des corps impliqués dans un parcours de PMA

Les droits français et allemand se fondent sur une conception différenciée de la maternité et de la paternité. Cela s’observe dans la manière dont le droit invisibilise, dans les deux pays, les risques liés à la FIV ou, en France, ceux relatifs au don d’ovocyte.

Il faut rappeler qu’un parcours de PMA comprend des risques lorsqu’il suppose la réalisation d’une fécondation in vitro (FIV) qui elle-même implique une ponction ovocytaire, généralement précédée d’une stimulation hormonale[62]. Le droit encourage pourtant la primauté de la FIV sur l’insémination artificielle (IA) et à plus forte mesure sur l’insémination artificielle avec tiers donneurs (IAD) alors même que ces deux dernières techniques sont moins risquées. En effet, leur réalisation ne suppose en principe ni stimulation hormonale ni ponction ovocytaire. Cependant, en 1994, lorsque le législateur français encadre les techniques de PMA, il favorise le recours aux pratiques autologues. Le Code de la Santé publique de l’époque dispose que « l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur ne peut être pratiquée que comme ultime indication lorsque la procréation médicalement assistée à l’intérieur du couple ne peut aboutir »[63]. Juridiquement, l’IAD n’est ainsi qu’une pratique subsidiaire à la FIV. Dans les faits, la pratique de la FIV s’est considérablement développée jusqu’à se substituer à l’IAD (Rochebrochard, 2018). Jusqu’en 2004, il est textuellement obligatoire de privilégier l’utilisation des gamètes du couple[64]. Depuis 2011, le droit encourage également la pratique du don. La loi supprime alors le caractère subsidiaire de l’IAD[65]. Trois séries d’éléments indiquent que l’ordre juridique n’appréhende toujours pas de manière parfaitement similaire la FIV et l’IAD et a fortiori qu’il ne tend pas àsoutenir la pratique de l’IAD, et ce, même dans les cas où elle serait plus efficace que la FIV. En premier lieu, l’article L2141-7 CSP dispose que « l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur peut être mise en œuvre lorsqu’il existe un risque de transmission d’une maladie d’une particulière gravité à l’enfant ou à un membre du couple, lorsque les techniques d’assistance médicale à la procréation au sein du couple ne peuvent aboutir ou lorsque le couple, dûment informé […] renonce à une assistance médicale à la procréation au sein du couple ». Cette disposition définit trois configurations qui rendent envisageable l’IAD. Même si la dernière configuration indique que le couple peut désormais choisir l’IAD au détriment de la FIV, il faut admettre que si le couple doit renoncer à la pratique de la FIV, c’est bien qu’elle lui a été tout d’abord conseillée et non qu’il a été confronté dès le début à un véritable choix. Le droit semble encore encourager les couples à préférer la FIV à l’IAD. Or, les FIV, en évitant le recours au don de sperme (pourtant anonyme et donc susceptible d’être masqué), contournent la difficulté à procréer des hommes en prenant en charge médicalement les corps des femmes (Löwy, 2006 ; Hertzog, 2016).

En second lieu, l’IAD reste juridiquement stigmatisée par l’interdiction du double don de gamètes[66]. Par ce biais, le droit suggère ici qu’il serait « préférable » qu’il existe un lien biologique entre l’enfant et l’un de ses deux parents. Il procède (et renforce) ainsi une « biologisation » de la filiation (Martial et al., 2010). Surtout, le droit stigmatise l’IAD par les règles spécifiques du consentement qui continuent d’entourer le recours au don. En effet, comme en 1994, les exigences de consentement sont toujours renforcées en matière d’IAD puisque l’accord doit être donné à un juge ou à un notaire[67].

En troisième lieu, l’ordre juridique français favorise la pratique de la FIV sur celle du don d’embryon puisque l’accueil d’embryon n’est possible qu’à titre subsidiaire. En effet, il n’est autorisé que « lorsque les techniques d’assistance médicale à la procréation au sein du couple ne peuvent aboutir ou lorsque le couple, dûment informé dans les conditions prévues à l’article L. 2141-10, y renonce ». Plus encore, le législateur l’entoure de règles de consentement spécifiques, ce dernier devant là aussi être recueilli par un juge[68].

Une forme implicite et indirecte de désapprobation des techniques hétérologues de PMA persiste donc en droit français. Cette désapprobation s’explique principalement par une préférence du droit pour la « famille biologique » qui, par définition, ne peut être qu’hétérosexuelle. Le droit fait « comme si » ce sont les « corps » et non l’implication affective ou sociale qui fait la parenté.

