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L’avortement, autorisé en France depuis la « Loi Veil » de 1975, est une donnée structurelle des trajectoires génésiques des femmes : une française sur trois recourt à une Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) au cours de sa vie féconde (Vilain et al., 2020). Pourtant, l’IVG constitue aujourd’hui encore ce que Sophie Divay a nommé une « déviance légale » (Divay, 2004). Au contraire de la contraception – féminine et médicalisée – devenue une norme en France (Le Guen et al., 2017), l’avortement reste considéré comme « la mauvaise technique » de régulation des naissances (Mathieu, 2016) et suscite toujours une réprobation morale (Boltanski, 2004). Les femmes qui choisissent d’interrompre leur grossesse sont ainsi exposées à une stigmatisation importante – dans la sphère professionnelle, personnelle ou auprès des professionnel·les de santé (Hanschmidt et al., 2016), qu’elles peuvent intérioriser, contourner ou contester. Cet article propose d’analyser spécifiquement les stratégies de contournement du stigmate mises en place par les avortées[1], en montrant qu’elles relèvent de ce que j’appellerai un travail d’invisibilisation, qui est partie prenante du travail procréatif.

La stigmatisation de l’avortement est mainte fois évoquée par la littérature francophone. Toutefois, il est rare qu’elle soit véritablement conceptualisée – seuls quelques textes de Sophie Divay (Divay, 2003 ; 2004) et de Marie Mathieu (Mathieu, 2016 ; Mathieu et Ruault, 2014) font exception, sans pour autant élaborer une théorisation d’ensemble. Les travaux français, tout en prenant pour objet le contrôle social de l’avortement (Bajos et Ferrand, 2011 ; Ferrand-Picard, 1982 ; Horellou-Lafarge, 1982), se sont plutôt intéressés aux effets des normes procréatives et contraceptives sur l’IVG et réciproquement (Bajos et al., 2004 ; Bajos et Ferrand, 2002 ; 2006 ; Bajos et al., 2012). L’analyse du stigmate – son origine, ses conséquences, la façon de le contourner ou de le contester – n’y est pas menée explicitement. Ce silence des écrits francophones est étonnant au regard des productions anglophones et internationales : depuis la fin des années 2000, des travaux inspirés de la sociologie d’Erving Goffman (1975[1963]) s’emploient à bâtir une théorie de l’abortion stigma[2] qui rende compte des logiques de la stigmatisation et de leur impact sur les avortées.

L’abortion stigma y est ainsi défini comme « un attribut négatif assigné aux femmes cherchant à interrompre une grossesse, les marquant, intérieurement ou extérieurement, comme inférieures aux idéaux de la féminité[3] » (Kumar et al., 2009 : 628). Plusieurs motifs de la stigmatisation sont identifiés, liés à la remise en cause d’un idéal de féminité maternelle, à l’attribution d’une personnalité humaine au fœtus, aux restrictions d’accès à l’avortement, à l’idée que l’avortement présenterait des dangers pour la santé, ou encore à l’instrumentalisation du stigmate par les groupes opposés à l’avortement (Kumar et. al, 2009 ; Norris et al., 2011). À la suite de cette conceptualisation, le stigma management (c’est-à-dire la façon dont les actrices composent avec ce stigmate) a fait l’objet de nombreux travaux, qu’ils concernent les avortées elles-mêmes (Astbury‐Ward et al., 2012 ; Cockrill et Nack, 2013) ou les care providers (Harris et al., 2011 ; Martin et al., 2018). Plusieurs articles sur le dévoilement (disclosure) s’intéressent en particulier au choix de révéler ou non son avortement à son entourage (Astbury‐Ward et al., 2012 ; Chor et al., 2019 ; Gelman et al., 2017 ; Shellenberg et al., 2011). Toutefois, si ces travaux identifient bien des stratégies de contournement du stigmate, ils se limitent souvent à la gestion du secret, en laissant de côté d’autres stratégies de dissimulation plus concrètes.

Parmi cette littérature foisonnante, plusieurs travaux, inspirés des nouvelles théories de la stigmatisation (Holley et al., 2012), invitent à replacer le stigmate dans les logiques oppressives qui le font advenir, sans le psychologiser ni l’individualiser (Tyler et Slater, 2018). Dans cette perspective, le stigmate en général, et l’abortion stigma en particulier, ne constituent pas un attribut des individus qui existerait indépendamment du regard porté sur lui. Il est au contraire le résultat d’un processus interactionnel qui reflète des rapports de domination structurels (Baird et Millar, 2019 ; Millar, 2020). Contre un stigmate réifié (Kumar, 2013), ces analyses invitent à penser la stigmatisation comme l’expression et la résultante de rapports de pouvoir historiquement et socialement construits. La stigmatisation, dès lors, traduit – en même temps qu’elle facilite – la mise sous contrôle de la classe des femmes. Un tel cadre analytique, qui sera celui adopté dans cet article, permet d’articuler une analyse interactionniste de la stigmatisation à une perspective matérialiste attentive aux rapports de pouvoir genrés qui déterminent l’abortion stigma.

Les diverses stratégies de contournement du stigmate mises en place par les avortées, rapportées à un système plus global qui assigne la classe des femmes à la gestion de la procréation, peuvent dès lors être appréhendées comme une composante particulière du travail procréatif, que je nomme travail d’invisibilisation. De fait, pour rendre invisible l’avortement, il ne suffit pas d’éviter de le mentionner : il faut aussi mettre en œuvre des stratégies actives, conscientes, matérielles, de sélection de l’information et de dissimulation de l’acte en lui-même. En quoi consistent ces stratégies d’invisibilisation ? Dans quels contextes et face à qui sont-elles déployées, à quelles fins, avec quelles conséquences ? Comment varient-elles selon les appartenances sociales des avortées ?

Répondre à ces questions suppose d’abord de montrer comment les avortées sélectionnent leurs interlocuteur·ice·s et contrôlent strictement les informations sur leur IVG pour éviter le discrédit (1). Les stratégies d’invisibilisation ne se limitent cependant pas à une gestion du secret et de la confidence : elles imposent aussi de masquer les éventuels symptômes de grossesse et la prise en charge de l’IVG elle-même, ou de leur trouver des raisons alternatives (2). Enfin, face aux professionnel·les de l’orthogénie à qui l’IVG ne peut être dissimulée, ce sont les pratiques contraceptives jugées déviantes qui sont invisibilisées (3).

