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Introduction

Procréation médicalement assistée et « dons » d’ovocytes : les singularités de l’Espagne

Selon les données de la Société européenne de Reproduction humaine et d’embryologie (ESHRE, 2017), en 2016, le Japon et les États-Unis étaient les deux pays comptant le plus grand nombre de cycles de procréation assistée avec respectivement 447 790 et 263 577 cycles chacun. En Europe, c’est l’Espagne qui est en tête du classement des pays les plus actifs par rapport au nombre de cycles. Avec 141 000 pour cette même année [1] , l’Espagne est suivie par la France (105 000), l’Allemagne (99 000), l’Italie (78 000) et le Royaume-Uni (68 000). Si la proportion d’ovocytes « donnés » par femme en âge de procréer en République tchèque (1,7 ovules donnés par femme en âge de procréer) est supérieure à celle de l’Espagne (taux de 1,2), les cliniques espagnoles d’assistance médicale à la procréation (AMP) sont les plus grandes pourvoyeuses d’ovules en nombre absolu, et recensent ainsi 123 447 ovules « donnés » en 2011 ( European Commission , 2015).

Avec 44,1 centres pour 1 000 000 femmes en âge de procréer, l’Espagne est aussi le pays européen comptant le plus grand nombre de centres d’AMP (European Commission, 2015), dont la majorité est privée. En effet, 75,9 % des activités liées à la reproduction humaine médicalement assistée sont assurées par des centres privés spécialisés et 9,6 % par des cliniques généralistes privées (DBK, 2019). Selon la Commission nationale pour la Procréation assistée (CNRHA, 2016), sur les 545 centres et services accrédités pour la reproduction humaine assistée, seuls 205 (37,6 %) appartiennent à l’État.

D’un point de vue économique, la valeur totale des traitements de PMA s’élève à plus de 615 millions d’euros en Espagne en 2018. De 2013 à 2016, le volume de ces activités a enregistré une augmentation annuelle moyenne de plus de 5 %. Ainsi, les centres privés spécialisés dans ces traitements ont généré un chiffre d’affaires global de 467 millions d’euros en 2018, ce qui représente une croissance de 4,9 % par rapport à 2017 et une variation de près de 30 % par rapport au chiffre relevé en 2014 (DBK, 2019).

Ce développement du marché de la procréation médicalement assistée a été favorisé par le cadre juridique espagnol. La loi du 26 mai 2006, relative aux techniques de procréation médicalement assistée (PMA)[2], est l’une des plus permissives en Europe quant aux techniques autorisées et aux conditions d’accès. Contrairement à d’autres lois européennes en la matière, elle permet l’accès aux techniques de procréation médicalement assistée aux femmes, « quels que soient leur état matrimonial et leur orientation sexuelle » (art.6.1). De même, elle institue le don de gamètes comme un contrat gratuit, tout en établissant une « indemnité économique compensatoire » (art. 5.3) ; cette rétribution financière est une singularité espagnole. Elle explique en partie les différences entre les pays européens quant à l’approvisionnement en gamètes – en particulier d’ovules – et leur forte demande. En effet, c’est l’une des ressources pour lesquelles les cliniques espagnoles sont les plus sollicitées par des clients vivant en Espagne ou venant de l’étranger. Enfin, l’Espagne a maintenu dans sa loi l’anonymat des « donneur·se·s » de gamètes (article 5.5), a contrario des autres pays autorisant le « don » de gamètes[3] et malgré les recommandations récentes formulées par son Comité de bioéthique[4].

Même si de nombreuses recherches ont porté sur le « don » d’ovocytes en Espagne, elles se sont principalement intéressées aux motivations des « donneuses » (Orobitg et Salazar, 2005 ; Álvarez, 2008 ; Bestard et Orobitg, 2009 ; Orobitg et al., 2013 ; Lafuente-Funes, 2017 ; Molas et Bestard, 2017 ; Lima et al., 2019 ; Degli Esposti et Pavone, 2019, Jociles, 2020), à leur profil sociodémographique (Lertxundi et al., 2001 ; Lucía et Nuñez, 2015), au droit des enfants nés de techniques de reproduction humaine assistée de connaître leurs origines biologiques et sa compatibilité avec le « don » anonyme de gamètes (Farnós, 2015 ; Alkorta et Farnós, 2017 ; Igareda, 2014 ; 2016), aux rôles des femmes migrantes dans la reproduction transfrontalière (Nahman, 2018), aux processus de sélection des « donneuses » (Molas et Perler, 2020) et au « don » d’ovules dans le cadre des chaînes globales de soins (Lafuente-Funes et Pérez Orozco, 2020). Pour autant, il existe peu d’études sur les représentations sociales que les donneuses ont de leur contribution à la procréation médicalement assistée malgré le poids économique des activités liées au « don » d’ovules en Espagne et l’ampleur de cette pratique. Il apparaît donc nécessaire d’explorer la manière dont les « donneuses » se représentent leur participation à ce champ d’activité, oscillant entre « aide » et « travail » (Rivas et Jociles, 2020).

L’encadrement légal du « don » d’ovules en Espagne : des « donneuses » expropriées ?

En Espagne, selon la loi sur les techniques de procréation assistée 14/2006 du 26 mai, la production et la cession d’ovocytes ne peuvent être considérées comme des activités génératrices de plus-value tant pour les donneuses que pour les cliniques elles-mêmes. Néanmoins, ces dernières en tirent un bénéfice grâce aux techniques de PMA qui ne peuvent pas être appliquées sans la présence d’ovules. Si l’anonymat des « donneuses » est assuré par la loi, la gestion de leurs « données » a été déléguée aux centres de reproduction assistée (chap. II, art. 5). Bien que la loi 14/2006 (chap. II, art. 6) interdise la sélection des « donneurs et donneuses » par les bénéficiaires, les équipes biomédicales pratiquent le matching. Cette technique vise à obtenir la similitude phénotypique entre les « donneuses » et les receveuses et une « ressemblance » entre les parents et les enfants issus d’une procréation assistée. Donnant l’apparence d’une conception « naturelle », cette coordination phénotypique masque l’intervention des « tiers » : des équipes médicales, mais surtout des « donneuses » sans lesquelles la conception des enfants ne serait pas possible. Conjuguée à l’anonymat des fournisseuses d’ovocytes établi par la loi, la coordination phénotypique invisibilise totalement le « don » et surtout les « donneuses ».

De plus, une fois les ovules extraits, les « pré-embryons[5] » obtenus, leur transfert réalisé et la progéniture née, ce sont les récepteurs qui décident – en tant que propriétaires – de la destination des préembryons cryopréservés surnuméraires. En l’absence de document signé explicitant la destination souhaitée, conformément à la loi 14/2006 (chap. III, art. 11), ces préembryons deviennent la propriété des centres de reproduction assistée. Après avoir signé des consentements éclairés, les « donneuses » renoncent à tout droit sur leur matériel biologique, y compris les éventuels avantages économiques dérivant de la recherche matérialisée à partir de leurs biomatériaux. Ce processus de dépossession des droits économiques et/ou patrimoniaux à l’égard du matériel biologique affecte d’abord les « donneuses » en tant que propriétaires originales et, ensuite, les récepteurs en tant que propriétaires secondaires. Selon la loi 14/2006 (chap. IV, art. 15), ces derniers, une fois informés du sort de leurs préembryons excédentaires, doivent signer des formulaires de consentement dans lesquels il est précisé « la renonciation du couple ou de la femme, le cas échéant, à tous droits de nature dispositive, économique ou patrimoniale sur les résultats qui pourraient découler directement ou indirectement des recherches menées ».