Cette « préférence » pour la FIV invisibilise cependant les risques inhérents aux traitements, pour les femmes entrées dans un parcours de PMA. En ce sens, il importe d’observer que le droit français fait abstraction de l’inégal engagement des corps des femmes et des hommes dans un tel parcours, construisant la PMA comme une thérapeutique pour le couple. Il procède alors même que la mise en œuvre d’une FIV pèse bien plus sur les corps des femmes que sur ceux des hommes (Hertzog, 2017). Ainsi, les dispositions réglementaires précisent que « l’équipe établit pour chaque couple un dossier médical commun »[69] ou encore que « les gamètes ne peuvent être mis à disposition que s’ils sont accompagnés d’un document […] précisant [notamment] l’identité du couple destinataire des gamètes »[70]. Le couple est pensé comme une entité autonome (Van der Ploeg, 2013). La notion de couple n’a qu’une portée juridique concrète limitée puisque le droit français exige le consentement individuel de chacun des membres. Cependant, cette notion permet d’» impliquer de manière parfaitement symétrique les deux membres du couple porteur du projet parental » (Löwy, 2006 : 36), comme si le travail « corporel » était partagé. La médecine procréative entérine un ordre du genre plaçant hommes et femmes dans des positions asymétriques dès que l’on regarde la réalité des traitements (Hertzog, 2017). Présenter le couple comme une « entité autonome […] titulaire de prérogatives spécifiques » (Mesnil, 2018 : 68) minimise donc l’implication inégalitaire des corps dans le parcours de PMA et occulte le lourd travail procréatif exigé des femmes dans un tel parcours.

En Allemagne, l’IAD est particulièrement désapprouvée par l’ordre juridique, ce qui a pour conséquence de faire primer la mise en œuvre d’une FIV sur toute autre pratique autologue. Par ailleurs, la directive de 2018 de la Chambre fédérale des médecins indique dans une moindre mesure – et sans précision supplémentaire – que « l’infertilité doit être en principe appréhendée comme un problème commun à l’homme et à la femme »[71].

La faible prise en compte par le droit des risques pesant sur la santé des femmes entrant dans un parcours d’AMP est d’autant plus problématique qu’elle s’inscrit dans un contexte social, médical et juridique qui tend à répartir inégalement les responsabilités procréatives. En effet, de nombreux travaux en histoire des sciences ont établi que la prise en charge de la procréation a historiquement été rattachée au domaine de la santé reproductive. Celle-ci a été appréhendée comme exclusivement dépendante des femmes, en raison d’une concentration du corps médical sur les corps reproducteurs des femmes (Löwy, 2000 ; Tain, 2013). Encore aujourd’hui, la médecine prolonge cette « prévalence idéologique de la responsabilité féminine dans la stérilité » (Rozée et Mazuy, 2012 : 20). Ainsi, « sur les plans idéologique et historique, les femmes sont désignées comme responsables de l’échec procréatif » (Rozée et Mazuy, 2012 : 20). Le fait que les processus de PMA puissent impliquer, pour elles, des risques médicaux n’est que peu interrogé. La naturalisation du désir de maternité explique en partie que de telles atteintes soient si peu questionnées, « [p]uisque la maternité est leur rôle […] quand la procréation est un problème, c’est leur problème » (Catto, 2014 : 482). Par ce même biais, la minimisation des risques – par la médecine et par le droit – renforce, elle aussi, cette naturalisation. La médicalisation de la stérilité peut être vue comme « poussant encore un peu plus en avant les obligations sociales de la maternité » (Engeli, 2009 : 204). L’invisibilisation des risques que comprennent ses traitements de PMA pour les femmes encouragent (et se fondent sur l’idée selon laquelle il serait « normal » pour ces dernières d’encourir des risques lorsqu’elles veulent concrétiser un projet de maternité. Cette invisibilité participent ainsi à une appréhension de la maternité « comme un désir quasiment naturel et la réduction de celle-ci à un phénomène biologique » (Abels, 2003 : 237) et légitime que les corps des femmes supportent la charge physique et psychique de la réalisation du projet parental.

Conclusion

Le droit produit et pérennise une conception genrée de la parenté : la maternité et la paternité ne sont pas appréhendées de manière symétrique par les ordres juridiques français et allemand qui tendent, en outre, à naturaliser davantage la maternité que la paternité. Or, une appréhension non genrée de la parenté suppose, d’une part, de ne pas invisibiliser l’engagement contrasté des corps des femmes et des hommes dans la procréation, et ce afin de ne pas faire abstraction du « poids » (notamment – mais pas uniquement – corporel) de la procréation et les risques médicaux qui l’accompagnent. D’autre part, cela nécessite de ne pas faire découler de cet engagement différencié des corps des effets juridiques distincts, et ce, afin de ne pas fonder la reconnaissance juridique d’une fonction sociale (celle de parent) sur un fait « biologique ». En somme, cela suppose de ne pas appréhender distinctement l’établissement de la filiation maternelle et paternelle et de ne pas la conditionner à des critères corporels ou physiologiques distincts afin de ne plus naturaliser la maternité (Béraud, 2021). Le droit appréhende pourtant la maternité et la paternité comme des fonctions complémentaires, mais non parfaitement égalitaires. Une telle appréhension présuppose et pérennise l’idée d’une nécessaire complémentarité des sexes ; raison pour laquelle le droit appréhende encore aujourd’hui différemment la parenté des couples homosexuels et celle des couples hétérosexuels.. Plus largement, l’analyse juridique de la procréation au prisme du genre montre que le droit reflète finalement un ordre social genré autant qu’il en est le produit et le producteur.