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Introduction

L’influence du droit sur les normes sociales de genre, ainsi que le rôle de ces normes sur la construction et l’évolution du droit ont largement été mis en lumière par les analyses féministes du droit de ces quarante dernières années (MacKinnon 1994 ; Smart, 1989 ; Fredman 1998 ; Hennette-Vauchez et al., 2014). Toutefois, le rôle du droit de l’Union européenne sur les vies des femmes fait l’objet d’analyses plus sporadiques, notamment du fait du caractère technocratique et subsidiaire du droit européen. Les raisonnements et les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (la Cour) jouent un rôle indéniable dans la construction juridique de l’égalité femmes/hommes. Cette influence se matérialise tant dans le texte de ses jugements, pouvant eux-mêmes constituer des obstacles ou des opportunités pour les femmes (La Barbera et Lombardo, 2019), que dans leurs conséquences juridiques. En tant qu’institution créatrice de normes de droit qui peuvent être invoquées par les femmes européennes et utilisées à leur encontre ou à leur bénéfice, en vertu des principes d’effet direct et de primauté du droit européen sur le droit français, la Cour influence directement la vie des femmes de l’Union européenne.

Si la Cour est effectivement tenue d’appliquer le droit européen tel que rédigé par les législateurs, et si les normes procréatives sur lesquelles la Cour adosse ses jugements sont contraintes par les instruments législatifs européens, la liberté prise par la Cour vis-à-vis de ces instruments juridiques ne peut pas être ignorée (Micklitz, 2009). En interprétant le droit européen de l’égalité entre les femmes et les hommes à l’aune des dispositions ou pratiques nationales par la mécanique du recours préjudiciel[1], cette juridiction interprète les normes de droit et fait preuve d’activisme judiciaire. En cas de doute sur la compatibilité du droit national avec le droit de l’Union, les juridictions nationales peuvent ou sont contraintes (en fonction des cas) de poser à la Cour une question préjudicielle (Broberg et Fenger 2009). Ses jugements de compatibilité ou d’incompatibilité contiennent un certain nombre de définitions et de règles d’interprétations. Ces dernières sont parfois reprises mot pour mot par les juridictions nationales, et constituent un ensemble normatif propre pouvant par la suite être incorporé dans les règlements ou directives européennes, voire dans certains cas pousser à une révision des traités fondateurs[2].

En matière de droit social, du travail et de la non-discrimination, la Cour est régulièrement amenée à interpréter des législations ou pratiques nationales relatives à la (non-)maternité, la paternité et la parentalité. Dès ses premiers jugements au début des années 1970, la Cour examine de nombreuses législations ou pratiques concernant l’interdiction du travail des femmes de nuit justifié par la « mission maternelle des femmes »[3] (Zylberberg-Hocquard, 2001), ou encore dans les mines afin de protéger leurs systèmes reproductifs[4]. La jurisprudence s’est également penchée sur des textes et pratiques définissant les congés de maternité et parental[5], ainsi que la maternité par gestation pour autrui (GPA)[6]. Ces législations ou pratiques sont ensuite jugées compatibles ou non avec les traités fondateurs en matière d’égalité de salaire[7], ainsi qu’avec les directives européennes encadrant les congés de maternité[8] et parental[9], la sécurité sociale,[10] et l’accès des femmes et leur traitement sur le marché du travail[11].

Cet ensemble législatif se fonde sur le principe d’égalité de traitement des femmes et des hommes. En vertu de ce principe général du droit européen, les législations et juges nationaux sont tenus d’offrir les mêmes droits aux hommes et femmes qui se trouvent dans des situations comparables. Un traitement genré et sexospécifique, considéré comme une exception au principe d’égalité de traitement, ne peut être justifié qu’en cas de situations différentes (comme dans le cas d’une grossesse par exemple), ou en application d’une mesure de discrimination positive[12] (considérée comme violant le principe d’égalité, mais pour des motifs légitimes).

En déterminant les situations dans lesquelles les femmes et les hommes peuvent être considérés comme « comparables », ainsi que les circonstances en vertu desquelles les législations et pratiques nationales sont réputées discriminatoires ou au contraire acceptables, la Cour dessine les contours des lois européennes du travail procréatif. Ce travail, qui recouvre « l’ensemble des activités relatives à la procréation » (Mathieu et Ruault, 2017), concerne plus concrètement les tâches concernant l’élevage des enfants, de la procréation à leur garde et leur éducation. À la lumière des travaux de Christine Delphy (2013), qui dévoile notamment la propension du droit à protéger la « nature », il est possible d’examiner ce dernier non comme « un système abstrait avec ses propres lois internes, mais comme un ensemble de rapports sociaux, construits par l’activité sociale » (Jackson, 2009). En rompant avec les approches internalistes qui dominent la théorie du droit, cette contribution ne considère pas que la jurisprudence puisse être hermétique au naturalisme sous-jacent des normes du travail procréatif, mais qu’elle est bien en relation constante avec ces normes.

Une telle approche permet ensuite de mettre en lumière les normes procréatives incorporées et produites par la jurisprudence européenne, et leurs effets matériels sur les femmes. Cet article examine une série de décisions paradigmatiques qui concernent, d’une part, le traitement discursif et juridique des mères biologiques et ayant porté leur enfant, mères dites « traditionnelles », et d’autre part, celui des parents « non traditionnels », c’est-à-dire l’ensemble des parents à l’exclusion des mères biologiques. Il s’agira d’analyser plusieurs arrêts rendus par la Cour entre 1988 et 2013 en matière de congés maternité et parental, et portant sur les conditions de travail des travailleuses enceintes. L’étude de ce groupe de jugements permettra de saisir la manière dont la grossesse et la maternité sont conçues dans la jurisprudence, ainsi que les conséquences de cette conceptualisation sur le traitement juridique des femmes pendant et à la suite de leur grossesse. Dans un second temps, les arrêts concernant le traitement juridique des pères demandeurs de congés parentaux et d’avantages sociaux seront à même d’expliciter les conditions en vertu desquelles ces derniers peuvent en bénéficier[13].