La logique derrière ce système juridique répond à l’idéologie libérale du droit à la propriété privée d’origine lockéenne, selon laquelle seul le travail apporte une différence de valeur aux différents objets. Le « don » d’ovules n’étant pas reconnu comme un travail, l’exclusion des droits de propriété des « donneuses » sur leurs échantillons biologiques est ainsi légitimée. Ces échantillons, initialement destinés à des fins reproductives, peuvent néanmoins être utilisés pour la recherche biomédicale. Dans cette perspective, ce sont la « biologie » et les capacités biologiques des femmes qui sont exploitées à travers un accès technologiquement qualifié à leurs biomatériaux. Ces derniers sont alors considérés des actifs économiques (Birch et Tyfield, 2013), et non le résultat d’un ensemble de tâches réalisées par les « donneuses » voire la cession de leur force de travail. C’est pourquoi elles reçoivent une « compensation financière » et non un salaire.

Selon l’article 5.3 de la loi 14/2006 : « Le don ne devra jamais revêtir un caractère lucratif ou être soumis à une activité commerciale. Une compensation financière pourra être fixée à titre de dédommagement occasionné pour les gênes physiques (pour compenser la douleur et la pénibilité du “don”). Les frais de déplacement et les journées de travail perdues peuvent également être remboursés, mais ces indemnités ne doivent pas constituer une incitation financière pour le don ».

Considérer la fabrication et la cession d’ovules comme un « don » permet de séparer le produit du processus de production. Cette différenciation apparaît particulièrement importante, puisque si l’on ne peut rémunérer une personne pour les biomatériaux « donnés »/son « don » ou le produit, on peut l’indemniser pour d’autres concepts (Bayefsky, DeCherney et Berkman, 2016) énoncés dans la loi ci-dessus.

Le « don » d’ovules : un pan du travail reproductif

La production d’ovules fait partie de cette longue liste d’activités qui conduisent à la (re)production de la « force de travail ». Bien qu’elles soient essentielles au capitalisme, ces différentes tâches demeurent non productives selon l’analyse marxiste classique et sont bien souvent exclues de ce que l’on désigne comme le travail (Dalla Costa et James, 1972 ; Delphy, 1984 ; Mies, 1986 ; Federici, 2010 [2004]). Du point de vue de ces auteurs, l’expropriation et la dépossession de la capacité reproductive des femmes est le résultat de l’imbrication de deux systèmes : d’une part, le capitalisme fondé sur l’exploitation de la force de travail et l’extraction de la plus-value par le travail salarié et, d’autre part, le patriarcat qui assigne les femmes au travail domestique non rémunéré et construit ainsi un contexte idéal pour l’appropriation capitaliste.

Delphy (1984) propose un cadre théorique pour analyser le « mode de production domestique », afin de visibiliser les relations d’exploitation des femmes qui réalisent le « travail ménager » (Delphy, 2002). De cette manière, elle a théorisé la génération de la valeur et du surplus associé à ce type des activités, et elle introduit une nouvelle grille de lecture par rapport au marxisme conventionnel pour mettre en évidence l’appropriation par les hommes du travail domestique des femmes, ces dernières ne recevant pas une part des produits qu’elles créent alors.

Dans le but de montrer la valeur économique du travail reproductif dans le contexte actuel des innovations et des applications biotechnologiques, Thompson (2005) propose le « mode de (re)production biotechnologique » pour décrire les processus de production et de cession de substances corporelles, dont les ovules, pour lesquels la participation de tiers est indispensable. Cooper et Waldby (2014) considèrent la fourniture de gamètes comme une variante du « travail clinique » ou « biomédical », dans laquelle la logique de l’accumulation capitaliste est mise en œuvre au niveau des corps. Elle participe à une bioéconomie qui crée de la valeur à partir des fonctions physiologiques et plus spécifiquement reproductives des femmes dans le cas des « dons » d’ovocytes. Selon ces auteurs, l’une des caractéristiques du travail reproductif contemporain est l’extension des espaces dédiés traditionnellement aux tâches de soins (le foyer et la famille) à de nouveaux endroits tels que les laboratoires, les cliniques d’assistance médicale à la reproduction et les banques de gamètes. Ce déploiement de la reproduction en dehors de la sphère privée concerne non seulement les lieux physiques où se déroulent ces activités, mais modifie aussi le type de relations sociales et de subjectivités qui s’établissent entre les acteur.ric.es (donneur.se.s, embryologues, gynécologues, professionnels et entreprises intermédiaires[6], etc.) intervenant dans les processus de production des biomatériaux et la façon de gérer ces relations. L’utilisation du concept de « travail » (reproductif, productif, biologique ou de soins) pour parler de la participation des femmes dans le marché de la procréation humaine a été développée principalement dans les études sur la GPA, portant sur cette pratique en Inde, mais pas exclusivement (Pande, 2009 ; 2014 ; Vora, 2009 ; 2015 ; Rudrappa, 2015 ; 2017; 2021 ; Löwy, Rozée et Tain, 2014 ; Jacobson, 2016 ; Majumdar, 2018, Jouan et Clos, 2020).

Comme pour le reste des tâches qu’implique la production d’enfants, l’expropriation des bénéfices économiques (en faveur des cliniques et banques de gamètes) et sociaux (pour les familles receveuses) produits par l’approvisionnement d’ovules est possible grâce à la mobilisation de la solidarité entre femmes. Cette dernière comporte un sentiment d’empathie et une volonté d’aider les femmes qui souhaitent avoir des enfants, mais ne le peuvent en raison de problèmes médicaux. Ainsi, le « don » d’ovules est présenté comme un « cadeau de la vie ».

Ces sentiments associés au don d’ovules (et que les cliniques encouragent ou performent) (Ragoné, 1999 ; Almeling, 2006 ; Ariza, 2016 ; Lafuente-Funes, 2017 ; Degli Esposti y Pavone, 2019 ; Jociles, 2020) sont similaires à ceux que les femmes éprouvent dans les tâches de soins d’ordre domestique. Ils empêchent que la participation des « donneuses » à la conception de nouveaux êtres humains pour autri soit perçue comme un travail. Plus précisément, l’anonymat du « don », la coordination phénotypique et l’idéologie de l’altruisme contribuent à invisibiliser le travail qu’impliquent la production d’ovocytes et leur cession pour d’autres femmes. Ces éléments, mentionnés précédemment, favorisent l’appropriation privée et exclusive d’ovules « donnés », ainsi que le développement du marché et de l’industrie de la reproduction humaine. Comme le souligne Dickenson (2001), il est paradoxal que des chercheurs et des entreprises de biotechnologie fassent la distinction entre travail productif et reproductif pour, d’un côté, refuser aux femmes les droits de propriété sur les biomatériaux qu’elles produisent et, d’un autre côté, pour légitimer les droits de ces entreprises sur l’utilisation de leurs matériaux biologiques, que ce soit à des fins scientifiques ou commerciales[7].

Il faut par ailleurs souligner la vulnérabilité socioéconomique qui caractérise la position sociale des « donneuses » dans le processus de production et de cession d’ovules. La fragilité inhérente de cette position a été identifiée principalement parmi les femmes situées aux échelons les plus bas de la chaîne de production, notamment dans les secteurs les plus féminisés : textile, automobile, composants électroniques, services sexuels, soins, etc. (Sassen, 2003).

Objectifs et méthodologie

Cet article vise à rendre compte des représentations sociales des « donneuses » au sujet de leur contribution à la procréation médicalement assistée : Que pensent les « donneuses » d’ovules espagnoles de leur participation au processus de « don » d’ovules ? Dans une société où le « don » d’ovocytes est formalisé comme un acte bénévole et altruiste, comment perçoivent les « donneuses » la compensation financière reçue pour cet acte, ainsi que les tâches qu’il sous-tend ?

