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Introduction

Le 25 septembre 2018, le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) français rend public son avis 129 et se prononce en faveur de l’ouverture de la Procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes seules et aux couples de femmes, comme il l’avait déjà fait lors de son avis du 15 juin 2017. Le dimanche suivant, le 30 septembre, dans un entretien au quotidien français Parisien, l’archevêque de Paris, Michel Aupetit, et par ailleurs médecin, invite « les catholiques à se mobiliser par la parole » contre cette ouverture, au nom du respect de la dignité humaine.

La famille s’est aujourd’hui transformée : « Auparavant définie par l’autorité hiérarchique, voici la famille désormais soumise à une double exigence démocratique, de liberté et d’égalité : dans cette nouvelle logique juridique, la famille apparaît de plus en plus comme un espace privé, conjointement défini par ses membres, dont la vocation est de donner libre cours à l’épanouissement personnel » (Borillo et Fassin, 2001 : 5). Dans ces transformations de la famille, il faut compter avec les techniques d’assistance médicale à la procréation (Porqueres i Gené, 2009), régulées au travers des lois de bioéthique (Mathieu, 2013 ; Mehl, 2011 ; Théry, 2010). Qu’est-ce qu’un parent (Fine, 2002) ? Qui aujourd’hui a vocation à dire les normes procréatives et familiales ? Et d’ailleurs, doit-il y avoir de telles normes ? Peut-on et doit-on s’immiscer dans l’intimité des corps ? Les questions sexuelles apparaissaient comme « l’ultime frontière d’une définition des normes qui demeurerait naturelle, et non politique » (Fassin, 2008 : 15).

Entre 1982, date de la première naissance française par Fécondation in vitro (FIV) et 2020, ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, la courte histoire de l’accueil de ces techniques n’a pas été sans remous. Si ce nouveau projet de loi est une révolution, c’est bien au regard de l’histoire de la PMA et de son accueil en France. Dans ce pays, c’est au lendemain de la naissance d’Amandine, en 1982, premier « bébé éprouvette » issu d’une fécondation in vitro, que le débat public sur la science, la technique et la parenté a émergé (Mehl, 1999). Outre la PMA, les biotechnologies (incluant entre autres la possibilité de recherches sur l’embryon, le diagnostic préimplantatoire (DPI) ou le diagnostic prénatal (DPN)) sont venues bouleverser les systèmes symboliques et les ordonnancements du monde que sont les religions.

Dans l’élaboration des normes procréatives et familiales, il fallait ainsi compter jusqu’alors avec le magistère catholique et qui est aujourd’hui dépossédé de ses prérogatives (Hervieu-Léger, 2003). Plus largement, « les débats politiques relatifs à l’union, à la filiation et au vivant (de ses débuts à la fin) remettent en cause le magistère catholique sur ‘l’intime’ » (Béraud et Portier, 2015 : 53 ; Pelletier, 2012 : 181). Pourtant, ce dernier semble continuer de revendiquer aujourd’hui une forme sinon d’expertise du moins de savoir et d’expérience dans ces domaines. Cette mobilisation est révélatrice des conceptions de la parenté qui opposent un modèle traditionnel à un modèle contemporain, à savoir celui du pluralisme familial. Denis Pelletier évoque l’inquiétude qui peut saisir le monde catholique devant son devenir minoritaire. Il explique comment les politiques de la vie (contraception, avortement, PMA), domaine qui a longtemps été celui « du for intérieur, de l’autorité parentale et du magistère des Églises », ont mis en place une « République de l’intime » s’organisant dans la sphère publique et relevant autrefois de la sphère privée (Pelletier, 2019). Par cette politisation de l’intime, les autorités politiques redonnent une place aux religions dans le débat, en sollicitant leurs représentants, partie prenante de l’espace démocratique.

Deux modèles culturels s’affrontent et rendent ainsi difficile l’élaboration d’un consensus sur ces questions de bioéthique de la procréation. Les débats actuels sur l’ouverture de la PMA doivent se comprendre dans la lignée de ce qui s’est passé lors de la révision des lois de bioéthique de 1994 et des débats autour du Pacte civil de solidarité (Pacs) de 1999, au sujet desquels Camille Robcis (Robcis, 2016 [2013]) a montré l’importance des alliances entre mouvements réactionnaires et leur puissance politique. En 2012, l’opposition au « mariage pour tous » a réactivé leur mobilisation, en particulier catholique. Cette dernière, qui a été présente, mais sous d’autres formes depuis le début des lois de bioéthique, est néanmoins différente de celle de 2012. Le magistère a notamment pris ses distances par rapport à des associations comme la Manif pour tous, signe d’un retour en politique du catholicisme au moment du « mariage pour tous », où l’on avait vu certains dignitaires catholiques manifester à ses côtés en 2012 (Raison du Cleuziou, 2019). Depuis les années 2010, les scandales d’abus sexuels qui sont exposés au grand jour en son sein et désormais largement médiatisés, témoignant de la crise de crédibilité qui traverse l’institution catholique. Leur position devient difficile, notamment pour ce qui concerne la défense de « l’intérêt de l’enfant ».

Cette mobilisation n’a néanmoins pas empêchée la présentation du Projet de loi relatif à la bioéthique rendu public et soumis au Conseil des ministres le 24 juillet 2019 dont l’article 1 stipule : « Tout couple formé d’un homme et d’une femme ou de deux femmes ou toute femme non mariée a accès à l’assistance médicale à la procréation après une évaluation médicale et psychologique ». Par cet article, la dissociation entre biologique et filiation est actée, sans pour autant faire l’unanimité. Lors des auditions de la commission spéciale de l’Assemblée nationale, en septembre 2019, une place a été faite aux représentants des religions. Ils ont regretté n’avoir pas été entendus, mais ils ont affirmé qu’ils ne remettraient pas en cause la loi. Relevons ici que c’est surtout l’Église catholique qui s’est manifesté lors de cette révision des lois de bioéthique, en particulier sur l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, mais aussi à propos de l’embryon et du dépistage prénatal. Force est de constater que les autres religions monothéistes se sont moins mobilisées, même si elles ont été invitées à s’exprimer.