Méthodologie

Pour analyser ce travail d’invisibilisation de l’IVG, je m’appuie sur une enquête empirique effectuée dans le cadre de ma thèse de doctorat en sociologie. Je dispose d’un corpus d’entretiens réalisés de visu ou par visioconférence, auprès de femmes ayant avorté d’une première grossesse (n = 49). Les entretiens, enregistrés avec l’accord des participantes, sont anonymisés dès leur retranscription. L’âge ou la profession exacte ont pu être légèrement modifiés quand ils n’avaient pas d’effet sur l’analyse, pour éviter que les personnes enquêtées ne soient identifiables. Les personnes rencontrées ont avorté France, entre quelques semaines avant l’entretien et plusieurs années (jusqu’à 15 ans), à des âges variant entre 15 et 38 ans. Toutes les enquêtées sont nullipares – les femmes n’ayant pas ou pas encore d’enfant constituant historiquement une nouvelle catégorie d’avortées[4]. Le recrutement a eu lieu grâce à une annonce en ligne relayée sur les réseaux et sur le site « j’ai avorté et je vais bien merci[5] », par la méthode dite boule de neige, et par l’intermédiaire des professionnel·le·s de l’orthogénie, qui épinglaient une affiche de recrutement en salle d’attente, inséraient mes dépliants dans le dossier d’IVG, et/ou parlaient directement de l’enquête aux usagères. Les origines ethniques des femmes rencontrées sont diversifiées, de même que leurs origines sociales. Cependant, les femmes vivant en ville, de classe moyenne ou aisée, sont surreprésentées dans mon échantillon : je n’ai eu accès, en entretien, qu’à peu de femmes d’origine populaire. Le mode de recrutement favorisait celles issues d’un milieu social proche du mien, qui se sentent aussi les plus légitimes à prendre part à un entretien sociologique. La difficulté à obtenir des entretiens traduit à elle seule la lourdeur des démarches d’avortement et le silence qui entoure cette pratique.

Afin de pallier cette difficulté, l’enquête a été complétée par un travail ethnographique au long cours dans plusieurs centres d’orthogénie[6], me permettant d’assister à plus d’une centaine d’entretiens pré-IVG, y compris avec les personnes les moins favorisées. Une quinzaine d’entretiens plus ponctuels ont été réalisés avec des professionnelles de santé spécialistes de l’avortement (infirmières, sages-femmes, médecins, conseillères conjugales et familiales), exerçant dans les structures enquêtées et dans d’autres lieux de prise en charge.

Invisibiliser son choix : la gestion du secret et de la confidence

Le secret comme anticipation du discrédit

Un début de grossesse n’étant pas immédiatement visible, les avortées, suivant la distinction goffmanienne, ne sont pas d’emblée discréditées, mais bien plutôt discréditables (Goffman, 1975 [1963] : 14) : leur stigmate – la grossesse interrompue – n’est pas perceptible au premier regard. Dès lors, il leur est possible mettre en place des stratégies pour éviter le discrédit, en sélectionnant les contextes et les interlocuteur·ice·s où l’IVG peut être dévoilée sans risque. À l’inverse, face à des personnes susceptibles d’être stigmatisantes (réflexions désagréables, critiques, regards condescendants, mais aussi conflit ouvert voire agressions physiques), le secret s’impose. L’invisibilisation de l’avortement relève d’abord d’une gestion du secret : les femmes rencontrées sont nombreuses à évoquer le « tabou » qui pèse sur l’IVG. Entendu dans son sens ordinaire plutôt qu’anthropologique[7], ce tabou se caractérise par une injonction à passer l’IVG sous silence, à la maintenir secrète. En interaction, ce secret consiste en une « limitation de la connaissance réciproque » (Simmel, 1991 : 15). La question qui se pose est donc de savoir à qui les avortées partagent leur expérience, et auprès de qui elles optent pour « un non-dit stratégique » voire un « mensonge » assumé (Petitat, 1998 : 16).

En tant qu’actrices sociales, capables de se représenter la situation d’interaction et d’agir en fonction de ce qu’elles en perçoivent, les avortées ont la possibilité d’anticiper le discrédit, en évaluant en amont « une réaction hostile à craindre » (Hélène, 28 ans, étudiante sage-femme, IVG à 22 ans). Les termes employés pour décrire ce processus varient peu : il est question d’éviter « les jugements », de ne pas « être jugée ». Se prémunir de la stigmatisation suppose alors d’exercer un contrôle strict sur ce que l’on partage de soi, en choisissant la plupart du temps le silence.

J’avais peur, à chaque fois, d’être jugée. Parce que c’est des gens que vous connaissez pas, vous connaissez pas leurs idées, vous connaissez rien d’eux […]. Et franchement j’ai pas envie de me prendre… j’ai pas envie d’une réflexion, d’un regard, d’un… que ça soit de mépris, ou de condescendance, rien, je veux rien de tout ça. […] Donc je l’ai pas dit. (Céline, 34 ans, commerciale, IVG à 32 ans)

Le silence permet d’échapper a priori à une sanction sociale redoutée – qu’il s’agisse d’un regard, d’un commentaire désobligeant, d’un geste déplacé. À l’inverse, prendre le risque d’évoquer la grossesse et son interruption implique d’avoir identifié des interlocuteur·ice·s « de confiance ».

En fait je choisis les personnes à qui je peux en parler. Parce que je connais d’avance, on va dire…, leur réaction et je sais qu’ils auront une réaction qui est pas mauvaise. Enfin, « sans jugement », entre guillemets. Et j’ai pas envie d’en parler avec des personnes qui sont pas… enfin, pas bienveillantes quoi. (Coralie, 22 ans, étudiante en arts, IVG à 21 ans)

La parole ne s’exprime que dans des contextes et des situations considérés comme « bienveillants », « safe », « sans jugement », « pas hostiles » – les termes employés reviennent d’un entretien à l’autre. Les raisons de se confier recoupent celles identifiées dans d’autres travaux : vouloir parler de son avortement est lié au besoin d’être informée, d’évoquer son choix ou d’être soutenue sur le plan matériel et/ou émotionnel (Chor et al., 2019). La sélection des confident·e·s n’opère pas au hasard : le dévoilement de soi se fait auprès d’interlocuteur·ice·s privilégié·e·s selon des logiques sociales genrées.

Des confidences genrées

La confidence, en tant que dévoilement du secret, repose sur la sélection de personnes auprès de qui la confiance a été construite à travers une relation longue (Bidart, 1997). La logique d’homophilie prime : les avortées évoquent prioritairement leur grossesse avec des personnes ayant vécu – ou étant susceptibles de vivre – la même chose qu’elles et proches en âge. Pour les femmes n’ayant pas encore d’enfant, les affinités électives passent avant les liens conjugaux et familiaux.

Le partenaire sexuel, un soutien conditionnel

Le rôle du partenaire est ambigu. S’il peut s’avérer l’unique personne informée de la grossesse, et le seul soutien potentiel, il n’est souvent qu’un acteur secondaire. Son implication varie selon la nature de la relation romantico-sexuelle[8]. Cette enquête étant centrée sur les femmes nullipares, la question de l’avortement ne se posait jamais au sein d’un couple parental. La plupart des enquêtées sont aux débuts de leur vie affective et sexuelle et de leur trajectoire génésique ; leur rapport à leur(s) partenaire(s) sont très variables.