Pour y répondre, nous avons analysé les données recueillies dans le cadre d’un projet de recherche financé par le ministère espagnol de l’Économie et de la Recherche (2016-2019)[8]. Des entretiens ethnographiques ont ainsi été menés auprès de 38 « donneuses » d’ovules originaires de diverses régions d’Espagne (voir tableau 1). Elles ont été recrutées par différents canaux : deux cliniques de procréation assistée (la première à Madrid et la deuxième en Andalousie) nous ont entre autres transmis les coordonnées des « donneuses ». Puis, l’observation participante d’une des chercheuses dans une troisième clinique de Madrid a donné lieu à des contacts avec d’autres « donneuses ». Un forum de discussion en ligne sur le don d’ovules a également permis de lancer un appel à volontaire pour un entretien éventuel. Enfin, la méthode « boule-de-neige » accomplie par les auteures de cet article a aidé à rencontrer quelques femmes supplémentaires.

Grâce à ces différentes voies de convocation, les chercheur.e.s ont eu accès à un large éventail de profils. Les « donneuses » sont répertoriées en fonction de leur lieu de résidence, du nombre de « dons » réalisés, de leur âge, de la date à laquelle elles ont effectué leur « don », de leur situation professionnelle et de leur secteur d’activité. La méthode « boule-de-neige » et l’invitation lancée sur le forum en ligne ont permis de recruter des femmes qui n’étaient pas actives comme « donneuses » au départ. Les entretiens ont été développés dans les espaces choisis par les femmes interrogées. Elles ont signé un formulaire de consentement (après explication orale) stipulant les objectifs de l’enquête et l’usage qui sera fait des informations recueillies et des résultats. Le caractère anonyme et confidentiel de l’entretien leur a également été communiqué, ainsi que la possibilité de mettre un terme à leur participation dans cette étude à tout moment.

Ces espaces étaient pour la plupart des lieux publics ou semi-publics (cafétérias, parcs ou bureaux de l’université) et les domiciles des personnes interrogées. Certaines « donneuses » contactées via les cliniques ont décliné la proposition de l’équipe de recherche de faire l’entretien en dehors de celles-ci, argumentant qu’elles préféraient profiter de leurs visites médicales pour réaliser l’entretien. L’équipe de recherche a donc dû s’adresser aux directeurs de ces établissements pour leur demander de mettre une salle à disposition afin de garantir la confidentialité de l’entretien, et a aussi redoublé d’efforts pour dissocier l’enquête des leurs intérêts.

Ces entretiens ont été réalisés sur la base d’une logique ethnographique, de sorte que les témoignages des femmes portent sur leur expérience en tant que « donneuses ». À cet égard, un guide a été élaboré et organisé selon différents axes/thèmes. Les questions suivantes ont été abordées lors des entretiens : comment sont-elles devenues « donneuses » d’ovules ? Quelles étaient leur(s) motivation(s) pour faire ce don ? Que pensent-elles de leur expérience au cours des différents cycles de « don » ? Quelle incidence ce don a-t-il eue sur leur vie sexuelle, familiale, sociale ou sur leur travail ? Comment jugent-elles l’anonymat des « dons » ? Comment perçoivent-elles leur participation à « la procréation d’enfants » ? Leurs représentations des liens (parentaux ou autres) existants entre elles et les enfants nés grâce à leur « don » ont également été abordées, ainsi que les raisons pour lesquelles elles ont renoncé ou pourraient renoncer à faire un « don ».

Pour analyser ces données, chaque chercheuse a classifié indépendamment le contenu des entretiens. Par la suite, les différentes classifications ont été comparées entre elles (codage ouvert et codage axial, selon la terminologie de Strauss et Corbin, 1998). La participation d’un chercheur externe (sociologue) a permis de trouver un consensus à cet égard. Pour présenter les résultats de cette enquête, les catégories portant sur la manière dont les donneuses appréhendent leur participation à la « procréation d’enfants » ont été organisées conformément aux regroupements suivants : le « don » en tant qu’ensemble d’activités visant à fournir des ovules ; le « don » en qualité de vente de matériel biologique ; l’argent reçu en guise de compensation pour la gêne occasionnée versus l’argent comme paiement pour un produit, un service, une activité et/ou pour les risques associés ; la perception ou l’absence de perception de l’exploitation du corps de la « donneuse » ; et l’utilisation de la notion d’altruisme et son usage dans l’appel au « don ».

Tableau 1

Données sociodémographiques des donneuses d’ovules interrogées (38)

Données sociodémographiques des donneuses d’ovules interrogées (38)

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Des « dons » d’ovules : à quel prix ?

Les « donneuses » utilisent un large éventail d’expressions pour désigner l’argent qu’elles reçoivent en échange de leur « don » d’ovules : « paiement », « aide » ou « récompense » apparaissent aux côtés de « compensation financière »[9], terme établi dans la loi 14/2006 sur les techniques de procréation assistée et privilégié par les cliniques de procréation médicalement assistée. En effet, les professionnel.le.s de ces cliniques tendent à euphémiser la rétribution faite aux femmes. Ainsi, ils ont dit à Mariola (Valence[10], 49 ans, en couple, sans enfants, 5 « dons ») : « nous ne payons pas [pour le don ou les ovules]. Ce que nous vous donnons, c’est pour les dépenses [que cela occasionne pour vous] ». De même, une employée de la clinique a communiqué à Rosa (Madrid, 21 ans, célibataire, 1 fille, 1 « don ») : « [c]e n’est pas pour payer vos ovules […], nous vous donnons ces 1000 € comme une petite compensation pour prendre en charge les dépenses que vous avez pu avoir ».

Si certaines « donneuses » perçoivent l’argent reçu en guise d’une compensation financière (mettant à distance ainsi l’idée de vente de leurs ovules), d’autres considèrent quant à elles, que le refus des cliniques de reconnaître ce paiement comme une rémunération est un moyen de dissimuler la commercialisation de leurs ovules : « [i]ls disent qu’ils ne vous paient pas, que c’est une compensation pour le transport, pour les repas […], car logiquement c’est interdit de nous payer », souligne ainsi Mariola.

La perception de ces dernières femmes interrogées n’est pas sans évoquer l’analyse proposée par Pfeffer (2011 : 637), qui affirme (en mentionnant expressément l’Espagne) que « le marché des ovules humains échappe aux poursuites pénales en se cachant derrière une terminologie suggérant que de grosses sommes d’argent versées aux vendeuses d’ovules sont des indemnités versées à titre de dédommagements, et non une rétribution financière, car cela est interdit par la loi »[11].

Il importe de souligner, tout d’abord, que la compensation financière ne répond pas à un calcul des dépenses engagées pour le « don » ou aux désagréments que ces femmes peuvent éprouver lors des traitements biomédicaux. Le montant de la compensation est fixe et oscille entre 900 € et 1000 € pour la période 2015-2018, alors que les dépenses et les désagréments occasionnés sont variables d’une femme à l’autre et particulièrement difficile à évaluer en termes monétaires. D’autre part, et selon l’avis des « donneuses » interrogées, ce montant est élevé par rapport aux dites dépenses et aux désagréments qu’elles subissent. Il se situe bien au-dessus du salaire minimum interprofessionnel en vigueur en Espagne, qui oscille entre 756,70 € au 858,55 € pour cette même période (2015-2018). Par conséquent, ces femmes considèrent généralement ce montant comme un substitut des salaires des emplois qu’elles ne trouvent pas, une compensation pour les revenus inférieurs qu’elles obtiendraient si elles avaient un emploi, ou un moyen de compléter leurs revenus lorsqu’elles sont employées, afin d’aider leur famille, en particulier quand elles sont en situation de besoin. Cette expression est fréquemment utilisée par les « donneuses » pour désigner une situation de grande précarité matérielle, qu’elle soit permanente ou circonstancielle (c’est-à-dire résultant d’une circonstance inattendue et circonscrite dans le temps) dans leur vie personnelle ou familiale[12].