On voudrait tenter de montrer comment les normes catholiques, dans un contexte qui laisse place à un « catholicisme ostensible » (Hervieu-Léger, 2017), souhaitent continuer de s’imposer en matière de morale sexuelle, dans la lignée de la réprobation de la contraception et de l’avortement. Pour ce faire, le discours du magistère emprunte à un argumentaire séculier qui est l’indice de deux choses : d’une part, la sécularisation du discours religieux et, d’autre part, une forme d’instrumentalisation de cet argumentaire séculier par les autorités religieuses catholiques pour rendre légitime des positions aujourd’hui considérées comme dépassé par la majorité de la population. Doit-on y voir la marque d’une prégnance des normes religieuses en matière de politique de l’intime ou bien l’indice d’une persistance à vouloir inscrire sa marque en la matière, dans un contexte où ces normes désormais ne parlent plus au plus grand nombre ?

Pour saisir les enjeux de ces positions, une enquête a été réalisée à l’occasion des États généraux de la bioéthique et s’attache à montrer les récits produits dans ce contexte (Mathieu, 2020). Deux aspects de la mobilisation sont privilégiés : celui du discours dans l’espace public (et donc son cadrage discursif) et sur internet, et celui de la participation aux débats plutôt qu’aux manifestations. L’objet de ce travail se situe alors en amont de ces dernières, là au fond où s’est vraiment jouée cette mobilisation. L’enquête sociologique de type ethnographique repose sur deux formes de données. D’une part, des observations réalisées lors des États généraux de la bioéthique ayant eu lieu entre janvier et mai 2018 et, d’autre part, une analyse des propositions faites sur le site des États généraux de la bioéthique, accessible entre janvier et juin 2018. Des interventions dans des médias et les documents produits par l’institution catholique seront également cités. Des entretiens menés auprès de représentants des religions serviront également de supports à l’analyse[1]. La présente contribution repose ainsi sur des données collectées depuis l’ouverture de ces États généraux, en janvier 2018 jusqu’au 15 octobre 2019, soit à l’adoption en première lecture par l’Assemblée nationale du projet de loi de bioéthique élargissant l’accès de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules.

Défendre des normes familiales « traditionnelles »

Les premières lois de bioéthique de 1994 fixent les conditions d’accès légales à la PMA. Selon cette loi, la PMA se met dans un premier temps dans les pas du modèle français de filiation biologique. Elle est réservée aux couples hétérosexuels et si le don de gamète est autorisé, c’est un simple don puisque le double don est interdit. Il s’agit bien de préserver une filiation qui mime la filiation biologique. La loi de 2004 rend obligatoire la révision des lois de bioéthique dans un délai de 5 ans (délai qui n’a pas été respecté). La loi de 2011 élargit ce délai à 7 ans maximum. Elle stipule aussi que toute révision de la loi doit être précédée d’États généraux – que le CCNE a la responsabilité d’organiser. Les premiers réexamens n’ont pas modifié cette conception traditionnelle de la famille. Constatant que l’AMP est devenue une pratique relativement courante, perçue le plus souvent comme un traitement de l’infertilité, la sociologue Simone Bateman souligne que « c’est le fait d’éliminer l’acte sexuel de la procréation qui est au cœur des objections les plus persistantes à la procréation assistée » (Bateman, 2002 : 79). Les révisions de 2004 et 2011 réaffirment un credo : « Un père, une mère, pas un de plus, pas un de moins » (Mehl, 2011). Celle de 2011 tentera, mais sans succès, de faire bouger les lignes, notamment en essayant de faire introduire la levée de l’anonymat des dons de gamète, question qui a occupé une place importante dans les débats.

De son côté, le magistère romain cherche à montrer que ses prescriptions en matière familiale ne se fondent pas sur la foi, mais sur une juste compréhension des mécanismes de la nature. Les normes procréatives catholiques, édictées au sein de plusieurs encycliques – Humanae Vitae (1968), Donum Vitae (1987), Dignitas Personae (2008), Evangelium Vitae (1995) – voulant fixer les conditions d’entrée dans la parentalité, sont désormais retraduites dans un argumentaire séculier. Relevons surtout le décalage entre le magistère et les pratiquants sur ces questions. Selon un sondage réalisé par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) et le quotidien d’informaiton générale catholique La Croix, et publié en janvier 2018, trente-cinq pour cent des catholiques pratiquants se déclarent favorables à l’ouverture de la PMA aux femmes en couple. Il ne faudrait toutefois pas conclure que les catholiques s’opposent à l’unanimité à l’extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules. Les clivages et les lignes de rupture ne sont pas aussi tranchés qu’il n’y pourrait paraître.

Rappelons-le, il faut comprendre la mobilisation catholique contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules comme inscrite dans le prolongement de la lutte contre le « mariage pour tous » , véritable révolution sociale qui acte les transformations contemporaines de la famille (Théry, 2016). Faire famille aujourd’hui n’obéit plus aux règles défendues dans un modèle traditionnel promu par certaines factions de la société, faisant montre d’un « activisme bioéthique » (Béraud et Portier, 2015 : 47-53). Celles-ci sont notamment regroupées au sein de la Manif pour tous (LMPT) (Raison Du Cleuziou, 2019). Ce sont ces mêmes opposants qui mettent en cause l’ouverture de la PMA. Les lignes ont cependant bougé. Du côté du magistère, le Président de la Conférence des Évêques, Éric Moulins-Beaufort déplore certes la mesure, mais il constate dans La Croix du 12 septembre 2019 que « le monde et l’Église semblent s’éloigner inexorablement ».

En 2018, tandis que s’inaugurent les États généraux de la bioéthique, les représentations de la famille offertes par le cadre légal de la PMA empruntent encore à un modèle de filiation biologisant, où la notion de « naturel » est mise en avant. La révolution du mariage pour tous étant faite, la mobilisation pour l’ouverture de la PMA pour les couples de femmes homosexuelles et les femmes seules s’inscrit à l’agenda politique. C’était une promesse de campagne de François Hollande qui n’avait pas été tenue. Emmanuel Macron s’y était ensuite également engagé. Il a souhaité par l’intermédiaire de son Premier ministre Édouard Philippe un « débat apaisé », ce qui a mené à de nombreuses auditions auxquelles les représentants des religions ont pu assister. L’article 1 du projet de loi déposé le 24 juillet 2019 au Conseil des ministres autorise cette ouverture. En sorte que la famille ne se fonde plus sur un ordre naturel et biologique. Le projet réintroduit notamment la notion de « projet parental » (et non de « demande parentale » comme en 1994 et 2004), vote qui fait d’ailleurs l’objet d’un vif débat dans ses modalités. Avant le dépôt de ce projet, des États généraux de la bioéthique ont mis en évidence la bipolarisation de cette représentation de la famille entre, d’un côté, les tenants et les défenseurs d’une famille traditionnelle, dont le fondement est biologique et, de l’autre côté, les partisans de la reconnaissance des formes familiales contemporaines.

