Corps de l’article

Introduction

Selon l’UNHCR[1], l’année 2021 marque un nombre jamais égalé de 82,4 millions de personnes déplacées suite à des guerres, des violences ou des persécutions avec 26,4 millions de personnes réfugiées, un record atteint notamment à cause du conflit syrien (avec actuellement 6,7 millions de réfugiés) (UNHRC, 2021). La « crise » des réfugiés est apparue au-devant de la scène en 2015 avec la montée médiatique des naufrages survenus en mer Méditerranée sur les rivages de la Turquie et de la Grèce. L’on se souviendra d’Alan Kurdi, enfant tristement connu pour la photo de son corps, dénué de vie, échoué vulgairement sur une plage turque au beau milieu de l’été (Olesen, 2018). Si la médiatisation a permis une prise de conscience publique, certains états ont mis en place des politiques d’accueil et d’intégration et en conséquence, l’année 2015 a marqué au Canada l’arrivée de plus de 25 000 réfugiés (MIDI, 2016), accueillis à bras ouverts par le gouvernement de Justin Trudeau. Aujourd’hui, la situation reste dramatique et les réfugiés demeurent dans des situations extrêmement difficiles dans des pays de transit submergés par la situation, décuplée depuis mars 2020 par la crise sanitaire de la Covid-19. Tensions civiles, discrimination, précarité, dégradation de la santé, les résultats de ces situations sont tant innombrables que déplorables. Au-delà de l’organisation de l’accueil et la gestion des personnes réfugiées, l’UNHCR est très critique des frileux quotas accordés aux immigrants réfugiés par certains pays riches, comme le Canada. Les acceptations de nouveaux dossiers de demande de parrainage sont d’ailleurs restées fermées à plusieurs reprises ces dernières années, rendant la situation encore plus difficile pour des milliers de familles dans l’attente. L’UNHCR a annoncé en 2018 que la priorité d’accueil devrait être accordée aux populations vulnérables que sont : les personnes handicapées, les personnes politiquement à risque, ainsi que les femmes seules avec enfants[2]. C’est cette catégorie de personnes qui nous intéresse dans cette recherche. Les femmes migrant avec leurs enfants constituent la majorité des populations réfugiées. Selon l’UNHCR, entre 38 et 43 % des personnes ayant subi une migration forcée en 2019 étaient des enfants. Plus des trois quarts (76 %) des demandes de réinstallation soumises au UNHCR en 2019 (UNHCR, 2020) avaient été déposées par des survivants de torture ou de violence, des personnes aux besoins accrus de protection (physique ou légale), et notamment des femmes et des filles. Même s’il est difficile de savoir combien de ces femmes sont devenues cheffes de famille au cours de leur parcours migratoire, il n’en reste pas moins évident que leur situation est très vulnérable. Attaques sexuelles, maladies, emprisonnement, grossesses non souhaitées, traumatismes psychologiques sévères et isolation sont autant de résultats dramatiques auxquels doivent faire face ces femmes (Martin et al., 2013), et qui impacteront leur vie dans la société d’accueil.

Problématique

La monoparentalité, si elle incarne une réalité très variée dans les pays d’origine (Houle, 2003) devient, en contexte de migration forcée, synonyme de précarité, d’instabilité et d’inégalités sociales et économiques (Cadart, 2004 ; Gucciardi et al., 2004 ; Raïq et Plante, 2013 ; Rose et Desjardins, 2003). Qu’elles soient dans cette situation volontairement ou temporairement suite à la séparation familiale dans le but de migrer, les obstacles quotidiens des femmes monoparentales sont d’autant plus nombreux que leur situation peine à être gérée par les sociétés dans lesquelles elles s’établissent. Cette recherche s’interroge sur les stratégies que mettent en place ces femmes pour répondre aux défis quotidiens qu’elles rencontrent une fois dans leur pays d’accueil, et pour s’ancrer dans leur nouvelle société, tout en tentant de prendre en compte leurs trajectoires migratoires. Les écrits sur les femmes ayant subi la migration forcée sont relativement récents, et le genre est longtemps resté occulté dans l’étude plus large sur les migrations. Même si les femmes migrent depuis des siècles, les migrations sont souvent restées pensées au masculin (Boyd et Grieco, 2003). Vu comme un « biais androcentrique » par certains chercheurs (Handman, 2008 : 77 ; Morokvasic, 2011), le manque d’attention aux études du genre en migration n’a commencé à s’estomper que vers la fin du 20ème siècle. Sous couvert de neutralité du genre, l’étude des migrations forcées a subi le même sort, en invisibilisant les femmes et en représentant le réfugié par la figure masculine (Hunt, 2008). La complexification des flux migratoires ainsi que la présence des femmes dans le milieu académique et l’avènement de nouveaux champs comme les études féministes ont permis de donner une importance aux femmes et à leurs trajectoires dans l’étude des migrations forcées. Tandis que, jusqu’aux années 90, les femmes réfugiées étaient vues principalement comme des victimes, les chercheurs ont commencé à inclure les rapports de pouvoir ainsi que les questions de genre et de réalités socio-économiques pour indiquer qu’elles n’étaient pas victimes, mais plutôt victimisées (Hajdukowski-Ahmed et al, 2008). On a alors commencé à discuter les questions d’agentivité et de vulnérabilité (El Bushra, 2000) des femmes réfugiées, en estimant que les migrations forcées pouvaient être un potentiel terrain d’opportunités. Si les études féministes ont sans conteste fait évoluer les discours hégémoniques en incluant le rôle des relations de pouvoir dans les migrations genrées, elles n’ont pas effacé certaines perceptions qui jouent encore un rôle majeur dans les représentations. L’avènement d’un féminisme libéral, empreint d’une vision du monde exclusivement occidentale, a parfois impliqué des « cultural deficit explanations » (Razack, 2004 : 129), en insistant seulement sur, par exemple, le rôle du patriarcat, sans prendre en compte des facteurs historiques indéniables tels que le colonialisme et l’orientalisme dans la création même de certains concepts (Taha, 2020). La perspective décoloniale dénonce des « normes et des pratiques qui sous-tendent les recherches, des rapports de pouvoir fondés sur l’impérialisme et le colonialisme » et redonne « une voix à des populations privées de reconnaissance » (Lévy, 2018 : 1). Ainsi, il est possible d’envisager les façons dont les mères réfugiées jouissent de leur autonomie, et de toute leur agentivité tout en acceptant les normes culturelles et en les utilisant stratégiquement au quotidien (Taha, 2020). Cette perspective décoloniale permet non seulement d’ébranler une vision binaire et réductrice de la femme réfugiée « victime ou héroïne » (Caron et al., 2017), mais aussi d’approcher les concepts théoriques qui nous intéressent (résilience, agentivité et chez-soi) de manière différente.

