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Une analyse juridique de la configuration des « rapports de force » entre autorités compétentes qu'instaure une règle de droit est naturellement liée à la problématique de la gouvernance. Lorsque la règle est d'origine européenne et qu'elle prend la forme d'une directive créant le cadre de réalisation du service universel dans le secteur des télécommunications dans les États membres de la Communauté européenne, l'analyse permet de révéler un certain nombre de questions toutes particulières relatives à la gouvernance européenne.

Les lignes qui suivent s'attachent tout d'abord à l'exploration sommaire de la notion de gouvernance et plus particulièrement des « principes de bonne gouvernance » contenus dans le livre blanc de la Commission européenne[1]. Ensuite, afin de décrire brièvement le domaine d'investigation de l'analyse, la question de la gouvernance sera située dans la problématique des services d'intérêt général. Pendant plusieurs mois, les débats ont fait rage dans l'hémicycle de la Convention chargée de réaliser un projet de Constitution pour l'Europe ; le thème de la défense des services publics ne peut donc pas être oublié. Enfin, l'on procède à l'analyse proprement dite de la directive 2002/22 dite de service universel dans le domaine des télécommunications[2]. Cette analyse doit permettre de vérifier l'hypothèse selon laquelle la configuration des pouvoirs respectifs de la Communauté européenne et des États membres en matière de service universel des télécommunications est faite à la fois d'autonomie et de contrainte, selon qu'il s'agisse de la définition du contenu des obligations de service universel ou des modes de prestation de celles-ci.

I - La gouvernance et les principes de bonne gouvernance

Traduit de l'anglais governance et issu - notamment, car l'origine est plurielle et plus lointaine[3] - du monde de l'entreprise (corporate governance), le terme de « gouvernance » suscite aujourd'hui de nombreux commentaires. Comme le mentionne F. Ost[4], si on le compare au terme, plus précis, de « gouvernement », il exprime « l'embarras, la flexibilité, et pour tout dire l'incertitude - de la direction collective des conduites d'un monde en réseau en voie de 'globalisation' ».

À ce titre, à travers le prisme de la discipline juridique, on peut dire, en suivant toujours F. Ost, que la gouvernance est au gouvernement ce que la régulation est à la réglementation[5] : « l'expression d'une logique gestionnaire plutôt que la traduction d'un projet instituant ». En d'autres termes, les cadres de référence se modifiant, il ne s'agit pas tant d'adopter de nouvelles règles que d'envisager de nouveaux processus de régulation. Sorte de discours « méta », il privilégie la réflexion relative à la manière dont il convient d'organiser les processus d'élaboration et de mise en oeuvre des règles au questionnement concernant le fond et le contenu de la règle. La réflexion ne manque pas de déborder sur d'autres questions, comme, par exemple, la légitimité de l'intervention de l'autorité, la question du choix de niveau de pouvoir adéquat à la réalisation d'une politique ainsi que l'opportunité de l'ouverture du processus de décision aux acteurs socio-économiques.

Il n'en va pas différemment au niveau européen. Le récent livre blanc de la Commission européenne[6] précise que la notion de gouvernance « désigne les règles, les processus et les comportements qui influent sur l'exercice des pouvoirs au niveau européen, particulièrement du point de vue de l'ouverture, de la participation, de la responsabilité, de l'efficacité et de la cohérence ». Ainsi que l'ont observé de nombreux auteurs de science politique, la bonne gouvernance ne caractérise pas davantage un but en soi mais consiste en un certain nombre de moyens pour atteindre une variété d'objectifs impliquant différents acteurs et différentes techniques[7].

Ceci étant, la Commission fait malgré tout un pas de plus, en ce qu'elle prescrit un certain nombre de principes permettant d'obtenir une « bonne » gouvernance.

La Commission a, dans son livre blanc, identifié cinq principes fondamentaux présidant à ce qu'elle qualifie de la « bonne gouvernance[8] ». Il s'agit de l'ouverture, ce qui paraît désigner en réalité une certaine « transparence » du fonctionnement des institutions ; de la participation des citoyens aux différents stades du processus décisionnel, de la responsabilité des différents acteurs de ce processus, de l'efficacité des politiques européennes et de la cohérence tant horizontale (entre les différentes politiques sectorielles) que verticale (entre les différents niveaux de pouvoir[9]). En outre, ces principes de « bonne gouvernance » doivent être envisagés par rapport à deux problématiques précises : d'une part, celle de la légitimité et de l'accessibilité des processus d'élaboration des règles et des politiques au sein de l'Union européenne ; d'autre part, celle de la mise en oeuvre effective de la « législation » européenne et l'opportunité de recourir pour ce faire à une multi-level governance.