Une prise de parole inscrite dans le dispositif de révision des lois de bioéthique

Dès l’ouverture des États généraux, les décideurs politiques et les médias ont participé à cette mobilisation en donnant la parole aux représentants religieux ou en relatant les différentes manifestations. Certains des partisans de l’élargissement de l’accès à la PMA vont d’ailleurs déplorer ces multiples tribunes qui leur sont offertes. Emmanuel Macron a certainement souhaité ménager les catholiques en évoquant « le lien abîmé » qu’il fallait restaurer lors de son discours aux Bernardins le 8 avril 2018 et en déclarant vouloir associer les religions aux débats sur l’actuelle révision des lois de bioéthique. Jean-François Delfraissy, président du CCNE, dans un entretien de novembre 2019, relève qu’« il y a eu une forte mobilisation de la hiérarchie catholique sur ces sujets » en ajoutant : « C’est plutôt bien, car ce qui nous manquait, c’était précisément de la mobilisation sur les questions de bioéthique. Nous étions là pour écouter l’ensemble des grands courants de pensée ». Il rejoint les instances politiques qui, tout au long du processus de révision, ont déclaré souhaiter que tous puissent s’exprimer. Rappelons aussi que le CCNE fait une place aux représentants des familles spirituelles et philosophiques (Memmi, 1996 ; Mathieu, 2020).

C’est autour de la question « Quel monde voulons-nous pour demain ? » que les États généraux de la bioéthique inaugurant la dernière révision des lois de bioéthique se sont organisés sous l’égide du CCNE durant le premier semestre 2018. Leur vocation était d’animer le débat public et d’éclairer le gouvernement qui devrait prochainement soumettre au législateur un projet de loi. Ils ont eu lieu entre le 18 janvier 2018 et le 30 avril 2018. Le CCNE a piloté le débat en s’appuyant sur les espaces de réflexion éthique régionaux, un site web dédié et des auditions. Ces auditions ont concerné 154 associations d’usagers, groupes d’intérêt et sociétés savantes, ainsi que les représentants des cultes et des courants de pensée, ou encore des institutions telles que par exemple la Haute autorité de la santé (HAS), la Mutualité française, le Planning familial ou l’Assistance publique des hôpitaux de Paris. Certaines auditions se sont poursuivies jusqu’au 24 mai.

Avant leur tenue, la Conférence des évêques de France (CEF) fait part de ses interrogations au lendemain de l’avis 126 du 15 juin 2017 du CCNE favorable à l’élargissement de la PMA aux couples de femmes. Dans un souci de discussion et en amont des débats, Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes et responsable du groupe de travail sur la bioéthique de la CEF, signe une tribune dans Le Monde du 28 juin 2017 dans laquelle il demande : « La médecine a-t-elle vocation à répondre à toute demande sociétale ? ». À la veille de l’ouverture des États généraux de la bioéthique, le 17 janvier 2018, il adresse une lettre aux catholiques d’Ille-et-Vilaine. En 2019, il publie deux ouvrages sur la révision des lois de bioéthique (D’Ornellas, 2019a ; 2019b). Durant cette période, de nombreux médias chrétiens consacrent des dossiers à la bioéthique : celui cité de La Croix, ceux parus dans des hebdomadaires français catholiques tels Le Pèlerin, Famille chrétienne, La Vie, ou protestant comme Réforme. Les catholiques sont les premiers parmi les groupes religieux à se mobiliser, à distance cependant de « La Manif pour tous ». Le projet de loi remet en cause l’ordre naturel et biologique que promeut leur Église. Leur investissement témoigne de leur souci de voir la démocratie défendre cette définition de la famille. Elle se poursuit tout au long du processus de révision. Le 16 septembre 2019, après les auditions à la commission spéciale de la bioéthique à l’Assemblée nationale et juste avant la discussion au sein de cette dernière, une conférence au Collège des Bernardins est organisée par la Conférence des évêques de France, où des représentants du magistère exposent « les éléments clés » des positions catholiques en matière de bioéthique. Certes, le magistère sait que le projet sera voté, mais il souhaiterait une fois encore, s’exprimer en tant qu’autorité et faire valoir ses représentations de la famille. Se considérant en quelque sorte comme des « lanceurs d’alerte », producteurs d’un récit de l’anxiété et véhiculant une forme de « panique morale », les représentants de l’Église catholique défendent une vision de la famille pourtant modifiée.

Cette résistance au changement du droit s’organise et en appelle à des valeurs dites « traditionnelles », les défendant au nom de principes séculiers. De fait, la mobilisation du magistère catholique trouve des relais dans des associations telles que La Manif pour tous ou Alliance Vita[2], ce qui témoigne d’une capacité à faire entendre leurs positions et également du sentiment de leur légitimité. Ces acteurs catholiques se sont manifestés pour que le droit ne change pas en matière de procréation.

Ces prises de parole religieuses, dont la reconnaissance relève du domaine de la laïcité, sont-elles une tentative de laisser leur empreinte sur ces questions dans une société où l’intime est sécularisé ? Pourquoi le conservatisme continue-t-il de s’exprimer sur ces thèmes ? Aux côtés de ces catholiques conservateurs, qui ne représentent pas la totalité des catholiques, se sont également trouvés des acteurs de la société civile, des chercheurs, des médecins, des psychologues et psychanalystes. Mettant auparavant en avant une certaine sacralité de la famille, les opposants d’aujourd’hui portent l’attention sur d’autres types d’éléments : la nécessité d’un père quand ils dénoncent « la PMA sans père », la vulnérabilité lorsqu’ils évoquent « la défense des plus fragiles », l’écologie en considèrant qu’avec la PMA, c’est la nature qui est menacée. Derrière ces arguments pourtant, celui de la nature, d’un ordre naturel dont les fondements anthropologiques seraient aujourd’hui mis à mal en une sorte de nouvelle donne permettant d’élaborer un discours universel puisant à des référents communs. Or, sont-ils vraiment communs ? Quelle est l’anthropologie dont ces opposants se réclament ?