Le concept de résilience est vu par Bonanno et al. comme « une trajectoire stable d’un fonctionnement physique et psychologique sain » (2011 : 513, notre traduction) à la suite d’événements potentiellement traumatiques. Ainsi, c’est un concept régulièrement interpelé pour analyser les expériences des populations ayant vécu une migration forcée (Daud et al., 2008 ; Lenette et al., 2013 ; Rosenfeld et al., 2010). À propos des femmes réfugiées qui vivent nombre de vulnérabilités liées à leur statut (Goodkind et Deacon, 2004), il est nécessaire d’ajouter aux discours sur la résilience une perspective genrée, qui permettra d’abord de mieux comprendre ces expériences, et de déconstruire le stéréotype qui veut que la femme réfugiée ne soit qu’une simple « victime dans le besoin » (Hayward et al., 2008 ; Catarino et Morokvasic, 2005). C’est ce que proposent Pulvirenti et Mason (2011) en critiquant l’utilisation du concept lorsqu’il est décontextualisé du vécu des femmes réfugiées. En effet, il faut d’une part veiller à ce que le concept de résilience ne soit pas employé de manière essentialiste, qui l’assimilerait à une aptitude « innée » et le couperait de même de l’importance des circonstances changeantes de la vie des populations étudiées (Lenette et al., 2013 ; Ungar, 2005). D’autre part, il est indispensable de s’éloigner de la dichotomie résilient/non-résilient, qui limite la compréhension des expériences à une logique normative et arbitraire (Lenette et al., 2013) de ce que signifierait « rebondir » après un évènement. Qui peut définir qu’une réponse à une expérience traumatique est résiliente ou non ? C’est en apportant le contraste offert par la perspective décoloniale que nous pourrons mieux comprendre ces réponses, et les voir comme « la capacité de l’environnement de l’individu à donner accès à des ressources de manière “culturellement pertinente” » (Ungar et al., 2007 : 88, notre traduction).

De la même manière que le concept de résilience qui s’il est contextualisé peut être entendu comme processuel plutôt qu’inné, le concept d’agentivité mettra en lumière ce que les femmes réfugiées vivent au cours de leur trajectoire de migration forcée. Mise aussi en valeur par les études féministes, l’agentivité, vue telle « une habileté, une capacité, ou une capabilité à choisir librement d’agir en fonction de ses idées » (Morin et al., 2019 : 5), est intrinsèquement liée aux contextes dans lesquelles elle s’opère. L’agentivité est sociale et dynamique (Samman et Santos, 2009) et dépend conjonctures sociales et temporelles dans lesquelles elle s’inscrit. Certains chercheurs ont défini des typologies de « pratiques d’agentivité » des femmes réfugiées (Hunt, 2008 : 287) qui insistent sur l’articulation des initiatives stratégiques des femmes lors de leur installation, et dessinent les contours d’un ancrage à la société d’accueil. En l’analysant à la lumière de l’approche décoloniale, non seulement il est possible d’insister sur la nature contextuelle de l’agentivité, mais aussi de remettre en cause certaines positions du féminisme libéral qui réduiraient l’agentivité à une « résistance aux formes de domination et une capacité à réaliser un intérêt personnel en dépit des coutumes » (Mahmood, 2001 dans Taha, 2020 : 16, notre traduction).

Enfin, nos observations et les discours de nos répondantes nous mèneront à porter une réflexion sur le concept de chez-soi, et plus précisément sur l’aspect multidimensionnel qu’il comporte (Mallett, 2004). Si le chez-soi peut être compris comme lien spatial, par exemple avec les lieux de famille (Bonvalet et Lelièvre, 2005), ou les territoires connus (Al Joumaa, 2020), il peut aussi signifier lien temporel, entre moments de vie et histoires personnelles. Le chez-soi peut être lié à un lieu d’origine, à un lieu de destination (Ginsberg, 1999), ou même être un enchevêtrement de ceux-ci, et a aussi parfois été défini dans le mouvement plutôt que dans l’immobilité (Ahmed, 1999 ; Massey, 1992). Le chez-soi deviendra alors un espace d’ancrage (Simard, 2019) où chaque individu pourra trouver son équilibre, en maintenant un lien entre identités personnelle et familiale et entre espace matériel, temporel et relationnel (Archambault, 2012).

La littérature sur les femmes réfugiées, leur résilience et leur agentivité permet de mieux envisager les résultats de cette recherche. Cet article tentera, au travers de l’histoire de trois femmes réfugiées à Montréal racontée avec leurs propres mots, d’illustrer comment les transformations familiales et les défis de la migration forcée les poussent à reconstruire non seulement leur chez-soi, mais aussi leur individualité de femme, de mère, et de réfugiée au Canada. De même, nous verrons comment cette construction du chez-soi et de cette nouvelle vie au Canada a été bouleversée par la pandémie de la COVID-19.