Cette contribution tente de déceler les représentations des juges au sujet du travail procréatif et s’attache également, dans une moindre mesure, à souligner les conséquences de cette jurisprudence sur les vies des femmes européennes. Si ces arrêts ont déjà été analysés par les écrits tant francophone (Robin-Olivier, 2014 ; Odul-Zaorey, 2013) qu’anglophone (Busby, 2011 ; Caracciolo di Torella et Foubert, 2015 ; McGlynn, 2001), cette production théorique se cantonne le plus souvent à un examen de domaines spécifiques du droit (droit de la sécurité sociale, congés de maternité, etc.), d’où l’absence jusqu’à aujourd’hui d’un examen de la jurisprudence dans son ensemble, seule à même de révéler sa logique globale. De surcroît, ces travaux n’adoptent pas une approche féministe matérialiste du travail procréatif, qui analyse un tel travail comme découlant de l’appropriation collective des capacités procréatives des femmes par la classe de sexe des hommes (Ruault et Mathieu, 2017). En effet, les travaux existants en droit européen ne contestent pas le caractère symétrique du droit de la non-discrimination, en vertu duquel chaque classe de sexe peut être discriminée de manière comparable. Le principe d’égalité entre femmes et hommes garantit tant aux femmes qu’aux hommes le droit de ne pas subir de discrimination fondée sur leur sexe. A l’exception de certaines contributions (Loenen, 1999 : 205), la majorité des travaux existant accepte considère donc que tant les hommes que les femmes peuvent être victimes de discriminations genrées, et que le travail procréatif est, plutôt qu’une assignation, un choix individuel.

Si cet article n’a pu adopter une approche intersectionnelle (Crenshaw, 1989) en raison du silence des jugements de la Cour sur les classes et « races » des demandeur·esse·s, il démontre que la Cour se base sur des normes procréatives spécifiques en fonction du statut de la personne demandeuse (est-elle enceinte, allaitante, en congé de maternité, en congé parental ?). Dans le cas d’une demandeuse enceinte, allaitante ou en congé de maternité, la protection de sa « vulnérabilité », conçue en des termes biologisants, semble être au cœur du raisonnement de la Cour (1). Ce régime d’exception cesse toutefois à la suite du congé de maternité, menant à une euphémisation des normes procréatives pesant sur les choix des femmes après la fin de leur congé de maternité (2).

La biologisation de la maternité par la jurisprudence européenne du droit du travail : la protection de la femme enceinte et/ou en congé de maternité

Cette première section étudie la jurisprudence applicable aux femmes enceintes et aux femmes en congé de maternité. Notre analyse des jugements concernant la compatibilité de législations ou de pratiques nationales avec le droit social européen révèle la conception biologisante de la maternité retenue par la Cour depuis de nombreuses années, laquelle ne fait pas de distinction entre l’état de grossesse et l’élevage des enfants au cours du congé de maternité.

Cet état d’exception aux principes d’égalité et de non-discrimination se base sur une différenciation essentialisante entre, d’une part, les mères biologiques et, d’autre part, les autres parents, permettant ainsi d’accorder aux premières des droits spécifiques sans pour autant violer les principes fondateurs du droit social (1.1). En considérant comme uniques parentes les mères biologiques, ce régime d’exception est nécessairement excluant vis-à-vis des autres parents (1.2). De plus, en établissant ce qui peut être qualifié de « vraie » mère/parente susceptible de bénéficier de droits sociaux, l’idéologie de la maternité agit en tant qu’outil de classification (Delphy, 2015) incarnant une vision stéréotypée et normative de la parentalité.

L’idéologie de la maternité : la légitimation d’un régime de droit spécifique aux femmes enceintes et/ou en congé de maternité

Symbolisée par la « protection des rapports particuliers entre la femme et son enfant »[14], l’idéologie de la maternité est présente dans la jurisprudence de la Cour depuis plusieurs décennies, et se base sur une vision traditionnelle du rôle des femmes dans la famille et sur le marché du travail (McGlynn, 2000). Cette jurisprudence présente ainsi une image stéréotypée de la maternité qui considère les femmes comme seules responsables de l’élevage des enfants.

Toutefois, il apparaît nécessaire d’aller au-delà de cette analyse discursive qui, si elle est importante, ne s’intéresse pas directement aux conséquences matérielles de cette idéologie. Un tel examen de la jurisprudence permet en effet de légitimer l’adoption d’un régime juridique particulier applicable aux femmes, qu’elles soient enceintes, mères ou nullipares, et est porteur de conséquences matérielles ambivalentes. Ces dernières sont examinées au sein des deux paragraphes suivants, le premier interrogeant le traitement juridique des femmes enceintes et en congé de maternité (1.1.1.), le second la situation juridique des femmes nullipares (1.1.2.).

Une idéologie « protectrice » des femmes enceintes et en congé de maternité du fait de leur « spécificité »

L’état de grossesse et la période suivant l’accouchement sont envisagés par le droit de l’Union européenne comme étant uniques aux femmes[15], incomparables à n’importe quel événement vécu par un homme, notamment en situation de maladie[16]. Cette spécificité des états de grossesse et post-partum rend le traitement juridique des femmes hors-norme[17], et ainsi obéissant à une logique distincte.

Le traitement juridique des femmes enceintes et en congé de maternité est encadré par un arsenal juridique qui se développe depuis le début des années 80, d’abord sous l’impulsion des juges de la Cour qui élaborent peu à peu des mécanismes allant au-delà des avantages accordés par le législateur européen (Jacquot, 2014). Cet élan jurisprudentiel est ensuite rattrapé par le législateur, qui adopte en 1992 un instrument cherchant à protéger les femmes travailleuses pendant ou à la suite de leur grossesse. Composée du droit à un congé de maternité et à des ajustements des conditions de travail pendant la grossesse et l’allaitement, ainsi que d’une protection contre tout licenciement ou déclassement discriminatoire, la directive dite « travailleuses enceintes »[18] offre ainsi des droits quoique limités aux femmes durant l’ensemble de leur grossesse, et au cours de leur congé de maternité, ainsi qu’en cas d’allaitement le cas échéant.