En lisant les représentants des cultes dans les médias, ils invitent à la mobilisation de leurs fidèles, en particulier du côté des catholiques. La présence de personalités des autres religions a été moins sensible. Ils se sont moins engagés dans le débat. Sans doute pour diverses raisons, dont l’une étant historique, est que la religion catholique, même dans la France laïcisée et sécularisée d’aujourd’hui, reste la religion majoritaire et entend s’exprimer sur les sujets de bioéthique. Dans ce contexte, la prise de parole catholique se fait entendre dès le début des discussions sur la révision des lois de bioéthique. Mais elle voudrait ne pas être réduite à une simple opposition de principe à l’ouverture de la PMA, qui ferait alors de ces opposants des personnes rassemblées sous la bannière d’une « croisade morale », mues par une « panique morale ». Soulignons la pluralité interne du catholicisme sur ces questions familiales dont l’existence est démontrée par Céline Béraud (Béraud, 2017) et le décalage entre le magistère, la pastorale et les fidèles, sur lequel il convient d’insister. À propos du terme « croisade morale », rappelons que ces mobilisations ne sauraient être comprises uniquement comme des expressions conservatrices et réactionnaires. Ce qui les caractérise, c’est la croyance en l’universalité des valeurs qu’elles défendent (Becker, 1985 [1963]; Mathieu, 2005). La « panique morale », pour sa part, se distingue par cette propension qu’ont certains à toujours envisager le pire, empêchant ainsi la prise en charge sereine de questions contemporaines (Ogien, 2004).

Pierre d’Ornellas, dans un entretien mené le 9 avril 2019, met en avant l’expérience catholique en matière familiale, tout en soulignant l’importance du bonheur de tous, dans un argumentaire reposant sur le souci de la dignité humaine et d’un progrès maîtrisé. Il en appelle, comme dans son ouvrage Bioéthique. Quelle société voulons-nous pour aujourd’hui et pour demain, à un « dialogue sociétal », qui prendrait en compte la « fragilité » et la « vulnérabilité » de certains. La mission de l’Église catholique est ici donnée : redire la règle, dans un discours mêlant réassurance et invocation d’une forme d’expertise. Ce que conteste le magistère, c’est en quelque sorte le processus de démocratisation de la norme de parenté, dont témoignent le « pluralisme des pratiques familiales » et surtout le « pluralisme des représentations et des croyances concernant ce qui fait famille » (Déchaux, 2017 : 13).

Outre la restitution de la parole des institutions religieuses, évoquons également celle des deux principales associations organisant la mobilisation des opposants à l’ouverture de la PMA, La Manif pour tous (LMPT) et Alliance Vita, et qui sont dans les débats sinon des alliés du moins des relais des discours du magistère catholique. Ludovine de la Rochère, présidente de la Manif pour tous, qui proteste contre « la PMA sans père », met en avant ces mêmes arguments du souci du bien-être psychique de l’enfant. Lors de son audition à l’Assemblée nationale, le 24 octobre 2018, elle explique :

« Se pose en effet la question du père. Est-il important pour l’enfant ? Compte-t-il dans la vie d’un enfant ou peut-on dire qu’un père peut être remplacé par une mère, ou deux mères ? Suffit-il d’aimer un enfant pour remplacer son père ? Ces questions nous renvoient en fait à la différence entre père et mère, et donc à la différence entre homme et femme, c’est-à-dire à la différence des sexes et même, pour creuser un peu plus la question, à l’identité sexuelle ».

Elle ajoute :

« La véritable question est beaucoup plus profonde que cela et il est clair que la manière d’être à l’enfant, d’être en relation avec l’enfant, diffère entre la mère et le père. Cela explique également que l’enfant a éminemment besoin de chacun de ses parents : il a non seulement besoin de connaître ceux dont il est né, mais aussi d’être en relation avec eux, proche d’eux, autant que faire se peut ».

Elle met encore en avant des éléments psychologiques à propos de l’apport différencié et complémentaire d’une mère et d’un père. Ce faisant, elle inscrit son propos dans un modèle obéissant aux constructions sociales que sont les stéréotypes de genre :

« Quand une mère joue avec son enfant, elle joue à le faire gagner ; c’est ce qui lui fait le plus plaisir. Un père – souvent, mais pas toujours, quand il joue avec son enfant, veut gagner ; c’est là qu’est son plaisir. D’un côté l’enfant expérimente la sécurité, de l’autre le challenge, qui participe aussi de l’apprentissage de la vie. L’enfant a besoin d’un amour inconditionnel et doit aussi apprendre la vie. Cet exemple peut illustrer ce qui fait la différence profonde dans l’être père et l’être mère ».

Dans un entretien du 19 juillet 2019, Ludovine de la Rochère insiste de nouveau sur la nécessité du père, mettant en avant un argumentaire universel et séculier :

« D’une manière générale, on se marie parce qu’on s’aime, parce qu’on s’entend si bien qu’on est prêt à s’engager l’un envers l’autre et à fonder une famille ensemble (famille qu’on a déjà parfois fondée d’ailleurs). C’est la raison pour laquelle les articles du Code civil qui concernent le mariage évoquent aussi les engagements communs vis-à-vis des enfants (à venir, déjà conçus ou nés). Avec la PMA sans père et la Gestation pour autrui (GPA), on fait délibérément des orphelins de père ou de mère, et pour toute leur vie. Juifs, musulmans, catholiques, athées ou même laïcards, tout le monde peut se retrouver autour de ce constat de raison, qui est que tout enfant naît d’un homme et d’une femme et qu’il a besoin d’eux. Je reste perplexe devant le fait qu’on puisse prétendre qu’un père n’est rien pour un enfant. Ce n’est pas une argumentation religieuse, le sujet n’est pas religieux ».

Pourtant, La Manif pour tous a été un moment clé dans un certain réengagement des catholiques en politique, en particulier au sein du cercle des catholiques que le politiste Yann Raison du Cleuziou qualifie d’« observants », c’est-à-dire ceux qui sont très pratiquants et attachent de l’importance au dogme (Raison du Cleuziou, 2019).

Une autre association farouchement opposée à l’élargissement de l’accès à la PMA est l’Alliance Vita, qui souhaite également être ouverte à tous sans qu’il soit nécessairement question de religion. Ce mouvement est le nouveau nom adopté en 2011 par l’Alliance pour les droits de la vie (ADV) fondée par Christine Boutin en 1993, l’une des chefs de file de la lutte contre le Pacs. L’argumentaire utilisé dans les discours de l’association empreinte aux mêmes références que celles du magistère catholique. Durant l’Université de la vie qu’elle a mise en place au début de l’année 2019, Bertrand et Gaëlle Lionel-Marie sont invités à témoigner. Ils sont les responsables bioéthiques des conservatrices Associations familiales catholiques (AFC) qui, avec Alliance Vita et La Manif pour tous, font notamment partie du comité d’organisation de la manifestation du 6 octobre 2019. En sorte que le magistère catholique trouve des relais dans son opposition à l’ouverture de la PMA dans les associations créées dans le cadre de la lutte contre le mariage pour tous. Celles-ci, tout en ne se déclarant pas catholiques, ne peuvent dénier cette attache confessionnelle.

