Corps de l’article

I – La démarche canadienne, entre prudence et volontarisme

A — Les choix politiques de Pierre Elliott Trudeau 

C’est dès le printemps 1968 que le premier ministre, Pierre Elliott Trudeau, a affirmé sa volonté de mettre un terme à la situation, anormale à ses yeux, qui prévalait entre la Chine et le Canada. Comme en témoignent les archives diplomatiques françaises sur lesquelles cet article se fonde, le chemin vers la reconnaissance par Ottawa du régime de Pékin et l’établissement de relations diplomatiques pleines et entières fut long et ardu. Pourtant, Pierre Elliott Trudeau avait laissé entendre dès le départ que sa politique serait volontariste et qu’elle avait pour but de s’insérer dans un processus de détente internationale.

Le Canada et la Chine Populaire ne s’ignoraient pas, du reste. Quand le « Grand bond en avant » lancé à l’initiative de Mao avait tourné à la catastrophe humanitaire, entraînant la plus grave famine de l’histoire humaine[1], les dirigeants chinois avaient fini par se résoudre à acheter des céréales à l’étranger, particulièrement au Canada, le commerce avec les États-Unis étant impossible pour des raisons politiques. De même, il existait au Canada une petite communauté chinoise, plutôt favorable il est vrai à la Chine nationaliste...

C’est le 10 mai 1968 que le premier ministre Trudeau prononce une allocution devant le Conseil des industries forestières de la Colombie-Britannique, réuni à l’hôtel Bayshore de Vancouver. Le choix de l’auditoire et du lieu n’est pas indifférent. Trudeau veut le soutien des influents milieux d’affaires de la côte ouest, intéressés par l’élargissement de leurs exportations vers l’Asie et le Pacifique. « J’ai parlé en maintes occasions de nos relations avec la Chine continentale. La situation actuelle où un gouvernement qui représente le quart de la population du globe est isolé diplomatiquement des pays mêmes avec lesquels il fait des échanges commerciaux est évidemment peu satisfaisante », déclare le Premier ministre. Et il ajoute : « Je serais en faveur de toutes mesures, y compris la reconnaissance officielle à des conditions appropriées, qui pourraient intensifier les contacts entre nos deux pays et ainsi normaliser nos relations et contribuer au maintien de l’ordre et de la stabilité internationale[2]. »

À la fin du mois de mai 1968, alors que la France n’est pas encore vraiment sortie des « évènements », l’Ambassadeur du Canada à Paris entreprend une démarche concernant le problème des relations avec la Chine Populaire. Jules Léger est reçu sur sa demande le 28 mai 1968 par le directeur d’Asie-Océanie, Étienne Manac’h. Celui-ci explique dans un compte rendu :

Son gouvernement se préoccupait de rechercher les modalités qui permettraient éventuellement de nouer des relations diplomatiques entre Ottawa et Pékin. Si l’affaire n’était pas encore absolument tranchée, elle se posait toutefois désormais de manière précise et l’Ambassadeur avait reçu mission de recueillir des informations pratiques du côté français.

L’Ambassadeur a notamment exprimé le souhait d’obtenir quelques indications sur la manière dont la France avait procédé dans le passé lorsque les relations diplomatiques ont été établies entre la Chine et la République française[3]. Le Directeur d’Asie a donné quelques indications à ce sujet à M. Léger et il a été entendu qu’au besoin un entretien plus détaillé pourra avoir lieu sur le problème prochainement[4].

Ce qui intéresse par-dessus tout l’émissaire canadien, c’est de savoir si Ottawa pourrait obtenir « que des relations diplomatiques puissent être concurremment aménagées avec Pékin et Taipei », car le Canada entretient alors des relations diplomatiques avec la Chine de Chiang Kaï-chek. Le diplomate français ne laisse guère d’espoir à son interlocuteur : « Une telle initiative ne comportait aucune chance de succès. La Chine Populaire était opposée à la conception des deux Chine et les gouvernements des deux parties de la Chine avaient prétention l’un et l’autre à représenter juridiquement l’ensemble chinois[5]. »

Sur ce, Pierre Elliott Trudeau précise et affine son propos. Le 31 mai 1968, il affirme que l’objectif demeure de « reconnaître le gouvernement de la République populaire de Chine aussitôt que possible et de permettre à ce gouvernement d’occuper le siège de la Chine aux Nations Unies sans oublier qu’il y a un gouvernement à Taïwan ». À Ottawa, l’Ambassadeur de France a ce commentaire : « Il semble que la netteté de ce propos conduira le Canada à voter pour la première fois en faveur de l’admission de Pékin lors de la prochaine Assemblée générale de l’onu. La politique canadienne en Extrême-Orient sera également plus active[6]. »

Ce serait pourtant aller un peu vite en besogne. Sentant que le développement de sa façade pacifique déplace le centre de gravité économique et démographique du pays, le Canada aspire à une reconnaissance rapide du gouvernement de Pékin. Mais si Ottawa « attache (…) du prix à recueillir les conclusions » françaises « en matière de relations avec la Chine continentale », il « doit aussi dans ce domaine tenir compte des réactions américaines[7] », comme il est écrit dans une note du Quai d’Orsay le 5 juin 1968.

Et, de fait, l’Ambassade de France à Washington fait savoir, à partir de confidences canadiennes, que « le département d’État, sans exercer de véritables pressions, s’efforce de décourager l’intention du Canada de reconnaître la Chine[8] ». Les États-Unis craignent, à juste titre comme nous le verrons, une réaction en chaîne en Italie, en Belgique et au Japon.

B — Une démarche prudente 

Dans cette affaire, la volonté canadienne n’est plus un mystère, encore que le premier ministre Trudeau et son ministre des Affaires étrangères, Mitchell Sharp, se croient obligés de rappeler ce principe de temps à autre. Par contre, la prudence est de mise par rapport aux réactions de l’étranger. Ne pas mécontenter les États-Unis, les tenir informés mais ne pas sembler à la traîne de leur politique, est une première posture. En second lieu, compte tenu de l’importance du Canada, grande puissance industrielle et agricole qui fait partie de l’Alliance atlantique et participe activement aux missions des Nations Unies, Ottawa n’ignore pas que son geste aura sans doute moins de résonance que l’acte unilatéral du général de Gaulle en 1964, mais plus de retombées directes, de nombreux pays européens, africains, asiatiques, voire latino-américains, caressant l’idée de nouer avec Pékin des relations normales.

Le 17 août 1968, l’Ambassade de France à Ottawa annonce que « le mécanisme qui doit conduire à la reconnaissance de la Chine par le Canada se met en route lentement ». Interrogé sur le sujet au cours d’une conférence de presse, Trudeau indique que « le Canada entreprendrait prochainement des sondages auprès de ses alliés sur la question, mais qu’il importait de se montrer à cet égard ‘aussi patient qu’un Chinois[9]’. L’Ambassadeur ajoute à l’intention de Paris que « le schéma préparé par le ministre des Affaires extérieures fait actuellement l’objet de consultations au niveau interministériel ».

Sharp, du reste, organise une réunion publique (chose que l’Ambassadeur trouve assez « inusitée ») avec une délégation de la communauté canadienne d’origine chinoise « venue lui manifester son hostilité à la reconnaissance de Pékin », pour laisser clairement entendre « que son siège était fait et que cette intervention ne détournerait pas le gouvernement de son propos ».