Les droits prévus par cet instrument juridique se construisent plus spécifiquement autour de la notion centrale de « besoins physiologiques », du fait d’une prétendue différence essentielle entre les femmes et les hommes (Busby, 2011 : 115). Cette conceptualisation de la grossesse en des termes pseudomédicaux, axée sur ses aspects physiologiques, a été justifiée par certain·e·s juristes (Busby, 2011 ; McGlynn, 2001) et politistes (Jacquot, 2014) par la base juridique de la directive, adoptée sur le fondement de l’ex-article 118a) du Traité instituant la Communauté européenne. Cette disposition donne ainsi compétence à la Communauté d’adopter des mesures visant à « l’amélioration, en particulier, du milieu de travail pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs ». La directive dite « travailleuses enceintes » a été adoptée sur le fondement de cet article, plutôt que sur celui des dispositions se rapportant à l’égalité entre femmes et hommes, ce qui expliquerait selon certain·e·s son accent sur des questions de « biologie » (Jacquot, 2014).

Il n’en reste pas moins que cette directive a plusieurs conséquences sur la conception européenne de la maternité et de la parentalité. Une même conception biologisante de la maternité est présente dans la jurisprudence, qui entérine l’association entre maternité et vulnérabilité (McGlynn 2006, 97). Cette soi-disant vulnérabilité est, selon la jurisprudence, principalement biologique, conséquence d’une physiologie et psychologie spécifique aux femmes enceintes[19]. Certes, la Cour a ponctuellement reconnu l’existence d’une vulnérabilité « sociale » des femmes enceintes[20], causée par les inégalités structurelles plaçant les mères dans une situation de précarité à la suite de leur congé de maternité. Pour autant, l’approche biologisante de la vulnérabilité reste dominante et fonde les droits accordés aux femmes enceintes visant à les « protéger » sur le lieu de leur travail salarié.

Ce n’est d’ailleurs que lorsque cette vulnérabilité biologique est démontrée que la Cour peut conclure à la compatibilité de législations applicables uniquement aux femmes avec les principes d’égalité et de non-discrimination. A contrario, une mère qui se serait pas considérée comme vulnérable selon la Cour, soit parce qu’elle n’a pas été enceinte, soit parce que sa grossesse est trop ancienne[21], ne pourrait bénéficier de tels droits. Ainsi, le fondement essentialiste de la jurisprudence européenne relative aux droits des femmes enceintes et en congé de maternité permet aux juges de refuser aux femmes, enceintes ou non, la possibilité de faire certains choix, et ce au nom de leur « protection » ou de celle de leur appareil procréatif.

Une idéologie aux implications normatives et natalistes

La vulnérabilité de la femme enceinte et « accouchée » (pour reprendre le terme de la directive) permet également à la Cour de refuser d’accéder aux demandes de femmes « pour leur protection ».

Un tel cas s’est présenté devant les juges européens en 1999[22], qui ont dû considérer la possibilité pour un couple de hauts fonctionnaires européens de diviser en deux les seize semaines de congé de maternité auxquelles la mère avait droit, et dont le médecin avait certifié de la bonne santé. En dépit de cette attestation médicale, la Commission européenne en sa qualité d’employeur avait refusé au couple la scission dudit congé.

Devant le Tribunal de l’Union européenne (agissant en tant que tribunal de la fonction publique), les requérant·e·s ont argué que le refus de les laisser partager le congé de maternité était discriminatoire à l’encontre des femmes, dans la mesure où ce congé ne visait pas uniquement, en réalité, à assurer la protection des femmes, mais principalement à garantir la protection et le soin du nouveau-né. En se fondant sur la lettre de la directive dite « travailleuses enceintes », qui réduit à deux semaines le temps nécessaire au rétablissement de la parturiente à la suite de son accouchement, ils défendent ainsi le fait que la période du congé de maternité, après ces deux semaines, était destinée aux soins du nouveau-né, qui a tout autant besoin de son père que de sa mère au début de son existence[23].

À l’inverse, le Tribunal conclut que le congé de maternité servait tant à la protection de la santé des femmes qu’à celle de leur relation particulière avec leur enfant, relation qui serait bouleversée par leur retour « prématuré » sur le marché du travail salarié. Peu importe si la mère souhaite reprendre ses activités professionnelles et qu’elle se trouve en bonne santé, le Tribunal considère qu’elle doit rester auprès de son enfant. Elle doit ainsi assurer à la fois la protection « de sa condition biologique au cours de sa grossesse et à la suite de celle-ci, jusqu’à un moment où ses fonctions physiologiques et psychiques sont normalisées à la suite de l’accouchement », et la protection « des rapports particuliers entre la femme et son enfant […] en évitant que ces rapports soient troublés par le cumul des charges résultant de l’exercice simultané d’une activité professionnelle »[24].

Cette double protection, tant essentialisante que normative, met sur le même plan les objectifs de protection des travailleuses contre des conditions de travail néfastes pour leur santé, et celui de création d’un lien maternel avec leur enfant. En pratique, un tel rapprochement participe à l’assignation des mères au travail procréatif, particulièrement dans son aspect émotionnel : les mères n’auraient pas seulement besoin du congé de maternité pour se remettre physiologiquement de leur grossesse et de leur accouchement, mais aussi pour « devenir mère », c’est-à-dire être en capacité de se lier affectivement à leur nouveau-né.

Une telle analyse fait écho à un prétendu « instinct maternel » et, plus préoccupant encore, aux théories de l’attachement dites du mother-infant bonding, malgré les nombreuses critiques que ce concept a suscitées (Arney, 1980) notamment en raison de la naturalisation du désir d’enfant qu’il promeut (Touraille, 2001). Appréhender juridiquement « l’instinct maternel » comme une conséquence biologique de la grossesse contribue à façonner les choix des mères qui se voient attribuer des traits, émotions et caractéristiques genrés susceptibles de légitimer la persistance d’inégalités économiques entre hommes et femmes, ces dernières étant considérées moins dévouées à leur travail salarié du fait de leurs « liens spécifiques » avec leur nouveau-né (McGlynn, 2006 : 78).