Dans un contexte où la dimension conjugale de la relation est établie, et où le compagnon est central dans la vie quotidienne des femmes, les discussions autour de l’avortement ont d’abord lieu – et parfois exclusivement – au sein du couple. Il est question ici de relations qu’on peut qualifier de conjugales pour des raisons tant objectives (cohabitation, durée de la relation, situation matrimoniale à l’état civil) que subjectives (utilisation de la notion de « couple » pour nommer la relation, partenaire désigné comme le « copain », le « conjoint », le « compagnon », projection dans un futur commun, affirmation de la confiance en l’autre). Pour ces couples qui se considèrent « stables » et ont éventuellement déjà évoqué ensemble la question d’une parentalité commune (Santelli et Vincent, 2018), l’échange de parole peut porter sur le choix de poursuivre ou d’interrompre la grossesse, ou directement sur les démarches à engager quand l’IVG s’impose sur le registre de l’évidence. Laurie (25 ans, informaticienne, IVG à 22 ans) parle ainsi de sa grossesse à « [son] conjoint, et ensuite à [sa] meilleure amie » – en dehors de ces relations intimes, elle « ne [voit] pas très bien à qui [elle pourrait] en parler ». Dans ces configurations, le compagnon est un interlocuteur important : son avis sur la grossesse est déterminant dans le choix fait, et son soutien dans la démarche d’avortement attendu (Mathieu, 2016).

À l’inverse, dans des relations moins établies, les partenaires sexuels ne sont souvent informés qu’après une discussion préalable avec une amie proche.

Les amies intimes, premières prévenues 

Les amies intimes, connues de longue date (« amie d’enfance », « amie d’école », etc.) ou avec qui le lien est particulièrement fort (« meilleure amie », et plus rarement « meilleur ami »), sont bien souvent les premières interlocutrices. C’est d’autant plus vrai que la relation avec le partenaire sexuel est fragile et/ou ne relève pas de la conjugalité – quoiqu’on l’observe également dans le cadre de relations romantico-sexuelles pensées comme conjugales, établies de longue date, et structurées comme telles. Le réflexe de consulter une amie, avant ou immédiatement après avoir informé le partenaire, est systématique. Les jeunes femmes rencontrées se tournent en priorité vers des personnes féminines de leur cercle proche de sociabilité, pour chercher une écoute, des conseils, du soutien.

En fait j’avais un pressentiment, depuis un moment. Et j’ai ma copine, ma meilleure amie […] on est vraiment tout le temps ensemble, elle m’a acheté un test de grossesse. Parce que je stressais tellement et je la faisais tellement chier avec qu’elle m’a dit "OK, tu vas faire ce test de grossesse et on verra". […] Du coup je l’ai fait, et il était positif. J’ai appelé ma copine direct. (Nora, 19 ans, étudiante en communication, IVG à 19 ans)

Cette tendance à privilégier les amies proches, identifiables chez les enquêtées les plus jeunes (moins de 25 ans), se retrouve aussi chez les enquêtées les plus âgées, en l’absence d’une relation de couple établie. Tiphanie (35 ans, psychologue et experte judiciaire, IVG à 35 ans), enceinte d’un collègue de travail avec qui elle a des rapports ponctuels, explique ainsi être immédiatement « allée voir [sa] meilleure amie, qui [la] connaî[t] bien, [sa] conscience en quelque sorte ». L’amitié solide et durable est un gage de confiance pour faire face à la découverte de la grossesse.

Les amies expérimentées, pourvoyeuses de conseil 

La durée et l’intensité de la relation amicale ne sont pas les seuls déterminants du choix d’interlocutrice. Dans une situation où les femmes doivent prendre une décision rapide, et réaliser des démarches complexes en temps limité, elles se tournent vers des connaissances identifiées comme des « expertes » du corps procréateur féminin et/ou du questionnement autour de la maternité. Elles contactent des femmes de leur cercle de sociabilité dont elles savent qu’elles ont déjà avorté, pour bénéficier de leur connaissance des démarches et de leur vécu, mais aussi s’assurer de « ne pas être jugée », puisque « y’a moins de tabou avec quelqu’un qui a déjà… [avorté] » (Cristel, 29 ans, éducatrice spécialisée, IVG à 29 ans) : les autres avortées, visées par une stigmatisation comparable, constituent des « autres compatissants », pour reprendre l’expression goffmanienne (Goffman, 1975 [1963] : 32).

Les enquêtées peuvent – peut-être plus paradoxalement – se tourner aussi vers des personnes avec qui elles estiment partager un même questionnement sur la maternité. Il n’est pas rare qu’elles contactent des femmes ayant poursuivi une grossesse non prévue, ou vécu une fausse couche, une interruption médicale de grossesse, voire l’accouchement d’un enfant mort-né. Cette sélection opérée parmi le réseau de sociabilité est parfois très explicite :

J’ai annulé ce rendez-vous pour aller parler avec une copine, […] une copine très proche en fait, qui connaissait bien mon copain. Et je savais que elle en plus elle avait eu une fausse couche très jeune, une grossesse non voulue, et […] je me vois en train de passer en revue mes amies [rire] et me dire ben c’est qui celle à qui je vais en parler en premier. (Céline, 34 ans, commerciale, IVG à 32 ans)

Ce choix d’échanger avec des femmes qu’elles considèrent comme spécialistes, expertes, montre à quel point l’expérience de l’avortement s’inscrit de façon beaucoup plus générale dans les trajectoires génésiques des femmes. Les avortées rapprochent leur situation – l’avortement volontaire – d’autres issues de la grossesse – avortement pour raisons médicales ou accidentelles, ou maternité non prévue. Camille (22 ans, enseignante, IVG à 19 ans) a par exemple raconté son IVG à sa cousine après la perte de son bébé à huit mois de grossesse « parce que pour [elle] y’avait un lien entre le fait d’accoucher d’un bébé mort, et l’avortement, même si c’est pas la même chose ». Coline (22 ans, enseignante, IVG à 22 ans) évoque sa grossesse auprès d’une de ses étudiantes devenue maman à 20 ans après une grossesse non prévue, pour connaître son expérience. L’homosociabilité est ici une ressource : elle permet d’assoir sa décision et de partager ses sentiments avec des paires.

Les mères des avortées : des alliées en dernier recours 

Les mères, quant à elles, ne constituent les premières interlocutrices que lorsque le lien filial est fort, le partenaire sexuel absent et les enquêtées encore très jeunes (avant 25 ans). La grossesse non prévue rend nécessaire un soutien affectif, mais aussi matériel, un accompagnement dans les démarches. Alison (24 ans, étudiante en biologie, IVG à 21 ans), après avoir essayé en vain d’appeler un médecin puis une amie, contacte sa mère qui se charge à son tour de contacter leur généraliste. À propos du garçon avec qui elle était en couple depuis un an, elle dit :

Je connaissais le personnage, j’ai directement capté que… il allait pas être là correctement pour moi. Et du coup je l’ai complètement évincé, dans cette période-là, je suis repartie vivre chez ma mère. […] J’ai vécu ça vraiment comme une histoire de femme et comme un truc super solitaire quoi. Que tu fais toute seule.