Ces principes et ces problématiques se traduisent, dans le livre blanc, par l'énoncé d'une série de changements proposés.

  • Parmi ceux-ci, figure tout d'abord le souci d'une « participation et d'une ouverture renforcée ». L'ouverture concerne principalement la phase d'élaboration des normes et doit permettre, selon les voeux de la Commission, d'établir un dialogue plus systématique avec les collectivités politiques régionales et locales, avec la société civile en ce compris des organisations syndicales et patronales propres à certains secteurs, à la condition toutefois que celles-ci soient organisées et représentatives. La Commission rappelle à ce niveau qu'il existe différents instruments servant la consultation, tels que les livres verts et blancs, les communications, les comités consultatifs, les panels d'entreprise et les consultations ad hoc.

  • Un second objectif affirmé - et cet objectif nous intéresse ici - tient à la qualité des politiques et des réglementations adoptées pour les mettre en oeuvre. Outre la recommandation de l'utilisation de différents instruments de réglementation existants (règlements, directive-cadre, droit primaire) et la manière de les utiliser, le livre blanc prévoit le recours au mécanisme de la co-régulation. La co-régulation consiste à associer des mesures législatives ou réglementaires contraignantes à des mesures prises par les acteurs les plus concernés en mettant à profit leur expérience pratique. Il en résulte, précise le livre blanc, une plus large appropriation des politiques en question, en faisant participer à leur élaboration et au contrôle de l'exécution ceux qui sont concernés au premier chef par les mesures d'application. Ceci conduit dès lors à un meilleur respect de la législation, même lorsque les règles détaillées ne sont pas contraignantes. Le livre blanc mentionne également le souhait de voir se développer une culture de l'évaluation des politiques européennes. Cette culture doit trouver sa place, entre autres, lors de l'utilisation de la « méthode ouverte de coordination ». Il s'agit d'un outil permettant d'encourager la coopération entre États, l'échange de bonnes pratiques et de convenir d'objectifs communs et d'orientations communes aux États membres[10].

  • Par ailleurs, la Commission ne manque pas de rappeler qu'en amont, si l'on peut dire, se pose nécessairement la question fondamentale de l'opportunité de l'intervention régulatrice dans un domaine et de l'opportunité de cette action au niveau de l'Union, ceci conformément au principe de subsidiarité (art. 5 du traité ce). À cela s'ajoute encore le rappel du principe de proportionnalité des actions qui postule que les mesures prises pour la réalisation des politiques soient proportionnées aux objectifs poursuivis.

Ce livre blanc, a fait l'objet de critiques plus ou moins sévères tant à l'égard de sa portée que de son contenu. Il ne s'agit pas ici de les examiner attentivement[11]. Rappelons que les principaux reproches qui lui sont adressés tiennent au manque de clarté et de définition suffisante de ses éléments et, partant, aux difficultés de les rendre effectifs, c'est-à-dire le problème de leur « opérationnalité ».

On le voit : ce livre blanc ne contient pas tant des principes plus ou moins clairs à appliquer qu'il ne précise en réalité une problématique, un registre de réflexion. Le livre comporte assurément des principes dont on peut essayer d'examiner l'incidence dans la configuration juridique telle qu'elle apparaît définitivement dans la disposition votée. On ne manquera pas de prendre la mesure de la traduction de certains de ces principes dans la directive 2002/22. Mais l'on ne peut, semble-t-il, réduire la question de la gouvernance à cette seule dimension. S'y font jour également de nombreux questionnements plus transversaux, tels celui de la légitimité de l'intervention de l'État, du principe de subsidiarité et de la répartition des pouvoirs entre les États membres et la Communauté européenne.

II -Les sieg et les principes de « bonne » gouvernance

S'il est un domaine dans lequel la gouvernance s'est modifiée ces dernières années, c'est bien dans le domaine des services d'intérêt général. Pour des raisons multiples - que nous n'analyserons pas ici - tenant entre autres aux difficultés financières conjuguées à des demandes croissantes des usagers, le rôle de l'État dans l'économie fait l'objet depuis une quinzaine d'années d'une profonde réflexion dans plusieurs pays européens et a pour effet, notamment, le transfert d'un certain nombre de services publics à des fournisseurs privés. Peu à peu, la vieille tradition du service public « à la française » est remise en cause.