« À ce moment-là, j’avais vraiment besoin d’argent parce que la situation chez moi était assez difficile. J’étudiais, ma sœur aussi, ma mère était au chômage et nous avions besoin d’argent. J’avais un travail à l’époque, mais je faisais très peu d’heures. Alors, j’ai décidé de faire un don pour ça. » (Olivia, Madrid, 26 ans, en couple, sans enfant, 5 « dons »)

Pour faire référence à l’indemnisation de leur « don » par les cliniques, les « donneuses » disent que les établissements les « paient », les « récompensent » ou les « aident » économiquement. Par ailleurs, certaines d’entre elles remettent en cause le terme de compensation financière et l’idée d’altruisme comme motivation légitime pour faire un « don », deux conceptions imposées par les cliniques. C’est le cas de Yoana (Valence, 39 ans, mariée, sans enfant, 1 « don » il y a 15 ans) :

« Je ne sais pas ce qu[e les cliniques] paient maintenant, mais il me semble que 1000 euros c’est bien. Pour moi, c’est du pognon, c’est-à-dire un mois de salaire ! […] Légalement, je ne sais pas exactement pour quoi elles te paient. Je me souviens qu’ils m’ont dit : “Non, non, mais ce n’est pas [un acte] payé, c’est un don altruiste, on te donne une compensation […]”, et j’ai dit : “Putain, vous êtes bien en train de nous payer ! Je veux dire, d’accord, appelez ça comme vous voulez, parce que la loi ne vous permet pas d’acheter des ovules, mais vous êtes en train de me payer”. »

De par ces propos, il convient de se demander : en échange de quoi ces femmes pensent-elles être dédommagées ? Selon elles, quel est l’objet du paiement ? Dans leurs discours, deux réponses apparaissent en filigrane : elles sont payées soit pour leurs ovules (pour le produit du processus de « don »), soit pour le travail réalisé (pour l’activité de production effectuée pour fournir des ovules).

Le « paiement » des ovules : pour les femmes, les cliniques achètent les ovules, mais elles ne les vendent pas !

Les femmes interrogées utilisent le terme donnantes (« donneuses » en français) pour parler de leur participation au processus de « don » d’ovules. Cette expression est la plus répandue en Espagne pour nommer les fournisseuses de gamètes et elle permet également aux femmes de ne pas se percevoir comme des vendeuses d’ovules. En revanche, ces dernières n’ont aucun problème à suggérer que les cliniques (et/ou les receveuses) achètent leurs ovules, notamment lorsqu’elles soulignent que les cliniques réfutent l’idée de « payer » pour des ovules ou qu’elles affirment que ces entreprises « s’enrichissent grâce aux donneuses » en touchant d’importantes sommes d’argent pour leurs ovules (ou en facturant les traitements médicaux aux femmes receveuses qui en dépendent).

« - Je pense que c’est 900 euros.

- Pensez-vous que c’est assez ?

- Personnellement, je trouve cela injuste. […] Puisque vous donnez un ovule, un code génétique, la vie… Il ne me semble pas juste, d’un côté, que cet ovule soit acheté avec de l’argent et, d’un autre côté, qu’ils me paient si peu. C’est 900 euros, oui, mais, par exemple, combien vont payer ceux qui achètent cet ovule ? Eh bien, ils vont payer beaucoup plus. » (Angela, Madrid, 21 ans, en couple, sans enfant, 1 « don » interrompu).

Si elles reconnaissent que les cliniques achètent de manière déguisée leurs ovules, elles n’admettent pas pour autant les vendre. Seules deux « donneuses » tirent cette conclusion tout en signalant que cela leur pose un dilemme éthique. Ces femmes trouvent, d’une part, que le montant de l’indemnisation est trop substantiel pour quelque chose qui devrait être fait probono et, d’autre part, elles expriment que les gains économiques que font les cliniques grâce à leurs ovules sont énormes. C’est le cas d’Encarnación (Andalousie, 23 ans, en couple, sans enfant, 1 « don ») :

« Considérant que c’est quelque chose d’altruiste, je trouve la compensation très généreuse. Il est vrai que, plus tard, la clinique génère beaucoup d’argent. Et en fait, je suis face à un dilemme éthique, c’est-à-dire ce que je fais vraiment, c’est vendre mon matériel, n’est-ce pas ? »

Confrontées à la possibilité que leurs ovules soient « vendus », ces femmes se disent partagées. De manière générale, elles n’acceptent pas vraiment cette image selon laquelle elles vendraient leur matériel corporel. Ce constat est étonnant puisque dans les mêmes entretiens, elles décrivent certaines pratiques médicales qui leur font suspecter que les cliniques ne s'intéressent qu'à leurs ovules. De ce fait, ces femmes interprètent que ces établissements les paient pour leur production et leur cession d’ovules. L’une d’entre elles consiste à les inviter à faire un nouveau « don » malgré le temps écoulé entre un cycle et le suivant est inférieur à la « période de sécurité protocolaire » d’au moins trois mois[13] établie par les cliniques. L’intérêt des cliniques pour leurs ovules devient encore plus évident pour les « donneuses » quand le personnel de ces établissements exprime la désirabilité de certains de leurs traits phénotypiques (blancheur de la peau, taille, couleur des yeux ou des cheveux, etc.). Ainsi, Concepción (Catalogne, 28 ans, célibataire, sans enfant, 5 « dons » en 1 an) rend compte de la demande qui lui a été faite immédiatement après son quatrième prélèvement d’ovules, alors même qu’on lui avait expliqué par le passé qu’au moins trois ou quatre mois devaient s’écouler entre chaque « don » :

« - Au moment du quatrième [don], j’ai trouvé la clinique un peu abusive. Je ne veux pas jouer la victime, mais je trouve qu’ils ont abusé de moi en profitant de ma disponibilité, parce que quand je suis allée à la dernière consultation, après la ponction des ovaires, c’est à ce moment-là qu’ils m’ont demandé si je voulais refaire un nouveau don. Et, j’ai répondu : “Oui, je suis intéressée”, ce à quoi ils ont répliqué : “En fait, la règlementation a changé et vous pouvez faire un don tous les deux mois, au lieu de tous les trois ou quatre mois”. Et j’ai dit : “Ah, d’accord”. Eh bien, tout s’est précipité, parce que j’ai signé [le consentement éclairé] et je me suis engagée dans un autre processus de don immédiatement après en avoir fait un. Et je pense que cela aurait pu être évité. Ils étaient intéressés [par ce nouveau don] par mes caractéristiques physiques, car [la clinique] a de nombreux récepteurs finlandais, d’accord ? Eh bien, ils veulent des donneuses aux cheveux bruns et aux yeux verts. Mais je sentais qu’ils me mettaient en danger. J’allais le faire, mais ils auraient pu attendre quelques mois parce que, comme vos règles sont aussi modifiées, en un mois vous les avez deux fois […] c’est-à-dire que pendant cette période, je n’étais pas bien ni physiquement ni psychologiquement, parce que j’ai fait ce nouveau don trop rapidement. Intérieurement, je me posais la question de manière obsessionnelle.

- Est-ce à ce moment-là que vous avez senti que vous deviez abandonner le processus de don ?