L’opposition existe, même au sein du Commonwealth. Début septembre, la Nouvelle-Zélande fait part de son inquiétude au gouvernement d’Ottawa[10]. Après quelques mois de flottement, qui semblent indiquer que le sujet suscite encore des débats au sein de l’équipe ministérielle et que celle-ci est mobilisée d’abord par les problèmes intérieurs, Sharp confirme le 18 décembre 1968, lors d’une conférence de presse impromptue dans les couloirs du Parlement à Ottawa, « que le Canada se proposait d’entamer prochainement des conversations en vue de la reconnaissance du régime de Pékin ». Auparavant, a poursuivi M. Sharp, « des contacts seraient pris avec Washington, non pour « consulter » les Américains, mais pour connaître leurs réactions ». D’autre part, Sharp indique vouloir prendre langue « avec les capitales qui souhaiteraient s’engager dans la même voie, Bruxelles et Rome, ou qui se trouvent dans une situation particulière, comme Tokyo[11] ».

Mais, en cette veille de Noël, alors que l’équipe Johnson s’apprête à remettre les clefs de la Maison-Blanche à Richard Nixon, le gouvernement canadien attend la mise en place de la nouvelle administration américaine pour les conversations sur la Chine avec Washington[12].

Problème non résolu mais essentiel, la question de Taïwan constitue encore « le principal obstacle » à la normalisation, comme le confie Trudeau lors d’un entretien avec la bbc le 3 janvier 1969. Et il reconnaît que le Canada « ne peut s’offrir une politique étrangère diamétralement opposée aux intérêts des États-Unis[13] ».

Le programme est pourtant suivi avec application. Le 15 janvier 1969, Amyot, conseiller de l’Ambassade du Canada à Paris, rencontre Menguy au Quai d’Orsay pour savoir où se tenaient les conversations franco-chinoises avant l’établissement des relations diplomatiques[14]. Le 27 janvier, Sharp fait une déclaration aux Communes à Ottawa, précisant qu’« une décision devrait être prise prochainement par le Cabinet au sujet des modalités de cette politique ». Répondant à une démarche de l’Ambassadeur de Formose venu demander une explication, la déclaration du ministre vise à clarifier la situation[15].

Les Français de Washington viennent également aux nouvelles : « Selon des indications recueillies à l’Ambassade du Canada, le département d’État n’a plus poursuivi, depuis le début de l’été dernier, ses efforts tendant à dissuader Ottawa de reconnaître Pékin. Dans des délais sans doute assez proches, nous dit-on, la question de la reconnaissance canadienne de la Chine sera de nouveau abordée avec le département d’État, compte tenu du changement d’administration, mais à titre de simple information. Les Canadiens prendront ensuite contact avec les Chinois dans une capitale étrangère. On ne pense pas, à l’Ambassade du Canada, qu’Ottawa se soucie de conserver des liens amicaux avec Formose[16]. »

La question des principes étant résolue, celle des intérêts matériels communs ne peut être éludée.

C — Des réalités économiques incontournables

Depuis la terrible famine du Grand Bond en avant, des liens économiques étroits étaient noués entre la Chine et le Canada. Ce dernier fournissait à la rpc des céréales. Ce commerce, très profitable aux Canadiens et indispensable à la survie de nombreux Chinois, se poursuivra durant toutes les années 1960.

À la période qui nous intéresse, le Canada fournit encore du blé à la Chine. Ottawa rend ainsi publique, le 18 novembre 1968, la vente à la Chine de 58,5 millions de boisseaux de blé, pour un montant de 115 millions de dollars canadiens[17].

Au printemps 1969, le ministre canadien des Finances, E.J. Benson, prononce un discours au Board of Trade de Vancouver. Après avoir évoqué les exportations vers la Chine, « d’un niveau déjà élevé », il pose la seule question qui vaille dans le contexte d’un rapprochement sino-canadien attendu : « Que pouvons-nous leur acheter pour qu’ils aient quelque chance de financer leurs importations[18] ? ».

En septembre 1969, les diplomates français suivent de près l’arrivée à Pékin d’une délégation commerciale canadienne. Le Directeur d’Asie au ministère des Relations extérieures à Ottawa le confirme à l’Ambassadeur de France, qui note, le 17 septembre 1969, que la délégation « a pour mission la vente de blé canadien à la Chine et dispose à cet effet de « très larges pouvoirs ». Composée de trois membres du « Canadian Wheat Board » et d’un fonctionnaire en poste à Hong Kong, elle n’a selon M. Seaborn, « aucune compétence politique. Sa présence en Chine peut être de longue durée, les Canadiens s’attendant à des marchandages difficiles[19] ».

Pour l’Ambassadeur de France en Chine, Étienne Manac’h, si les Canadiens ont un intérêt commercial évident en Chine, l’enjeu est bien stratégique pour les Chinois qui croient à l’imminence d’une guerre (avec l’urss ou avec les États-Unis) : « Il n’est pas interdit de penser que le souci, dont elles ne font pas mystère, de constituer des stocks en vue d’un éventuel conflit conduise les autorités chinoises à accroître leurs importations de blé[20]. »

Finalement, cette négociation est couronnée assez rapidement de succès. Le 29 septembre 1969, le conseiller commercial français à Pékin, Robert Sanson, signale la conclusion d’un contrat de fourniture de blé par le Canada à la Chine. Les Canadiens s’engagent à envoyer 86,3 millions de boisseaux de blé en Chine, pour un montant de 135 millions de dollars canadiens, le tout payable en dix-huit mois et en livres sterling[21].

Entre le 1er août 1966 et le 31 juillet 1969, le Canada avait exporté 235 millions de boisseaux de blé en Chine. L’aspect commercial ne pouvait donc pas être négligé dans le tableau des relations entre Ottawa et Pékin[22].

II – Vers la reconnaissance : une négociation longue et difficile

A — Stockholm ou l’art de la conversation

La note du Quai d’Orsay date du 7 février 1969. Elle annonce sobrement la visite au ministère français des Affaires étrangères du ministre conseiller du Canada, la veille, venu informer « le Secrétaire général du Département de la décision de son gouvernement d’entrer en pourparlers avec la République populaire de Chine, en vue de l’établissement de relations diplomatiques ».

Ce premier contact doit avoir lieu le 8 février « à Stockholm entre les ambassadeurs des deux pays afin de fixer le lieu et la date des futurs entretiens. Le gouvernement canadien préférerait, pour sa part, une capitale de l’Europe occidentale ». Au passage, la note française annonce que les États-Unis et Formose ont été avertis « quelque temps avant » et qu’une démarche d’information similaire avait été menée auprès des alliés les plus importants du Commonwealth (Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande), des pays intéressés par les développements de l’affaire (Belgique, Italie, Japon) et auprès du Conseil de l’otan[23].

Cela ne manque pas d’influer bien sûr sur la position américaine. À Washington, le nouveau secrétaire d’État de l’équipe Nixon, William Rogers, exprime ses inquiétudes sur la position de Formose à l’onu[24]. Mais pour les Français, le plus intéressant, c’est l’opinion des Canadiens eux-mêmes. Le 20 février 1969, l’Ambassade de France à Ottawa établit une note sur « la reconnaissance de Pékin et l’opinion canadienne ». D’emblée, on y remarque des « commentaires souvent nuancés mais à peu près toujours favorables » au processus de rapprochement avec la Chine[25].