Les mères sont des alliées en dernier recours, tant les jeunes filles redoutent, parfois à raison, des remontrances parentales liées à la sexualité, qu’il s’agisse de l’existence même de cette sexualité, ou d’une absence de maîtrise de ses conséquences – c’est-à-dire d’une mauvaise gestion de la contraception. Ces craintes peuvent se révéler caduques : les avortées découvrent parfois avec étonnement que leur mère est bien plus compréhensive qu’elles ne le croyaient. Noéline (20 ans, serveuse, IVG à 20 ans), qui a toujours eu avec sa mère des relations conflictuelles, s’attendait à des réprimandes et a plutôt trouvé du soutien : « J’ai fini par en parler à ma mère, j’étais sûre qu’elle me ferait un scandale et tout ça. Au final, elle l’a super bien pris. J’étais choquée ! » Parfois, les avortées découvrent à cette occasion que leur mère a également avortée plus jeune. À l’instar d’autres situations liées à la contraception (Amsellem-Mainguy, 2006), les mères peuvent se révéler des alliées inattendues, prêtes à accompagner dans les démarches de soin, quitte à prendre un jour de congé sur leur temps de travail. Certaines, qui apprennent tardivement la grossesse non désirée, peuvent même se vexer de n’avoir pas été plus tôt « mises dans la confidence », et regrettent de n’avoir pas pu davantage soutenir leur fille. Tout se passe ici comme si une complicité de sexe transcendait les générations et les rapports de pouvoir autour d’une expérience corporelle partagée : le lien créé par l’appartenance commune à la classe des femmes devient un opérateur de solidarité qui surpasse les oppositions statutaires de la relation mère/fille.

Un entre-soi féminin

La circulation de la parole s’effectue dans un entre-soi féminin qui protège de la stigmatisation : en dehors du partenaire sexuel, les femmes rencontrées ne se confient que rarement à un ami ou proche masculin. Quand leur partenaire ou compagnon évoque la grossesse sans leur accord préalable, elles en conçoivent une certaine amertume : Hélène (28 ans, étudiante sage-femme, IVG à 22 ans,) se souvient par exemple d’une blague, faite par son compagnon auprès de leur groupe d’ami·e·s, qui l’avait dérangée ; le copain de Chloé (29 ans, journaliste, IVG à 19 ans) avait quant à lui répandu la nouvelle de son IVG dans leur école, lui valant d’être exclue de son groupe de pair·e·s tandis que lui continuait de jouir d’une importante popularité. Si la question de la circulation de la parole masculine sur l’avortement reste à explorer (Cresson, 2006), l’impossibilité de maîtriser la parole des partenaires peut complexifier la gestion du stigmate par les femmes.

Les pères des avortées, quant à eux, ne sont informés que par les mères des avortées, ou en même temps qu’elles, quand les parents vivent encore ensemble. Une seule enquêtée de mon corpus d’entretien (Nora, 19 ans, étudiante en communication, IVG à 19 ans) a informé son père et non sa mère de sa grossesse : elle s’y est trouvée contrainte, car elle dépend de sa sécurité sociale. Les amis garçons sont également très rares : seules quelques enquêtées mentionnent avoir évoqué leur grossesse à un ami. Dans ces cas, il apparaît à l’analyse que le réseau de sociabilité initial est majoritairement, voire presque exclusivement masculin, ou que le garçon confident est considéré comme le meilleur ami.

L’invisibilisation de l’avortement consiste donc en une gestion genrée du secret et de son dévoilement : faire silence sur la grossesse et son interruption permet de prévenir le discrédit potentiel (Shellenberg et al., 2011). Une telle affirmation repose sur le postulat que l’IVG serait par nature indétectable, et le statut de discréditable – plutôt que celui de discréditée – joué d’avance. Ce postulat est contestable : de fait, il occulte toutes les stratégies concrètes mises en place par les avortantes pour rendre leur IVG invisible. La frontière entre discrédit potentiel et réel n’est pas donnée a priori. Au contraire, elle est façonnée par un travail actif des femmes qui ne se contentent pas de contrôler le récit d’elles-mêmes, mais s’emploient, par tout un ensemble de stratégies, à dissimuler concrètement leur début de grossesse et leur parcours de soin.

Invisibiliser la grossesse et son interruption

Le travail d’invisibilisation dans la sphère professionnelle : justifier ses absences

Au travail, préserver la vie privée

La dissimulation de l’avortement s’effectue d’abord dans la sphère professionnelle, que les femmes rencontrées détachent autant que possible de leur sphère personnelle – on retrouve ici des résultats déjà avancés pour d’autres expériences de la stigmatisation donnant lieu à des stratégies d’invisibilisation, comme le port du voile (Ajbli, 2016), la maladie chronique (Monneraud et al., 2017) ou la séropositivité (Fabre et al., 2000 ; Lhuilier et al., 2007). Pour les avortées, l’enjeu principal est de pouvoir justifier les absences liées au parcours de soin. De la même façon que la procréation médicalement assistée met en concurrence le travail salarié des femmes et leur prise en charge médicale (Hertzog, 2014 ; 2016), le parcours de soin pour accéder à l’IVG nécessite une forte disponibilité temporelle, matérielle et émotionnelle, qui impacte négativement le travail rémunéré des avortantes.

Le parcours de soin, bien qu’allégé ces dernières années en France[9], peut demeurer un véritable « parcours de la combattante » (Mathieu, 2016 : 260). La première consultation, préliminaire à l’avortement, est suivie d’une deuxième consultation pour la réalisation de l’avortement en lui-même, et d’une troisième consultation de contrôle trois semaines plus tard. En amont de l’IVG, l’échographie de datation de la grossesse et la prise de sang, obligatoires, sont la plupart du temps effectuées dans d’autres services, voire dans d’autres lieux[10]. En cas d’avortement sous anesthésie générale, il faut ajouter un rendez-vous avec l’anesthésiste. Pour une IVG médicamenteuse, les avortantes sont amenées à venir deux fois d’affilée, à deux jours d’intervalle, sur le lieu de prise en charge – à moins que les équipes soignantes ne tolèrent que les premiers comprimés soient pris à domicile. Il ne s’agit là que du parcours le plus court, en l’absence d’orientation fallacieuse par des médecins anti-avortement, de refus de soin, de saturation des services et/ou de déserts médicaux qui imposent des temps de transports conséquents.