L’idéologie de la maternité promue par la Cour se répercute également sur les choix des femmes nulligestes, d’une part en réduisant l’avortement à un risque duquel les femmes doivent être protégées et, d’autre part, en autorisant des législations discriminatoires dans un but de protection des capacités reproductives des femmes. La Cour a souligné la nécessité des droits des femmes enceintes en raison du « risque particulièrement grave d’inciter la travailleuse enceinte à interrompre volontairement sa grossesse »[25], l’avortement étant alors agité comme un épouvantail pour persuader les gouvernements nationaux du bien-fondé du régime juridique du droit du travail applicable aux femmes enceintes. L’adaptation des conditions de travail des femmes enceintes, et la protection de leur congé de maternité et de leur poste de travail à la suite de leur grossesse sont jugées essentielles par la Cour en particulier parce qu’elles permettent d’éviter que des femmes soient tentées d’avorter. Si cette analyse est sans conséquence juridique directe, dans la mesure où elle intervient en soutien d’autres éléments plus centraux au raisonnement de la Cour, il est toutefois intéressant de noter que la Cour fait le choix d’évoquer le risque d’avortements plutôt que celui de fausses-couches, quand bien même ce dernier est explicitement visé par la directive dite « travailleuses enceintes ».

En tout état de cause, il ne s’agit pas uniquement de contrôler les choix des femmes enceintes, mais également celui des femmes n’ayant pas été confrontées à une grossesse. Dans certains arrêts n’impliquant pourtant pas de demanderesses enceintes ou mères, la Cour s’inquiète également de la mise en danger de leurs capacités procréatives, comme dans son arrêt Commission c. Autriche. Dans ce jugement de 2005, la Cour statuait sur un recours en manquement introduit par la Commission européenne à l’encontre de la législation autrichienne interdisant le travail sous-terrain dans le secteur minier aux femmes. Le gouvernement autrichien invoquait plus spécifiquement l’argument selon lequel « les femmes supportant de fortes contraintes physiques sur leur lieu de travail seraient exposées à des risques élevés d’avortement » (cette fois entendu au sens de fausses-couches)[26]. Les femmes auraient besoin, de manière générale, d’être écartées de ces tâches jugées dangereuses pour leur santé notamment procréative.

Si la Cour refuse l’exclusion pure et simple des femmes de l’ensemble de l’industrie minière souterraine, c’est seulement parce que la législation « exclut les femmes même des travaux qui […] ne présentent pas un risque spécifique pour la préservation des capacités biologiques de la femme de devenir enceinte et d’accoucher »[27]. A contrario, des conditions de travail qui produiraient de tels risques pourraient justifier l’exclusion des femmes d’un secteur du marché du travail, au nom de leur rôle procréatif (Ayada, 2019).

En définitive, cette focalisation sur les capacités procréatives des femmes témoigne de la vision essentialisante portée par la Cour sur leurs corps, définis comme vulnérables et à protéger juridiquement. Cette présumée vulnérabilité biologique, susceptible d’être opposée aux choix individuels des femmes, comporte également des conséquences pour les autres parents que les mères biologiques.

Le corollaire de l’idéologie de la maternité : le refus de droits sociaux aux parents « non traditionnels »

En construisant la figure de la mère biologique(ment) vulnérable ayant besoin de mesures la protégeant, la Cour légitime cette dernière comme seul et unique véritable parent. Cette conception du travail procréatif a justifié que la jurisprudence prive de droits tant les mères qui ont eu recours à une gestation pour autrui (1.2.1.), que les pères qui souhaitent se charger d’une partie conséquente du travail procréatif et domestique[28] (1.2.2.).

La parentalité par gestation pour autrui : les droits des mères d’intention

La gestation pour autrui a fait l’objet de deux arrêts rendus en 2013 qui ne concernaient pas la légalité de cette pratique[29], mais plutôt le droit des mères d’intention à un congé de maternité qui leur avait été refusé par leurs employeurs. Dans le cas de CD c. ST, la mère d’intention, qui avait allaité son enfant dès les premières heures suivant sa naissance et ce pendant trois mois, demandait le bénéfice des dispositions sociales s’appliquant aux femmes allaitantes.

Alors que la Cour aurait pu user des mêmes lois que celles élaborées pour les mères dites « traditionnelles », en arguant de la nécessité du bénéfice du congé de maternité par la protection des rapports particuliers entre la mère et son enfant, comme elle l’avait fait dans le cas de l’adoption, elle choisit d’en dévier. Dans ces deux arrêts, les « rapports particuliers entre une mère et son enfant » ne permettent pas l’attribution du régime commun à la mère d’intention, quand bien même celle-ci est biologiquement et légalement la parente de son enfant[30].

Selon la Cour, le fait que la demanderesse allaite son enfant ne permet pas de lui faire bénéficier des lois protectrices qui gouvernent le régime juridique des mères allaitantes. Ces dispositions sont considérées comme étant seulement applicables si grossesse préalable. La Cour ignore dès lors que la mère d’intention allaitante se trouve dans une situation identique à celle de la mère porteuse allaitante, tant en termes de risques pour la santé du nouveau-né en cas d’ingestion de lait contaminé par des substances chimiques dangereuses, que quant aux « contraintes de temps particulières liées aux soins à donner à l’enfant »[31].

Cet aspect était souligné par l’avocate générale Kokott[32], dont les conclusions appelaient à l’adoption d’une définition fonctionnaliste de la notion de mère. Elle propose à la Cour de prendre en compte les évolutions de la médecine procréative, plutôt que de suivre une approche moniste et biologisante de la maternité qui se bornerait à refléter le sens donné par le législateur lors de l’adoption de la directive en 1992[33]. Cette approche fonctionnaliste se déploierait juridiquement par la dichotomisation des droits applicables à la mère porteuse et à la mère d’intention. Le congé de maternité pourrait ainsi être divisé en deux, une partie étant allouée à la mère porteuse et visant à son rétablissement à la suite de l’accouchement, l’autre à la mère d’intention pour se charger du nouveau-né et mettre en place son allaitement le cas échéant.

Cette proposition n’a toutefois pas été reprise par la Cour, qui s’en est tenue, une nouvelle fois, à une conception corporelle de la maternité. La mère d’intention n’étant pas, selon la Cour, dans une situation de vulnérabilité psychologique et physiologique (parce que n’ayant pas porté son enfant) similaire à celle d’une mère « traditionnelle », elle n’aurait pas besoin d’être protégée, et ainsi la législation européenne qui garantit ces droits ne devrait pas s’appliquer[34].