Sollicitées et entendues par les pouvoirs publics, les religions se sentent une autorité morale légitime pour intervenir sur ces questions, à des degrés divers selon les religions, puisque celle catholique est la principale à s’être mobilisée. Ce qui est en jeu, c’est la défense d’un modèle « traditionnel de famille », une « anthropologie menacée », et au-delà, le souci de se faire entendre dans la fabrication des règles éthiques. Pour autant, le modèle qu’ils promeuvent parle-t-il encore à nos contemporains ?

Des références sécularisées : l’anthropologie, l’écologie

Dans ce processus de révision des lois à propos de l’ouverture de la PMA, les opposants catholiques vont rapidement faire de l’argument de « l’absence de père » le point central de la contestation. Ils font reposer leur argumentaire sur des éléments non pas religieux, mais séculiers, mettant notamment l’accent sur l’équilibre psychique, la vulnérabilité et l’égalité, montrant également la porosité entre registre religieux et séculier. Cet usage récurrent de la notion d’anthropologie est repris par des opposants autres que ceux issus du magistère catholique : le rapport de l’Académie nationale de médecine, publié juste avant l’ouverture de l’examen du projet de loi à l’Assemblée nationale, met en garde contre la « rupture anthropologique majeure » que représente « la conception délibérée d’un enfant privé de père ». Ce texte sera d’ailleurs abondamment cité par les députés des rangs de l’opposition lors des premières séances de l’examen de l’article 1 qui ouvre la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules de la loi, les 24 et 25 septembre 2019.

À l’occasion des débats autour du mariage pour tous, Roman Kuhar et David Paternotte (2018) ont montré que ces références à l’écologie et à l’anthropologie étaient déjà prégnantes. Certains des experts séculiers qui sont convoqués contre l’ouverture de la PMA participaient à la lutte contre le Pacs puis contre le mariage pour tous. Parmi eux, citons notamment le psychanalyste Jean-Pierre Winter qui s’était fait connaître dans une tribune Le Monde des débats datant de mars 2000 : « Gare aux enfants symboliquement modifiés », dans laquelle il déployait sa formule des « OSM », les « Organismes symboliquement modifiés ».

Chez les adversaires de l’ouverture de la PMA, la mention de cette « anthropologie », partagée au sein du magistère catholique, mais aussi dans les discours des associations d’opposants à l’ouverture de la PMA, telles Alliance Vita ou La Manif pour tous, est de nouveau fortement mobilisée. C’est l’un des indices permettant de les distinguer. Or, les anthropologues montrent qu’il n’existe pas un seul modèle de parenté et que les familles varient selon les sociétés. Maurice Godelier, anthropologue de la parenté, lors des débats autour du mariage pour tous, avait écrit dans Le Monde du 13 janvier 2013 : « L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage et de descendance ». Pourquoi s’opposer alors à ce que notre société crée de nouveaux modes de faire famille ?

L’anthropologie à laquelle se réfèrent les détracteurs de l’ouverture de la PMA est celle qui repose sur une vérité biologisante, procédant finalement de ce qu’Éric Fassin qualifie « d’illusion anthropologique » (Fassin, 2010 : 207). La famille qui est ici défendue comme étant celle d’un couple hétérosexuel marié avec enfants conteste la diversité des formes familiales contemporaines. Cette anthropologie effectue une sorte de hiérarchisation des familles. Comme au moment du mariage pour tous, mais de façon moins virulente, ce modèle serait civilisationnel et permettrait à notre société d’échapper au chaos qui est ici mis en évidence. La référence à cette culture semble nier toute forme de relativisme. Leur anthropologie va à l’encontre du constat de Claude Lévi-Strauss : « la famille restreinte n’est pas l’élément de base de la société » (Lévi-Strauss, 2001 [1983] : 17).

Lors des débats autour du mariage pour tous, des députés de droite Les Républicains (LR), tel Marc Le Fur, citaient pourtant le célèbre anthropologue. Comme leur répondant, Françoise Héritier, en février 2013, dans son audition au Sénat dans le cadre de ces mêmes débats, regrettait que l’anthropologie ne soit pas enseignée « dans nos écoles ». Elle assurait qu’il n’y a pas de « vérité anthropologique », puisque « rien de ce qui nous paraît marqué du sceau de l’évidence n’est naturel : tout procède de créations de l’esprit, au cours de manipulations, autour d’un donné qui n’est pas contraignant ».

Dans des textes inédits récemment publiés, Claude Levi-Strauss évoque comment considérer la famille (Levi-Strauss, 2013 ; 2019). Dans le premier de ces textes, il estime que « le conflit entre parenté biologique et parenté sociale, qui embarrasse chez nous les juristes et les moralistes, n’a pas cours dans les sociétés connues des ethnologues ». Dans le second, il explique que les évolutions des sociétés humaines se font de façon progressive. Il n’est pas pertinent de parler de rupture. Certes, le naturel existe, mais ces évolutions témoignent du fait que ce naturel n’est pas immuable et intangible. Il n’y a pas d’invariants humains et l’anthropologie se caractérise également par le mouvement. C’est ainsi tout le contraire de l’anthropologie mobilisée par les opposants à l’ouverture de la PMA qui, de son côté, s’inscrit davantage dans la mise en avant d’un modèle considéré comme traditionnel qui écarte la variété des cultures. La mobilisation de cette anthropologie permet en outre à ceux qui l’utilisent d’établir un discours savant et d’autorité sur ce qu’ils voudraient défendre. L’existence de formes familiales diverses ne les empêche pas, tant s’en faut, d’évoquer un modèle de famille universel, fondé sur la différence des sexes et l’altérité conjugale. Ce modèle, ils l’éprouvent par leur propre expérience de la famille et du même coup dénoncent ce qu’ils estiment être des partis-pris idéologiques de ceux soucieux d’élargir l’accès à la PMA.