Simultanément - et les évolutions sont évidemment intimement liées - la Commission européenne a imposé progressivement la libéralisation de certains secteurs de services jusqu'ici détenus par des entreprises en situation de monopole. Ce faisant, la Communauté européenne investissait également le champ des services d'intérêt général, nouvelle manière de nommer les services publics, et ce, en tant qu'élément susceptible de justifier une dérogation au principe de concurrence. Cette « européanisation des services d'intérêt général[12] » qui vise à soumettre, par principe, les services publics à la logique de l'intégration européenne et aux exigences des libertés de circulation et des règles de concurrence du marché intérieur, même si des régimes dérogatoires sont prévus.

Cette européanisation des sieg se traduit par la mise en place progressive d'un nouveau cadre juridique dont les structures doivent permettre la fourniture de services d'intérêt général au sein de marchés basés sur la concurrence. La mise en place d'un tel cadre soulève des questions de gouvernance. Il s'agit principalement du choix des instruments juridiques pour procéder à ladite européanisation ainsi qu'à la « constitutionnalisation » des sieg.

A - Choix des instruments juridiques

Cet aspect mérite d'être présenté tant les instruments juridiques utilisés pour établir progressivement le cadre juridique relatif aux sieg ont été jusqu'ici très variés. Ils varièrent en effet tant par leur nature que par la portée qu'il convenait de leur reconnaître.

§ 1er - Le traité et les directives dites « de libéralisation »

C'est tout d'abord à partir de dispositions du traité ce que le concept de sieg s'est développé. Avant le « sieg », le concept juridique de « service universel » constitue le premier essai de réconciliation entre l'approche européenne du fonctionnement du marché basé sur la libre concurrence et la défense nationale des services publics. Dans ses directives dites « de libéralisation », la Commission se réfère pour ce faire à l'article 86, alinéa 2, du traité ce afin de prévoir des exceptions à la libéralisation et à l'harmonisation réalisées respectivement sur la base des articles 86, alinéa 3, et 95 du traité ce.

§ 2e - Les communications ou la soft law

De nombreuses communications de la Commission ont accompagné les directives de libéralisation. Faisant partie de ce que l'on appelle la soft law[13] en ce qu'elles sont dépourvues de toute valeur contraignante pour leurs destinataires, les communications de la Commission relatives aux sieg contiennent néanmoins un certain nombre d'éléments relatifs à la nature de ceux-ci, à leur contenu ainsi qu'à leur fonctionnement. On retrouve, par exemple, la question de l'accessibilité tarifaire, l'idée de l'égalité d'accès et de traitement, la nécessité de séparer les fonctions de fourniture et celles de la régulation, et des questions relatives du prix et du financement du service universel (entre autres, le respect des principes de transparence, de non-discrimination et de proportionnalité). Il est intéressant de constater que ces développements ont permis de définir peu à peu la notion de service universel et partant, celle de service d'intérêt général[14].

À titre d'exemple, on peut citer la Communication de la Commission de 1996 relative aux sieg[15]. Cette communication décrit l'interaction existant, au bénéfice des citoyens selon la Commission, entre les mesures communautaires dans les domaines de la concurrence et de la libre circulation et les missions de service public. Le texte proposait également d'ajouter la promotion des services d'intérêt général dans les objectifs du traité. Une nouvelle Communication[16] a permis, en 2000, d'accroître la sécurité juridique des opérateurs quant à l'application des règles de concurrence et du marché intérieur à leurs activités. Même s'il a été jugé par la suite que le niveau de sécurité juridique n'était pas suffisant[17], de telles indications confirment le caractère quasi normatif de ces mesures de soft law. Contenant de précieuses informations sur le comportement de la Commission, elles constituent aux yeux des États membres une manière d'engagement de la Commission dont il faut tenir compte.

B - La constitutionnalisation des sieg

Depuis quelques années, le débat entourant le service d'intérêt général a évolué et son centre d'intérêt s'est peu à peu déplacé. Le traité d'Amsterdam reconnaît en effet la place des services d'intérêt économique général parmi les valeurs communes de l'Union. Le traité prévoit en effet dans son article 16 :

Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu'occupent les services d'intérêt général parmi les valeurs communes de l'Union ainsi qu'au rôle qu'ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l'Union, la Communauté et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d'application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans les conditions qui leur permettent d'accomplir ces missions.

Le traité confie également à la Communauté et aux États membres, « chacun dans les limites de leurs compétences respectives », la responsabilité de veiller au bon fonctionnement de ces services. Par ailleurs, l'Union reconnaît et garantit le droit d'accès des citoyens aux services d'intérêt économique général dans la Charte des droits fondamentaux. Selon l'article 36 de la Charte,

l'Union reconnaît et respecte l'accès aux services d'intérêt économique général tel qu'il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément au traité instituant la Communauté européenne, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l'Union.