La seule obtention de ces différents rendez-vous est un travail en soi : la recherche d’informations et les nombreux appels téléphoniques empiètent d’autant plus sur l’emploi salarié que les spécialistes, souvent débordés, sont ouverts aux horaires de bureau. Il arrive que les femmes prennent plusieurs heures, sur leur temps de travail, pour contacter des professionnel·le·s de santé – parfois sans succès immédiat. Si une minorité de femmes sont secondées ou relayées dans leurs démarches par leur partenaire, il n’est pas rare que ces compagnons de bonne volonté soient éconduits par les professionnel·le·s de l’orthogénie qui préfèrent, par précaution, interagir directement avec les femmes, s’assurant ainsi qu’elles ne subissent pas de pression à l’avortement. Les démarches impliquent ainsi de délaisser une partie de l’activité professionnelle. À moins d’avoir la possibilité de gérer soi-même son horaire, il faut également expliquer les absences au travail.

Si l’avortement ouvre le droit à un jour d’arrêt maladie, un certain nombre de femmes, rechignant à se justifier devant leur hiérarchie, s’arrangent pour prendre en urgence un jour de congé personnel sous un prétexte quelconque, ou pour aller au centre de soin pendant leur pause déjeuner. D’autres, encore dans les temps pour un avortement médicamenteux à domicile, s’organisent pour avorter pendant le week-end – on retrouve des résultats obtenus sur d’autres terrains : les femmes vietnamiennes avortant en raison du sexe de leur enfant refusent elles aussi les congés auxquelles elles ont droit (Hang, 2018).

Quoi qu’il en soit, un souci de santé pouvant susciter des inquiétudes ou des questions, les avortées doivent entretenir le flou sur leur congé ou leur arrêt maladie, à la manière des enfants de famille homoparentale qui esquivent les questions sur leur famille, ou répondent de façon évasive sans mentionner le genre de leurs parents (Olivier, 2015). Les femmes rencontrées évoquent fréquemment un vague « problème de santé » ou « une opération » : le plus souvent, et sur recommandation des professionnel·le·s de santé, elles invoquent un « kyste aux ovaires », moins stigmatisant qu’une IVG, mais supposant une intervention au niveau génital, réalisée en chirurgie ambulatoire. Cette stratégie est d’autant plus prisée que les feuilles d’arrêt maladie sont souvent marquées par le nom du service : un « service de gynécologie » reste relativement généraliste, mais certains en-têtes (« Hôpital Mère Enfant », « Centre d’Orthogénie ») laissent peu de doute sur la cause de l’arrêt maladie. Les praticien·ne·s n’y font pas toujours attention, alors même que l’enjeu de la confidentialité de l’avortement pousse les services à le supprimer des relevés de feuille de soin de la sécurité sociale, à ne pas envoyer de message de rappel des rendez-vous, à vérifier si les usagères acceptent de recevoir du courrier à leur domicile.

Il faut par ailleurs pouvoir masquer des signes de grossesse comme des nausées ou une fatigue inhabituelle, qui peuvent interférer avec le travail professionnel. Cette discrétion concernant les soucis de santé dans la sphère professionnelle, déjà identifiée dans d’autres travaux sur les maladies chroniques (Lhuilier et al., 2015 ; Lhuilier et Waser, 2014), reste spécifique s’agissant de l’avortement. L’enjeu ici est de préserver une intimité dont la dimension sexuelle paraît évidente. Les enquêtées redoutent d’autant plus la stigmatisation de leurs pratiques sexuelles qu’elles sont jeunes, et confrontées à une hiérarchie masculine plus âgée.

On a peur du jugement […] j’avais pas forcément envie de rendre des comptes sur ma vie privée à mon patron […] et puis j’étais sûre, le connaissant, que ce serait quelque chose du style "ah ben vous vous amusez bien les week-ends", ou des trucs comme ça, tu vois ! […] genre tout de suite tu vois tu passes pour la fille facile ! (Noémie, 24 ans, étudiante en école d’architecture, IVG à 22 ans)

Le stigmate, réel ou redouté, se fonde ici sur les comportements sexuels des enquêtées. Dès lors, il est impossible de comprendre la stigmatisation de l’avortement sans la réinscrire dans une stigmatisation plus générale de la sexualité féminine dans une société patriarcale. En dehors d’une visée reproductive, la sexualité féminine est invisibilisée (Spencer, 1999) voire soupçonnée, en particulier chez les plus jeunes (Bozon, 2009).

Au lycée : l’enjeu de la stigmatisation sexuelle

Si cette stigmatisation sexuelle est redoutée dans les relations verticales, elle l’est tout autant dans les relations horizontales, en particulier pour de jeunes femmes encore lycéennes, dont la « réputation » (Clair, 2008) est directement liée à leur capacité à dissimuler leur avortement. Ophélie, 19 ans, justifie son choix de n’avoir parlé de sa grossesse à personne – sauf à son copain et à sa mère – par peur d’avoir « une réputation », comme une autre fille de sa classe. Elle est d’ailleurs en colère contre son copain, qui a évoqué sa grossesse avec un ami qu’elle juge « pas forcément sérieux », parce que « c’est le genre de mec qu’a plein de filles ». Elle redoute par-dessus tout que quelqu’un « aille le répéter ». Fleur, lycéenne de 19 ans, dit plus clairement qu’elle « ne voulai[t] pas passer pour une pute », et cite également la figure repoussoir d’une camarade de classe ayant dû essuyer les moqueries, insultes et commérages de ses pair·es après que la nouvelle de son IVG eut fait « le tour du lycée ». Les femmes les plus jeunes et celles issues de milieux sociaux et/ou ethnoculturels plus conservateurs au regard de la condition féminine sont les plus fortement exposées à cette stigmatisation de l’avortement, qui redouble en même temps qu’elle facilite une stigmatisation profondément genrée de leur sexualité.

Dès lors, il faut parfois la complicité de l’institution scolaire elle-même pour dissimuler l’avortement aux pair·e·s et aux familles les moins disposées à accepter la sexualité de leurs filles. La relation entre Cynthia (lycéenne, 17 ans, musulmane pratiquante) et sa mère s’avère déjà dégradée pour des motifs liés à la sexualité et la contraception avant même que la jeune femme ne découvre sa grossesse. Quelques années plus tôt, Cynthia s’était fait prescrire sa première pilule « en cachette » grâce à sa tante. La découverte de cette prescription clandestine engendre un conflit avec sa mère, qui conduit à son placement en internat. Cacher son IVG et les absences scolaires qu’elle impose s’avère impératif pour Cynthia. Le conseiller d’éducation et les infirmières de son établissement ont ainsi « pris le risque de [la] ‘camoufler’ » pour qu’elle s’absente de l’internat sans en informer sa mère, en soutenant les prétextes donnés à ses absences (panne du logiciel de surveillance de la présence en temps réel, convocations fictives avec la direction, examen imprévu…).