Il apparaît que la figure de la mère biologique physiologiquement vulnérable, construite par la Cour dans ses arrêts ne concernant pas la GPA, influe nécessairement sur sa perception de la maternité d’intention, qui ne peut être tenue comme une « véritable » maternité, car elle ne comporte pas l’élément physiologique de la grossesse. Ni les liens spécifiques entre une femme et son enfant ni la pratique de l’allaitement ne justifient la mise en œuvre de mesures particulières dès lors qu’ils ne découlent pas d’une grossesse (Hennette Vauchez, 2014).

C’est bel et bien parce que les mères d’intention, qui n’ont pas porté leur enfant, ne peuvent entretenir avec ce dernier qu’un lien social plutôt que biologique que la Cour conclut à leur refuser un droit au congé de maternité en droit européen. L’absence d’un lien « naturel » entre un père et son enfant a, en suivant la même logique, motivé le refus de congés parentaux aux pères.

Les pères, breadwinners sinon rien ?

Du fait de sa vision essentialisante de la maternité, la Cour a, dans un premier temps, refusé d’accorder aux pères les mêmes droits en termes de congé parental.

Les arrêts Commission c. Italie[35] et Hofmann[36] sont à ce titre des plus emblématiques, et leurs dispositifs – c’est-à-dire la section de la décision qui rend le jugement opérant – ont été repris par de nombreuses décisions ultérieures. Dans ces deux arrêts, des pères (respectivement adoptif et biologique) sollicitaient le bénéfice de congés, garantis aux seules mères par les droits italien et allemand. Dans Commission c. Italie, la Commission européenne considérait comme discriminatoire une législation italienne refusant aux pères adoptifs un congé de maternité, quand bien même l’état physiologique et psychologique des mères adoptantes ne nécessitait pas une protection particulière. Dans la même lignée, M. Hofmann requérait le bénéfice d’un congé qui suit le congé de maternité obligatoire limité aux seules mères en droit allemand. Selon lui, ce congé servait avant tout à l’élevage des enfants et n’avait pas pour fonction de permettre à la mère de se rétablir à la suite de l’accouchement (contrairement au congé de maternité). Partant, il devrait être étendu aux pères, notamment pour permettre aux mères de ne pas être seules en charge du travail domestique et de l’élevage des enfants.

Dans ces deux décisions, la Cour conclut à la compatibilité des législations nationales en cause avec le droit européen, en raison de la « relation particulière entretenue entre la mère et son enfant ». Dans Commission c. Italie, la Cour explique le maintien d’une différence entre les régimes juridiques applicables aux pères adoptants et aux mères adoptantes par le « souci légitime d’assimiler dans la mesure du possible les conditions d’entrée de l’enfant dans la famille adoptive à celles de l’arrivée du nouveau-né dans la famille, pendant cette période très délicate »[37]. Ainsi, il s’agirait de faire appliquer au sein des familles adoptantes les lois du travail procréatif déjà respectées par les familles « traditionnelles », même en l’absence des éléments matériels qui justifient le traitement d’exception des mères (la protection de leur santé et leur vulnérabilité causée par la grossesse et l’accouchement).

Plus explicitement dans l’arrêt Hofmann, la Cour limite le bénéfice du congé en question aux seules mères en invoquant, outre l’impératif de « protection de la condition biologique de la femme au cours de sa grossesse et à la suite de celle-ci, jusqu’à un moment où ses fonctions physiologiques et psychiques sont normalisées à la suite de l’accouchement », celui concernant « la protection des rapports particuliers entre la femme et son enfant au cours de la période qui fait suite à la grossesse et à l’accouchement ». Cette interprétation extensive de la législation européenne reproduit tant idéologiquement que matériellement les normes du travail procréatif : il incombe aux mères de se charger des tâches d’élevage du fait de leur relation privilégiée avec leur nouveau-né, quand bien même le père voudrait prendre part à ce travail procréatif.

Ces deux jugements, dont les raisonnements n’ont pas été contredits pendant près de 30 ans, se fondent sur une définition essentialiste de la parentalité, entendue comme synonyme de maternité. La paternité y est pour ainsi dire absente : il n’existerait pas de relation particulière entre un père et son enfant, et le rôle des pères dans les fonctions d’élevage est accessoire à celui des mères, reflétant une vision stéréotypée de la famille et du modèle genré du male breadwinner/female housemaker (Lewis, 1992). La parentalité se conjugue au féminin dans la jurisprudence européenne, qui se base sur la prémisse que les femmes entretiennent un rapport spécifique et naturel avec leur nouveau-né, qu’elles l’aient adopté ou non. Cette « nature féminine » et la réduction de la parentalité au lien mère/enfant naturalisé justifie ainsi aux yeux de la Cour tant la mise en place d’un régime juridique distinctif que l’interdiction pour les États membres de l’Union européenne d’étendre des droits similaires aux pères[38].

Toutefois, nous assistons ces dernières années à une évolution jurisprudentielle de taille. Il semblerait désormais que, en dehors des droits spécifiques visant à la protection de la santé des mères à la suite de la grossesse et de l’accouchement, les pères soient de plus en plus reconnus juridiquement en tant que parents qui peuvent dès lors bénéficier de droits auparavant réservés aux mères. Les pères sont ainsi considérés par la Cour comme étant tout autant en capacité que les mères d’élever leur(s) enfant(s).

L’euphémisation des normes procréatives : « les pères aussi peuvent le faire »

Si une approche biologisante de la maternité reste invariablement la norme chez les juges européens concernant la grossesse et le post-partum, ce qui correspond peu ou prou aux quatorze semaines de congé de maternité garanties en droit européen, tel n’est plus toujours le cas pour la période suivant ce congé. Dorénavant, dans certains cas précis, les pères peuvent être reconnus comme parents à part entière, pouvant ainsi bénéficier de nouveaux droits sociaux.