Au plan politique, remarque l’auteur de la note, « l’opposition parlementaire, dont ‘les voeux accompagnent le gouvernement dans ces importantes négociations’ s’est ‘réjoui de cette prise de position’ et a fait part à M. Sharp de sa vive satisfaction ».

Mais la presse joue également un rôle déterminant : « Qu’elle s’exprime en français ou en anglais, qu’elle s’adresse aux riverains du Saint-Laurent, aux populations des Prairies ou aux gens d’au-delà des Rocheuses, [La Presse] a, d’une manière générale, conclu à la nécessité pour M. Trudeau de franchir ce pas. »

Gardons-nous néanmoins de croire que le gouvernement et l’opinion publique du Canada aient succombé au charme vénéneux de la Révolution culturelle. Le diplomate français ne croit pas une minute à la réussite d’une démarche chinoise de séduction : « Certes, personne ne s’apprête ici à recevoir les envoyés de Pékin comme des amis sincères, dignes de confiance, et l’on retrouve sous la plume des commentateurs les arguments maintes fois développés par la représentation diplomatique de Taipei. Mais c’est chaque fois pour conclure qu’un fait essentiel demeure, contre quoi ne prévaut aucune dialectique : la réalité de l’existence de sept cents millions de Chinois dont le gouvernement peut plaire ou non, mais qui jusqu’à présent n’ont été que trop ignorés. »

Seule voix discordante – et vigoureuse – dans ce concert journalistique, celle de Lubor Zink, dans le Toronto Times. Après avoir dénoncé le « danger » de la décision et la « duplicité » de Trudeau et de Sharp, Lubor Zink proclame son hostilité à « l’installation à Ottawa d’une centrale d’espionnage maoïste ». Parlant de ses adversaires, Lubor Zink estime qu’ils feraient bien de « méditer les conséquences pour la France – la crise de mai notamment – de sa reconnaissance du régime de Mao Tsé-toung ».

En règle générale, le diplomate français croit déceler une « satisfaction à la perspective des avantages économiques que peut retirer le pays de cette nouvelle politique » et aussi une « satisfaction de manifester à l’égard de Washington une certaine indépendance ».

Le lendemain, 21 février 1969, ont lieu à Stockholm les premiers contacts entre diplomates chinois et canadiens. Pour l’Ambassade de France à Ottawa, « quelques irréductibles et sceptiques continuent à mettre le Gouvernement en garde contre les illusions qu’il peut se faire en voulant normaliser ses rapports avec la Chine populaire. Mais rien n’indique, en réalité, qu’il en nourrisse[26] ».

Pour assurer ses arrières, le gouvernement canadien ne refuse pas de débattre avec le grand allié américain. La Chine doit faire ainsi l’objet d’un échange de vues au cours de la rencontre au sommet Nixon-Trudeau[27]. Mais la politique canadienne est déjà arrêtée, aucune intervention étrangère ne pourra la modifier. Le 10 avril 1969, le ministre-conseiller de l’Ambassade du Canada à Paris informe confidentiellement le Directeur d’Asie que les Chinois ont répondu positivement aux propositions canadiennes et donné leur accord à l’ouverture de négociations à Stockholm.

Détail intéressant : « la communication chinoise, à la différence des précédentes, ne mentionne aucun principe et aucune condition à l’ouverture de la négociation ».

Le ministre des Affaires extérieures canadien doit faire une communication à ce sujet, « mais ensuite le silence sera maintenu afin de ne pas nuire à la bonne marche des négociations qu’Ottawa souhaite aussi brèves que possible[28] ». La nouvelle est ensuite rendue publique à Stockholm le 14 avril. Le 15 avril, le Consulat général de France à Hong Kong annonce l’arrivée dans la colonie britannique de Glenn Seaborn, directeur d’Asie au ministère canadien des Affaires extérieures, à la tête d’une délégation d’experts canadiens des affaires asiatiques[29]. Les grandes manoeuvres vont pouvoir commencer…

Le 16 avril 1969, le ministre canadien des Affaires extérieures, M. Sharp, est en visite au Japon et en profite pour donner une conférence de presse. Le lendemain, Pierre Siraud, ambassadeur de France au Canada, câble à Paris qu’il a eu un entretien au ministère des Affaires extérieures au sujet des négociations sino-canadiennes de Stockholm. Se souvenant sans doute des incidents de 1967 qui avaient mis en cause des diplomates soviétiques, britanniques et même français à Pékin et dans d’autres villes chinoises, les Canadiens ont demandé des garanties pour la sécurité de l’Ambassade canadienne. « Mais, selon mon interlocuteur, il est possible que les Chinois ne donnent à cet égard aucune assurance : ‘Le Canada, qui n’est pas un pays impérialiste, n’a rien à craindre de la République populaire de Chine. Toute référence à la sécurité est donc inutile’. Telle est la réponse qui aurait été donnée. » De toute façon, selon Pierre Siraud, la presse canadienne considère cette affaire comme réglée.

« On attend maintenant les résultats, en matière économique, de cette volonté d’ouverture du Canada vers les rives d’Asie du Pacifique que M. Sharp vient d’annoncer à Tokyo, et qui place les relations sino-canadiennes dans une perspective élargie[30]. »

De Pékin, Étienne Manac’h, l’ambassadeur de France en Chine (qui a été longtemps directeur d’Asie-Océanie au Quai d’Orsay) dispose d’un bon poste d’observation. Au début du mois de juin, le correspondant à Pékin du Globe and Mail de Toronto confie au ministre-conseiller français « que les pourparlers sino-canadiens de Stockholm, relatifs à l’établissement des relations diplomatiques, sont sur le point d’aboutir ». Mieux, « l’examen des problèmes politiques est terminé et la négociation ne porte plus à l’heure actuelle que sur les questions commerciales. Les Chinois s’efforcent d’obtenir certaines facilités pour l’importation de leurs textiles au Canada. De son côté, la partie canadienne cherche, semble-t-il, à se faire donner des assurances en ce qui concerne l’établissement d’une liaison aérienne entre Ottawa et Pékin ».

Le correspondant, MacCullough, est même persuadé que « le premier ambassadeur du Canada auprès de la République populaire prendra ses fonctions ici avant le 1er octobre prochain ». Mais cette accélération des négociations sino-canadiennes n’est pas du goût de tout le monde. Étienne Manac’h précise : « Nos collègues d’Europe orientale ne cachent pas les inquiétudes que leur cause cette négociation où ils croient voir le signe avant-coureur d’un rapprochement sino-américain. En effet, le chargé d’affaires de Pologne, qui entretient des rapports très étroits avec l’ambassadeur soviétique, disait récemment à M. Cerles que Moscou ne saurait tolérer et ne tolérera pas (« cannot and will not tolerate ») une évolution de nature à remettre en cause la structure bipolaire de la société internationale[31]. »

Pendant ce temps-là, les négociations de Stockholm se poursuivent… à leur rythme ! Répondant à une demande de renseignements d’Étienne Manac’h, le Quai d’Orsay rend compte d’un entretien entre le ministre-conseiller canadien à Paris, Amyot, et les membres de la direction d’Asie, le 13 juin 1969. D’après Amyot, « après avoir écouté le point de vue des Chinois pendant les trois premières rencontres, les négociateurs canadiens avaient enfin pu exposer le leur au cours des deux séances suivantes (la dernière a eu lieu le 7 juin) qui se sont déroulées dans une atmosphère beaucoup plus détendue. On attend maintenant les réactions de Pékin[32] ».