La référence à l’écologie est l’autre thème repris abondamment par les opposants à l’ouverture de la PMA, comme en témoigne l’un des deux opuscules publiés par Pierre d’Ornellas en 2019, Écologie et bioéthique, dans lequel il explique que pour « prendre le bon et juste virage », il faut se mettre « à l’écoute de la planète ». Le lien est établi entre péril écologique et dérives de la bioéthique. L’appel à l’écologie est fait pour sauver du péril l’ordre « naturel ». Selon l’introduction de cette « anthropologie catholique », l’être humain est « menacé par la catastrophe écologique ». L’écologie est une préoccupation sociale majeure dans nos sociétés contemporaines, partagée bien au-delà du cercle des opposants à l’ouverture de la PMA. Elle s’inscrit entre autres dans le discours du magistère. Il faut la comprendre comme la nécessité, dans ce discours, de s’en tenir à la loi naturelle qui régit également la procréation et ainsi, la façon de faire famille. Avec Jean-Paul II, la crise écologique est requalifiée en une crise morale, en particulier avec le courant de « l’écologie humaine » défendant une morale sexuelle naturaliste (Bertina et Carnac, 2013). Les principes de cette « écologie humaine » postulent que préserver le milieu humain est ce qui permet d’assurer l’équilibre des lois de la nature. Il s’agit donc de dénoncer la dénaturalisation de l’ordre sexuel et partant, la dénaturation présumée de la famille. Parler d’anthropologie, d’écologie, sécularise les discours des opposants et leur donne une portée généraliste. Ces références nourrissent une rhétorique de l’anxiété, celle qui préside à l’ébranlement d’une famille traditionnelle.

Une rhétorique de l’anxiété

Avant la tenue des États généraux de la bioéthique, au lendemain de l’avis 126 du CCNE favorable à l’ouverture de la PMA, la Conférence des évêques de France (CEF) s’inquiète de ce que cette décision n’entraîne une évolution similaire sur la GPA[3], dans une sorte de « pente glissante » (Habermas, 2002). Il s’agit ici de lutter contre un changement du droit, en mettant en avant un modèle familial fondé sur des normes procréatives portées par le magistère catholique.

Du côté de l’institution, dès mars 2017, en amont des États généraux, un groupe de travail a été créé au sein de la Conférence des Évêques pour proposer des outils aux catholiques, telles des fiches « bioéthiques » reprises dans un livret, les 3 et 7 février 2018. Ces fiches portent sur : le don d’organes, le diagnostic prénatal, les interactions biologie-psychisme, l’utilisation des biotechnologies sur les cellules embryonnaires et germinales humaines, la recherche sur l’embryon humain, la fin de vie, la thérapie génique germinale, la PMA, la GPA, l’IA, les mégadonnées (communément désignées par « données en masse » ou encore « big data »), le don de gamète. L’Église catholique de Paris publie quant à elle sur son site un livret « Bioéthique. Comprendre les enjeux de la révision des lois de bioéthique », surmonté d’une citation de Michel Aupetit : « Édifier un monde meilleur qui ne soit pas ‘le meilleur des mondes’ ».

Les observations menées en amont de ce projet de loi, à l’occasion de rencontres programmées lors des États généraux de la bioéthique, mettent en évidence cette même « rhétorique de l’anxiété ». Des principes éthiques universels et intangibles sont notamment avancés. Cette « croisade morale », dans laquelle ces opposants s’engagent, consiste à avertir nos contemporains des dangers les menaçant, se considérant ici comme des « vigies », luttant pour le « bien commun » et organisant leur discours autour de récits alarmistes et anxiogènes.

Lors des débats, ils se sont fortement mobilisés, répondant à l’appel des associations et du magistère. Dans ce contexte, les résultats qui font apparaître une franche opposition à l’ouverture de la PMA doivent être maniés avec précaution, et ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble des opinions. Des sondages menés à la même période donnent des résultats différents, avec au contraire un important pourcentage de personnes en faveur de l’ouverture de la PMA à toutes les femmes. Cette mobilisation s’est traduite en particulier par un investissement conséquant des réunions de débat public par les opposants. Leur présence physique, leur prise de parole et les questions qu’ils posent sont un des éléments clés de leur répertoire d’action. Leur forte assiduité dans les débats a également contribué à les polariser, rendant parfois difficile une réflexion plus poussée sur le texte de loi.

Leurs associations, telles que la Manif pour tous ou Alliance Vita, ont relayé l’information : leurs sites internet donnaient le calendrier des manifestations et les liens éventuels pour s’inscrire. Sur le terrain, il est difficile de savoir d’où parlent ces détracteurs. Ces femmes et ces hommes se présentent souvent sous un prénom, « Luc », « Alice » ; une profession, « comptable », « infirmière », « ingénieur à la retraite » ; ou un statut familial, « simple citoyen, père de famille et grand-père », « mère de trois enfants », de sorte que les récits produits ne portent pas la marque, du moins explicite, d’une référence au religieux. Dans les salles, ils sont dispersés, mais ils se retrouvent parfois à la sortie, et semblent se connaître. Ils sont d’âge variable et aux côtés de retraités, sans doute plus nombreux, se trouvent des personnes plus jeunes, hommes et femmes. Au centre de leur argumentaire de contestation, un appel à la dignité humaine, l’expression d’une crainte dont ils disent se faire les relais. À plusieurs reprises, et en empruntant au registre de l’émotion, des descriptions sont faites par exemple de l’Agence Cryos, qui permet sur Internet d’acheter des gamètes. « Les dérives », « l’enfant parfait », « l’enfant marchandise » sont décriés. Leurs interventions s’appuient sur des chiffres et des références, mais elles sont d’autant plus d’apostrophes virulentes sur les dérives supposées inéluctables de cette ouverture. À aucun moment, ils n’évoquent la religion ou une quelconque appartenance religieuse, bien au contraire. Ils en appellent à une anthropologie universelle qui porterait en elle des normes familiales intemporelles au-delà des pratiques.

Ces mêmes discours sont présents dans les propositions faites sur le site des États généraux de la bioéthique, l’autre matériau de l’enquête menée. Il existe plusieurs rubriques dans lesquelles les personnes peuvent faire des propositions qui sont soumises aux votes des participants[4]. Celle intitulée « Procréation et société » est celle qui recueille le plus d’interventions. Une personne qui contribue sous le nom de « Tof » invoque des « invariants » : « Tout comme l’homme, l’éthique ne change pas tous les cinq ans. Ce devrait être un invariant fondé sur des principes universels et indiscutables (…). Il faut renoncer à modifier une anthropologie multimillénaire ». Sa proposition recueille 103 pour, 10 contre. Axel Rokvam écrit : « Dissocier union (charnelle) et procréation n’est pas respectueux de la dignité de la personne humaine ». Ce dernier est le cofondateur des « Veilleurs », un groupe de jeunes militants catholiques qui a organisé des « veillées » pour protester contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe (Balas et Tricou, 2019).