Méthodologie

Les résultats présentés dans cet article émergent de la première partie d’un terrain ethnographique entrepris à la fin de l’année 2019 dans le cadre d’un projet de recherche doctorale plus large sur les trajectoires de femmes réfugiées en situation de monoparentalité à Montréal. Cette recherche se constitue essentiellement d’entrevues semi-dirigées effectuées d’abord en présentiel, puis au téléphone ou en visioconférence (depuis mars 2020), avec des femmes réfugiées élevant seules leurs enfants au Québec ainsi qu’avec des intervenants de première ligne[3]. Le recrutement des femmes s’est fait au travers de contacts au sein d’organismes communautaires, ainsi qu’au cours d’évènements socioculturels, ou encore par l’effet « boule de neige. » Les entrevues ont duré entre 55 et 90 minutes, et se sont déroulées en anglais ou en français. Toutes les répondantes sont arrivées à Montréal depuis plus de six mois, et ont au moins un enfant (de plus de 6 mois et de moins de 18 ans) à charge. Elles se trouvent en situation de monoparentalité, et sont donc soit veuves, soit divorcées, soit séparées géographiquement de leur conjoint. Les répondantes de cette recherche viennent d’une variété de pays. Dans cet article, les trois femmes sont originaires de Mauritanie, du Nigéria et de Syrie. Le choix d’un si petit nombre de profils étudiés ici permettra une exploration en profondeur des manières dont s’illustrent les processus de résilience et d’agentivité dans la construction du chez-soi de ces femmes, à travers l’analyse des récits recueillis pendant les entrevues. Le but n’est en aucun cas de généraliser les résultats, mais plutôt d’observer les expériences et de les conceptualiser à la lumière des écrits. Le choix de ces trois parcours s’est fait dans l’objectif de présenter des trajectoires ayant à la fois des différences et des similitudes. Par exemple, deux des trois femmes sont toujours mariées, avec un conjoint à l’étranger. Deux des trois femmes s’expriment en français alors que l’autre ne le parle pas du tout. Bref, les trois parcours invitent à la réflexion tant par leur spécificité que par les affinités que l’on peut y retrouver. Les trois femmes réfugiées présentées ci-après sont passées par des pays « de transit »[4] ; deux d’entre elles ont transité par les États-Unis, d’où elles sont venues à pied accompagnées de leurs enfants par le chemin Roxham[5] pour faire leur demande d’asile à la frontière canadienne. La troisième a vécu de multiples épisodes de migration depuis son enfance et jusqu’à son installation au Canada, puisqu’elle a vécu dans cinq pays différents (tous au Moyen-Orient). Les répondantes ont toutes le statut de réfugiée, et vivent à Montréal (2) et Laval (1) avec leurs enfants dont elles ont la garde totale (2) ou partielle [6](1). Elles ont entre 30 et 35 ans. Deux sont arrivées enceintes (l’une avec un autre enfant, l’autre avec deux autres enfants) et ont accouché quelques mois après leur venue, alors qu’elles étaient encore demandeuses d’asile. La troisième a été prise en charge par l’état, avec ses trois enfants et son mari, dont elle a divorcé deux ans après avoir migré au Canada. Deux des trois femmes présentées travaillent à temps partiel, la troisième est en recherche d’emploi. Les trois répondantes parlent au moins deux langues, trois pour deux d’entre elles. Deux des trois entrevues se sont déroulées alors que la pandémie de la Covid-19 était encore en cours, et les impressions et expériences des répondantes ont pu être recueillies. La première entrevue a eu lieu avant la crise sanitaire, mais cette répondante participe aussi à une étude de cas pour laquelle des échanges réguliers prennent place[7], où nous avons pu discuter de ses impressions et son vécu de la situation. Les entrevues ont été enregistrées (avec l’accord préalable des participantes) et transcrites, afin d’être étudiées. La démarche de cette recherche se veut inductive ; nous entendons donner le plus d’espace possible aux répondantes, et saisir véritablement dans quelles logiques elles se trouvent, sans imposer une quelconque vision préconçue des situations. Une analyse thématique (interprétative et critique) a été faite, pour mettre en lumière les enjeux étudiés dans le présent article. Les résultats ont été étudiés en utilisant l’approche intersectionnelle (Collins, 2000 ; Crenshaw, 1991), afin de mieux comprendre la multiplicité des facettes du monde des femmes réfugiées. Dans la perspective intersectionnelle (Lenette et Boddy, 2013 ; Samuels et Ross-Sheriff, 2008 ; Vervliet et al., 2014), les questions de statut social, de capacités linguistiques, de situation économique ou encore professionnelle peuvent aggraver la réalité d’être en situation de monoparentalité. Cette approche questionne par ailleurs les conceptions d’homogénéité qui prévalent parfois dans la pensée commune sur les femmes réfugiées (McCall, 2005 ; Lenette, 2015). L’intersectionnalité pousse à prendre en compte que « l’héritage culturel, l’esclavagisme et le colonialisme ne sont guère pris en considération dans le discours féministe majoritaire, ce qui crée une expérience anhistorique » (Caron et al., 2017 : 185). Les récits des femmes présentés ici ont ainsi été situés dans leur contexte social, économique, politique et historique, et contribuent à enrichir les perspectives sur les expressions socioculturelles de la monoparentalité en situation de migration forcée, qui ont reçu moins d’attention dans les études sur la réinstallation des réfugiées jusqu’à présent.

Avant chaque entrevue, une clarification éthique a été effectuée, par la présentation des objectifs de la recherche, suivie de la demande de consentement de participation et d’enregistrement à chaque répondante[8]. Même si les sujets couverts étaient de nature sensible, il n’y a pas eu d’enjeu éthique problématique pendant le terrain. Toutes les répondantes ont un pseudonyme et certaines informations secondaires ont été modifiées afin d’assurer le respect de la confidentialité.

Quant à notre positionnement en tant que chercheure, il a été clairement, et positivement, impacté par notre statut de mère immigrée au Canada. Notre expérience personnelle a contribué à mettre à l’aise les répondantes qui se sentaient « comprises » en parlant avec une autre mère immigrée, et une relation de confiance s’est vite installée entre nous et les répondantes. L’une d’entre elles (Aminata) a répété plusieurs fois pendant l’entrevue « Tu sais ce que c’est ! », illustrant cette connexion entre femmes vivant quelques similarités de parcours. Si nous sommes bien conscientes de la différence de nos parcours et expériences, notre historique personnel a parfois facilité le « développement d’une réflexion analytique ancrée dans l’expérience et les émotions » (Geoffrion, 2017 : 77). Comme Finlay (2006) le décrit, les connexions dans les expériences individuelles permettent de pratiquer une empathie réflexive, qui donne au terrain ethnographique ainsi qu’à l’analyse une certaine profondeur (Nencel, 2014).

Résultats

Aminata, parcours de femme, entre résilience et spiritualité

Aminata est une réfugiée mauritanienne, venue au Canada via les États-Unis en 2017. Divorcée puis remariée dans son pays, elle a deux enfants de son premier mari, et est arrivée aux États-Unis enceinte de son second (avec qui elle est toujours mariée). Alors qu’elle était encore mariée avec son premier mari, elle a vécu beaucoup de violences, physiques et morales, au cours desquelles elle s’est retrouvée seule, reniée par sa famille. La situation avec son ex-mari ayant dégénéré, elle a dû fuir la Mauritanie, par peur pour sa vie, en laissant sa fille aînée avec son père. En attente du traitement de sa demande d’asile pendant presque deux ans, Aminata a dû négocier de nombreux défis depuis son installation, le premier étant une fin de grossesse difficile, à vivre dans un pays inconnu. Lorsqu’elle se souvient de son arrivée, Aminata insiste sur ces difficultés, et elle commence même le récit de sa vie au Canada en disant avec beaucoup d’émotions :

« Bon… C’était très dur au début. C’était excessivement dur. Perdue… »

« Mais j’ai très peur moi, de faire l’aventure. Quelque chose que je ne connais pas, qui n’est pas légal, j’ai très peur de ça. Mais j’étais pas dans une situation ou de vouloir ou de pouvoir. C’était mon dernier recours. » (Aminata)

Bien que ce ne soit pas le cas de toutes les répondantes de la recherche dans laquelle s’inscrivent les résultats présentés ici, l’un des éléments qui a rendu les premières impressions du Canada très difficiles est l’expérience qu’a vécue Aminata au centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Son séjour dans ce centre n’a pas été une bonne expérience, Aminata répond à la question, « de quoi vous souvenez-vous de votre temps au centre d’accueil ? » ainsi : « Ils m’ont marquée ? Par leur méchanceté ! » Enceinte de 7 mois et accompagnée d’un enfant en bas âge, Aminata décrit une indifférence généralisée de la part des services de soutien, mis à part de rares intervenantes, aimables et efficaces. Alors qu’elle avait survécu à de nombreuses violences dans son pays d’origine, dont elle a encore les séquelles aujourd’hui, Aminata mentionne que l’un des moments les plus difficiles pour elle depuis son arrivée au Canada a été le jour où elle a quitté le centre d’accueil. Elle explique que, le jour de son départ, elle avait commandé un taxi et que, non seulement personne ne voulait l’aider à porter ses bagages, mais en plus tout le monde la regardait comme un animal en train de se débattre.