- En fait, après avoir signé, si vous voulez faire marche arrière, il faut payer 200 euros. »

Une autre pratique décrite par ces femmes, qui met en évidence le fait que le paiement est directement associé aux ovules produits (en tant que produit final) consiste à ne pas compenser financièrement les « donneuses » lorsque les ovules n’évoluent pas favorablement[14] ou quand un risque élevé d’hyperstimulation ovarienne est détecté. Dans ce cas, les cliniques arrêtent le traitement médical et les ovules ne sont pas extraits. Bien qu’elles aient subi un certain nombre de gênes et qu’elles aient consacré un temps à la stimulation ovarienne dans les cliniques, les femmes concernées par ces interruptions de traitement ne reçoivent aucune compensation financière. Compte tenu de leur expérience, ou de celle d’autres donneuses, les femmes interrogées se rendent compte de l’importance du produit final (les ovules) et des risques (financiers ou ceux liés à leur santé) que le processus comporte. C’est le cas de Bibiana (Castille La Mancha, 37 ans, en couple, 1 enfant, 2 « dons » il y a 6 ans et 1 « don » interrompu).

« Moi, par exemple, la troisième fois, j’ai pris des médicaments, mais ils ne m’ont rien payé. Vous prenez ce risque. Vous êtes payée si la ponction a lieu. S’il n’y a pas de ponction, il n’y a pas d’argent. En fait, je n’ai pas eu le traitement complet, mais pendant deux semaines on m’a fait des piqûres. En fait, mes voyages à la Communauté autonome de Madrid n’ont servi à rien ! On n’est payé que lorsqu’on a terminé le traitement, lorsqu’il y a une ponction… c’est-à-dire lorsque les ovules sont bons et qu’il n’y a pas eu de problème. Ils vous paient pour cela. Ils font la ponction et après une semaine environ, ils vous appellent pour que vous alliez récupérer le chèque. »

En fait, cette pratique des cliniques consistant à ne pas payer les femmes lorsque le processus clinique est interrompu a été mise en cause par l’American Society for Reproductive Medicine (ASMR, 2016 : e18). À l’inverse, il faut souligner que les « donneuses » qui décident de se retirer du processus de « don » sont tenues de rembourser les frais des différents examens et des médicaments qui leur ont été administrés (Kalfoglou et Geller, 2000 : 231 et 232), comme le rappelle Olivia (Madrid, 26 ans, en couple et sans enfant, 5 « dons ») :

« - Si vous démarrez le processus de don et qu’ils ont déjà fait les tests et, tout à coup, vous dites que vous ne voulez pas continuer, toutes ces dépenses médicales réalisées par la clinique doivent être remboursées.

- Autrementdit,devez-vouslespayer ?

- Oui, vous devez payer de votre poche toutes les dépenses engagées si vous arrêtez le processus. Et on est régulièrement informées de tout cela […] »

Ces pratiques dévoilent les relations asymétriques entre les « donneuses » et les cliniques/banques de gamètes en termes de prise de décision, de contrôle sur les corps des femmes et de visibilité dans le processus de reproduction assistée. Tout d’abord, les « donneuses » soumettent leur corps à un régime draconien, impliquant une série de tâches à accomplir rigoureusement afin d’assurer que leurs ovules soient les meilleurs possibles et ainsi recevoir la compensation financière convenue.

Ces différentes actions leur laissent peu de place pour négocier les conditions dans lesquelles elles effectuent le don. Elles sont assujetties en permanence au contrôle et à la surveillance des professionnel.le.s des cliniques/banques de gamètes. Parallèlement, les « donneuses » sont considérées de seconds rôles dans les traitements de reproduction assistée. Même si leur participation est essentielle aux projets familiaux des futurs parents et au fonctionnement du business des cliniques/des banques créées autour du don d’ovules (Waldby et Cooper, 2008), leur rôle dans la procréation assistée est relégué à une position périphérique en termes de droits, de capacité d’action et de visibilité. Ascensión (Catalogne, 23 ans, en couple, sans enfant, 2 « dons ») fait notamment allusion à ce dernier point lorsqu’elle évoque les différentes entrées réservées aux « donneuses » et aux receveuses d’ovules dans certaines cliniques : « [o]n est comme la face cachée de la reproduction assistée. Donc, d’un côté c’est : “Messieurs-dames, venez faire des bébés !” et, de l’autre [on nous dit] : “Vous, les filles, venez par ici, ne vous faites pas trop voir. Vous êtes la face cachée de cette affaire” ».

Prendre soin de soi pour fournir des ovules à autrui, un travail rémunéré ?

Parmi les trente-huit donneuses espagnoles étudiées, seules quatre utilisent le terme travail pour désigner le « don » d’ovules. Concepción (Catalogne, 28 ans, célibataire, sans enfant, 5 « dons » en 1 an) le fait à plusieurs reprises au cours de l’entretien, et explique qu’afin de pouvoir « donner » des ovules, elle a dû prendre soin d’elle :

« - Oui, pour le deuxième [don], la fille n’est pas tombée enceinte et ça m’a un peu déprimée, parce qu’en fait, j’ai mal fait le travail ! 

- Alors c’est un travail pour vous ?

- Oui, bien sûr, vous devez faire les piqûres, prendre soin de vous, aller là-bas [à la clinique] […] parce qu’au fond ils [les cliniques] ne s’intéressent qu’aux ovules, vous savez ? »

Elvira (Catalogne, 26 ans, en couple, 2 enfants, 5 « dons ») considère que la compensation financière n’est pas suffisante, car « c’est beaucoup de travail ». Si elle « devait être payée en fonction du travail réalisé », cette compensation devrait être plus élevée. Cependant, elle ne précise pas en quoi consisterait ce travail. Pour rendre compte de la compatibilité de son « don » avec sa posture féministe, Irene (Catalogne, 32 ans, célibataire, sans enfant, 1 « don ») affirme qu’elle se trouve dans la position d’une femme « très mal financièrement » et dont le corps « est un outil de travail » qui lui permet d’affronter cette situation. Micaela (Andalousie, 26 ans, célibataire, sans enfant, 3 « dons »), quant à elle, soutient prendre le « don comme un travail », puisqu’il implique une série de voyages à la clinique et un ensemble de tâches à la fin desquelles elle recevra un salaire.

Quant aux autres « donneuses » interrogées qui représentent la majorité de notre échantillon, elles réservent l’utilisation du terme travail pour désigner les activités salariées avec lesquelles elles combinent le « don ». Pour ces femmes, le « don » d’ovules est une affaire ponctuelle, qui leur garantit rapidement l’argent nécessaire pour répondre à un besoin économique. La précarisation de l’emploi en Espagne fait que les activités salariées auxquelles elles peuvent accéder sont moins payées que le « don ». Cependant, certaines pratiques des candidates au « don » ou des « donneuses » suggèrent que, même sans utiliser le terme travail, elles le conçoivent comme tel. Tout d’abord, elles ont bien souvent envisagé d’autres formes de travail rémunéré avant de décider de faire un « don ». Ana (Madrid, 21 ans, en couple, sans enfant, 1 « don ») l’explique ainsi :

« Et tout à coup, vous pensez : “Qu’est-ce que je fais ? J’ai pas envie de travailler comme relations publiques parce que je n’aime pas être dans la rue la nuit et [travailler] pour une discothèque […] je ne peux pas donner des cours, je ne peux pas signer de contrat, parce que je vais perdre le peu d’allocations que je reçois” […] et je viens de voir une pub sur Facebook [pour donner des ovules][15]. »

Leur participation au « don » d’ovules est d’ailleurs décrite comme une série d’activités à réaliser régulièrement (utilisation de contraceptifs, visite à la clinique une ou plusieurs fois par semaine pour les différents traitements et examens médicaux, etc.) qui leur demande une planification très exigeante de leur emploi du temps. Il faut qu’elles contrôlent précisément la durée écoulée entre la dernière injection et la ponction, et ensuite effectuer cette dernière à la date et à l’heure établies par les cliniques. De plus, ces femmes doivent éviter d’avoir des relations sexuelles non protégées ou faire du sport, ce qui implique une limitation importante de leur autonomie sexuelle et, plus largement, de leur autonomie corporelle. Tous ces soins et activités associées à la production d’ovules pour autrui permettent, comme le dit Carlota (Madrid, 22 ans, célibataire, sans enfant, 1 « don »), que les ovules soient plus gros.