Ces éléments amènent deux commentaires, auxquels le récent livre vert fait d'ailleurs allusion. D'une part, l'inscription du service d'intérêt général en tant que « valeur commune de l'Union », ainsi que dans la charte européenne, constitue une avancée importante de l'évolution du processus d'intégration européenne de la sphère économique vers des questions plus larges liées au développement de la notion de citoyenneté européenne, à la définition d'un modèle de société européen ainsi qu'à la conception du rôle de l'« État » dans l'économie. D'autre part, l'inscription de ces principes soulève aussi la question des moyens à utiliser pour les mettre en oeuvre avec efficacité. Il n'est pas tout en effet d'affirmer le statut constitutionnel de ces principes, encore faut-il en prévoir la mise en oeuvre. Ce qui renvoie une nouvelle fois à des questions de pure gouvernance, telles que la question des compétences entre la Communauté et les États membres.

III -La nouvelle directive dite de « service universel » en matière de télécommunications

Par l'analyse de la directive, il s'agit d'identifier la présence et mesurer l'incidence en termes juridiques de quelques principes dits de « bonne gouvernance », et qui président à la manière de mettre en oeuvre les politiques européennes et ce, dans le domaine du service universel en matière de télécommunications. On veillera également à apprécier des questionnements de gouvernance sous-jacents à la mise en oeuvre de la directive, tels que la question de la subsidiarité au sein de la répartition des compétences entre États membres et la Communauté ainsi que celle de la légitimité de l'action de l'autorité dans l'économie. On tentera, enfin, de rendre compte d'enjeux plus fondamentaux cachés derrière des questions de gouvernance parfois très techniques.

A - Contexte de la directive

Il y a encore une quinzaine d'années d'ici, la structure industrielle ainsi que le modèle de régulation du secteur des télécommunications et, généralement, des industries de réseau dans la majorité des États européens étaient assez simples. Une équation faisait correspondre les concepts de service public, de monopole et d'entreprise publique. Les télécommunications étaient en effet considérées comme un service d'économie publique et en tant que tel, l'organisation du secteur satisfaisait aux principes développés par le droit administratif français. Pour mémoire, il s'agit des principes de changement, d'égalité et de continuité. Les services de télécommunications étaient fournis dans le cadre d'un monopole attribué à une entreprise publique.

Dans les années quatre-vingt, la Commission initie un mouvement de modification de ce modèle de régulation, supprimant l'équation existante. Il ne s'agit évidemment pas de supprimer les services publics au sens fonctionnel du terme, c'est-à-dire, le contenu du service fourni dans une dimension d'intérêt général - lequel s'oppose au sens organique du terme, c'est-à-dire désignant l'institution publique qui est chargée de la fourniture. En revanche, il s'agit pour la Commission de valoriser une autre manière - jugée plus efficace - de réaliser les objectifs de service public que la voie étatique.

Le secteur des télécommunications fait donc l'objet d'une libéralisation progressive : un paquet de directives (directives package) de libéralisation en 1998 établissent ainsi un nouveau type de régulation, dont le principe de base est la réalisation dans ce domaine d'un marché compétitif européen. À ce principe de base, il a été en même temps prévu des exceptions tenant à la définition d'un service universel ainsi qu'à une protection élargie du consommateur. Ces exceptions se justifient par la considération que même un marché parfaitement compétitif ne pourrait pas fournir tous les services publics souhaitables.

Le nouveau système de régulation se fonde sur des arguments tant économiques que juridiques[18]. Du point de vue économique, la libéralisation et le nouveau modèle de régulation doivent permettre, nous dit la théorie économique libérale, de rendre la fourniture du service public (et le mode de financement qui y est lié) « plus transparente, plus dynamique, plus efficiente » et même, je cite toujours la directive de libéralisation, « plus démocratique, ceci en vertu des principes de bonne gouvernance ».

Du point de vue juridique, la réforme est basée sur les règles de concurrence et du marché intérieur du traité ce, qui contenait en réalité en germes un tel modèle de régulation depuis sa création en 1957. Au vu de son succès, le même modèle a été progressivement étendu à d'autres industries de réseau, comme l'énergie, les services postaux ou les chemins de fer.