Cette évolution jurisprudentielle témoigne d’une modification de la conception de la parentalité, et dans une moindre mesure d’une volonté de se positionner contre les stéréotypes de genre[39]. Elle est néanmoins structurellement fondée sur l’idée que les différences matérielles et sociales entre la réalité des pères et celle des mères[40] ne sont pas si importantes. En d’autres termes, ni l’assignation des femmes au travail domestique ni les discriminations de genre qu’elles subissent au sein du monde professionnel ne permettent aux yeux de la Cour de justifier des législations nationales sexospécifiques, même lorsque ces dernières visent à compenser ces inégalités. La reconnaissance par la Cour d’une paternité « moderne », c’est-à-dire qui ne considère plus les pères uniquement en tant que breadwinner (2.1.), va de pair avec la négation de l’impact matériel sur les femmes des normes procréatives, et de leur caractère discriminatoire (2.2.).

La reconnaissance jurisprudentielle du travail de prise en charge des enfants par les pères

Dans des arrêts plus récents, la Cour commence à admettre l’existence de la paternité en tant que rôle social qui dépasse celui de breadwinner. La jurisprudence soutient désormais les demandes de pères tendant à la redéfinition des congés de maternité (et donc limité aux mères) en congés parentaux, également ouverts aux hommes. En rupture avec sa jurisprudence passée, la Cour considère depuis 2013 les pères comme parents , notamment en ce qui concerne leur accès aux congés parentaux (2.1.1.).

Toutefois, les pères (biologiques aussi bien qu’adoptifs) ne se sont pas uniquement vus accorder le bénéfice de congés parentaux : la jurisprudence récente reflète donc le parti pris de la Cour de concevoir les pères en tant que parents en matière de régimes de retraite, déclarant incompatibles avec le principe d’égalité de traitement entre femmes et hommes les législations nationales visant à compenser les inégalités structurelles subies par les femmes via des avantages spécifiques (2.1.2.).

La reconnaissance du rôle des pères dans leurs demandes de congés parentaux

En 2013, la Cour a effectué ce qui pourrait s’apparenter à un aggiornamento idéologique. Dans l’arrêt Roca Alvarez, un père s’était vu refuser le bénéfice d’un congé espagnol, intitulé congé d’allaitement[41], du fait du statut de travailleuse indépendante de la mère de leur enfant. Contrairement à ses jugements antérieurs, la Cour conclut à l’incompatibilité de la législation avec le principe d’égalité de traitement, et à son caractère discriminatoire envers les hommes. La législation espagnole est décrite comme « perpétu[ant] une distribution traditionnelle des rôles entre hommes et femmes en maintenant les hommes dans un rôle subsidiaire à celui des femmes en ce qui concerne l’exercice de leur fonction parentale »[42]. La Cour promeut ainsi très explicitement le partage du travail procréatif équitablement entre parents, dans la mesure où « l’alimentation et le temps d’attention à l’enfant peuvent être assurés aussi bien par le père que par la mère »[43].

Selon la Cour, les législations nationales subordonnent le bénéfice de tels congés aux travailleur·euse·s « en leur qualité de parents de l’enfant »[44], plutôt qu’elles ne le restreignent aux mères en raison de qualités essentialisées. Dans le même temps, la Cour détache le rôle du père, traditionnellement conçu comme subsidiaire à celui de la mère, de celui de breadwinner. Elle conçoit ainsi le congé d’allaitement non pas à l’aune de son objectif de protection de la mère, mais « comme un simple temps d’attention à l’enfant et comme une mesure de conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle à l’issue du congé de maternité »[45].

En outre, la Cour note que l’extension du congé d’allaitement aux pères entraine des conséquences bénéfiques pour les mères. Refuser le bénéfice du congé aux pères « pourrait avoir pour effet qu’une femme […] se verrait contrainte de limiter son activité professionnelle et de supporter seule la charge résultant de la naissance de son enfant »[46]. Au contraire, le gouvernement espagnol justifiait la validité de la mesure par ses effets positifs pour les femmes en compensant « les désavantages effectifs que les femmes subissent, par rapport aux hommes, en ce qui concerne la conservation de leur emploi à la suite de la naissance d’un enfant »[47]. La législation espagnole était censée tenir compte des réalités matérielles des femmes devenues récemment mères en cherchant à éviter que celles-ci ne se retrouvent dans des situations de précarité du fait de difficultés à articuler travail salarié et procréatif. La Cour considère désormais ce genre de législation sexospécifique comme discriminatoire, et appelle les États membres à privilégier des mesures gender blind offrant aux pères les mêmes avantages en termes de congé d’allaitement.

Toutefois, s’il a fallu à la Cour plusieurs décennies pour arriver à cette conclusion en matière de congés parentaux, il en va tout autrement quant aux régimes de retraite.

La reconnaissance des pères en matière de retraite

Dès le début des années 1980, la Cour a jugé incompatibles les législations nationales prévoyant des droits spécifiques pour les femmes portant sur leurs conditions de travail et de rémunérations avec le principe d’égalité de traitement entre les femmes et les hommes. Par exemple, le projet de loi Yvette Roudy, aussi appelé projet de « loi anti-sexiste »[48], a été réputé discriminatoire contre les hommes par la Cour [49], avant d’être ensuite révisé et largement édulcoré par le Parlement français. Ce projet de loi visait initialement à éliminer les discriminations sexistes, notamment dans le cadre de l’accès à l’emploi et des conditions de travail (Lemaire, 2015) via la mise en place de mesures positives, afin de « faire passer en France le droit des femmes d’une “logique de protection” à une “logique d’égalité” »[50]. Prenant en compte les difficultés rencontrées par les femmes sur leur lieu de travail du fait des contraintes et des préjugés liés au travail procréatif, ce projet de loi introduisait, outre un principe général de non-discrimination, une série de mesures spécifiques, comme l’allongement du congé de maternité, l’avancement de l’âge de la retraite des femmes, ou encore des jours de congé dits « enfant malade ».

Si ces mesures positives poursuivaient une ambition d’égalité réelle des femmes et des hommes, elles furent jugées discriminatoires envers les hommes par la Cour. Ainsi, si les États membres peuvent effectivement maintenir des « droits particuliers de la femme » portant sur la grossesse et le congé de maternité, la généralité de la loi anti-sexiste la rendait incompatible aux yeux de la Cour avec le principe d’égalité de traitement, dans la mesure où cette dernière prévoit des droits qui « visent parfois la protection des femmes dans leur qualité de travailleurs âgés ou de parents, qualités que peuvent avoir tout à la fois les travailleurs masculins et les travailleurs féminins »[51].