À la fin du mois de juin 1969, le ministre Sharp est en voyage en Scandinavie. À son retour, l’ambassadeur Pierre Siraud établit une note et ne peut manquer de faire référence aux négociations entre la Chine et le Canada : « À propos des pourparlers sino-canadiens de Stockholm, M. Sharp a été discret, se contentant de dire l’intérêt des pays scandinaves pour l’initiative canadienne. Au cours d’une conférence de presse donnée à son retour, le ministre avait indiqué que ‘les pourparlers ont progressé sur certains points importants’, mais il s’était refusé à fournir des précisions, évitant notamment de donner l’impression que l’on était près d’aboutir : ‘Les négociations seront longues et difficiles’, a-t-il dit, ‘mais l’important est que l’on progresse’. Il avait, d’autre part, confirmé l’adhésion de son pays à la politique d’une seule Chine (One China Policy) qui implique la rupture avec Formose. Répondant à un journaliste, M. Sharp a enfin précisé que le gouvernement canadien n’envisageait pas l’établissement de relations diplomatiques avec la Corée du Nord et le Nord-Vietnam[33]. »

Éviter de donner l’impression que l’on était près d’aboutir... À tout le moins, les Canadiens avaient compris que leurs interlocuteurs chinois, issus d’une vieille civilisation, maîtrisaient parfaitement l’art de la conversation. Ils ignoraient pourtant que les pourparlers devaient continuer encore pendant seize mois...

B — Des divergences sur certains points essentiels

Entre la Chine et le Canada, il existe des différences évidentes, le poids démographique, le niveau économique, le système social et politique, les alliances… Tout cela est connu des deux interlocuteurs. Il faut aussi compter avec deux systèmes de mesure du temps bien différents. Dans le cas du Canada, les décisions politiques se font à l’aune de la durée d’une législature. Le mandat du Premier ministre et de son gouvernement est renouvelable, il n’est jamais assuré de la longue durée, car soumis aux aléas de la vie politique et du choix du suffrage universel. Il n’en va pas de même de la Chine de la fin des années 1960, État totalitaire au régime de parti unique qui vient de vivre les convulsions sanglantes de la Révolution culturelle. À la transparence parlementaire du gouvernement d’Ottawa, modèle de démocratie aux yeux du monde, s’opposent l’opacité chinoise érigée en système de gouvernement, les conciliabules en marge des réunions du Parti d’où sortent des formulations contradictoires et des déclarations ambiguës. C’est entre ces deux régimes que tout distingue que s’engage une négociation qui ressemble bien souvent à un dialogue de sourds.

Et, dès l’été 1969, le directeur d’Asie au ministère canadien des Affaires extérieures confie à un collaborateur de l’Ambassadeur de France que « les négociations de Stockholm piétinent », attribuant le durcissement à l’arrivée du nouvel Ambassadeur de Chine en Suède, Wang Tung[34].

D’abord au sujet de Formose, sujet sur lequel les Canadiens ne voulaient pas prendre parti. « Dès le début des négociations », écrit l’Ambassadeur de France au Canada, ce 19 juillet 1969, « Ottawa avait posé en principe qu’un échange d’ambassadeurs n’impliquerait pas la reconnaissance par le Canada de la légitimité des revendications territoriales chinoises. Ce préalable, qui paraissait admis, a été remis en question la semaine dernière par M. Wang Tung lors de sa première rencontre avec les représentants canadiens : pour celui-ci, l’établissement de relations diplomatiques ne peut intervenir que si Ottawa admet le bien-fondé de la thèse de Pékin à l’égard de Formose. » À propos des Nations Unies, les Chinois formulent également des exigences sur « la position canadienne (…) après la reconnaissance de Pékin ».

Pour le directeur d’Asie au ministère canadien des Affaires extérieures, Glenn Seaborn, les Chinois veulent avant tout éviter que la « relative compréhension » manifestée jusqu’ici par Pékin à l’égard d’Ottawa ne prenne le moment venu valeur de précédent pour l’Italie, la Belgique et surtout les États-Unis « qui suivent attentivement l’évolution des négociations ».

Pour l’Ambassadeur de France, les Canadiens, « très embarrassés par les exigences chinoises », ne comptent plus aboutir avant les premiers mois de 1970 alors qu’ils espéraient un échange d’ambassadeurs dès l’automne 1969. « On peut s’interroger sur l’accueil que le gouvernement canadien est disposé à réserver aux demandes formulées par les Chinois. M. Seaborn est resté très discret. Peut-être M. Trudeau serait-il enclin à les accepter, mais il craindra sans doute les réactions de l’opinion publique et peut-être même celles de Washington[35]. »

Même tonalité à Stockholm, d’où le chargé d’affaires français R. Bourillet câble le 24 juillet 1969 : « Le chargé d’affaires canadien vient cependant de m’informer que ces négociations étaient bien en cours depuis plusieurs semaines mais se révélaient fort décevantes après une dizaine de réunions qui n’ont permis de réaliser aucun progrès[36]. » Et Bourillet explique : « Les Chinois entendraient que soient examinées en priorité, et acceptées en bloc, les conditions qu’ils posent à l’établissement de ces relations. La condition essentielle est naturellement l’engagement du Canada de ne pas adhérer à la doctrine des deux Chine, c’est-à-dire de rompre les relations avec Formose et de soutenir la candidature de Pékin aux Nations Unies. Il n’y aurait pas là de difficultés majeures, si les Chinois n’ajoutaient à la rupture avec Taipei l’exigence nouvelle d’une reconnaissance explicite par le Canada de la souveraineté de la République populaire sur Formose. Le gouvernement canadien ne serait pas préparé à aller aussi loin. »

Même les Suédois sont au courant de ces difficultés, puisque Bourillet conclut son télégramme ainsi : « Un fonctionnaire du Département politique du ministère royal des Affaires étrangères m’a indiqué que les Canadiens, très optimistes au départ sur l’issue des négociations, avaient progressivement déchanté, non seulement en raison des conditions chinoises, mais également devant l’intérêt limité de leurs interlocuteurs pour le problème, que traduirait selon eux la position intransigeante du tout ou rien. »

Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, le conseiller Amyot confie au sous-directeur d’Extrême-Orient au Quai d’Orsay que « l’Ambassadeur du Canada [en Suède], qui doit prochainement quitter son poste, est convaincu que les Chinois, s’ils ne sont pas pressés de conclure, restent néanmoins très intéressés ». Qu’en termes élégants (et diplomatiques) ces choses-là sont dites[37]...

L’été 1969 est passé, l’homme a marché sur la lune, mais les Chinois restent campés sur leurs positions. L’ambassadeur canadien en Suède, Andrew, est remplacé par Melle Meagher le 20 août 1969. Les Canadiens craignent que ce changement soit « tenu par Pékin pour un infléchissement de nos positions. Ce changement de personnes n’a aucune signification politique[38] ». « Ce qui », ajoute l’Ambassadeur de France à Ottawa, « veut dire que le gouvernement canadien entend ne rien faire qui implique la reconnaissance du bien-fondé des revendications territoriales de Pékin. »

La présence à ce moment d’une délégation commerciale canadienne à Pékin venue négocier la vente de blé aux Chinois est sans rapport avec la négociation. « Elle n’a aucune compétence politique » selon Glenn Seaborn. Selon l’Ambassadeur français, « sa présence en Chine peut être de longue durée, les Canadiens s’attendant à des marchandages difficiles ». On sait pourtant qu’il n’en fut rien, l’accord étant signé dès le 29 septembre 1969.