Peu de temps après le premier paquet de régulation, le besoin s'est fait sentir d'y apporter les modifications nécessaires, compte tenu de l'évolution rapide du secteur des télécoms. Il s'agit en effet de s'adapter tant au développement du marché (en particulier le degré de concurrence plus élevé) qu'aux progrès technologiques (en particulier la convergence entre les services de médias, de télécoms et de technologies de l'information). Après une consultation très étendue, un nouveau paquet de directives de régulation est adopté. Il est composé de la manière suivante :

  • La directive dite de libéralisation[19], adoptée par la Commission, sur la base de l'article 86 du traité ce ;

  • Une directive-cadre[20] comprenant des dispositions générales relatives aux institutions et leur coordination ;

  • Une directive d'autorisation qui organise l'entrée dans le marché[21] ;

  • Une directive d'accès qui organise les marchés de vente[22] ;

  • Et enfin, une directive de Service universel[23] du pe et du Conseil - ci-après « la directive » - qui organise les marchés de détail (c'est-à-dire les relations entre les opérateurs et les consommateurs finals) visant à assurer le meilleur partage possible entre les citoyens européens.

Le champ couvert par le paquet de régulation s'est fortement étendu en ce qu'il ne concerne plus seulement les télécommunications mais aussi tous les réseaux de communications électroniques, les services et les facilités associées, c'est-à-dire tous les réseaux permettant la réception de signaux (avec ou sans fils, etc.), tous les services consistant en la réception de signaux sur ces réseaux et toutes les facilités qui y sont associées (comme les systèmes d'accès conditionné et les guides de programme électronique).

B - Configuration juridique : hypothèse de travail

Avant d'entamer l'examen des dispositions proprement dites, il faut signaler que l'établissement de celles-ci, en tant que mesures dérogeant au principe de concurrence, fut difficile. La difficulté provient notamment de ce qu'elles tentent d'apporter des réponses à deux problématiques différentes. D'une part, celle du contenu qu'il convient de donner au service public (par exemple, l'accès pour tous à une cabine publique payante ou accès pour chacun à une ligne téléphonique fixe au domicile). D'autre part, celle tenant à la définition des moyens de fourniture.

Une autre difficulté concerne la question de l'uniformité de l'application des principes définis au sein de tous les États membres et ce, malgré les particularités propres à leurs systèmes économique et politique. Dès lors, pour chacune de ces deux questions (contenu et moyens), un équilibre adéquat doit être trouvé entre l'harmonisation européenne et la flexibilité laissée aux États membres. L'analyse démontre, à notre sens, que la configuration du modèle de régulation contenue dans la directive est la suivante. D'une part, la directive laisse aux États membres une certaine flexibilité en ce qui concerne le contenu du service universel, c'est-à-dire la définition des éléments qui doivent être considérés comme « objectif de service universel ». C'est seulement le minimum qui doit être atteint dans chaque État membre qui est défini dans la directive. D'autre part, en ce qui concerne les moyens, soit les modes de mise en oeuvre, permettant de remplir les missions de service public au niveau national, les règles de la directive sont plus contraignantes, ceci dans le but de garantir une certaine transparence et l'efficacité des structures développées au niveau national. Telle est l'hypothèse de travail que nous formulons et dont nous essayons de vérifier la pertinence par l'analyse juridique qui suit.

C - Analyse des dispositions

L'article 3 de la directive précise que chaque citoyen a droit à l'accès à certains services de télécommunications et ce, à un prix abordable. Il prévoit que les « États membres veillent à ce que les services énumérés dans le présent chapitre soient mis à la disposition de tous les utilisateurs finals sur leur territoire, indépendamment de leur position géographique, au niveau de qualité spécifié et, compte tenu de circonstances nationales particulières, à un prix abordable ».

D'entrée de jeu, il faut souligner que la question de la légitimité de cette disposition a été soulevée par de nombreux commentateurs, en particulier des économistes : pourquoi l'État[24] devrait-il décider de ce qui est nécessaire aux citoyens ? Au lieu de subsidier les services de télécommunication qu'utilisent ces derniers, ne serait-il pas plus approprié de confier l'équivalent du subside directement au citoyen, qui déciderait de son affectation ? À l'encontre de cette critique, on peut avancer une série de raisons d'ordre économique et social justifiant une politique de service universel, telles que les soucis d'économie d'échelle, les externalités du réseau ainsi que le besoin d'éviter l'exclusion de certains citoyens de l'e-society. Quoi qu'il en soit, pour la majorité des États, le service universel est un impératif politique : la question qui occupe le juriste et qui fait couler beaucoup d'encre aujourd'hui, c'est celle qui vise à trouver la meilleure configuration de l'équilibre entre compétences communautaires et nationales afin d'assurer ce service universel de manière efficace. Cette question de l'efficacité est présente dans la directive, qui prévoit que chaque mesure nationale prise pour garantir le service universel doit respecter les principes d'objectivité, de transparence, de non-discrimination et de proportionnalité[25].