« C’était catastrophique. J’ai jamais vu quelque chose comme ça, aussi dur de ma vie. Je… mes larmes, je ne pouvais plus m’arrêter. »

« Il y a certains individus, pff ! [rires] Jamais vu des gens comme ça moi dans ma vie… qui te traitent comme un animal ! Mais carrément ça ! C’est comme un animal ! » (Aminata)

Teintée de racisme, cette expérience a fortement marqué Aminata, et la poussera plus tard à agir pour aider les nouveaux arrivants. Pendant toute la période où elle était en attente du traitement de sa demande d’asile, Aminata ne pouvait pas bénéficier des services de garde subventionnés par le gouvernement pour son fils[9]. Ainsi, elle devait s’occuper de lui tout en vivant la fin de sa grossesse puis l’arrivée de son nouveau-né ; « Quand tu as des enfants à charge, c’est très, très, très dur. » Heureusement, Aminata a été soutenue par certains organismes communautaires de son quartier, qui l’ont épaulée dans son installation. Elle a notamment bénéficié du soutien psychologique d’une association qui s’occupe de mamans immigrées et de leurs enfants. Elle a aussi pu recevoir de l’aide pour son fils, au travers notamment d’activités qui lui ont permis de se sentir accueillie, et de voir qu’il y avait des services pour ses enfants. Elle mentionne que ce soutien a été une véritable clé dans son installation.

« Parce que c’est l’avenir de demain alors je trouve que vraiment y a tout pour les enfants. Franchement, sur ce côté-là, je suis vraiment satisfaite. Oui, c’est ce que je veux dire. […] C’est quelque chose maintenant de bien. » (Aminata)

Tout au long de son parcours de migration et depuis son arrivée au Canada, Aminata a puisé sa force dans sa spiritualité. Elle se réfère plusieurs fois à Dieu pendant l’entrevue, tant en prononçant son nom (« Dieu », « Allah ») qu’en utilisant des expressions en arabe pour exprimer sa reconnaissance (« Elhamdulillah », « Allahu akbar »[10]). On constate que sa foi est primordiale, et que pour elle, Dieu lui a donné le caractère et les outils pour se battre dans l’adversité.

« C’est Dieu qui m’a donné une force […] J’ai pas besoin d’avocat. Parce que Dieu m’a donné ce qu’il m’a donné ; alors le reste, c’est à moi de me battre ! […] Personne ne m’a aidée, à part moi-même. J’ai cru en moi, en Dieu. La force je l’ai prise là. Il faut le dire quand même. » (Aminata)

Aminata est fière de ce qu’elle a affronté, de tous les défis qu’elle a surmontés, et elle dit plusieurs fois sortir « grandie » de ses expériences. Elle dit aussi ne pas en vouloir à ceux qui lui ont fait du mal.

« Alors du coup, j’en veux pas, je trouve que c’était ma vie, je devais la vivre et que Dieu fasse que moi je le vive de manière à ce que j’ai la tête haute. C’est le plus important, le reste pour moi, il y a pas de soucis [rires]. On les gère, si on peut les gérer, il y a pas de problème […] La situation elle est là. Je sais que les gens sont différents les uns et les autres. Je peux pas leur en vouloir. J’ai appris à grandir, j’ai appris à lutter, et aller de l’avant aussi surtout. Parce que mettre de côté les choses… ce n’est pas une chose donnée. Mais… elhamdulillah ! » (Aminata)

Pendant tout son parcours, Aminata a fait preuve de patience, a affronté les problèmes avec calme. Même si elle est consciente que sa trajectoire a été laborieuse, elle mentionne qu’outre sa foi, sa patience a été clé. « Un très long chemin d’embûches, vraiment beaucoup d’embûches, mais quand même, j’ai su les contourner […] La patience, ça aide. J’ai été patiente. » Aujourd’hui Aminata trouve beaucoup d’apaisement dans le fait d’aider les personnes dans le besoin, ceux qui sont dans la situation dans laquelle elle était il y a quelques années. C’est une grande fierté pour elle, et cela lui permet de partager son expérience, tout en aidant ses pairs.

« Moi je me suis présentée pour aider, même enceinte. Parce que je trouve que moi j’aime [qu’] on m’aide, je dois aider. Même des femmes qui devaient accoucher, je gardais leurs enfants, tout, tout, tout. » (Aminata)

La crise sanitaire due à la Covid-19 n’a pas épargné Aminata. Psychologiquement, elle a vécu des épisodes très difficiles. Au début de la pandémie, elle est tombée et a heurté son genou, qu’elle avait déjà fortement endommagé lors d’une chute deux ans auparavant, quand elle était enceinte. De plus, à l’été 2020, elle tente de rapatrier son mari, alors encore en Afrique, mais son dossier est refusé. Comme pendant l’entrevue[11], Aminata se réfère beaucoup à sa foi.

« Cette période de Covid, je la vis avec beaucoup de foi et d’amour… [En plus] j’étais tombée gravement, et même psychologiquement ça n’allait vraiment pas. Parce qu’on avait demandé de l’aide pour que mon mari il puisse venir et il n’a pas pu, alors toute seule, j’ai vécu des moments très très très difficiles, bon jusqu’à présent même… Mais là ça va beaucoup mieux, […] bon, mais quand même je m’en remets à Dieu, parce que, à chaque fois j’arrive à me relever alors du coup je dis elhamdulillah. » (Aminata)

Enfin, Aminata dit se sentir chez elle désormais que tous les obstacles et toutes les difficultés qu’elle a rencontrés l’ont rendue plus forte et plus reconnaissante d’avoir réussi et de profiter des opportunités qui se présentent à elle. Elle dit en parler régulièrement avec ses amis réfugiés : « On se dit toujours, ici au Canada on se sent comme chez-soi, malgré la difficulté avec laquelle on est venus et tout, mais quand même on se sent vraiment comme chez-soi. » Elle met en perspective son sentiment de peur à son arrivée, fruit de la violente migration forcée, des méandres administratifs, des émotions d’une grossesse, de la gestion d’une famille seule, dans un nouvel environnement, et sa « nouvelle » vie à Montréal : « J’avais peur, mais maintenant, c’est chez moi. »

Latifah, une mère dans la tourmente et l’inconnu

Latifah est une mère nigériane arrivée elle aussi via les États-Unis où elle a passé une semaine avant de tenter une demande d’asile au Canada. Venue en 2018 avec deux enfants et enceinte d’un troisième, elle a fui son pays dans l’urgence pour sauver sa fille de sa belle-famille qui prévoyait de lui imposer des mutilations génitales. Son mari, en rupture avec sa famille, n’avait pas pu obtenir de visa pour voyager aux États-Unis avec Latifah et ses enfants. Il demeure toujours au Nigéria et Latifah, ses enfants et lui sont en contact quotidiennement. Partie dans la précipitation, tout comme Aminata, Latifah raconte sa peur et ses difficultés, notamment pendant sa première semaine aux États-Unis en disant : « C’était l’enfer pour moi et mes enfants à ce moment-là »[12]. Elle parle de son arrivée comme d’une situation de solitude extrême. Incapable de joindre son mari dont elle ne savait pas s’il était encore en vie, obligée de se rendre au Canada en taxi puis à pied, alors qu’elle ne connaissait rien ni personne, Latifah décrit une période de détresse intense : « Personne pour m’aider ! C’était beaucoup de stress, beaucoup de traumatisme psychologique pour moi parce que je ne m’attendais pas à être au Canada ! Je ne m’attendais pas à être dans un tel pétrin ! Alors, c’était une autre vie ! » Latifah souffrait de stress post-traumatique (qui sera décelé plus tard), et cela a beaucoup impacté sa grossesse. Elle indique que l’équipe médicale requérait qu’elle se repose, qu’elle réduise les sources de stress, ce qui était simplement impossible.