Sur Formose, les Canadiens tiennent bon. Cadieux, le sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, déclare à Siraud le 18 septembre, que son gouvernement entend « résister aux pressions que tentent d’exercer leurs interlocuteurs pour une reconnaissance des prétentions territoriales de Pékin ». Les Canadiens ne veulent pas davantage s’engager « sur ce qu’il adviendrait plus tard, dans le cas où le gouvernement de Formose renoncerait à une souveraineté théorique sur la Chine continentale et limiterait ses exigences nationales à ses possessions insulaires. Bien qu’il soit prématuré d’envisager une telle éventualité, le Canada pourrait alors reconnaître Formose[39] ».

Les dirigeants canadiens croient que la reconnaissance du régime de Pékin est au centre de la vie internationale et des préoccupations des décideurs. Quand Gromyko, ministre soviétique des Affaires étrangères, se rend en visite officielle au Canada à partir du 1er octobre, « les Canadiens s’attendent à ce que M. Gromyko, entre autres sujets, aborde la question chinoise. Les pourparlers sino-canadiens, suscitent d’ailleurs, selon nos collègues canadiens de la nervosité à Moscou[40] ». Peine perdue ! M. Sharp évoque « les conversations sino-canadiennes sur la reconnaissance de Pékin », certes, mais, selon l’ambassadeur Siraud, « les Soviétiques ne se seraient pas montrés intéressés à en discuter[41] ».

Pendant le mois d’octobre 1969, les choses évoluent favorablement. Le conseiller Amyot se rend au Quai d’Orsay pour évoquer le climat des pourparlers de Stockholm. Le 29 septembre, Wang Tung « s’est montré d’une amabilité sans précédent ». « Le climat de la négociation avait complètement changé et on était maintenant optimiste du côté canadien[42]. » Tellement optimiste qu’Amyot demande aux Français « des renseignements sur les locaux dont dispose notre Ambassade à Pékin ». Demande qui paraît quelque peu saugrenue puisque « la Direction d’Asie-Océanie estime qu’il n’y a pas lieu de communiquer les plans des locaux dont dispose notre Ambassade à Pékin mais qu’il n’y aurait pas d’inconvénient à donner quelques renseignements succincts sur ces locaux au ministère canadien des Affaires extérieures[43] ».

La presse canadienne prend également ses désirs pour des réalités. On parle d’une visite de P.E. Trudeau en Chine vers mai 1970. Et de rappeler son premier voyage dans l’Empire du Milieu, en 1960, en compagnie de l’écrivain Jacques Hébert. Trudeau avait écrit, à l’époque, « une relation de voyage dont le titre était « deux innocents en Chine Rouge[44] ».

C’est aller un peut trop vite en besogne. Le 23 octobre, Amyot se rend au Quai d’Orsay pour décrire l’avancée des discussions. À la séance du 18 octobre, les Canadiens ont laissé entendre qu’ils s’abstiendraient à l’onu sur le siège de la Chine sauf si la négociation aboutissait. Par ailleurs, les deux projets de communiqués « communs » ont été rejetés[45].

Et les Canadiens doivent s’armer de patience. À la veille de Noël 1969, aucun progrès notable n’a été enregistré. « Selon M. Seaborn, en effet, Pékin entend subordonner l’établissement de relations diplomatiques avec Ottawa à trois conditions – celles-là même qu’ils entendent imposer à Rome – : rupture préalable avec Taipei, soutien de la candidature chinoise aux Nations Unies et surtout reconnaissance de la souveraineté de Pékin sur Formose. »

Or, sur le troisième point, les Canadiens ne veulent faire aucune concession. Tout au plus proposent-ils « la publication d’un bref communiqué se bornant à annoncer l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays. Ce communiqué serait accompagné de deux autres textes, l’un canadien, l’autre chinois, précisant la position de chaque gouvernement. Jusqu’ici, aucune réponse n’a été faite à cette proposition[46] ».

En février 1970, « les pourparlers de Stockholm sont au point mort et l’on commence à se demander au ministère des Affaires extérieures s’il y a lieu, pour le moment, de poursuivre le dialogue[47] ».

Un mois plus tard, en mars 1970, les diplomates français cherchent toujours à se renseigner sur l’état des négociations. À Stockholm, ils prennent langue avec M. Varon, ambassadeur d’Israël en Suède. Celui-ci, ancien ambassadeur de l’État hébreu en Birmanie, y a connu l’Ambassadeur de France. Il a été également en poste en Amérique du Nord. Pour quelles raisons les Israéliens s’intéressent-ils à la négociation ? L’Ambassadeur de France a une idée sur la question : « l’intérêt de l’État juif pour la Chine n’est plus à démontrer et il n’a évidemment fait que croître depuis l’engagement de Pékin dans le mouvement anti-sioniste ». M. Varon estime pourtant que les négociations sino-canadiennes « ont progressé de façon satisfaisante pour Ottawa. Devant le refus des Canadiens de reconnaître explicitement la souveraineté de la République populaire sur Formose, les Chinois accepteraient une formulation ‘implicite’ très proche de celle qu’Ottawa avait primitivement proposée. Les Canadiens s’emploieraient, au stade final des conversations, à obtenir des représentants de Pékin certaines garanties concernant le fonctionnement de leur future mission dans la capitale chinoise ».

Et l’Ambassadeur français de préciser que « M. Varon tient apparemment ses renseignements de l’Ambassadrice du Canada en Suède chargée, comme on le sait, de représenter Ottawa dans les conversations sino-canadiennes. L’Ambassadeur israélien paraît avoir un grand respect pour ses qualités de négociatrice[48] ».

Il semble que ce respect soit bien placé, car, à la séance du 12 mars 1970, les Chinois font un effort pour « faire sortir les conversations sino-canadiennes de l’impasse où elles se trouvent depuis plusieurs mois », car le document proposé par les Chinois « ne ferait pas état des revendications territoriales chinoises[49] ». Le 23 mars, Amyot confie au Quai d’Orsay que son gouvernement décelait « des signes qui pouvaient laisser prévoir un assouplissement de l’attitude des Chinois. Ces derniers continuaient à manifester un grand intérêt pour la poursuite des conversations et ils faisaient même un effort pour les relancer[50] ».

La réunion du 24 mars n’apporte pas d’élément nouveau. Les Canadiens proposent juste un nouveau projet de communiqué aux Chinois, et ceux-ci acceptent de le transmettre à Pékin. Cela suffit pour que les négociateurs canadiens trouvent le climat encourageant[51].

Des changements ont lieu à la direction d’Asie du ministère canadien des Affaires extérieures à Ottawa en mai ; les Chinois ne répondent toujours pas aux propositions canadiennes. À la fin du mois de mai 1970, Sharp, en déplacement à Rome, croit pouvoir noter un progrès dans l’attitude chinoise. Il confirme que « dans l’accord qui est en vue, la Chine Populaire réclame seulement qu’Ottawa reconnaisse que le gouvernement de Pékin est le seul gouvernement de la Chine. Ottawa n’est donc pas contraint d’affirmer explicitement la souveraineté de Pékin sur Formose. M. Sharp estime que la formule ainsi adoptée, analogue, malgré les prétentions chinoises initiales, à celle qui avait prévalu entre Paris et Pékin, rencontre une certaine approbation de la part des États-Unis. En tout cas, le Canada est en avance sur l’Italie[52] ».