L'État membre doit également respecter deux principes importants qui diffèrent légèrement l'un de l'autre : le principe de la non-distorsion de la concurrence et celui de la minimisation des distorsions. Le premier, qui provient d'ailleurs du traité ce directement, signifie que les mesures de service universel ne peuvent porter atteinte à la concurrence entre les entreprises actives sur le même marché. Cela implique entre autres que toutes les entreprises en jeu pourraient être potentiellement désignées comme fournisseur de service universel. Le second principe prévoit qu'en cas de distorsion de la concurrence, celle-ci doit être minimisée. Cela signifie notamment que la voie la moins coûteuse doit être choisie par les États membres ou qu'en cas de subside par un fonds sectoriel, la base de calcul pour la contribution doit être la plus large possible. Ceci est une avancée importante que réalise la directive : elle influe en effet directement dans la manière dont les États membres peuvent prévoir les moyens de réaliser le service universel.

§ 1er - Portée du service universel

Quels sont les services qui sont considérés par la directive comme étant couverts par la notion de service universel ? Les articles 4 à 7 de la directive les énumèrent.

  1. Elle prévoit « l'accès à un raccordement en position déterminée au réseau de téléphone public », permettant aux utilisateurs finals de donner et recevoir des appels téléphoniques, des télécopies (fax) et des communications de données. La directive se veut « neutre technologiquement », c'est-à-dire qu'elle n'impose pas que le raccordement soit fait via des technologies avec ou sans fil, etc. S'il y a beaucoup de détails techniques peu intéressants, une limitation importante impose à l'autorité nationale de choisir les technologies les moins coûteuses parmi celles qui sont disponibles, ceci en vertu du principe de minimisation des distorsions de marché.

  2. Ensuite, le service universel comprend au moins un service d'annuaire, complet et régulièrement mis à jour, sous une forme imprimée ou électronique. De plus, un système de renseignements doit être accessible. Des téléphones publics payants sont également prévus (avec des possibilités d'appel d'urgence qui doivent être gratuits) pour rencontrer les « besoins raisonnables » des utilisateurs finals en ce qui concerne la couverture géographique. À l'État membre d'apprécier ce qui est « raisonnable ».

  3. Un accès équivalent doit être prévu, enfin, aux personnes handicapées, pour les services mentionnés, (exemples : adaptation de l'installation pour les personnes sourdes, aveugles - facture adaptées -, ces adaptations ne devant pas être à la charge des bénéficiaires). Afin de permettre à ces personnes de profiter, comme les autres, des effets bénéfiques de la concurrence, la directive prévoit que l'État membre peut leur donner des subsides directement. Ceci afin d'éviter qu'ils soient cantonnés, à cause de leur handicap, à être clients auprès d'une entreprise dont les services laisseraient à désirer. Cette solution paraît constituer une voie efficace pour garantir l'accès au service universel en ce qu'elle respecte la liberté de choix des consommateurs et leur permet de bénéficier de la concurrence entre les entreprises.

Au vu du caractère évolutif du concept de service universel, la Commission doit procéder à une évaluation périodique à la lumière des développements sociaux, économiques et technologiques ainsi que proposer des modifications de la définition au Parlement européen et au Conseil. La Commission procède à la première évaluation en juillet 2005 (soit un an avant la révision générale de toutes les directives de libéralisation) et en particulier étudier si la portée doit être élargie à la téléphonie mobile et à l'accès Internet à grande vitesse.

§ 2e - Caractéristiques du service universel

Ayant précisé quels sont les services qui sont concernés par l'accès universel, tournons-nous maintenant vers les caractéristiques requises par la directive : le prix et la qualité. Dans le contexte européen, le service universel implique en effet tant l'accessibilité du service (par exemple, pour une cabine téléphonique : l'existence et la proximité, ce qui implique un certain nombre de cabines) que son « abordabilité », le caractère abordable. D'où le fait que les prix d'accès peuvent être inférieurs aux coûts réels du service et l'existence de règles visant à contrôler les dépenses. Cela explique de plus que des règles ont été prévues pour spécifier la qualité du service. Pour la détermination de ces deux caractéristiques, les États membres jouissent d'une certaine flexibilité qui permet, à la lumière du principe de subsidiarité, que le service universel soit adapté aux circonstances nationales.

En ce qui concerne les prix, selon l'article 9, les tarifs du service universel doivent être abordables, à la lumière des conditions nationales spécifiques. Les critères pour déterminer ce qu'est un prix abordable ne sont pas précisés dans la directive et doivent donc être déterminés par chaque État membre. Une attention particulière doit être faite aux revenus de certaines catégories de consommateurs de groupes dits vulnérables ou marginalisés, si l'on veut remplir l'exigence du caractère abordable. Parmi toutes ces possibilités, l'État membre doit choisir la solution - ou la combinaison de solutions - qui minimise les distorsions du marché.