« J’ai commencé à penser que, eh bien, [l’argent que l’on reçoit] est dû aux efforts que nous faisons pour venir à la clinique, pour venir à toutes les consultations, car en fait il y en a pas mal, on nous fait faire une échographie à chaque visite, il faut ensuite commencer les traitements […] Et je pense que c’est aussi un effort pour la donneuse. Du moins, pour moi, ça l’a été[16]. » (Ivana, Madrid, 19 ans, en couple, sans enfant, 2 « dons »)

Ces femmes assimilent le « don » d’ovules à un travail (ou plus précisément à un travail rémunéré) et soulignent le fait qu’un cycle de « don » dure environ un mois. En échange, elles reçoivent une somme d’argent proche du salaire mensuel qu’elles recevraient pour un autre emploi. Concepción (Catalogne, 28 ans, célibataire, sans enfant, 5 « dons ») assure que :

« 1000 €, c’est très bien et, surtout, c’est très bien calculé, car c’est comme un mois de travail [enfin] ça prend plus ou moins un mois à partir du moment où vous commencez jusqu’à ce qu’ils vous donnent l’argent. »

De même, Natalia (Catalogne, 32 ans, en couple, 4 enfants, 1 « don » réalisé il y a 10 ans), déclare qu’« il s’agissait de beaucoup d’argent » perçu pour un « don » et ajoute :

« Si je travaillais un mois, ça me faisait 1000 € alors qu’avec le don, j’aurais gagné 900 € [sur la même période]. Donc, punaise ! [ça valait la peine] parce que, bien sûr, à l’époque j’avais ma fille et j’étudiais aussi. »

Les femmes interrogées témoignent d’une perception ambivalente de leurs corps. Elles se le représentent tantôt comme un outil de travail tantôt comme un objet exploité par les cliniques de procréation assistée. À cet égard, elles déclarent que leur corps est traité comme une machine à produire des ovules : « un incubateur d’ovules » affirme Jena ; « une machine à pop-corn » déclare Mariola. Certaines se sentent comme du bétail : « j’avais l’impression d’être une vache à lait », raconte Mariola ; « ils m’ont traitée comme du bétail », conte Encarnación ; « j’ai eu la sensation d’être une poule pondeuse », lance Jena. Cependant, les « donneuses » disent que le personnel des cliniques interagit avec elles avec sympathie et délicatesse tout au long du processus de « don », du moins quand il se déroule normalement. À tel point que Rosa (Madrid, 21 ans, mère monoparentale, 1 fille, 1 « don »), qui pensait que le personnel allait l’ignorer après la ponction « puisqu’elle leur avait déjà donné ce dont ils avaient besoin », a été agréablement surprise lorsqu’une employée de la clinique l’a appelée pour savoir comment elle allait. L’importance des ovules pour les cliniques est si forte dans l’esprit des « donneuses » que certaines d’entre elles sont étonnées quand des employés d’un établissement se préoccupent de leur état de santé après le prélèvement d’ovules.

De plus, le don rémunéré représente pour les « donneuses » un ensemble d’activités impliquant la production et la cession de ces ovules. Elles ne sont pas à l’aise avec les formulations relatives à leur vente ou celles concernant la compensation des pertes et dépenses liées à ces activités (voir note 16). Si l’on considère que le travail, selon la définition opérationnelle de Cattapan (2016 : 2), n’est rien de plus que de participer à des activités de production de biens et de services[17], alors comment se fait-il que le terme « travail » n’apparaît pas dans le discours des « donneuses » pour désigner leur participation à la production d’ovules pour autrui ?

Pourquoi les « donneuses » ne nomment-elles pas le « don » d’ovules comme un travail ?

Le fait que les « donneuses » ne qualifient pas le « don » d’ovules comme un travail peut être lié aux conditions sociales dans lesquelles cet acte se déroule. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène. Le premier facteur concerne les aspects de l’approvisionnement d’ovules qui rapprochent cette activité d’un emploi précaire. Tel que le souligne Cattapan (2016 : 2) en citant Vosko (2002), cela peut être défini en tant qu’« un travail rémunéré caractérisé par l’incertitude, par de faibles revenus et par des avantages sociaux et des droits juridiques limités »[18]. En effet, « les donneuses » ne sont pas bénéficiaires des allocations sociales ou des droits en tant que travailleuses puisqu’elles ne sont considérées ni socialement ni légalement comme telles. Au contraire, on suppose qu’elles agissent de manière altruiste et qu’elles reçoivent pour leur participation à la production et la cession d’ovules, non pas un paiement, mais une compensation économique pour les dépenses et les gênes occasionnées. De cette manière, les problèmes de santé dont elles pourraient souffrir suite à un « don » ne sont pas pris en charge par les cliniques, mais par le système de santé publique espagnol. De même, les « donneuses » ne peuvent pas négocier les conditions de leur participation à la production et cession – celles-ci étant établies par les cliniques – ou se rendre dans un syndicat pour qu’il le fasse en leur nom. Dans ce contexte, mettre un terme au processus de « don » signifie ne pas recevoir de compensation financière et même supporter les frais des examens et le prix des médicaments administrés jusqu’alors. Étant donné que cette activité n’implique pas de cotisation à la sécurité sociale pour ces femmes, il va de soi que le temps consacré au « don » n’est pas comptabilisé pour leur retraite ni pour le calcul des allocations chômage.

D’un autre côté, le « don » d’ovules comporte un caractère temporaire pour au moins deux raisons. C’est une activité intermittente et instable, « un travail sporadique qu’on ne peut pas faire tous les mois », selon Concepción (Catalogne, 28 ans, célibataire, sans enfant, 5 « dons »), alors qu’au contraire, « il faut payer le loyer chaque mois » et faire face aux autres dépenses de la vie courante. De plus, cette activité n’offre pas de perspective d’avenir, car la convention[19] utilisée par le corps médical stipule qu’on peut donner au maximum six fois. Bien qu’il y ait des « donneuses » qui, en l’absence d’un Registre national des donneurs en Espagne, et malgré sa création envisagée dans la loi espagnole 14/2006, « donnent » leurs ovules plus de six fois. Si elle présente des risques pour la santé des femmes, cette pratique est possible en se rendant soit dans différentes cliniques, ou soit dans une seule comme l’illustrent les propos de Mireia (Andalousie, 23 ans, en couple, 1 fille, 7 « dons » en 2 ans) :

« - Y a-t-il des problèmes liés au processus de don qui vous inquiètent ?

- […] Oui, la fois précédente allait être ma dernière fois, puis ils m’ont appelée et m’ont dit : “Regardez, il y a une femme [receveuse] ici qui est compatible avec vous”. Et je leur ai répondu : “Eh bien, aucun problème pour moi”, mais ensuite j’ai commencé à me dire : “Si je fais sept ou huit dons, et qu’après je veux avoir un enfant, je ne sais pas si ça va me poser des problèmes”. »

Même si la somme d’argent touchée par les « donneuses » est généralement un peu plus élevée que ce qu’elles perçoivent pour leur(s) emploi(s) ou celui qu’elles pourraient avoir, il faut préciser qu’elle ne leur permet pas de répondre à leurs propres besoins économiques et/ou à ceux de leur famille, notamment parce que ce paiement est un versement ponctuel ne pouvant pas être considéré comme un revenu régulier. C’est pour cette raison que les « donneuses » font souvent référence à cette compensation comme une aide – un revenu complémentaire. Cette idée se retrouve également pour désigner leur contribution à l’économie familiale à travers d’autres emplois précaires ou non reconnus socialement (Tobío, 2005 ; Carrasco et al., 2011 ; Prieto et Pérez de Guzmán, 2015), par exemple les soins aux personnes âgées ou les tâches ménagères dans ce que l’on nomme l’économie informelle.