Car dans cette histoire, le Canada n’oublie pas de tenir régulièrement au courant la Belgique, le Japon et l’Italie, trois pays confrontés au même genre de problème. On peut même parler, dans le cas de l’Italie, de concertation italo-canadienne.

C — La concertation italo-canadienne

Dès le début de l’été 1969, l’Ambassadeur de France en Suède avait informé son gouvernement des contacts suivis entre les diplomates canadiens et italiens. « Mon collègue italien m’a appris que son gouvernement recevait d’Ottawa toutes informations concernant la marche des négociations de Stockholm, désireux qu’il est d’engager dès que possible à son tour des conversations avec Pékin[53]. » Le projet courait en effet depuis le passage du leader socialiste Pietro Nenni au ministère italien des Affaires étrangères, celui-ci plaçant le rétablissement des relations diplomatiques entre Rome et Pékin au nombre de ses priorités.

Néanmoins, c’est son successeur démocrate-chrétien Aldo Moro qui reprit le projet. Aldo Moro fit le voyage d’Ottawa les 10 et 11 octobre 1969, rencontra Mitchell Sharp et Pierre Elliott Trudeau et évoqua avec eux la reconnaissance de Pékin[54]. Appelé à en faire le compte rendu, l’Ambassadeur de France au Canada écrivait : « En ce qui concerne la Chine, les deux ministres ont échangé des informations sur le déroulement des conversations que poursuivent leurs pays respectifs – mais de façon beaucoup plus prudente du côté italien – avec le gouvernement de Pékin. Les observations de M. Aldo Moro auraient clairement montré que les Italiens étaient plus soucieux de tenir compte des réactions de Washington dans cette affaire que les Canadiens, ces derniers paraissant, pour leur part, décidés à aller de l’avant. C’est ce qu’a nettement indiqué le Conseiller de l’Ambassade à un de mes collaborateurs[55]. »

Tant il est vrai que cette négociation sino-canadienne échappe rapidement au cadre bilatéral. D’abord, il ne faut pas perdre de vue les deux superpuissances. L’urss peut afficher le plus grand calme, voire une relative indifférence officielle, comme lors de la visite d’Andreï Gromyko à Ottawa en octobre 1969, l’agacement et l’inquiétude des Soviétiques et de leurs Alliés les plus proches sont perceptibles, y compris par les diplomates français en poste à Pékin. Du côté des États-Unis, même si l’équipe Trudeau reste prudente et fait preuve de sa loyauté, on remarque surtout un intérêt prudent. Washington veut savoir si cette négociation ira à son terme car les conseillers de Nixon ont déjà en tête le rapprochement avec la Chine. Les efforts canadiens pour une normalisation avec Pékin sont contemporains d’une intense réflexion, aux États-Unis, sur les rapports triangulaires États-Unis/Union soviétique/Chine. Enfin, le Canada n’est pas seul dans sa démarche. L’Italie, la Belgique, le Japon, l’Autriche, des pays d’Amérique latine (comme le Chili), de nombreux États africains sont dans une situation voisine.

C’est surtout avec Rome et Bruxelles que les consultations sont les plus fréquentes. En effet, l’Italie et la Belgique sont, à l’instar du Canada, membres de l’Alliance atlantique. Les problèmes causés par cette négociation (et par la reconnaissance finale) sont analogues : rapports avec Moscou et surtout avec Washington, place de ces États au sein de l’otan. Mais le Canada se distingue par sa situation géographique, ses rapports commerciaux avec la Chine, la présence sur son sol d’une communauté chinoise dynamique, ses moyens financiers qui lui permettent une relative autonomie de décision par rapport à Washington, enfin, l’absence dans sa vie politique d’un parti communiste alors qu’en Italie le pci est, de très loin, le plus puissant et le plus influent de toute l’Europe occidentale.

La question qui se pose dès lors est de savoir si les pourparlers et le rapprochement entre la Chine et le Canada offrent des solutions aux autres États engagés dans le même processus.

III – L’établissement des relations diplomatiques

A — La normalisation sino-canadienne, un modèle pour de nombreux États.

Parmi tous les États intéressés par l’initiative canadienne, le Japon, nous l’avons vu, était en première ligne. Au printemps 1970, en raison de l’inauguration du pavillon canadien à l’exposition universelle d’Osaka, Pierre Elliott Trudeau rencontre son homologue Sato. Il donne une conférence de presse et précise, à l’attention de la presse japonaise, « que les conversations avec Pékin se poursuivaient et qu’elles prendraient du temps, mais qu’il était, quant à lui, optimiste sur leur résultat ». Pour Trudeau, « l’établissement des liens avec Pékin n’impliquait pas automatiquement que le Canada reconnaisse le bien-fondé des revendications territoriales du gouvernement chinois. Le fait pour le gouvernement du Canada de reconnaître un gouvernement tiers ne saurait l’entraîner ipso facto à avaliser toutes les prétentions territoriales de celui-ci ».

Pour le premier ministre japonais, Esaku Sato, « Une telle attitude risquait d’être prise pour une application de la théorie des deux Chine » et « elle serait sans doute difficile à maintenir en pratique ».

Enfin, Trudeau profite de la conférence de presse pour rappeler qu’en l’absence d’échange d’ambassadeurs, le Canada se prononcera pour le statu quo à l’onu concernant le siège de la Chine. L’abstention canadienne est donc maintenue[56].

Pendant l’été 1970, la presse canadienne regrette que les pourparlers de Stockholm, « entourés d’une discrétion de plus en plus grande », ne progressent pas aussi rapidement qu’on l’avait espéré. « Certains éditorialistes, comme M. Lubor Zink, continuent pourtant à soutenir que la reconnaissance de Pékin serait d’une grande naïveté et ne rapporterait absolument rien au Canada[57]. »

Consul général de France à Hong Kong, Jacques Warin évoque le 10 septembre 1970 les rumeurs selon lesquelles l’accord sino-canadien est proche. « Selon des bruits en provenance du Japon, qui ont trouvé un certain crédit à Hong Kong, les négociations de Stockholm seraient sur le point d’aboutir et la reconnaissance de la Chine populaire par le Canada interviendrait dès le mois prochain. Cette rumeur est accueillie cependant par les China-watchers avec une grande circonspection. À plusieurs reprises, en effet, dans un passé récent, une nouvelle semblable est venue – toujours de Tokyo – sans qu’elle ait trouvé par la suite le moindre élément de confirmation[58]. »

Mais, sentant qu’il y a anguille sous roche, Jacques Warin en profite pour faire le point. Après avoir expliqué que les intérêts respectifs du Canada et de la Chine à établir des relations diplomatiques « ne sont sans doute pas de la même nature », il affirme que « Pékin pourrait bénéficier davantage qu’Ottawa de l’opération ».

Car « les intérêts canadiens sont avant tout commerciaux : ils tiennent dans le montant des ventes de blé à la Chine, qui représentent à elles seules 95 % des exportations canadiennes vers ce pays ». De fait, (…) « la balance commerciale entre les deux pays présente un solde très largement favorable à Ottawa : on peut se demander, dans ces conditions, si Ottawa n’éprouvera pas quelques difficultés à développer ses exportations vers la Chine, à moins de se porter davantage acheteur de produits chinois ».

