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Depuis la fin de l’ordre bipolaire, les études de sécurité se trouvent en pleine ébullition. Les frontières de cet objet d’étude ne concernent plus seulement ses dimensions militaires mais également ses dimensions non militaires. La dichotomie traditionnelle entre la sécurité interne et la sécurité externe est d’ailleurs de plus en plus remise en cause. Ainsi, on peut croire que le rôle de l’État s’en trouve bousculé dans ses compétences régaliennes. Or, c’est plutôt une forme de redéploiement desdites compétences que l’État vit actuellement. C’est globalement à ce panorama que s’attaque le livre de Jérôme Montes et malgré quelques réserves, l’ouvrage offre des réflexions pertinentes et s’insère dans cette perspective plus large qui émerge actuellement concernant la reconfiguration des institutions étatiques de sécurité. Provenant de sa thèse de doctorat, l’ouvrage se divise en deux sections, comportant chacune deux chapitres en plus d’une introduction passablement longue et d’une conclusion générale plutôt courte.

L’introduction établit les bases théoriques et méthodologiques de l’ouvrage. Comme le souligne l’auteur, la légitimité première de l’État a été celle de garantir la sécurité. Or, cette prérogative sécuritaire est fortement remise en question depuis l’effondrement de l’ordre bipolaire. Le 11 septembre 2001 démontre l’incapacité et l’impréparation des États vis-à-vis du défi sécuritaire actuel. L’auteur fait un tour d’horizon des diverses écoles de relations internationales (réaliste, transnationaliste, contructiviste et idéaliste) sur la sécurité. Il constate, comme plusieurs autres, l’impossibilité d’appréhender la sécurité à partir du seul angle militaire ainsi que l’inadéquation d’une séparation rigide entre un espace interne et un espace externe de sécurité. À travers la mutation du système westphalien qui favorise une nouvelle gouverne sécuritaire, l’État se restructure, s’adapte et demeure la pierre angulaire de la sécurité. C’est à partir des cas de la France et de l’Espagne que l’auteur cherche à confirmer son hypothèse.

La première partie de l’ouvrage est divisée en deux chapitres. Pour l’auteur, la transnationalisation des menaces favorise la mise en place d’un régime de sécurité tel que l’a développé Krasner. Le chapitre premier fait un tour d’horizon des domaines de collaboration en sécurité entre la France et l’Espagne ; il s’agit plus précisément des dimensions militaires (opérations de maintien de la paix, Europe de la Défense) et des dimensions non militaires (lutte au terrorisme et immigration clandestine) de la sécurité. On peut y remarquer l’ancienneté de certaines collaborations, dont celle sur le terrorisme. L’auteur souligne aussi très bien l’importance de l’Union européenne dans cette collaboration. Il conclut ce chapitre en introduisant l’importance de l’opinion publique pour expliquer les choix faits par les décideurs. À travers l’approche développée par Stanley Hoffman, et reprise par Moravcsik, sur l’intergouvernementalisme, il est possible de postuler que « les préférences nationales défendues par les États dans les instances de coopération ne font que relayer les demandes formulées par les acteurs sociaux » (pp. 87-88), d’où l’importance de l’opinion publique. Le second chapitre, illustre bien l’idée que les choix des décideurs sont basés sur un calcul rationnel et utilitaire en relation avec des problématiques « du moment ». Ainsi, si des institutions régionales, comme l’Union européenne, offrent des outils pour répondre aux problématiques nouvelles de sécurité, cette collaboration n’altère pas le maintien des prérogatives régaliennes de l’État. Autrement dit, l’importance de l’État, comme instance sécuritaire, demeure intacte mais se déploie autrement devant la transnationalisation des menaces. À cet égard, l’auteur insiste sur l’importance du pouvoir exécutif dans la conduite des politiques étrangère et de sécurité tant du côté français qu’espagnol ainsi que sur l’importance des relations bilatérales entre les deux partenaires. De plus, la seconde partie du chapitre deux montre bien comment, dans divers secteurs de collaboration (armement, lutte antiterroriste, collaboration militaire, etc.), l’Espagne et la France savent utiliser adéquatement les institutions européennes et leurs relations bilatérales pour répondre à des impératifs nationaux et justifier les choix qui sont faits. Selon Montes, l’amortissement des coûts et la volonté d’assurer une place plus grande pour les deux pays sur la scène internationale, par l’intermédiaire de l’ue, en sont les deux principales motivations.

La seconde section, plus courte, est aussi divisée en deux chapitres. Elle s’intéresse à deux éléments qui influencent grandement la qualité et le niveau de coopération entre les États et a fortiori entre l’Espagne et la France. Il s’agit de la puissance et de l’appareil étatique. À partir de la conception de Joseph Nye sur le hard power et le soft power, Montes réfléchit sur les éléments incitatifs et les éléments rébarbatifs à la coopération entre les deux États. Cette réflexion se fait à travers les dimensions des ressources tangibles (la géographie, la culture militaire, etc.) ou intangibles (le rayonnement culturel, l’influence internationale, etc.) de la puissance. Le second chapitre s’affaire à tracer, pour les deux États, un portrait des rivalités et des modifications de certaines missions des deux principales institutions étatiques de sécurité que sont les forces armées et la police/gendarmerie. Cette transformation des rôles de ces deux institutions étatiques reflète bien la reconfiguration progressive des espaces externe et interne de la sécurité. Les opérations de maintien de la paix, la lutte au terrorisme, la question des flux migratoires sont des exemples sur lesquels se penche l’auteur. En quelques pages, Montes conclut à la difficulté de la mise en place d’une nouvelle gouverne sécuritaire. L’État reste le premier pourvoyeur de sécurité.

Il est certain que le travail de Montes représente un apport important à la réflexion sur la transformation du champ de la sécurité. Cependant, certaines sections nous laissent sur notre appétit ou ne sont effleurées que trop rapidement ; je pense, entre autres, à toute la section concernant la défense européenne. De plus, à mon avis, la présentation du concept de puissance est trop sommaire ; par exemple, les réflexions de Barry Buzan sur les catégories de puissance (attributive, relationnelle, de contrôle et structurelle) sont absentes et la justification d’utiliser la conception de Joseph Nye est quasi inexistante. Autre agacement, l’ouvrage souffre d’un certain déséquilibre entre les parties. L’introduction est beaucoup trop longue par rapport aux sections subséquentes de l’ouvrage. Par ailleurs, la première partie souffre de quelques longueurs tandis que la seconde partie m’apparaît trop courte dans certaines de ces réflexions théoriques.

Malgré ces quelques réserves, c’est un ouvrage très intéressant qui permet de constater la place centrale de l’État dans son rôle sécuritaire. Il favorise la réflexion sur une idée qui m’apparaît de plus en plus intéressante : celle de la reconfiguration du rôle des institutions étatiques de sécurité. L’auteur dépeint bien les contraintes bureaucratiques qui justifient cette situation ainsi que la transformation des menaces sécuritaires depuis la fin de l’ordre bipolaire. Le travail de Montes mérite d’être lu par ceux et celles, praticiens, chercheurs et étudiants, qui s’intéressent aux questions sécuritaires du xxie siècle.