Le second facteur empêchant le « don » d’être considéré comme un travail provient de l’idéologie de l’altruisme qui prévaut dans les discours des cliniques (Lafuente-Funes, 2017) et de la loi espagnole[20]. Cette idéologie est à l’origine de l’absence de régulation du « don » d’ovules en tant que travail rémunéré sous prétexte que cela évite la marchandisation des tissus humains (Cattapan, 2016). Elle est aussi perceptible dans l’interprétation des « donneuses » concernant leur implication dans la production d’ovules. Natalia (Catalogne, 32 ans, en couple, 4 enfants, 1 don il y a 10 ans) l’exprime de la manière suivante :

« David [son conjoint] m’a dit : “Espérons qu’ils vont quand même te payer après tout ça […]”. Je lui ai répondu : “Je m’en fiche, c’est compliqué de demander de l’argent. Si j’y vais et qu’ils ne me paient pas, je ne peux pas leur dire : rendez-moi mes ovules, ils sont à moi [rires]. C’est bon, ce n’est pas grave, je me serai fait arnaquer, c’est tout”. En principe, on est censé le faire pour aider […] »

La notion d’altruisme invite les femmes à concevoir la compensation financière comme une aide (un contre-don) qu’elles reçoivent par l’intermédiaire des cliniques de PMA en échange de leur aide (le don) aux femmes ayant des problèmes de fertilité. Ceci est particulièrement vrai pour Margarita (Catalogne, 24 ans, en couple, 2 enfants, 4 « dons ») qui fait ressortir que le « don » d’ovules est une entraide et refuse d’attribuer le terme d’entreprise aux cliniques.

« - En fait, je suis très en colère quand on dit que c’est une entreprise ou quand on entend dire que cela ne sert qu’à obtenir de l’argent des receveuses d’ovules. […] Mais bon, en fait, c’est beau parce qu’on aide [les femmes infertiles] et on est aidée [économiquement par les cliniques]. C’est une entraide.

- Alors que signifie pour vous être donneuse ?

- Eh bien, pour moi, cela signifie une aide mutuelle. J’aide une personne à être mère, ce qui est inestimable, c’est-à-dire que ça n’a pas de prix, d’accord ? Et en échange de la peine que je me donne pour concevoir l’ovule, ils [la clinique et la receveuse] me donnent une petite récompense. »

Si Margarita ne se représente pas les cliniques en tant que des entreprises ayant des intérêts économiques, elle considère encore moins que les « donneuses » sont des travailleuses de ces cliniques. Dans d’autres articles (Rivas et al., 2019 ; Jociles, 2020), l’équipe de recherche a souligné que cet échange d’aides dont parle Margarita peut être mieux compris en récurant à la théorie de la réciprocité équilibrée de Sahlins (1974) qu’à travers la théorie maussienne du don, car il ne répond pas aux caractéristiques que Mauss (2009 [1925]) attribue à ce dernier. On ne reçoit pas d’objet ou de service similaire à celui qui a été donné – on « donne » des gamètes, mais on acquiert de l’argent –, le don n’est pas inaliénable de celui qui le fait – séparation « donneuse »/ovules– et l’échange n’implique pas l’existence d’un crédit ou d’une dette différée – puisqu’il prend fin à chaque cycle de production-cession d’ovules. De plus, le « don » n’a pas pour objectif de créer ou de renforcer un lien entre les parties concernées, mais ce que le système espagnol de « don » d’ovules garantit, c’est la déconnexion et la séparation entre les « donneuses » et les receveuses. Cela se produit surtout à travers l’anonymat des « dons » et les pratiques des cliniques qui y trouvent l’une de leurs justifications, comme celles mentionnées dans cet article (l’existence de différentes portes d’entrée dans les cliniques ou de différents bâtiments pour les « donneuses » et receveuses ou, comme nous le verrons ci-après, le refus de fournir des informations non identifiantes les unes sur les autres). Quelques « donneuses » ne parlent pas d’aide mutuelle, mais plutôt de troc ou de « donnant donnant » – dans les cas de Natalia et Vicenta. La plupart d’entre elles conçoivent l’échange de « don » contre une compensation financière en termes d’une transaction commerciale, à savoir un paiement pour leur participation au processus de production d’ovules ou un achat du produit de ce processus. De cette façon, elles refusent l’idéologie de l’altruisme hégémonique dans le domaine de la PMA, parfois avec des contradictions comme celle mentionnée précédemment, sur le fait que ces femmes ne pensent pas être en train de « vendre » leurs ovules, mais argumentent que les cliniques les leur « achètent ».

Deux autres éléments impliqués dans le « don » d’ovules en Espagne obscurcissent l’appréciation de la valeur économique de leurs ovules pour les « donneuses » et, par conséquent, de leur participation à leur production. À quelques exceptions près, le corps médical des cliniques ne leur donne pas d’informations sur la quantité d’ovules extraits à chaque ponction ni sur le nombre de nouveau-nés issus de leurs « dons » ni sur l’utilisation de leurs ovules frais ou congelés ni sur le total de personnes qui en bénéficient. Noelia (Madrid, 24 ans, en couple, sans enfant, 2 « dons » il y a 4 ans) le décrit de la manière suivante :

« - Vous a-t-on informé du nombre d’ovules extraits ?

- Non, non. En fait, après avoir fait un premier don, on ne m’a pas informée [du nombre d’ovules extraits]. C’était étrange parce qu’on m’a tout de suite demandé si je voulais faire un autre don. En fait, après avoir terminé [le premier don], ils m’ont donné l’argent ! Et c’est tout ! Après, je ne savais pas s’ils m’avaient dit de faire un autre don, car, effectivement, une femme était déjà tombée enceinte grâce à mes ovules et apparemment ils avaient bien fonctionné. Mais non, on ne m’a pas informée du tout. »

Or, ces données permettraient de faire des calculs des bénéfices bruts que les cliniques tirent de leurs « dons ». Vicenta (Catalogne, 27 ans, en couple, sans enfant, 6 « dons »), qui ne connaît pas le nombre d’ovules lui ayant été extraits à chaque cycle de « don », quantifie donc ces gains bien en deçà de ceux que les cliniques obtiennent probablement[21] :

« Il me semble qu[e les cliniques] ne prennent pas qu’un ovule à chaque intervention, ils en extraient plusieurs. Je ne sais pas combien d’ovules ils extraient à chaque femme, peut-être plus de cinq. Donc, pour chaque intervention, multipliez 5 ovules par 6000 € [montant estimé de celui que les cliniques reçoivent des femmes receveuses]. Eh bien, ils gagnent beaucoup d’argent à chaque fois qu’une personne fait un don. Donc, je pense que nous ne sommes pas bien payées, même si nous ne sommes pas censées le faire pour l’argent, mais pour aider une autre personne. À vrai dire, ils [les cliniques] en profitent énormément. »

La plupart d’entre elles ne posent pas de questions sur ces aspects du « don » dans la clinique. Elles le justifient de deux temps. En premier lieu, elles transfèrent la prescription d’anonymat qui entoure les « dons » à des données non identifiantes des familles receveuses. Les propos d’Encarnación (Andalousie, 23 ans, en couple, sans enfant, 1 don) et de plusieurs autres « donneuses » montrent la manière dont ces femmes étendent l’anonymat à des facettes du « don » n’étant pas incluses dans la loi espagnole de PMA.