Dans des situations où l’école n’est pas considérée comme une institution de confiance, les femmes peuvent solliciter des amies pour leur servir d’alibi. Cindy, qui a avorté à l’âge de quinze ans, se souvient encore qu’elle avait dû « sécher les cours » pour faire ses démarches, et qu’elle « avait[t] une copine qui [la] couvrait ». Elle commente : « je faisais partie des jeunes filles qui étaient dépravées, qui étaient tombées enceintes… ». Elle aussi a souhaité cacher l’avortement à ses parents, jusqu’à ce que sa mère découvre « un mot[11] » très explicite écrit dans l’agenda d’une amie :

Ma mère était tombée sur l’agenda (rire). Et donc elle a été au courant que j’avais avorté, et donc c’était genre la fin du monde parce que c’était une famille, genre oh mon Dieu !, prude, dans le genre…

Catholique ?

Oui, catholique, pas pratiquante mais catholique, dans le genre "t’as fait l’amour ! oh !" et dans le genre "mon Dieu, tu es allée trop vite !". C’était la fin du monde. Et je crois qu’elle l’a jamais dit à mon père. […] C’était trop tabou. C’était trop honteux. C’était trop tout quoi. Elle était limite soulagée que je l’ai géré toute seule. Et puis ça a été le truc dont on n’a plus jamais reparlé de notre vie et puis voilà. (Cindy, 30 ans, infirmière, IVG à 15 ans)

Si la distance temporelle lui permet aujourd’hui de rire de cet épisode – et ce d’autant plus que, mariée et enceinte au moment de l’entretien, elle tire fierté du statut que lui confèrent sa grossesse et son mariage – l’enjeu de la confidentialité peut être prégnant, surtout quand les enquêtées sont jeunes et/ou issues de famille où les valeurs religieuses tiennent une place majeure. La socialisation religieuse et le contrôle social exercé par les familles peuvent délégitimer la sexualité des jeunes femmes, les exposant à des représailles parfois importantes (rupture du lien familial, violences, etc.).

Le travail d’invisibilisation dans la sphère intime : masquer les symptômes de grossesse et les indices du parcours de soin

La dissimulation de l’IVG peut ainsi s’étendre à la sphère intime, quand les jeunes filles veulent éviter d’informer leurs parents (comme précédemment) ou leur compagnon. La nécessité de cacher l’avortement peut être impérative : elle engage parfois les conditions d’existence fondamentales des femmes (accès au logement, à leurs vêtements, à la nourriture, à des conditions de vie dignes), si elles dépendent des conjoints ou des familles. Dans certaines situations de violences aggravées, c’est la vie des femmes elles-mêmes qui peut être en jeu.

Les enjeux de l’invisibilisation dans la prise en charge de l’IVG

La grossesse est rarement cachée au partenaire sexuel. Au cours de mes entretiens, je n’ai pas rencontré cette situation dans les couples établis ou cohabitants ; seule une enquêtée, ayant eu une relation d’un soir avec son partenaire, refuse de l’informer de sa grossesse[12]. Ce résultat est probablement lié au mode de recueil des données : les femmes ayant beaucoup dissimulé leur grossesse à leur entourage, partenaire inclus, sont moins susceptibles de se porter volontaires pour un entretien sociologique, qu’il faudrait potentiellement justifier, provoquant le redoublement du travail d’invisibilisation.

Cependant, les observations réalisées dans les centres d’orthogénie permettent d’affirmer que des femmes en couple cohabitant cachent parfois une grossesse à leur compagnon, notamment en cas d’infidélité ou de violences conjugales. De telles situations ont tendance à beaucoup marquer les professionnelles de santé rencontrées dans les services ethnographiés. Les récits d’infidélité, dont la dimension romanesque peut fasciner les soignantes, sont partagés avec force et détails – et probablement avec un peu d’exagération pour impressionner la sociologue : telle jeune femme aura dû avorter en cachette une semaine avant son mariage, parce qu’elle était enceinte d’un autre homme (l’épisode fait rire les soignantes qui me le racontent au déjeuner ; elles condamnent doucement, tout en assurant de leur professionnalisme en termes de confidentialité). Telle autre, enceinte à la suite d’une relation extra-conjugale, fait le choix d’avorter alors qu’elle est suivie par le service voisin de Procréation médicalement assistée (PMA) depuis plusieurs années (ici les soignantes déplorent l’infidélité, mais elles compatissent au drame de la difficulté à concevoir avec l’époux légitime ; elles soulignent le professionnalisme de leur collègue de PMA qui a pris soin de ne pas laisser voir son écran d’ordinateur où s’affichait le parcours IVG). Ces cas exceptionnels, s’ils reflètent l’intériorisation des normes conjugales de fidélité et de monogamie par les soignantes, sont surtout l’occasion de faire valoir leur professionnalisme relativement à la confidentialité due aux usagères.

Les situations de violences conjugales[13] imposent encore davantage le secret professionnel. En orthogénie, elles constituent un sujet particulièrement sensible et font l’objet d’une attention soutenue[14]. Les salles d’attente sont pleines d’affiches et de prospectus pour orienter vers des associations de lutte contre les violences conjugales, les conseillères conjugales et familiales distribuent régulièrement des cartes de visite d’associations spécialisées. Les professionnelles de santé se considèrent peu préparées à ces questions ; elles sont d’ailleurs soucieuses de se former à ce type de prise en charge, pour faire face aux situations délicates. Un après-midi, il avait fallu par exemple exfiltrer une jeune femme par la sortie de secours, tandis que des collègues masculins appelés en renfort maîtrisaient un conjoint « fou furieux » et opposé à l’IVG. Le service d’orthogénie avait par la suite déposé une plainte collective. La nécessité de rendre invisible l’avortement va donc quelques fois au-delà du risque de stigmatisation, laquelle n’est que la pointe émergée d’un système de domination masculine plus structurel : quand on dénie aux femmes leur autonomie procréative, leurs conditions de vie élémentaires et leurs droits fondamentaux sont mis en cause.

Les stratégies d’invisibilisation

Si l’invisibilisation est un enjeu pour la prise en charge, elle l’est aussi dans le quotidien de la grossesse et de son interruption. Coralie (22 ans, étudiante en art, IVG à 21 ans) vomit par exemple devant le rayon poissonnerie du supermarché où elle accompagne sa mère, qui comprend alors qu’elle est enceinte. Comme elle, plusieurs enquêtées se trouvent trahies par ces signes de grossesse (changement de l’appétit, nausées, fatigues…), qu’elles ne peuvent cacher ou attribuer à une autre cause. Hélène (Hélène, 28 ans, étudiante sage-femme, IVG à 22 ans), qui refusait son état de grossesse, raconte s’être obligée à manger comme d’ordinaire « alors [qu’elle] aurai[t] dû lâcher l’affaire et puis manger du riz blanc pendant trois semaines, c’était le seul truc qui passait ».