« J’étais dans un traumatisme psychologique, mais mon médecin me disait toujours, non je dois prendre soin de mon bébé, je dois me calmer, car à ce moment-là, ils m’ont dit que mon bébé n’avait pas assez d’oxygène […] et je dois me reposer, je dois bien me nourrir, je dois… mais il n’y avait pas que moi, il y avait les deux autres enfants ! Alors je ne sais pas comment faire pour le reste ! Je ne sais pas ! » (Latifah)

Quand on lui demande comment ses enfants ont vécu le changement, la migration, l’installation, son témoignage est poignant. Elle indique à quel point il a été difficile pour elle et ses enfants, âgés alors de 7 et 5 ans, de gérer leurs émotions au quotidien.

« Parfois, ils pleurent toute la journée et quand ils pleurent, je pleure avec eux… Et je dis juste “désolée”. […] Je ne sais pas quoi faire ! Alors, moi aussi à l’époque je déprimais parce que j’étais fatiguée […], c’était dur ! C’était dur ! [Elle prend une pause, puis une forte inspiration] Jusqu’à maintenant, oui. Fatiguée, je crie […] C’est dur… » (Latifah)

Latifah mentionne aussi le fait que son statut et son arrivée récente, seule, sans contacts au Canada, la rendaient vulnérable, qu’il fallait qu’elle se motive seule, au point de se parler à elle-même pour ne pas abandonner ; « Tu es une réfugiée, tu n’as personne à qui parler… J’ai pleuré à l’intérieur… J’étais… Je devais me parler à moi-même… » Elle insiste sur sa fatigue, tant physique que mentale, sur son impuissance face aux difficultés. Elle mentionne d’ailleurs que tout ce qu’elle a entrepris, le parcours de sa migration forcée, les périodes difficiles, tout était pour le bien de ses enfants. Elle s’ouvre sur sa difficulté à gérer ses émotions, et prend plusieurs pauses pendant l’entrevue[13].

« Mais je ne sais pas, moi je suis fatiguée ici, fatiguée ! Je ne sais pas quoi faire ! Je suis là pour vous [Ses enfants] ! Je ne sais pas quoi faire ! Alors, mais j’y peux… avec cette situation… je n’y peux rien ! Je n’y peux rien ! [Elle prend une pause] Alors, ben je ne sais pas quoi faire… Je suis comme quelqu’un au milieu d’une rivière, tu sais… Je ne sais pas quoi faire. » (Latifah)

Malheureusement, comme Aminata, Latifah n’a pas eu une expérience facile au sein du centre d’accueil pour demandeurs d’asile à son arrivée, et elle indique qu’elle se sentait poussée à partir. Quand on lui demande, ce qu’elle a pensé des services fournis par l’intervenante en charge de son dossier à son arrivée, elle dit simplement « Elle ne m’a donné aucun service ! » Par ailleurs, Latifah décrit une grande solitude depuis sa venue au Canada. Lorsqu’on en vient à l’interroger sur son entourage, elle répond très froidement : « Je n’ai pas d’amis. » Elle explique avoir tenté de rencontrer des gens, mais sans succès.

« J’aimerais connaître plus de monde, tu comprends ? Parce que j’ai rencontré une… sur Facebook, j’ai demandé à une mère comme, est-ce qu’il y a […] comme des rencontres ? Tu ne peux pas rencontrer de gens, tu comprends ? Tu ne peux parler à personne ! » (Latifah)

Latifah mentionne aussi des expériences de discrimination qu’elle et ses enfants ont pu vivre, qui ont grandement impacté leur sentiment d’accueil au Québec. Cela l’affecte beaucoup et, même si lorsqu’elle en parle lors de l’entrevue, elle hausse le ton et sa voix tremble de colère, elle prend une pause, et finit par relativiser.

« Parfois tu rencontres des gens qui sont méchants… peut-être parce que, peut-être à cause de la couleur, je sais pas ! Certaines personnes, ils, ils voient quelqu’un et ils… ha-ha… tu comprends ? Certaines personnes… la façon dont ils te regardent, leur attitude [elle est en colère], ils te disent “ne viens pas à côté de moi !”, je me dis ha ! Ils te disent “toi, madame, vas-t-en !” » (Latifah)

Sa colère est encore plus palpable quand elle parle des expériences de racisme qu’a vécu son fils, qui a sept ans au moment de l’entrevue.

« Tu sais, mon fils m’a dit, dans sa classe, quelqu’un lui a dit “Toi tu es noir ! Moi je suis blanc ! Moi j’aime pas les noirs !” […] Quand il est rentré à la maison il m’a dit “c’est quoi ce truc, noir et blanc ?” Je lui ai dit, j’ai commencé par… noir et blanc, blanc et noir, c’est pas un problème ! Il m’a dit “si, dans ma classe mon ami m’a dit que je sens mauvais, que je suis noir, et lui il est blanc”. » (Latifah)

Lorsqu’il est question de comprendre comment Latifah affronte ce genre de difficultés, elle dit simplement qu’elle n’a pas le choix. Elle doit avancer sans réfléchir, jour après jour, et espérer que l’avenir sera meilleur ; « J’y arrive comme ça […] je n’ai pas le choix. C’est tout, je n’ai pas le choix. […] Alors, la seule chose que je peux faire, c’est faire de mon mieux ! » Latifah insiste sur un point qui l’aide à ne pas abandonner au quotidien, et à accueillir les défis comme ils viennent : elle se souvient de la situation qu’elle a quittée au Nigéria. C’est de loin l’élément qui l’aide le plus dans sa quête de bien-être.

« Je ne sais pas, peut-être que si j’étais dans mon pays, je serais morte ! Avec les problèmes qui m’ont amenée ici… tu sais, et puis avec les enfants… ma fille aurait déjà été excisée, tu sais… alors je ne sais pas, peut-être que je serais morte maintenant, alors, oui, le Canada, c’est mieux. » (Latifah)

Lorsqu’on lui demande comment elle se sent à présent au Canada, après avoir obtenu son statut de réfugié, et trouvé un équilibre, fragile, mais rassurant, Latifah répond qu’elle est chez elle maintenant : « Oh oui ! Je me sens chez moi maintenant ! »

L’entrevue avec Latifah s’étant déroulée au début de 2021, nous avons pu recueillir ses impressions et ses expériences de la crise sanitaire. Comme pour les autres répondantes, la période a été synonyme de difficulté et de stress, plus particulièrement en lien avec le fait de devoir rester à temps plein avec ses enfants sans pouvoir sortir, et leur faire l’école : « Pendant le confinement, c’était en ligne, mais à cette période, je n’y arrivais pas parce que je n’étais pas… je n’y arrivais plus avec les enfants… » Son parcours de francisation s’est trouvé bien malmené par les diverses directives de distanciation et d’activités en ligne. Latifah a dû en effet essayer de continuer à étudier, apprendre, et rendre des devoirs, tout en ayant ses trois enfants (dont un bébé) à la maison. Finalement, comme beaucoup, Latifah a dû abandonner ses études de français et remettre à plus tard son apprentissage. Elle révèle le manque de soutien de la part du corps professoral et des intervenants, augmentant son sentiment de solitude et d’incompréhension encore très présent. Elle nous dira par ailleurs plus tard que la langue est un des éléments les plus difficiles pour elle depuis son arrivée au Québec.