« Non [on ne lui a pas dit si des enfants sont nés grâce à son don]. Nous n’en avons même pas parlé, et si j’avais demandé, ils [la clinique] m’auraient dit non, que c’est une information confidentielle, parce qu’ils m’ont bien fait comprendre que le don était anonyme ! »

En second lieu, elles ne demandent pas ces informations parce que leur principale préoccupation est que les ovules soient extraits le plus tôt possible, afin de mettre un terme au gonflement et aux gênes corporels que la stimulation ovarienne leur a générés, comme le déclare Micaela (Andalousie, 36 ans, célibataire, sans enfant, 3 « dons »). D’autres femmes interrogées posent des questions, mais elles n’arrivent pas à obtenir des réponses qui les satisfont, puisque les employé.e.s des cliniques utilisent la prescription d’anonymat ou de confidentialité pour justifier leur refus de fournir à ces femmes quelques données, comme celles-ci nous le rapportent. Il s’agit d’une explication plausible et indiscutable qui rend compte d’une dissimulation de l’information de la part des cliniques. Débora (Madrid, 21 ans, en couple, sans enfant, 2 « dons ») l’exprime de la manière suivante :

« - Alors, quand ils [la clinique] ont fait la ponction, parce que j’étais curieuse de tout savoir ! [rires], j’ai demandé : “Combien [d’ovules] vous m’avez prélevés ?” La doctoresse m’a dit qu’elle ne pouvait pas me le dire. Mais, bien sûr, je voulais le savoir, pas pour le dire aux autres, mais pour savoir ce qui se passait dans mon corps. Mais elle ne m’a rien dit.

- Elle ne vous a pas dit combien ?

- Non.

- Pensez-vous qu’ils devraient vous donner cette information sur le nombre d’ovules ou ce n’est-ce pas important pour vous ?

- Je pense qu’ils [la clinique] devraient nous le dire, mais il y a des choses que […] C’est la confidentialité des données. Et il y a des choses médicales qu’elle [la doctoresse] m’a dit qu’on ne peut pas communiquer aux patients. »

Le quatrième facteur, qui contribue à donner de l’importance aux ovules dans les discours des « donneuses », renvoie à l’idée du « gaspillage » de leurs ovules. En conséquence, elles décident de remettre aux cliniques les gamètes qu’elles ne vont pas utiliser pour concevoir leurs propres enfants, afin que d’autres femmes puissent en profiter. Elles pensent alors qu’elles « donnent » des ovules qu’elles « perdent » chaque mois avec leur menstruation. Antonia (Madrid, 29 ans, en couple, 1 garçon, 5 dons) l’explique ainsi à son fils de 11 ans :

« Ce sont simplement mes petits ovules qui ne me servent à rien, car quand j’ai mes règles, ils [les ovules] se perdent. Et ce qui est perdu pour moi, je vais le donner à une autre femme. »

Conclusion

Archétype des travailleuses temporaires et intermittentes, les « donneuses » font office de seconds rôles dans les processus de production et cession d’ovules même si leur participation est essentielle aux projets familiaux des futurs parents et au fonctionnement du « business » des cliniques/banques de gamète. Malgré leur participation est fondamentale en termes de valeur produite (Waldby et Cooper, 2008 ; Rivas et al., 2019), elles sont reléguées à une position périphérique concernant les droits et la reconnaissance sociale. Comme l’a souligné auparavant Ascensión (Catalogne, 23 ans, en couple, sans enfant, 2 « dons »), les « donneuses » représentent le côté obscur de la reproduction assistée, la partie cachée aux futurs parents. Ces derniers peuvent ainsi continuer à les imaginer comme des femmes attentionnées, éthérées, des sortes de « fées » qui font de leur désir de progéniture une réalité et qui, en tant que telles, n’ont pas d’existence corporelle propre (Jociles et al., 2016).

Nous avons également vu les difficultés rencontrées par les femmes interrogées à nommer leur contribution au processus avec le terme « travail ». Les caractéristiques de l’approvisionnement en ovules sont loin du modèle hégémonique du travail salarié, à savoir un travail conforme à certaines exigences normatives minimales : une certaine rémunération et un temps de travail équitables, de même qu’une stabilité et un sens de sécurité et de protection sociale justes face aux risques d’accident et de santé (Prieto, 2007 : 11). Cet éloignement et l’idéologie de l’altruisme sur laquelle se base la PMA sont deux des explications possibles du fait que la plupart des « donneuses » ne reconnaissent pas leur participation à cet approvisionnement comme un travail et ne la désignent pas comme telle. C’est une idéologie qui, en plus, tend à homogénéiser les femmes à travers leur désir « naturel » de devenir mères au-delà de leur situation économique, politique et socioculturelle.

Bien qu’elles soient peu nombreuses parmi notre échantillon de donneuses, certaines d’entre elles – les plus critiques du système de PMA espagnol : Elvira, Mariola, Yoana, Noelia et Vicenta, qui sont par ailleurs les plus âgées – n’acceptent pas le terme d’altruisme ni l’idée de sororité féminine pour qualifier leur expérience dans ce système pour deux raisons principales. Premièrement, en raison de la notion d’altruisme proposée – et même imposée, selon ce qu’on peut déduire de leurs témoignages – par les cliniques/banques de gamètes. Il s’agirait de la motivation légitime (et du sentiment approprié) pour les « donneuses », mais les cliniques/banques n’appliquent pas, à leur avis, cette définition dans leurs relations avec les receveuses, auxquelles elles facturent de grosses quantités d’argent pour les traitements d’ovodonation. Deuxièmement, ces « donneuses » ne se sentent pas solidaires avec les femmes ne faisant pas partie de leur groupe d’appartenance, c’est-à-dire qui des positions sociales plus élevées et qui disposent de ressources économiques plus importantes. Elles refusent cette notion de sororité et montrent une conscience de la logique de reproduction stratifiée soutenant l’industrie de la procréation médicalement assistée. En déniant de cette manière l’idéologie de l’altruisme, elles arrivent à justifier leur motivation exclusivement ou principalement économique dans ce contexte[22]. Malgré cette remise en cause du cadre altruiste du « don » d’ovules, ces femmes ne qualifient toutefois pas leur participation comme un travail. Nous avons tenté de mettre en lumière cette incohérence apparente, partant de l’idée que le concept de travail utilisé par ces femmes reste influencé par le modèle hégémonique, même si les postes que la plupart d’entre elles ont occupés, ou occupent actuellement, ne correspondent pas du tout à ce modèle.

Le fait que les « donneuses » d’ovules ne soient pas considérées comme des travailleuses par la société ni par elles-mêmes n’annule pas le potentiel de « travail reproductif » en tant qu’outil théorique et politique. Comme le rappelle Jouan et Clos (2020) pour le cas de la GPA, l’utilisation de ce concept pour comprendre l’apport des « tiers » dans la procréation humaine assistée n’a pas été exempte de débats académiques et politiques, d’autant plus qu’elle n’a pas répondu de manière convaincante à deux des principales critiques ayant été faites à la participation des donneuses et des mères porteuses: 1) la commercialisation de matériel biologique ou, en général, de la vie elle-même ; et 2) l’exploitation des femmes qui y prennent part. Approcher théoriquement l’approvisionnement en ovules des cliniques de PMA comme un travail reproductif n’élimine pas en soi les situations précaires dans lesquelles cette activité est exercée, mais cela faciliterait la possibilité de générer des espaces de reconnaissance mutuelle, de coopération et d’action collective contre les dynamiques d’individualisation et de gouvernance auxquelles les « donneuses » d’ovules espagnoles sont soumises.