« Kevin » lui répond : « Quelle drôle d’époque où l’on voudrait fabriquer, et oui fabriquer c’est le mot, des enfants hors du circuit naturel. Une déshumanisation complète de la procréation, ça fait vraiment peur », s’inscrivant à proprement parler dans une « rhétorique de la peur ». D’autres contributeurs interviennent que l’on retrouve d’ailleurs toujours ensemble à réagir à d’autres propositions, reprenant les mêmes arguments, se confortant dans une sorte d’entre soi pessimiste. En analysant les contributions sur le site des États généraux de la bioéthique, je n’ai trouvé la mention de Dieu et de la religion catholique que deux ou trois fois, notamment dans les propositions d’un participant qui s’insurge en tant que catholique pratiquant contre l’ouverture de la PMA. Pourtant, les termes employés empruntent fortement au vocabulaire de ces catholiques conservateurs s’étant déjà exprimé au moment des débats sur le mariage pour tous. « Dignité », « respect de la personne humaine », « anthropologie naturelle », autant de mots relevés à plusieurs reprises dans les paroles de ceux qui s’opposent à l’ouverture de la PMA et qui sont repris dans les textes émis par l’institution catholique.

Les termes de ces récits de l’anxiété trouvent d’ailleurs des échos dans la société séculière comme en témoigne la position de José Bové, militant français altermondialiste, issu d’une famille catholique. Sa vision de l’écologie et du militantisme, clairement inspirée de Jacques Ellul, entre en effet en résonnance avec la rhétorique de l’anxiété des autorités catholiques. Dans une interview à la revue Limite, lancée en 2015 par des représentants de la droite catholique conservatrice, réunie sous la bannière de « l’écologie intégrale », José Bové déclare : « La PMA c’est la boîte de Pandore : eugénisme et homme augmenté ». Parmi ces acteurs séculiers, citons également Jacques Testart qui, dans de nombreuses tribunes et entretiens, dit ses inquiétudes quant à l’ouverture de la PMA, tout en précisant qu’il est athée, ainsi dans Le Monde du 8 avril 2018, où il est présenté comme un « lanceur d’alerte ». Sa parole semble d’autant plus légitime qu’elle émane de celui qui, aux côtés de René Frydman, a permis la naissance du premier « bébé éprouvette » français en 1982.

Une bibliothèque séculière : la référence à la psychanalyse et à la philosophie

Pour souligner les effets de l’absence de père, les détracteurs de l’ouverture trouvent des appuis auprès de psychologues et psychanalystes, qui sont nombreux, même parmi les plus progressistes, à être hostiles à l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, considérant la présence du père comme indispensable dans le processus de séparation entre la mère et son enfant. La référence accrue à certains courants de la psychologie et de la psychanalyse témoigne par ailleurs d’une forme de démocratisation de ces deux disciplines, qui se traduit par leur mobilisation sur d’autres domaines de la vie sociale.

Cette absence de père, leitmotiv de la Manif pour tous qui en a fait son mot d’ordre, est déplorée par certains acteurs déjà mobilisés contre le mariage pour tous. Jean-Pierre Winter, par exemple, affirme, dans un supplément de l’hebdomadaire français de presse régionale et nationale Femina en date du 12 février 2019, que « la société organise l’effacement du père ». Christian Flavigny, psychanalyste et pédopsychiatre, directeur du département de psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent à l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris est une autre de ces références. Avant le « mariage pour tous », il avait publié un livre en 2012, Je veux papa et maman. « Père-et-mère » congédiés par la loi. Le désir d’enfant est dénoncé comme devenu « droit à l’enfant », associé à une forme de toute puissance qui voudrait abolir toute limite. Dans l’entretien accordé en juillet 2019, Ludovine de la Rochère s’appuie également sur la caution scientifique que représente, pour elle, Christian Flavigny afin d’étayer son propos sur « la PMA sans père ». Il faut ajotuer à cela une volonté de leur part de remettre le père au centre des débats renvoie à une figure traditionnelle de père, qui exclut par exemple les hommes transgenres.

Ce sont d’ailleurs ces positions séculières que ne manquent pas d’évoquer les opposants à l’ouverture de la PMA, soucieux de montrer que leur spectre ne se résume pas à celui d’une frange conservatrice et catholique. C’est ainsi que les propos des psychiatres et psychanalystes Pierre Levy-Soussan et Myriam Szejer, dont les positions diffèrent néanmoins, lors de leur audition par la Commission spéciale de bioéthique le 5 septembre 2019, sont largement repris et diffusés. Ces références utilisées dans les argumentaires sont celles mobilisées durant l’opposition au mariage pour tous, constituant une forme de bibliothèque séculière dans laquelle puisent les détracteurs. Celles et ceux auxquels ils se réfèrent, qu’il s’agisse de scientifiques, de médecins, de philosophes ou de psychanalystes, prennent soin à l’inverse de se distinguer d’eux quand ils évoquent leurs motivations contre l’ouverture de la PMA.

Xavier Bellamy, député européen LR et fondateur en 2014 du mouvement « Sens commun » issu de la Manif pour tous, cite José Bové et la philosophe Sylviane Agacinsky comme figures de la gauche anti-ouverture de la PMA. Dans un entretien réalisé avec Ludovine de la Rochère, elle se réfère également à Sylviane Agacinsky et à Michel Onfray, estimant « que beaucoup de gens arrivent aux mêmes conclusions que nous. Ce n’est pas une question de religion ». Enfin, Tugdual Derville, secrétaire général d’Alliance Vita, multiplie les références extrareligieuses, notamment dans son audition à l’Assemblée nationale le 24 octobre 2018 au cours de laquelle il cite, comme à de nombreuses reprises, Michel Foucault et son concept de biopouvoir, dans un sens dont on peut se demander si le philosophe s’y reconnaîtrait, insistant lui aussi sur l’expérience corporelle. Il mentionne d’ailleurs Jacques Ellul.

Mais comme à propos de la notion d’« anthropologie », les discours religieux et séculiers diffèrent néanmoins. Ils dénoncent tous deux des dérives en s’appuyant sur la défense de valeurs qui sont tout autant laïques : vulnérabilité, respect, dignité. La différence entre les premiers – ici catholiques – et les seconds est la mise en avant d’une sacralité de la vie. La référence à l’écologie est également une façon d’intégrer à leurs propos des préoccupations très contemporaines, en particulier portées par la jeunesse. Il n’en demeure pas moins que cette rhétorique de l’anxiété imprègne effectivement la perception et les discours ordinaires et savants, et ce, au-delà du cercle catholique.