« Je fais mes devoirs jusqu’à environ 3 h du matin ! Ou 2 h du matin ! Donc, plus de stress et plus de douleur aussi, et à l’époque, le professeur nous a dit “non merci”, ils ne m’encouragent tout simplement pas… AH ! Alors j’ai dû arrêter ! Sinon je serais devenue folle ! C’était trop ! » (Latifah)

Soumaya, la mère réfugiée « électron libre »

Soumaya est syrienne. Elle a migré plusieurs fois, tant dans son enfance que pendant sa vie de jeune adulte. Ayant vécu notamment en Jordanie, en Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis, Soumaya raconte une vie de tourments, qui semble se terminer positivement dans son nouveau chez-soi canadien, comme si c’était une destination finale pour elle et ses enfants. Soumaya a entamé les processus de demande d’asile alors qu’elle vivait encore au Moyen-Orient avec son mari et ses trois enfants. Après presque cinq ans d’attente et plus de six déménagements, elle et sa famille ont obtenu le statut de réfugiés et ont pu s’installer au Québec en 2018. Deux ans plus tard, Soumaya divorçait. Si aujourd’hui elle semble avoir trouvé un équilibre et de nouveaux rêves, elle insiste sur les difficultés, le stress, et la violence de sa vie avant le Canada. Elle raconte toute la violence psychologique qu’elle a subie depuis 2011, entre un pays déchiré par la guerre, une famille éparpillée, un mari embrigadé par les troupes du dictateur syrien, un racisme extrême… Les défis qu’elle et sa famille ont affrontés l’ont grandement vulnérabilisée. Elle évoque par exemple leur expérience de la guerre en Syrie, synonyme de séparation douloureuse avec son mari.

« J’ai fait le mariage en 2007. Après 4 ou 3 années, la guerre, elle commence, et, dans la guerre ils ont pris mon ex-mari… l’armée ils ont pris tous les hommes dans notre city […] et après on n’entend plus rien de lui, on sait pas qu’est-ce qu’il se passe… il est où ? Rien ! » (Soumaya)

Après cette période de grande peur pour elle et ses enfants, Soumaya décide de partir dans un pays voisin, chez une de ses sœurs, où la rejoindra son mari, enfin libéré de l’armée syrienne. Elle migrera dans deux autres pays en l’espace de deux ans. Son mari doit faire les allers-retours pendant quelque temps, et où qu’ils soient il ne peut jamais travailler légalement.

« Il travaille rien… il peut pas parce qu’il est comme… c’est pas visiteur c’est… illégal ! Oui ! Oui c’est ça ya’nni[14], s’ils ont, si la police va voir, il va le mettre en prison. Et, il travaille juste comme quelqu’un qui aide le boss… Mais si la police vient, il doit se cacher… Et tout avec un très mauvais salaire. » (Soumaya)

Leur expérience dans les pays voisins de la Syrie est incontestablement teintée de discrimination, tant pour les adultes que pour les enfants. Ces épisodes de racisme ont même fait hésiter Soumaya à retourner vivre sous les bombes en Syrie. Elle raconte que ses enfants n’étaient jamais traités comme les égaux de leurs camarades locaux : « J’ai dit non-non-non c’est pas une bonne place pour moi. […] J’ai dit non ! Si ça marche pas je vais retourner dans la Syrie [rires], la guerre c’est mieux ! » C’est d’ailleurs pour ses enfants que Soumaya a décidé de tenter de venir au Canada : « J’ai dit ok c’est impossible, je dois… faire quelque chose… je dois aller… C’est pas une bonne place pour mes enfants ! Et j’ai décidé pour faire le plan pour aller au Canada. » Après cinq ans d’attente, Soumaya reçoit une réponse positive à leur demande d’asile, et après un départ précipité, empêchant les aurevoirs avec leurs proches, elle arrive à Montréal avec sa famille. Peu à peu, la relation avec son mari se ternit. Les problèmes étaient présents depuis plusieurs années, mais Soumaya explique que son arrivée à Montréal l’a convaincue de prendre la décision de demander le divorce, deux ans après leur installation.

« Après deux ans, j’ai dit à mon mari, “désolée je peux pas rester avec toi parce que tu ne changes rien”. Il veut pas comme continuer les études, il veut pas que j’étudie le français, […] il veut comme, toujours je reste dans ma maison, et moi je peux pas ! C’est, impossible pour moi ! Je suis la personne très très active ! [rires] Et j’ai dit à lui, “Regarde, je t’ai donné beaucoup de chances, maintenant c’est fini ! » (Soumaya)

Elle explique par ailleurs que cette décision a aussi été prise pour le bien de ses enfants : « J’ai dit, c’est pour les enfants que je vais faire le divorce ! » Lorsque nous demandons à Soumaya ce qui a été le plus difficile pour elle depuis son arrivée à Montréal, elle mentionne la barrière linguistique et la difficulté à se déplacer. Deux défis qu’elle a rapidement entrepris de relever puisqu’elle a étudié le français et passé son permis de conduire.

« Au Canada, quand je suis arrivée j’étais comme, je peux pas conduire, c’est le plus difficile pour moi, d’utiliser l’autobus avec 3 enfants, dans l’hiver, c’est [une] catastrophe ! Donc, je suis allée à l’école de conduite, et j’ai appris ; ça prend un an, malheureusement. Maintenant c’est bon. J’ai resté deux ans presque, un an et demi sans voiture, c’était vraiment… une catastrophe ! » (Soumaya)

« La seule chose que j’étais comme peur de, pour venir ici, c’était parce que… la langue est le français. […] Le français il était un petit peu difficile, mais après ça passe bien, vite et bien. Parce que j’adore apprendre beaucoup de langues. » (Soumaya)[15]

Lorsqu’elle évoque les obstacles qu’elle a rencontrés, Soumaya insiste sur sa manière de voir les choses : elle veut se battre pour avancer ; « On doit voir plus haut, plus loin, plus loin ! » Elle montre une personnalité vive, elle rit beaucoup, même lorsqu’elle parle des difficultés qu’elle a vécues. Elle se dit joviale, toujours motivée, voire hyperactive. Elle pratique les arts martiaux depuis plusieurs années, a suivi une formation de zumba à Montréal, participe à de nombreux événements communautaires, et organise beaucoup de sorties.

« Je me sens très bien, et je suis très heureuse et très confiante. […] Je peux faire comme je veux, je… on peut aller faire comme la motoneige, le traineau avec les chiens […] je suis, elhamdulillah, très contente, avec mes enfants, et, quelques fois je rencontre mes sœurs[16], et on est allées ensemble au parc, des choses comme ça […] C’est une bonne place pour moi et mes enfants ! » (Soumaya)

Elle dit plusieurs fois se sentir chez elle et être très heureuse au Canada. Comme les deux autres répondantes, elle souligne l’importance du bien-être de ses enfants, qu’elle estime bien supérieur au Canada qu’ailleurs dans le monde. Elle rêve d’un avenir de succès pour ses trois enfants.