En plus du parcours de soin en lui-même, il faut également cacher tout ce qui s’y rattache : bilan sanguin, échographie, feuilles de soin, éventuellement prescription de contraception post-IVG. Si le forfait IVG peut être effacé des relevés de Sécurité Sociale, les échographies et les prises de sang réalisées en dehors des centres d’IVG apparaissent bien. Ophélie, 19 ans, qui commence tout juste ses études, redoute par exemple que certains actes médicaux apparaissent sur les relevés de carte Vitale de sa mère – majeure, elle ne peut bénéficier de l’anonymat complet proposé aux mineures. La logistique de l’avortement constitue son principal souci :

[Lors de la première consultation] je pleurais, je sais pas trop pourquoi je pleurais en soi… parce que je savais que c’était pas si grave ! C’était même pas un problème de choix […] c’était plus par rapport au fait qu’il y avait plein de démarches, qu’en plus au début je voulais le cacher à ma mère, ça faisait un effort en plus… et puis je devais aller à l’hôpital, sécher les cours… […] donc je me disais comment je vais faire, pour mes absences, ceci, cela… (Ophélie, 19 ans, étudiante en DUT, IVG à 18 ans et demi)

Invisibiliser l’avortement contribue à un vécu pénible de l’avortement et de ses suites.

Les éventuelles conséquences physiques ou émotionnelles de l’IVG doivent elles aussi être dissimulées dans certains cas, au prix d’une dégradation de la santé physique et psychique des femmes (Levandowski et al., 2012 ; Makleff et al., 2019). Anissa (22 ans, étudiante en école de commerce, IVG à 19 ans), déprimée à la suite de son avortement, renonce à consulter une psychologue de peur que sa mère ne découvre des relevés de soin. Camille (22 ans, enseignante, IVG à 19 ans) fait face à une importante infection génitale post-IVG. Malgré des douleurs « atroces » et des pertes vaginales malodorantes, elle attend deux semaines après son avortement avant d’oser signaler son état à ses parents et ses ami·e·s, qui font peu de cas de sa souffrance : « j’avais mal, et tout le monde me disait c’est normal que t’aies mal, c’est normal, c’est normal, on peut rien faire, souffre en silence ». La douleur abortive est banalisée, suivant une logique punitive ancienne : historiquement, les curetages sans anesthésie d’avant la légalisation visaient à faire payer aux femmes un acte associé à une « atteinte à la vie[15] ».

Ces maltraitances n’ont pas disparu. Au tournant des années 2010, Nolwenn (27 ans, infirmière, IVG à 19 ans) a été accusée de « tuer son enfant » par le personnel de santé avant de subir un curetage à vif très douloureux qui l’a rendue stérile. Elle s’interroge : « est-ce que j’étais vraiment bien anesthésiée, ou est-ce que c’est pas aussi pour que je prenne plus conscience de ce qu’ils étaient en train de me faire ? ». Nolwenn fait ensuite face à une importante dépression, tandis que la peur d’être montrée du doigt ou prise en pitié la décourage de porter plainte. Le travail d’invisibilisation peut avoir un prix : celui de la santé physique et/ou psychique des avortées. En cela, il exige un véritable travail émotionnel (Hochschild, 2017 [1983]).

Invisibiliser des pratiques anticonceptionnelles jugées déviantes face aux professionnelles de l’orthogénie

Comment, enfin, se prémunir de la stigmatisation lorsqu’il est impossible de dissimuler son état de grossesse et son choix d’avorter ? Face à des équipes de soin dont les avortées attendent précisément l’avortement demandé, les stratégies précédentes ne fonctionnent pas : le contournement de la stigmatisation emprunte d’autres chemins.

Une stratégie – en prévision d’interactions ultérieures – peut d’abord consister à esquiver les professionnel·le·s de santé habituel·le·s en allant avorter dans une autre ville ou département (Commission IVG, 2016 : 28), en évitant son médecin traitant et sa pharmacie de quartier pour acheter le test de grossesse et/ou les médicaments abortifs. Après l’IVG, il n’est pas rare que les femmes fassent l’impasse sur leur grossesse interrompue lors de l’anamnèse de leur parcours gynécologique (Moreau, et al., 2004), notamment à l’occasion d’autres avortements – une technique des pluri-avortées consistant à changer de lieu de prise en charge (Mathieu, 2016). Céline (34 ans, commerciale, IVG à 32 ans) me raconte avec une vraie fierté et un soupçon de revanche combien elle a été satisfaite de ne pas dire à son nouveau gynécologue qu’elle avait avorté quelques mois plus tôt – celui-ci la complimente par la suite sur la rondeur de son utérus et Céline est rassurée de savoir que son IVG demeure physiquement indétectable, y compris pour un œil expert.

Impossible, cependant, de cacher l’IVG aux professionnel·le·s qui la réalise : sont alors invisibilisées les pratiques contraceptives qui s’écartent de la norme médicale (Bajos et Ferrand, 2005). Dans cette situation, le stigmate ne repose pas sur l’humanisation du fœtus ou la mise en cause de la sexualité des femmes (Norris et al., 2011), mais sur la vigueur d’une norme contraceptive faisant des personnes dotées d’un utérus les seules responsables de la prévention des grossesses. En France, cette norme contraceptive se traduit par une importante médicalisation et féminisation (Le Guen et al., 2017) : le modèle contraceptif français, « pilulocentré » (Roux, 2020), se caractérise par un fort recours à la pilule et aux Dispositifs Intra-Untérins (DIU)[16] (Rahib et al., 2017). Les équipes de santé, prescriptrices de contraception, poussent de fait vers une contraception « fiable », c’est-à-dire médicalisée et à haute efficacité théorique.

L’objectif principal des équipes de soin est d’identifier « l’échec contraceptif » (Moreau et al., 2011), afin d’y remédier par une (re)médicalisation de la contraception, et prévenir un nouvel avortement (Schoub-Thieblemont et Nadjafizadeh, 2018). La docteure Armana (52 ans, médecin généraliste spécialisée en orthogénie) le répète plusieurs fois en entretien : « on essaie de pas laisser passer les patientes sans avoir donné une bonne information sur la contraception ». Des secrétaires aux médecins, en passant par les infirmières, les aides-soignantes, les sages-femmes, et même les conseillères conjugales et familiales, toutes les professionnelles de l’orthogénie participent à cette prophylaxie contraceptive (Mathieu et Ruault, 2014). Le moment de l’IVG est pensé comme l’occasion d’un travail de prévention efficace, d’autant plus qu’un premier avortement expose davantage à un deuxième (Mazuy et al., 2014 ; 2015).