De plus, la Cour se base sur la fiction juridique du travailleur-parent a-genré dans d’autres arrêts, tels que Griesmar[52].Cet arrêt concernait une législation française, soit la requête d’un homme tendant au bénéfice d’une bonification de la pension de retraite, réservée par le droit français aux femmes fonctionnaires ayant leurs enfants pendant au moins neuf ans, à hauteur d’une année par enfant[53]. Ce régime d’exception aspirait à « tenir compte d’une réalité sociale, c’est-à-dire les désavantages que ces fonctionnaires subissent dans l’évolution de leur carrière professionnelle du fait du rôle prépondérant qui leur est assigné dans l’éducation des enfants »[54], la législation visant ainsi à compenser ces désavantages qui subsistent « quand bien même [elles] n’auraient pas cessé de travailler pour élever »[55] leurs enfants.

Le demandeur, père de trois enfants, soulignait que, dans la mesure où il était lui-même fonctionnaire et père, sa situation était comparable à celle d’une mère fonctionnaire. Reprenant sa logique, la Cour, sans toutefois nier que les « les fonctionnaires féminins sont plus touchés par les désavantages professionnels résultant de l’éducation des enfants parce que ce sont en général les femmes qui assument cette éducation »[56], juge une telle législation discriminatoire à l’encontre des hommes, car elle exclut de son champ les « fonctionnaire[s] masculin[s] qui [ont] assumé l’éducation de [leurs] enfants »[57]. Le droit de la sécurité sociale se doit de reconnaître les hommes en tant que parents à part entière, afin de leur permettre le bénéfice de mesures visant à contrecarrer les inégalités subies par les mères au cours de leur vie professionnelle.

Pour arriver à de telles conclusions, la Cour est contrainte d’euphémiser les normes procréatives pesant sur les vies des travailleuses.

L’euphémisation de l’influence des normes procréatives sur les parcours professionnels des femmes

Parallèlement à l’hyperbiologisation du travail procréatif examinée dans la section précédente, une autre tendance de la jurisprudence est de minorer l’impact matériel des normes procréatives pesant sur les vies des femmes. En opposant strictement la période de la grossesse et du congé de maternité à celle de l’élevage et du soin des enfants, la Cour encadre chacune de ces périodes par des lois procréatives distinctes.

L’élevage et le soin des enfants après le congé de maternité sont ainsi conçus comme pouvant être effectués indistinctement par les pères ou par les mères, et ce, à leur bon vouloir et non en raison de prétendues nécessitées physiologiques. Cette possibilité théorique prend toutefois le pas sur des considérations d’ordre structurel (2.2.1.), et aboutit à réputer femmes et hommes comme des individus libres de toute contrainte sociale (2.2.2.).

Les effets contrastés du « dé-genrage » des catégories sociales de père et de mère

La tendance actuelle de la jurisprudence, qui vise à circonscrire la période durant laquelle il faudrait « protéger » les mères à la suite du congé de maternité, est dans la lignée des arrêts plus anciens de droit de la sécurité sociale dans lesquels la Cour juge comparables les situations des mères et des pères. La Cour tend vers un aveuglement au genre comme structure sociale différentialiste et hiérarchique (Delphy, 2013), notamment lorsqu’elle conclut au caractère discriminatoire de législations sexospécifiques.

Ce choix de traiter de la même manière les situations des pères et des mères peut avoir des effets positifs sur la répartition du travail procréatif, en incitant par exemple les pères à prendre davantage en charge l’élevage de leur(s) enfant(s). Cette conséquence positive était d’ailleurs notée par la Cour dans Roca Alvarez, comme nous l’avions souligné dans le paragraphe 2.1.2[58]. Toutefois, cette neutralisation du genre peut entraîner des conséquences plus pernicieuses pour les femmes quand elle s’applique à des mesures de sécurité sociale visant à contrebalancer économiquement les inégalités de genre subies par les femmes au cours de leur vie professionnelle. Cette vision gender-blind de la parentalité n’impacte pas les droits des femmes de manière homogène, et ses effets sont variables selon qu’il s’agisse de dispositions concernant l’élevage d’un/des enfant(s) ou de discriminations positives portant sur la rémunération professionnelle. Tandis que certaines mesures nationales renforcent l’assignation des femmes au travail procréatif en refusant aux pères la possibilité de prendre en charge leurs enfants, d’autres la contrecarre en offrant des avantages économiques aux femmes en compensation de leur travail procréatif.

La Cour ne tient nullement compte de ces effets contrastés : la jurisprudence traite de la même manière l’ensemble des législations sexospécifiques, en dehors de celles concernant la grossesse et le congé de maternité (défini de manière minimaliste), et considère les « travailleurs féminins » et « masculins », pour reprendre son langage, comme comparables. Cette analyse n’est néanmoins pas socialement neutre, et estime que les femmes et les hommes sont des individus libres dont les choix ne seraient pas guidés par des contraintes sociales.

Le mythe d’un individu agenré et libre de toute contrainte, opposé aux mesures de discrimination positive

La jurisprudence présente les travailleuses et les travailleurs comme des individus libres et égaux, vivant en dehors de tout système inégalitaire, et ce, dans une approche libérale qui considère les individus dépourvus de spécificités et dont les choix échapperaient aux déterminismes sociaux. Cette analyse se retrouve dans le raisonnement de la Cour qui la pousse à trou juger comparable les situations des hommes et des femmes, en dehors des cas de grossesses et de maternité.

Lorsqu’elle examine les demandes de bénéfices sociaux de travailleur·euse·s, la Cour se fonde sur la capacité des individus à effectuer certaines tâches, plutôt que sur la classe de sexe qui a en pratique la charge de ces tâches. Cette question n’est pas directement posée par la Cour, qui se contente de s’interroger in abstracto sur la « capacité » des hommes à assumer ce travail. Dans la mesure où les hommes sont théoriquement capable de prendre en charge ces taches (contrairement à la grossesse ou au post-partum), alors ils se trouvent selon la Cour dans une situation comparable à celles des femmes, et devraient bénéficier de droits spécifiques réservés aux femmes.