« Dans le même temps d’ailleurs, Ottawa poursuit avec Taipei des échanges fructueux. L’année dernière Taïwan a exporté vers le Canada pour un montant de 32 millions de dollars us. Il semble naturel de s’attendre à ce que le commerce entre Taïwan et le Canada pâtisse de l’établissement de rapports diplomatiques avec Pékin. »

Côté chinois, la donne est différente aux yeux du diplomate français. « La République populaire en revanche a besoin du Canada, dont le soutien diplomatique lui serait précieux à un double titre. D’une part, la proximité du débat annuel des Nations Unies sur le problème de la représentation de la Chine lui fait désirer une conclusion rapide des négociations : un certain nombre de pays occidentaux attendent en effet l’issue des pourparlers de Stockholm pour adopter à l’égard de Pékin une position définitive. Or, il ne manque, à l’heure actuelle, que quatre ou cinq voix à la Chine pour obtenir, à l’Assemblée générale, une majorité simple qui serait, à tout prendre, une grande victoire diplomatique. D’autre part, la situation géographique du Canada lui confère une importance primordiale aux yeux de Pékin : au moment même où le renforcement du lobby pro-chinois dans l’administration américaine et l’évolution récente de la politique de la Maison-Blanche vont dans le sens d’un rapprochement entre la Chine et les États-Unis, la reconnaissance canadienne ne peut qu’encourager une modification de la politique américaine. »

Et Warin de conclure : « La partie qui se joue à Stockholm dépasse le cadre des rapports sino-canadiens. Aussi bien l’importance de l’enjeu explique-t-elle certaines hésitations et contradictions dans l’attitude chinoise. Dans un sens Pékin, dont le pragmatisme a su se manifester en maintes occasions, peut réviser à bref délai son attitude intransigeante pour obtenir un résultat tangible. Mais il existe aussi de bonnes raisons pour laisser les entretiens de Stockholm traîner en longueur, de telle sorte qu’on ne saurait encore au bout de seize mois en prévoir le terme. »

Cette affirmation semble confirmée par un télégramme en provenance d’Ottawa, en date également du 10 septembre 1970 : « la dernière réunion sino-canadienne tenue à Stockholm le 1er août 1970 n’a permis aucun progrès[59] ». Seul trait d’optimisme, à la fin du même mois, le secrétaire parlementaire aux Affaires extérieures affirme à l’ambassadeur de France Pierre Siraud entrevoir pour bientôt « un résultat positif dans les laborieuses négociations poursuivies depuis des mois avec les Chinois, à Stockholm, en vue de l’établissement de relations diplomatiques[60] ».

Et finalement, en octobre, intervient le dénouement tant attendu. Le 13 octobre 1970, le représentant canadien au Conseil de l’Atlantique Nord à Bruxelles donne connaissance, en séance restreinte, du communiqué conjoint sino-canadien « concernant la reconnaissance mutuelle des deux gouvernements, de l’établissement entre eux de relations diplomatiques à compter du 13 octobre 1970, qui sera publié à 16 h (heure de Bruxelles) à Ottawa. Ce texte précise que le gouvernement du Canada reconnaît le gouvernement de la République populaire de Chine comme étant le seul gouvernement légal de la Chine. En ce qui concerne la question de Formose, le gouvernement canadien déclare qu’il ne juge pas à propos d’appuyer ni de contester la position du gouvernement chinois quant au statut de Taïwan[61] ».

Le même jour, Mitchell Sharp fait des commentaires devant la Chambre des communes à Ottawa : « Si l’ouverture d’ambassades était une étape importante dans l’évolution des rapports sino-canadiens, ce n’était pas une fin en soi. Le Canada souhaite instaurer des échanges dans les domaines de la culture et de l’éducation, accroître les relations commerciales, conclure une convention consulaire et liquider quelques rares problèmes hérités d’une époque antérieure[62]. » Pour Pierre Siraud, ambassadeur de France, « après vingt mois d’efforts, M. Trudeau atteint l’un des objectifs importants qu’il s’était fixés, en matière de politique extérieure, dès son accession au pouvoir. Il souligne l’importance que son gouvernement attache à l’Asie aujourd’hui et, en même temps, marque son indépendance à l’égard de la politique de Washington ».

Ce même 13 octobre, l’ambassadeur de Taïwan, Yu-Chi Hsueh, quitte le Canada et annonce la rupture des relations diplomatiques à l’initiative de son pays[63]. Mais ce qui devait apparaître comme un grand succès diplomatique pour le gouvernement Trudeau est éclipsé par de dramatiques évènements. « L’enlèvement de M. Cross, conseiller commercial qui exerçait en fait les fonctions de consul général de Grande-Bretagne à Montréal, et, plus encore, celui de M. Pierre Laporte, leader parlementaire du Parti libéral et ministre du Travail du Québec, intervenu six jours après dans des conditions semblables, ont, en effet, frappé les esprits et créé une émotion telle qu’aucun autre événement ne peut, dans le climat actuel retenir vraiment l’attention des journalistes[64]. »

Tant il est vrai que la politique étrangère, pour importante qu’elle soit aux yeux des décideurs, est éclipsée facilement par la politique intérieure. La gravité des évènements de l’automne 1970 au Canada l’illustre particulièrement.

B — Une nouvelle approche des relations internationales

Le 21 octobre 1970, le Quai d’Orsay se livre à une analyse affinée de l’événement. D’abord, la note rappelle que le Communiqué conjoint du 13 octobre est l’aboutissement d’une négociation engagée en février 1969 ! Ensuite, elle considère que le Canada a maintenu sur Taïwan une « position théoriquement neutre ».

Revenant au contenu, la note rappelle les éléments essentiels du communiqué : l’énoncé des principes de la coexistence pacifique, l’assurance que les deux pays fourniront aux missions diplomatiques toute l’aide nécessaire à leur fonctionnement et que des ambassadeurs seront échangés dans les six mois. Mais, pour les Français, les conséquences sont plus vastes : la rupture immédiate des relations diplomatiques entre Taïwan et le Canada n’interdit pas le maintien des relations commerciales mais ne favorisera pas pour autant l’accroissement du commerce entre le Canada et la rpc. De même, le Canada, par ce geste d’émancipation, peut acquérir un surcroît de prestige et d’autorité auprès des pays du Tiers-monde.

Pour la Chine, les avantages semblent d’emblée plus substantiels : encourager la « politique indépendante » menée par le Canada, lutter contre la « double hégémonie » soviétique et américaine, accroître le « prestige » et l’« influence » de la Chine sur la scène internationale, hâter l’entrée de la Chine populaire à l’onu, faire obstacle à la politique des États-Unis visant à susciter l’apparition d’un État formosan indépendant.

La note précise : « Sur le plan international, l’établissement de relations entre Pékin et Ottawa, dont la nouvelle a eu un profond retentissement, produira certainement à plus ou moins longue échéance d’importants effets. D’une manière générale, l’événement fait apparaître la Chine sous un jour favorable. Il contribue à dissiper la fâcheuse impression laissée par l’attitude dogmatique et intransigeante prise par ce pays durant la Révolution culturelle. Enfin, il établit un précédent pour de nombreux États, car il pose d’une manière assez nette les conditions auxquelles Pékin est prêt à nouer des relations diplomatiques. »

Parmi ces États, on l’a vu, il y a l’Italie, la Belgique, l’Autriche et le Japon. La note française le confirme :

En Occident, l’accord entre Pékin et Ottawa aura sans doute pour effet d’accélérer les négociations sino-italiennes qui étaient jusqu’ici synchronisées avec les négociations sino-canadiennes. Du côté belge, le désir de ne pas rompre les liens avec Formose rend très difficile l’engagement d’un dialogue constructif avec Pékin. Pourtant M. Harmel[65], qui a récemment déclaré que Bruxelles « reconnaissait » la République populaire de Chine et ne s’opposait pas à son admission aux Nations Unies, aura plus de mal à conserver une position qualifiée par certains milieux de « peu réaliste ».