Parce que la qualité est aussi importante que le prix, la directive prévoit une obligation de disponibilité de l'information ainsi que l'obligation de prévoir des objectifs de performance crédibles. Les fournisseurs de service universel doivent donc publier une information adéquate et mise à jour relative à la qualité des services, basée sur des paramètres standardisés, précisés en partie par la directive et pour le reste par l'autorité nationale de régulation. À cet effet, cette autorité peut prévoir, précise la directive, des objectifs précis de performance ainsi que des sanctions à l'égard des fournisseurs (art. 11).

§ 3 - Désignation des fournisseurs de su et le problème de la compensation

Ayant décrit ce que le citoyen européen est en droit d'attendre, il faut préciser maintenant quelles sont les mesures que les États membres doivent prendre pour donner corps à ces attentes. Cela revient à se poser deux questions :

  • quelles sont les entreprises qui sont chargées de fournir un service universel ?

  • Comment sera compensé le coût de la fourniture du service universel subi par ces entreprises ?

L'article 8 précise que « si nécessaire, les États membres peuvent désigner un fournisseur de service universel ou une entreprise afin de garantir la fourniture du service universel défini plus haut, de façon à ce que l'ensemble du territoire national puisse être couvert ». La mention « si nécessaire » constitue un nouvel élément de flexibilité à la disposition des États membres : il n'y a en effet pas d'obligation de désigner un fournisseur de service universel dans tout ou partie du territoire si le marché remplit spontanément des objectifs de service universel ou si le gouvernement donne directement des subsides aux citoyens qui peuvent choisir leur fournisseur. Si nécessaire, donc, la méthode de désignation doit être transparente, objective et non discriminatoire. Ainsi, il doit être permis à toutes les entreprises aptes à fournir un service universel de participer au processus de désignation et en être averties. Diverses méthodes de désignation existent allant de la désignation directe par l'autorité publique à l'adjudication publique.

La question du financement d'une mission de su est évidemment l'une des plus fondamentales. Une fois réalisée la désignation d'un ou de plusieurs fournisseurs de service universel, l'autorité nationale de régulation détermine, selon l'article 12, le coût net de la fourniture permettant d'évaluer à quel point cette dernière représente une charge injustifiée pour les entreprises désignées comme fournisseur de su.

Calcul du coût net

Sans entrer dans le détail, s'il s'agit d'une adjudication publique ou d'une méthode similaire, le coût net correspond à la meilleure offre reçue et sélectionnée. Dans les autres cas, le coût doit être calculé en évaluant l'ensemble des dépenses qu'aurait évitées l'entreprise si elle n'avait pas été désignée comme fournisseur de service universel (coût net évitable). C'est évidemment bien plus compliqué que dans le cas d'une adjudication publique : cela nécessite de lourds et complexes calculs.

Compensation des coûts

Dès lors que l'autorité nationale de régulation considère que le coût net représente « une charge injustifiée », les fournisseurs de service universel peuvent disposer d'une compensation financière provenant, selon la demande, d'un fonds public ou d'un fonds sectoriel établi dans le secteur des communications électroniques.

Dans les deux cas, il est nécessaire de notifier à la Commission le mécanisme de la compensation, qui doit être conforme au droit communautaire et notamment, aux articles 87 et 88 du traité ce relatives aux aides d'État. En comparaison avec le cadre créé en 1998, qui ne permettait le financement que par le secteur, la solution permet ici davantage de flexibilité en ce qu'il est permis de recourir au financement par les fonds publics. Cette nouvelle possibilité doit sans doute être saluée puisqu'il est admis, en vertu des modèles économiques, qu'un financement par le budget général de l'État cause moins de distorsion de concurrence, est plus efficace que l'utilisation d'un fonds sectoriel. Ceci parce que la base taxable est plus large et que l'incidence de la taxe est plus faible.

Si un État membre décide d'établir un fonds sectoriel, celui-ci doit être financé par tous les opérateurs de service et de réseaux de communications électroniques qui fournissent des services dans le territoire d'un État membre qui a établi ce fonds, et dès lors inclut les opérateurs de réseaux de télécoms fixes, les services mobiles, le câble de tv et également les fournisseurs de service Internet. Le mécanisme de répartition établi doit être conforme aux principes habituels de transparence, de non-discrimination, de proportionnalité et de distorsion minimale de la concurrence du marché.