« Je suis très contente comme ça ! Avec les trois enfants, j’ai un goal […] un but ! Pour mes enfants… comme, ma fille elle va être un meilleur chef […] mon deuxième garçon va être comme docteur, mon petit garçon va être comme pilote… » (Soumaya)

À propos de la crise sanitaire, Soumaya raconte qu’au début, elle et ses enfants réagissaient peu. Comme pour le reste de sa trajectoire personnelle, elle prête peu attention à ce qui se dit, et fait confiance à son destin. « J’ai pas peur, parce que j’ai toujours, s’il y a quelque chose […] je suis comme “je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous” ! Et, si j’ai vu que je tombe malade, c’est pas grave. » Cependant, lorsqu’il est question des périodes de confinement, Soumaya parle de « catastrophe », comme Latifah, elle a dû mettre en pause son apprentissage du français.

« Quand ils ont arrêté l’école, c’est catastrophe pour moi ! Parce que, [inspire] c’est vraiment difficile ! De faire en ligne… c’est comme… comme rien ! C’est comme rien, vraiment ! J’étais comme le professeur de 2ème année, et le professeur de 4ème année, le professeur de classe d’accueil ! [rires] C’est vraiment difficile pour moi ! » (Soumaya)

Discussion

Ces histoires, si elles illustrent résilience et agentivité, ne sont pas linéaires. On constate bien que les trajectoires sont dynamiques, et entremêlent une diversité d’émotions et un panel de réactions. Latifah mentionne qu’au moment de son arrivée aux États-Unis, elle s’est sentie impuissante et avait juste envie d’abandonner. Durant quelques jours, elle se trouvait dans un état second où elle ne voulait simplement plus avoir à prendre de décision. Elle parle même d’un jour où elle est restée des heures sous un abribus, enceinte et avec deux enfants, plus capable de réfléchir à ce qu’il allait se passer. On comprend aussi dans les passages cités que c’est un sentiment qu’elle ressent régulièrement depuis son arrivée au Canada. Cela a également été le cas d’Aminata lorsqu’enceinte de neuf mois, elle explique s’être totalement abandonnée, elle ne mangeait plus, et n’était plus capable de penser. Elle raconte que, quand elle a perdu les eaux, elle avait oublié qu’elle était enceinte, et pensait seulement qu’elle était devenue incontinente. Nous remettons ici en question les images stéréotypées des « super-mamans », qui seraient infaillibles et toujours prêtes à affronter n’importe quel défi (Stettinger, 2018). Ces périodes de doute s’alternent avec des périodes d’action, parfois même d’hyperactivité. Alors que sa décision a été mûrement réfléchie, quand Soumaya a divorcé, elle s’est retrouvée dans un centre d’hébergement pendant plusieurs mois, avec ses trois enfants, sans pouvoir parler le français ni se déplacer ; le manque de soutien l’a beaucoup affectée. Puis, on lui a attribué un logement social et elle s’est presque tout de suite engagée dans cinq nouveaux projets simultanément[17]. L’on pourra voir ici pourquoi le questionnement de certains concepts est important. Il est impossible d’approcher de telles trajectoires sans prendre en compte dans quels contextes elles s’inscrivent et c’est, en partie, ce que la perspective décoloniale nous a permis de faire dans notre analyse ethnographique.

Nous pouvons dans un premier temps illustrer que bien souvent, la représentation de la femme réfugiée « victime ou héroïne » est trop monolithique (Caron et al, 2017). En effet, aucune des répondantes rencontrées ne se présente comme une victime, et toutes montrent ce qu’elles estiment être des « défaillances » dans leur parcours. Les trois femmes n’ont jamais mentionné regretter une quelconque décision, mais ont toutes très clairement parlé des méandres de leurs trajectoires émotionnelles, et des manières très diverses, parfois inattendues, dont elles ont accueilli les événements du quotidien. Cela illustre la complexité et l’ambivalence du concept de vulnérabilité et humanise les représentations des réalités des femmes réfugiées. Les trois parcours montrent bien l’interaction entre les risques et les opportunités dans leurs trajectoires, dont il faut comprendre les ramifications les plus complexes. Les mères réfugiées en situation de monoparentalité vivent de multiples défis, et cette polysémie fait ressortir « plusieurs éléments d’adversité, de transformations ainsi que de continuités permettant de répondre à l’appel des travaux des féministes transnationales qui invitent à casser les binarités (Mohanty, 2003 ; Caron et al, 2017) » (Richard, 2019 : 138). La contextualisation des expériences vient appuyer l’importance des perspectives choisies ici. Les expériences de discrimination vécues par les répondantes et les différences culturelles, entre autres, intensifient le sentiment d’isolement et rendent l’impression de pouvoir construite leur chez-soi plus difficile. Devoir gérer le quotidien quand il est parsemé d’expériences de racisme éveille des émotions et des réponses très diverses, qui auront toutes leur impact sur la relation de ces mères avec la société d’accueil, mais aussi dans leur vie en général. Devoir expliquer à son enfant que « dans ce pays, certaines personnes n’aiment pas les gens comme nous » (Latifah – notre traduction) n’est pas anodin, et accroit la complexité des enjeux auxquels les mères doivent faire face. Ce sont des enjeux qu’il faut absolument prendre en compte dans la recherche en général, et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de femmes, mères, migrantes, réfugiées. Les questions de post-colonialisme ne doivent pas rester tues, car les expériences du quotidien témoignent de leur importance. Se voir critiquée pour son approche de la parentalité, ses valeurs familiales[18] ou encore pour sa mise en pratique de valeurs religieuses aura un impact sur les femmes au plus profond de leur être, mais aussi dans leur manière de gérer leur quotidien. Or, on constate que, sans remettre en question leurs valeurs culturelles et leur éducation, ces femmes se servent de leur histoire, de leurs parcours et des normes dans lesquelles elles ont évolué, pour construire un avenir malgré les difficultés. D’ailleurs, l’importance de la prise en compte de la résilience quotidienne, si elle est perçue comme un processus plutôt qu’un aspect caractéristique de la personnalité permet de mieux appréhender les récits d’expérience de migration forcée et d’ancrage des mères. L’idée de « everyday processual nature of resilience » (Lenette et al., 2013 : 648) indique que l’expérience de ces femmes réside dans l’enchevêtrement de la résilience dans la routine quotidienne, définie par un dynamisme ordinaire, entre obstacles et opportunités. C’est ce que révèlent ces expériences, toujours dans la négociation des complexités qu’elles rencontrent. La résilience se vit dans les défis et les opportunités qui se présentent, comme lorsque Latifah et Aminata doivent quitter le pays où elles vivent de manière précipitée et inattendue. Leur capacité et leur volonté de répondre rapidement à l’évolution des circonstances incarnent toute la nature dynamique de la résilience, vue comme un processus continu plutôt qu’une aptitude. À l’opposé d’une vision statique et binaire du concept, les parcours de ces femmes révèlent qu’il n’est pas seulement question de surmonter des obstacles, mais d’être dans un « processus dynamique de déplacement, de changement, de construction, d’apprentissage et d’évolution » (Pulvirenti et Mason, 2011 : 46 – notre traduction). Ainsi, on constate qu’il est indispensable d’adopter une perspective ancrée dans les expériences vécues selon la vision des répondantes, qui négocient leur quotidien dans les expériences plutôt que se contenter de les observer de loin.