Les opposants de l’ouverture à la PMA, comptant parmi eux de nombreux catholiques conservateurs, se considèrent comme des « lanceurs d’alerte » engagés dans une forme de « croisade morale » et veulent mettre en garde leurs concitoyens contre des dérives inéluctables. Elles sont occasionnées par la disparition de ce qu’ils considèrent être, pour les uns, la famille naturelle, et pour les autres, un modèle familial préservant des repères traditionnels. Dans ces récits, les registres déployés ne reposent pas sur un argumentaire et des références religieuses. Leur propos entend être généraliste et a-confessionnel. Ce faisant, ce discours voudrait prendre un accent universel.

Redire les normes face au pluralisme familial

À l’issue des dernières auditions et juste avant la discussion à l’Assemblée nationale, l’Église catholique se mobilise de nouveau. Après le mariage pour tous, les évêques sentent bien que la société française a évolué sur ces questions, mais ils entendent encore faire valoir leur position. Émanant d’une fraction de la population évoluant dans le processus « d’exculturation » (Hervieu-Léger, 2003), l’opposition catholique à l’ouverture de la PMA par l’énoncé d’une autorité exemplaire en matière familiale est à comprendre comme la manifestation d’une compétence menacée. Cette mobilisation reste une façon de mettre en avant une conception de la famille qui n’est plus aujourd’hui l’unique forme familiale. Le lundi 16 septembre 2019, un débat est organisé aux Bernardins. La rhétorique de l’anxiété continue de structurer les discours. « Nous sommes inquiets » déclare d’entrée de jeu Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France (CEF), au début de la conférence, retransmise en direct par la télévision catholique KTO. Il déplore que parmi les parlementaires, « beaucoup d’entre eux restent aveugles aux enjeux de ce qu’ils vont décider, car ils sont fascinés par les promesses de la technique médicale ». C’est de nouveau la capacité à prendre de la distance, en raison d’une expérience, qui est ici invoquée. Le magistère catholique serait comme une vigie à même de nous protéger des risques supposés encourus par l’ouverture de la PMA. Sur scène également Michel Aupetit, dont les fiches avaient déjà montré la franche hostilité à l’ouverture de la PMA, dénonçant le risque d’un « eugénisme libéral » et le « meilleur des mondes ». Une fois encore, le registre invoqué n’emprunte pas à un argumentaire religieux. C’est dans un réservoir de termes séculiers que les oppositions se justifient. Pierre D’Ornellas craint un « immense marché de la procréation », dénonçant par là même un libéralisme économique potentiel. Fidèle à l’écologie humaine catholique, il met ses auditeurs en garde contre « les techniques qui saccagent la terre ». C’est un appel à la mobilisation qui est lancé. De fait, dans son intervention, Bertrand Lionel Marie, militant à l’Association des familles catholiques, lui-même en couple infertile et qui est intervenu régulièrement dans les débats durant les États généraux de la bioéthique, appelle explicitement à rejoindre la manifestation du 6 octobre organisée par la Manif pour tous.

Le magistère catholique marque ici son désaccord et souhaite affirmer une expertise, qui serait la forme sécularisée de son autorité et de son expérience, en matière de bioéthique de la procréation et d’imposition des normes procréatives et familiales. Après l’adoption du projet de loi par l’Assemblée nationale en première lecture, les autres religions ne se sont guère manifestées. Si leurs représentants estimaient important d’être associés au débat et regrettent de ne pas avoir été entendus, ils n’appellent pas à se mobiliser contre la future loi. De nouvelles façons de faire famille sont intégrées à la loi. En contexte d’exculturation, les normes procréatives et familiales ne peuvent être forgées par l’institution religieuse, en particulier catholique. Nombreux sont ceux qui désormais ont vocation à dire ce qu’est une famille, dans le champ politique et social, en s’appuyant sur la diversité des expériences possibles en la matière.

Conclusion

La révision des lois de bioéthique montre qu’à propos de la famille, on ne saurait penser une norme unique, fondée sur un ordre biologique et hétérosexué. Ce fait témoigne de la diversité des formes familiales aujourd’hui. L’Église catholique dont le rôle en matière de configuration des normes familiales était autrefois central ne peut désormais prétendre à une expertise dans ce domaine. Le projet de loi en lui-même de la PMA en témoigne. La famille, comme les autres institutions, se sécularise. Elle évolue et ses nouvelles formes sont reconnues par la loi. Pour autant, ces normes en mouvement sont sans cesse questionnées.

La dernière enquête sur le recensement de l’INSEE montre qu’alors qu’en 2011 la moitié des familles étaient des familles « traditionnelles » avec deux parents mariés, en 2018, pour la première fois, ces mêmes familles ne sont plus majoritaires (45 % de l’ensemble des familles). En effet, la part des familles « traditionnelles » a baissé et, en leur sein, les couples sont de moins en moins souvent mariés (72 % en 2011, 67 % en 2018). Le PACS s’est répandu y compris au sein des familles « traditionnelles ». 28 % des enfants mineurs (soit 4 millions d’enfants) vivent donc avec un seul de leurs parents, que ce dernier se soit remis en couple (famille recomposée) ou non (famille monoparentale). En sorte qu’à la question qui est le parent de qui, on ne peut plus apporter une réponse unique[5].

La loi, qui stipule sa révision obligatoire pourra-t-elle continuer d’évoluer et faire toute sa place à la pluralité des formes familiales en considérant que ce n’est désormais plus le biologique qui fonde la famille ? La parenté est devenue une question démocratique. C’est précisément pour cela qu’elle reste débattue, notamment par ceux, dont les règles normatives de reproduction, faisaient référence dans une société marquée par l’empreinte des normes catholiques. Ces normes, dans un contexte d’exculturation et de diversification des pratiques, ne peuvent plus faire l’unanimité.

Tout en permettant aux couples de femmes et aux femmes seules d’accéder à la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, la nouvelle loi française de bioéthique, finalement adoptée le 29 juin 2021, fait néanmoins une distinction entre les couples hétérosexuels et homosexuels pour l’établissement du lien de filiation. Elle écarte la question de l’élargissement de la PMA aux personnes transgenres et maintient l’interdiction de la GPA. Elle n’en demeure pas moins une avancée qui acte les transformations du faire famille contemporaine. Elle est le signe qu’aujourd’hui les normes de parenté sont multiples, en dépit des mobilisations et des résistances s’étant manifestées lors des discussions dans les différents espaces autour de la révision des lois de bioéthique. Ainsi, la mobilisation catholique contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules s’attelle à ne pas faire changer le droit, et en appelle à des valeurs dites « traditionnelles », qu’elle défend au nom de principes séculiers, expression d’un catholicisme « ostensible » (Hervieu-Léger, 2017), dont les normes n’imprègnent plus le droit procréatif.