Pourtant, si les femmes sans contraception sont surreprésentées parmi les avortées, elles ne sont pas majoritaires : selon les derniers chiffres disponibles, presque les deux tiers des femmes ayant avorté utilisaient une contraception durant le mois où survient leur grossesse[17] (Moreau et al., 2011). L’absence de contraception ou sa mauvaise utilisation ne reflètent que rarement un refus de principe, un manque de connaissances théoriques ou une supposée irrationalité : elles rendent plutôt compte de difficultés contraceptives majeures, en raison des effets secondaires des contraceptifs (prise de poids, changements de l’humeur, migraines, etc.) et/ou de leur impact sur la sexualité (baisse de la libido, diminution du plaisir ressenti, douleurs, etc.) (Higgins et Smith, 2016). Les femmes rencontrées ont intériorisé l’injonction à maîtriser leur fertilité.

Face à l’institution médicale dont elles attendent des soins, elles auront tendance à dissimuler leurs écarts à la norme contraceptive, surtout quand elles s’en attribuent la responsabilité. Si « l’accident-malchance » (Mathieu, 2016 : 133) – une grossesse sous DIU ou pilule prise régulièrement – suscite colère et sentiment d’injustice, il permet au moins d’éviter l’auto-stigmatisation. Au contraire, « l’accident-erreur », qu’il s’agisse d’un préservatif mal mis ou pas mis du tout, d’une pilule oubliée ou de tout manque de vigilance ou d’assiduité contraceptive pouvant leur être imputé, culpabilise les femmes (Shellenberg et Tsui, 2012). Les avortées souscrivent aux injonctions contraceptives, se reprochant parfois à elles-mêmes une « inconscience » ou un « manque de sérieux ». Après avoir arrêté la pilule, Romane, comédienne de 25 ans, calculait par exemple ses jours de fertilité, tout en ayant des doutes sur la fiabilité de cette méthode de contraception. Elle craint une première fois d’être enceinte – fausse alerte – sans pour autant modifier ses pratiques :

J’ai continué à faire n’importe quoi […] je me suis dit bon en fait ça va ! Ça marche de calculer son cycle. Et je suis tombée enceinte au 26e jour de [pendant] mes règles donc non ça ne marche pas du tout [rire]. […] ça faisait quasi un an que ouais j’étais en mode… « Je calcule ». Et en gros à partir du 14e jour, je faisais n’importe quoi [rire]. Donc c’était évident que ça allait arriver. (Romane, 25 ans, comédienne, IVG à 25 ans)

Les femmes rencontrées peuvent avoir envers leur propre rapport à la contraception des jugements particulièrement sévères. Si les plus socialisées au féminisme dénoncent une inégalité contraceptive genrée et un manque d’implication masculine dans la gestion de la fertilité, elles blâment rarement leur(s) compagnon(s) à titre individuel : Romane parle au singulier (« je faisais n’importe quoi »), sans invoquer la responsabilité de ses partenaires.

Il est néanmoins possible de se juger soi-même tout en cherchant, autant que faire se peut, à se prémunir du jugement des professionnel·le·s de santé. Des arrangements du récit contraceptif à destination des équipes de soin sont perceptibles dans des interactions menées en dehors de leur présence. J’avais obtenu, dans un des centres d’orthogénie enquêté, de disposer d’une salle à part pour réaliser des entretiens sociologiques entre les murs de l’hôpital. Je rencontre ainsi Fleur, danseuse de 19 ans, juste après ses rendez-vous pré-IVG avec les soignantes. La complicité qui se tisse dans le tête-à-tête, basée sur la proximité d’âge, la condition étudiante et le partage d’une passion commune, permet à l’interaction de s’écarter rapidement du registre professionnel et hospitalier. Je ne porte pas de blouse et Fleur comprend vite que je ne fais pas directement partie de l’équipe médicale. Quand je reviens sur sa trajectoire contraceptive, elle me regarde en riant, mi-coupable, mi-complice : « Je vais te dire la vérité, parce que je leur mens depuis tout à l’heure [rire]. En fait, on se protège pas du tout avec mon amoureux [rire] ! ». Fleur et son compagnon ont en effet choisi de pratiquer le retrait, sans préservatif, contrairement à ce qu’elle a affirmé aux soignantes. Comme elle sait qu’une telle technique déroge à la norme de contraception médicalisée, Fleur a préféré prétexter une non-utilisation ponctuelle du préservatif. Cela lui permet d’afficher une « bonne volonté contraceptive » en anticipant d’éventuelles réprimandes. Il est probable que cet écart entre pratiques contraceptives mentionnées et véritables ne soit pas rare – oubli de pilule éludé ou minoré, mention d’une « rupture de préservatif » en son absence, etc. La fréquence demeure difficile à estimer : en présence des équipes de soin, la sociologue, accueillie par l’institution, est considérée par la plupart comme partie prenante du dispositif médical, lequel incarne la norme de contraception médicalisée.

Cette stigmatisation de l’avortement basées sur des pratiques contraceptives jugées déviantes, manifeste dans mon enquête, n’est que rarement évoquée par les écrits internationaux (Beynon-Jones, 2013) : l’abortion stigma français est spécifique sur ce point, en raison d’une histoire contraceptive ayant engendré une opposition persistante entre contraception et avortement – plutôt qu’une complémentarité (Claro, 2016). La promotion de la contraception médicalisée comme un instrument de lutte contre l’IVG a fait de l’avortement en France une pratique à combattre par la mise sous contrôle médical de la fertilité (Roux, 2020).

Conclusion

Le stigmate lié à l’IVG est rendu invisible grâce à un ensemble de stratégies discursives et pratiques. Pour ne pas être discréditées, les avortées entreprennent un travail actif d’invisibilisation de leur grossesse et de son interruption – parfois aidées par leurs proches ou par les professionnel·le·s de santé. Ce faisant, elles cherchent à s’épargner une stigmatisation dont l’expression autant que les motifs sont variables : l’origine du stigmate est plurielle (stigmatisation de la sexualité féminine, de l’échec contraceptif, de « l’atteinte à la vie ») et différemment imputée aux femmes selon leur âge, leur rapport à la sexualité et à la contraception, leur situation conjugale, leur milieu social. Dans une société où la stigmatisation constitue un mode de contrôle du corps et de la sexualité féminine, opérant comme un rappel aux normes procréatives dominantes, contourner la stigmatisation est une façon de préserver l’autonomie des femmes. J’ai montré que cette autonomie se paye au prix d’un travail d’invisibilisation, qui renforce le travail procréatif. L’analyse de la stigmatisation depuis une perspective matérialiste attentive aux rapports de genre permet ainsi de mettre à jour comment les stratégies de gestion du stigmate s’inscrivent structurellement dans des rapports de genre inégalitaires. Les partenaires masculins, n’étant pas socialement considérés comme responsables de la gestion de leur fertilité, demeurent quant à eux largement épargnés par la stigmatisation de l’avortement.