Tous les enjeux de contextualisation, de parcours et de réalités individuels indiquent que c’est dans la multidimensionnalité que se définira le sentiment de chez-soi. Les femmes voient leur bien-être via une multitude d’éléments, qu’ils soient psychologiques, spatiaux ou temporels. Le bonheur de leurs enfants, leur sécurité et les opportunités pour leur avenir sont tout autant d’éléments qui faciliteront le sentiment d’ancrage de ces femmes à la société (Grzymala-Kazlowska, 2020). La possibilité qu’offrent les nouvelles technologies de communiquer avec les êtres chers laissés au pays, ou exilés ailleurs dans le monde, permet de négocier les défis du quotidien plus sereinement (Nedelcu, 2012). Se souvenir de leur passé violent vient comme une réponse aux moments de questionnements qui peuvent arriver une fois installés au Canada. La construction de leur chez-soi passe parfois par un mode de vie très actif (aide aux plus démunis, multiplication des activités sociales) pour des mères qui prennent très à cœur leur rôle dans leur nouvelle société. Leur aptitude à trouver des voies d’action dans un monde inconnu, couplé à un sentiment presque banal d’impuissance, devient un mécanisme ordinaire de gestion de la vie. C’est donc bien dans la superposition et la diversité des enjeux que s’instaure le sentiment de chez-soi. Comme pour faire écho à l’intersectionnalité, l’articulation de diverses réalités que vivent les mères réfugiées est au cœur de leur vécu. Intégrer les lieux, les histoires, et les relations familiales est une nécessité pour la compréhension de leur vie dans le pays d’installation.

Pour finir, nous pouvons constater l’importance pour ces femmes de la priorisation du bien-être des enfants. Elles pensent toujours à ce qui sera mieux pour eux. Cependant, loin des discours dominants de sacrifice maternel absolu, instinctif et naturel (Ramvi et Davies, 2010), une contextualisation et une prise en compte des va-et-vient émotionnels démontrés plus haut, permettent d’approcher cette problématique différemment, et ainsi l’envisager dans sa totalité. En adoptant la perspective intersectionnelle, en intégrant le contexte structurel de leur histoire, de leur classe sociale, de leur genre, de leur origine (Collins, 1994), nous observons que chaque femme vit sa maternité différemment. Quand Latifah prend une pause durant son entrevue et hausse le ton pour expliquer qu’elle est venue au Québec seulement pour ses enfants, que parfois elle a envie de crier, qu’il peut lui arriver de leur en vouloir ; son honnêteté rappelle que l’individualité intime des mères réside dans la négociation perpétuelle entre leurs rôles divers de femme, de mère, d’épouse… etc. Elles vivent dans une danse continue où, en effet elles feront tout ce qui est en leur pouvoir pour donner le meilleur à leurs enfants, mais où elles tenteront aussi de ne pas se flageller lorsqu’elles se rendent compte qu’elles ont besoin de se prioriser de temps à autre. C’est bien dans cette négociation perpétuelle que peut s’envisager le processus affectif de construction de l’identité parentale (Condon et Byron, 2008 ; Razy et Baby-Collin, 2011), tout comme le processus de construction du chez-soi.

Conclusion

La description détaillée de ces trois parcours via des exemples concrets d’expériences intimes a permis d’illustrer et d’envisager sous un regard différent les enjeux de résilience et d’agentivité précédemment mentionnés, et ainsi de mieux cerner dans quelles circonstances se développent l’ancrage et la construction du chez-soi de ces femmes dans leur société d’accueil. Au moyen de ces histoires, ces trois mères réfugiées ont montré de quelle manière elles ont surmonté une trajectoire pleine de tourments, de violence et d’inconnus, pour arriver à se construire une nouvelle vie au Québec. Il est important de noter les limites de cette étude, étant donné que les résultats présentés sont seulement basés sur trois parcours. C’est un regard initial sur la situation et en aucun cas les résultats de cette étude ne sont généralisables ou concluants. Au contraire, ils ouvrent la voie sur ce questionnement nécessaire de l’individualité des expériences des mères réfugiées. Ces résultats permettent cependant d’avoir des exemples véritables, récents, d’expériences de résilience et d’agentivité dans le cadre de familles ayant vécu la migration forcée, et se trouvant dans une situation de monoparentalité. Nous avons vu que ces femmes construisent leur chez-soi en négociant avec la multiplicité d’enjeux auxquels elles font face, notamment le double défi imposé par leur statut familial couplé à leur statut d’immigration. Ces récits nous éclairent sur l’impact de la monoparentalité des femmes réfugiées sur leur capacité d’ancrage dans la société d’accueil. Le fait d’être seules pousse ces femmes à jongler quotidiennement avec plusieurs responsabilités, et plusieurs attentes. Elles doivent répondre aux besoins primaires de leurs enfants, tout en tentant de remplir tous les rôles d’un parent, tel qu’elles le voient. Devoir tenir un rôle d’autorité, qu’elles considèrent parfois exclusivement masculin, devient parfois une tâche ardue, qu’elles se forcent à accomplir. De même, le cadre d’analyse intersectionnel a permis de mieux appréhender des rôles qui sont en constante mouvance, et d’avoir en tête l’historicité des expériences (Caron et al., 2017 ; Bilge, 2009). Il a aussi été question ici de comprendre les bénéfices de voir la résilience comme un processus. Cette perspective apportera aux études plus larges sur la famille une nuance dans la compréhension des expériences familiales, comme sur les trajectoires de familles transnationales et la gestion des nouvelles dynamiques familiales imposées par la migration. Par ailleurs, ces résultats montrent succinctement que la crise sanitaire de la Covid-19 et les diverses directives prises par le gouvernement, tel que la scolarisation en non-présentiel ou les périodes de confinement, ont décuplé les défis qui se présentent sur les parcours des mères réfugiées. Lorsque les deux mères arrivées sans parler français ont décidé d’abandonner leurs cours de francisation pour pouvoir s’occuper de leurs enfants et gérer leur scolarisation en distanciel, on comprend qu’une nouvelle fois, les besoins des enfants passent, sans questionnement, avant ceux des mères. Cependant, comme pour Aminata et Soumaya, les difficultés représentées par la pandémie ont aussi éveillé leur aptitude à accepter leur trajectoire, et à ne pas s’inquiéter outre mesure. Ainsi, les résultats quotidiens de cette crise fournissent une image instantanée de ce que vivent les mères réfugiées : accepter les défis, négocier avec les priorités, jongler avec les nécessités, tout en assurant leur rôle de mère, de femme, et de réfugiée.