À la suite d’un congé de maternité, les hommes ayant ainsi la « capacité » de se charger du travail parental et domestique, les mères et les pères sont perçus comme étant interchangeables et les lois ne peuvent plus être sexospécifiques (sauf cas particulier[59]). Pour arriver à cette conclusion, la Cour fait nécessairement fi des travaux montrant l’importance des inégalités de temps de travail parental au sein des couples hétérosexuels, qui tendent à s’exacerber après la naissance d’un premier enfant (Champagne et al., 2015). Les réalités du travail parental vont à rebours de l’image du « nouveau père » impliqué et présent (Brugeilles et Sebille, 2009), tel qu’idéalisé par la jurisprudence. De surcroît, outre les différences de salaires entre hommes et femmes (Silvera, 2014) qui s’accroissent à la suite du congé de maternité (Meurs et al., 2010), l’assignation des femmes au travail procréatif guide leurs choix et évolution de carrières aboutissant à un renforcement de ces inégalités (Pailhé, 2009), pénalisant ces dernières (Math, 2014) tout en favorisant la réussite professionnelle des hommes (Gadéa et Marry, 2000).

Par la Cour, ces considérations sont invalidées par l’usage de contre-exemples anecdotiques allant à l’encontre de la réalité sociologiquement objectivée, afin de conclure au caractère discriminatoire d’une législation sexospécifique. Par exemple, un homme fonctionnaire responsable de l’éducation de ses enfants serait « exposé aux mêmes désavantages de carrière »[60] qu’une mère fonctionnaire, nonobstant les études portant sur les différences des carrières entre femmes et hommes fonctionnaires (Marry et al., 2014), exacerbées pour les hauts fonctionnaires comme dans le cas de M. Griesmar (Marry, 2015). Selon la Cour, « un homme peut bénéficier d’une pension de retraite avant d’avoir atteint l’âge légal de la retraite et se trouver ainsi dans la même situation qu’une femme du même âge qui perçoit la pension de retraite à laquelle elle a droit »[61], quand bien même l’aspect inégalitaire des pensions de retraite est bien documenté (Betti et al., 2015). La Cour promeut dès lors l’illusion de choix parentaux libres et éclairés, dénués de contraintes structurelles.

Cette illusion porte également sur le recours au congé parental, envisagé comme un choix (plutôt qu’une nécessité comme le congé de maternité), comme l’illustrent deux deux arrêts concernant le caractère discriminatoire de mesures favorisant l’insertion sur le marché du travail des hommes à la suite de leur service militaire, et ce sans que des mesures équivalentes ne soient prévues pour les femmes reprenant leur activité professionnelle après un congé parental[62]. Dans ces jugements, la Cour considère que le service militaire comme une obligation, malgré l’existence de dérogations et de l’objection de conscience, au contraire du « congé parental [qui reste] un congé volontairement pris par un travailleur pour élever son enfant » dont le « caractère volontaire ne saurait perdre sa nature du fait de difficultés à trouver les structures adaptées pour garder un très jeune enfant »[63]. Dès lors, le congé parental est perçu comme le résultat d’un choix libre et éclairé, pouvant être fait tant par les pères que par les mères, en dépit des analyses démontrant le faible recours des pères à un tel congé et le caractère genré de la réduction du temps de travail à la suite de la naissance d’un enfant (Pailhé et Solaz, 2006).

Par conséquent, la jurisprudence incite les États à adopter des mesures offrant aux travailleur·euse·s la possibilité de « concilier » leurs vies professionnelles et familiales, neutralisant de facto le caractère genré des bénéficiaires de ces politiques publiques (Le Bihan-Youinou et Martin, 2008 : 2), mères et pères n’ayant pas un même besoin de « conciliation » (Pailhé, 2009).

Conclusion

Cette contribution éclaire l’existence d’une logique duale en matière de normes procréatives. Deux approches antagonistes organisent le travail procréatif au niveau européen Une approche biologisante de la maternité, qui considère les mères comme unique responsables de l’élevage de leurs enfants en raison de leur prétendue vulnérabilité et de leur lien particulier avec leurs nouveau-nés, gouverne la période de la grossesse et du post-partum. Passée cette période, si les inégalités structurelles de genre sont reconnues, les mères et les pères sont présentés comme des individus libres de leurs choix qui se trouvent dans des situations interchangeables. Cette illusion de symétrie permet aux juges de considérer discriminatoire contre les pères toute législation visant à contrebalancer les inégalités induites par la division sexuée du travail procréatif entre parents dans le cadre des couples hétérosexuels, invisibilisée par la Cour qui d’une part sous-évalue le poids de ce travail procréatif et d’autre part ignore son assignation aux femmes.

Ces deux approches, l’une essentialiste, l’autre libérale, sont combinées par la Cour dont la jurisprudence allie reproduction des normes procréatives pesant sur les vies des femmes et aveuglement aux inégalités de genre en matière de travail procréatif à la suite du congé de maternité. Par-là même, elle assigne de manière normative les demanderesses enceintes, mères biologiques ou nullipares au travail procréatif, tout en excluant les mères d’intention et les pères du bénéfice des droits spécifiques qui sont accordés à ces premières en vertu de leur « vulnérabilité biologique » particulière (et non, par exemple, en compensation des inégalités de genre dans le travail procréatif). Cette reproduction des normes procréatives traditionnelles n’empêche toutefois pas la Cour de minimiser – voire de nier – l’impact des normes de genre quand il s’agit du travail procréatif post-congé de maternité.

La Cour combine ainsi un droit spécifique applicable aux femmes enceintes et en congé de maternité fondé sur une idéologie différentialiste et essentialiste, avec un aveuglement aux conséquences matérielles de ce régime d’exception qui contribue à reproduire des « catégories sociales différentes et hiérarchisées » (Delphy, 1995). En niant l’existence des normes procréatives et leurs conséquences matérielles sur les vies des femmes, la jurisprudence bloque toutefois l’adoption de normes juridiques qui permettraient de contrebalancer, dans une certaine mesure, les conséquences matérielles de ces normes. En conclusion, il semble donc nécessaire que la Cour dépasse cette dichotomisation entre biologisation de la maternité et libéralisme gender blind, et développe une approche capable de prendre en compte les inégalités structurelles sans pour autant construire un régime reproduisant stéréotypes de genres et préjugés sexistes.