Pour assurer la distorsion minimale de marché, les contributions financières doivent être perçues d'une manière qui minimise autant que possible l'incidence sur la charge financière incombant aux consommateurs finals, par exemple en répandant les contributions aussi largement que possible parmi les opérateurs de communications électroniques. Pour assurer la proportionnalité et réduire la charge incombant aux nouveaux opérateurs entrant sur le marché, l'État membre peut choisir de ne pas exiger de contributions provenant d'entreprises dont le chiffre d'affaires national se situe en deçà d'une certaine limite. Pour garantir l'objectivité et la transparence, le fonds doit être administré par l'autorité nationale de régulation ou un organe indépendant et la contribution de chaque opérateur doit être publiée chaque année.

§ 4e - Services additionnels qui peuvent être imposés par chaque État membre

Le service universel constitue la pierre angulaire de services qui doivent être abordables et accessibles sur tout le territoire de la Communauté, et dont le coût net peut être financé par le budget général de l'État et/ou un fonds provenant du secteur des communications électroniques. Un État membre en particulier peut souhaiter aller au-delà de ce minimum prévu et décider de rendre accessibles et abordables les services sur le territoire quand le marché n'offre pas la fourniture de services jugés nécessaires pour les citoyens.

Dans ce cas, tout mécanisme de compensation doit rester conforme au droit communautaire, en particulier les règles des aides d'État, mais ne peut pas être financé par un fonds sectoriel. En effet, l'utilisation d'un fonds sectoriel en concentrant le financement des obligations de service universel sur un secteur particulier créerait d'importantes distorsions de marché et pourrait freiner le développement d'un secteur fondamental de l'économie.

Conclusion

L'analyse de la directive permet de confirmer l'hypothèse de départ relative à la configuration de pouvoirs. La conception européenne du service universel qui se dessine à travers cette directive est bien celle d'un équilibre - encore en recherche sans doute - concernant la répartition adéquate des compétences entre le niveau national et le niveau communautaire : on peut confirmer à cet égard que la flexibilité pour les États membres est moindre concernant les moyens de mise en oeuvre que la définition des objectifs.

En ce qui concerne la manière dont le service universel peut être fourni, cette nouvelle directive renforce et détaille la mise en oeuvre de principes de gouvernance tels que la transparence, la non-discrimination et la non-distorsion de concurrence ou encore l'objectivité et la proportionnalité. Plus important encore, elle introduit un principe nouveau et important au niveau des implications qu'il emporte, notamment en termes d'efficacité, à savoir l'obligation de distorsion minimale du marché. Dans ce contexte, la directive ouvre aussi la possibilité pour les États membres de financer le service universel avec le budget général de l'État.

Si on élargit quelque peu la perspective, on remarque que si ces questions de gouvernance, parfois très techniques et en cela - pour reprendre l'idée de départ - tiennent davantage du domaine de la régulation que de la réglementation, l'analyse de ces principes dévoile également des enjeux plus fondamentaux.

D'un côté, on peut constater tout d'abord qu'en imposant le respect des principes de gouvernance assez contraignants relatifs aux modes de mise en oeuvre du service universel au niveau national, la directive participe du mouvement visant à modifier la conception même du service public et de ses usagers. Ces principes ne sont, en effet, pas réellement neutres au niveau doctrinal. Ces principes renforcent la conception selon laquelle l'usager doit être vu non plus comme un récipiendaire passif des biens et de services dont la fourniture a été décidée par l'État membre, mais doit être considéré comme participant activement à une relation égale avec des entreprises dynamiques et responsables. Au-delà de cela, les principes de gouvernance confirment et soutiennent ce qui paraît être un dogme de la Commission - et que l'on retrouve dans toutes les directives de libéralisation -, à savoir que le marché est en principe la structure la plus efficiente pour assurer les services publics et qu'une intervention publique est justifiée seulement quand le marché ne fournit pas les services que l'on attendrait. C'est évidemment une grande question fondamentale de gouvernance. La réponse apportée par la directive est très claire à ce sujet.

D'un autre côté, en imposant aux États membres l'obligation de fourniture d'un minimum d'objectifs de service universel, la directive permet la création de droits fondamentaux dont l'effectivité doit être garantie sur tout le territoire de la Communauté. Ce contenu important conduit à penser que peu à peu, le concept de service universel et partant le concept de service public émigre du domaine de la concurrence (approche purement économique) vers celui de la politique. Dans cet élan, il n'y a qu'un pas à faire pour affirmer que la reconnaissance de ces droits au sein du service universel participe au développement de la notion de la citoyenneté européenne et de son contenu.

Ceci permet en tout cas de montrer que derrière des questions de simple gouvernance se cachent des enjeux bien réels. Il est dès lors permis de nuancer l'idée selon laquelle la gouvernance constituerait un outil éloigné de toute prétention à la définition d'un projet instituant.