Des rumeurs ont circulé sur un rapprochement possible entre l’Autriche et la République populaire de Chine, mais un porte-parole du ministère des Affaires étrangères a démenti que des négociations se soient engagées entre Vienne et Pékin. Au Japon, le gouvernement, dont la marge de manoeuvre vis-à-vis de la Chine s’est encore réduite depuis novembre dernier, a fait des déclarations embarrassées, car l’événement est naturellement exploité à fond par l’opposition socialiste et par ceux qui, au sein du Parti libéral-démocrate, sont en désaccord avec M. Sato. Les États-Unis, qui étaient tenus au courant des négociations sino-canadiennes, n’ont pas été surpris par leur aboutissement. S’ils voient vraisemblablement sans plaisir s’accroître ainsi les chances que Pékin siège bientôt aux Nations Unies, peut-être attendent-ils certains avantages de l’installation à proximité de Washington d’une ambassade chinoise.

Si l’on fait abstraction des relations bilatérales entre la Chine et les pays occidentaux, « on peut s’attendre donc à voir se modifier, peut-être beaucoup plus tôt qu’on ne le pensait, les résultats du vote aux Nations Unies ». (…) « S’il paraît exclu que la résolution américaine puisse être repoussée cette année, certains observateurs – c’est notamment l’opinion du Foreign Office – n’excluent pas que les représentants de Pékin puissent prendre place à New York dès l’année prochaine. » Et, pour finir, cette remarque assez pertinente :

Cet événement comporte deux aspects particulièrement intéressants. D’une part, il confirme l’évolution intervenue depuis un an dans la politique extérieure de la République populaire de Chine qui paraît prête à faire certaines concessions pour élargir le cercle de ses relations internationales. De l’autre, il laisse prévoir la position difficile dans laquelle peuvent se trouver bientôt placés les pays qui, comme les États-Unis et le Japon, ont tenté de retarder l’admission de la Chine populaire aux Nations Unies et, à tout le moins de maintenir, sous une forme ou sous une autre, la présence de Formose dans l’organisation[66].

Du côté canadien, les choses vont vite. Le 22 octobre, John M. Fraser est nommé chargé d’affaires à Pékin[67]. Pendant ce temps, à Washington, les diplomates français essaient de percer à jour les réactions américaines à l’établissement de relations diplomatiques entre le Canada et la Chine. De prime abord, ce ne fut pas une surprise au département d’État. « Aussi bien nos interlocuteurs tiennent-ils un langage où la satisfaction l’emporte, en fin de compte, sur les regrets. » Le vote à l’onu intéresse plus les Américains, il pourrait changer à partir de 1971. « Le département d’État s’attend, dans les trois ou quatre semaines qui viennent, à l’annonce d’un accord sino-italien. Il ne prend par contre guère au sérieux l’intention exprimée par le gouvernement belge d’entamer des ‘conversations exploratoires’ avec les Chinois, et prétend ne rien savoir des intentions prêtées par la presse à l’Autriche. »

Mais pour les Américains, la situation est loin d’être négative. « Quoi qu’il en soit, nos interlocuteurs du département d’État, s’exprimant à titre privé, considérent que l’établissement de relations diplomatiques entre Pékin et Ottawa est une bonne chose. Ils attendent avec une visible curiosité l’ouverture d’une ambassade chinoise sur le continent nord-américain, et espèrent qu’à long terme cette innovation permettra aux dirigeants chinois d’être mieux informés sur les États-Unis et l’opinion publique américaine. » Si « l’opinion américaine, elle, a réagi avec bon sens et modération, (…) les journaux sont unanimes à souligner que les intérêts économiques du Canada ont joué un rôle déterminant dans la décision d’Ottawa d’établir des liens avec la Chine ». Et l’Ambassadeur de France ne peut s’empêcher d’exprimer son dépit : « Quand on se souvient de l’indignation que les moyens d’information américains avaient entretenue dans l’opinion, en 1964, lorsque la France avait reconnu Pékin, le chemin parcouru depuis est considérable[68]. »

Le 26 octobre 1970, le Canada et la Chine signent un accord à Pékin portant sur la fourniture par les Canadiens aux Chinois de 98 millions de boisseaux de blé, soit 25 millions de quintaux, pour un montant de 160 millions de dollars canadiens[69]. Le 27, l’Ambassadeur de France à Pékin remarque la grande discrétion de la presse et des officiels chinois au sujet des enlèvements du consul Cross et du ministre Laporte au Québec. « On s’abstient visiblement ici de tout commentaire susceptible d’irriter Ottawa[70]. »

Finalement, si les Canadiens ont conforté leur position commerciale en Chine, grâce à la normalisation, les Chinois ont obtenu un gain politique non négligeable. Le 13 novembre 1970, le délégué du Canada déclarait que son pays voterait en faveur de l’admission de la Chine à l’onu, mais qu’il s’agissait d’une « question importante ». D’une manière certes un peu contradictoire, le Canada annonçait qu’il voterait la résolution albanaise (pour l’admission de la Chine à l’onu) et la résolution américaine (affirmant qu’il s’agissait d’une question importante). Le vote de 1971 permettant l’entrée de la Chine à l’ onu était scellé ce jour-là[71].

Les diplomates français ont suivi pendant plus de deux ans la difficile démarche qui aboutit au rapprochement sino-canadien. Remarquons d’abord l’honnêteté intellectuelle et la compétence des diplomates du Quai d’Orsay. Notons ensuite la loyauté des dirigeants et des diplomates canadiens envers leurs alliés, particulièrement ceux qui entamaient un processus analogue, les Italiens et les Belges notamment, les Japonais également. Enfin constatons que les Français ont suivi cette négociation avec intérêt mais que leurs sources d’information étaient essentiellement situées du côté canadien. Tant il est vrai, dans la pratique quotidienne des relations internationales, qu’une grande démocratie exemplaire comme le Canada offrira toujours plus de transparence et de possibilités d’analyse qu’un régime totalitaire où l’opacité est une méthode de gouvernement. Les Français ne pouvaient compter que sur leur allié canadien pour comprendre la situation. Ils pouvaient aussi, forts de leur antériorité, constater avec sans doute quelque amertume que le Canada ouvrait la voie en 1970 à de nombreuses nations, alors que la France, en 1964, avait vécu un moment d’isolement lorsqu’elle avait reconnu le régime de Pékin. Le président Edgar Faure, qui joua un rôle précurseur dans le rapprochement franco-chinois, a pu écrire qu’« avoir toujours raison, c’est un grand tort ». Il aurait pu ajouter en l’occurrence qu’avoir raison trop tôt peut réserver quelques désagréments.

La France avait entrouvert la porte. Mais c’est le Canada qui entraînait l’Occident au devant de la Chine, avec l’appui tacite et amical des États-Unis.