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Introduction : Perceptions de la puissance militaire et crise des relations transatlantiques

Le premier numéro de l’hebdomadaire américain Time en 2004 a désigné le soldat américain « Personne de l’année ». La photographie de couverture qui représente trois soldats, dont une femme et un sergent afro-américain, prise à Bagdad en décembre 2003 a symboliquement résumé l’actualité et l’importance de la puissance militaire pour les États-Unis au début du xxie siècle[1]. En mettant ainsi en avant le soldat américain, ce cliché symbolise également le contraste dans les représentations de la puissance militaire en Europe et aux États-Unis. De part et d’autre de l’Atlantique, les acteurs politiques et militaires semblent de moins en moins d’accord sur l’opportunité d’intervenir militairement sur les lieux d’opération et sur les modalités des emplois de la force armée. Pourquoi ? La puissance militaire a été au coeur des relations transatlantiques depuis la fin des années 1990 et, depuis les attentats du 11 septembre 2001, le clivage entre les États-Unis et l’Europe à ce sujet s’est accentué. Les acteurs politiques aux États-Unis et en Europe diffèrent à propos du rôle de la puissance militaire dans la lutte antiterroriste. En Europe, les dirigeants politiques estiment que les politiques antiterroristes constituent, pour l’essentiel, une action de police et de justice, soutenue et complétée par le renseignement, et par des initiatives diplomatiques et financières. Dans cette conception de la politique antiterroriste, la force armée, conventionnelle ou nucléaire, ne joue qu’un rôle limité. Les dirigeants politiques considèrent que les terroristes disposent parfois de bases arrières dans des pays qu’il est impossible d’envahir militairement et que ces groupes ne sont pas systématiquement soutenus par des États. L’Irak de Saddam Hussein n’encourageait pas de manière active le terrorisme international et, si l’Irak avait été en mesure de se doter d’armes de destruction massive, il était peu probable que ce régime fournisse de telles armes à des groupes terroristes. Les Européens sont réservés sur la préemption en tant que doctrine et, en particulier, lorsque l’imminence de la menace n’est pas avérée.

La nature de la puissance militaire, sa place dans l’action internationale, la manière dont elle est employée, ce qu’elle peut et ne peut pas accomplir, ses relations avec le politique et sa légitimité, ont fait l’objet de perceptions divergentes et de conflits entre les États-Unis et l’Europe et, pour partie, entre plusieurs gouvernements en Europe. Ces divergences entre certains pays européens et les États-Unis avaient débuté avant l’arrivée au pouvoir de l’administration Bush en 2001, qu’il s’agisse de l’interdiction des mines antipersonnel, des efforts pour interdire les systèmes d’armes à sous munitions (cluster munitions), ou des frictions qui étaient apparues au cours du conflit du Kosovo en 1999. Même si elle est assurément plus complexe qu’il n’y paraît, l’opposition entre les États-Unis et l’Europe et la croyance en une telle opposition, sont à prendre au sérieux. Plutôt que de se contenter de voir un supposé « sens commun » superficiel dans les différences transatlantiques, il convient de suspendre de tels jugements hâtifs (et eux-mêmes étonnamment superficiels) et d’explorer les sources de ces différences et des croyances en ces différences. En Europe, les acteurs politiques semblent mettre au premier plan les préoccupations humanitaires et paraissent disposés à sacrifier les avantages militaires éventuels qu’ils pourraient retirer de l’utilisation de certaines armes. Ils estiment, avec des nuances, se situer du côté de la puissance civile, ou de la puissance douce, et insistent sur la légitimité conférée notamment par les Nations Unies[2]. Aux États-Unis, en revanche, les acteurs politiques semblent plus favorables à l’emploi de la force, plus convaincus par l’impact de technologies militaires sophistiquées et plus prêts à croire aux accords politiques qu’aux engagements juridiques.

Ces divergences transatlantiques à propos du rôle de la puissance militaire ont des implications politiques immédiates. Un profond désaccord sur le rôle de la force armée dans la lutte antiterroriste, par exemple, peut rendre difficile la création d’une stratégie commune aux États-Unis et à l’Europe. Les défis théoriques sont également significatifs. Depuis le début des années 1990, de nombreuses recherches en relations internationales ont insisté sur les caractéristiques communes aux démocraties qui influencent leur recours à la guerre contre d’autres démocraties ou d’autres États non démocratiques, ainsi que leur efficacité militaire[3]. De plus, contrairement à la plupart des systèmes internationaux antérieurs, la guerre est impensable entre les pays aujourd’hui les plus puissants, les États-Unis, les pays d’Europe occidentale et le Japon, qui sont tous des démocraties[4]. Tout en conservant l’idée selon laquelle la puissance militaire et les emplois de la force armée puissent être affectés par les caractéristiques internes des États, il reste à rendre compte des différences et des conflits entre ces démocraties. L’intention du présent article est d’explorer les sources des divergences transatlantiques relatives à la force armée en analysant comment les dirigeants politiques et militaires en Europe et aux États-Unis perçoivent les problèmes que soulèvent la puissance militaire et ses usages. Au-delà d’une meilleure compréhension des malentendus et des conflits transatlantiques, il s’agit de s’interroger sur les conditions dans lesquelles les emplois de la force armée sont aujourd’hui envisagés. Il n’est donc aucunement question ici d’expliquer les causes des différences qui, lors de la crise ayant amené à l’opération « Liberté en Irak », ont opposé les États-Unis et l’Europe au sujet de la légitimité du recours à la force. Plusieurs des développements que nous évoquons sont antérieurs et postérieurs à cette crise et les processus de prise de décision au cours de cet évènement spécifique ne sont en rien au centre de notre analyse.

Ce projet s’inscrit dans la lignée des recherches, relativement peu nombreuses en définitive, qui explorent la manière dont les acteurs politiques et militaires perçoivent la puissance en général, et la puissance militaire en particulier[5]. Si la puissance militaire influence la politique internationale et les relations transatlantiques, on peut poser comme hypothèse que c’est à travers les perceptions des acteurs politiques. Ces perceptions et ces évaluations des « instruments » d’action dans la politique internationale exercent une profonde influence sur les politiques adoptées et mises en oeuvre[6]. Les efforts des acteurs pour déterminer le rôle que la force joue, ou peut jouer, est crucial pour l’élaboration des politiques étrangères et de défense[7]. Cet article procède en trois étapes. Nous examinons, tout d’abord, les problématiques disponibles pour rendre compte des divergences transatlantiques avant d’indiquer l’approche que nous retiendrons qui met l’accent sur les perceptions et le rôle des institutions militaires. Ensuite, nous présentons les perceptions de la puissance militaire de certains acteurs politiques. Enfin, nous identifions les principales caractéristiques des conceptions de l’emploi de la force armée aux États-Unis et en Europe.

I – Perceptions, normes et emplois de la force armée

A — Puissance ou normes ? Les limites des problématiques conventionnelles

Pour rendre compte des divergences croissantes entre les États-Unis et certains États européens à propos de la force armée, les analystes distinguent habituellement deux problématiques : l’une fondée sur la puissance, les intérêts et les facteurs matériels et l’autre fondée sur les normes et les facteurs « idéels ». Nous présentons, tour à tour, ces deux approches avant de souligner que cette manière courante de poser le problème est inadéquate. La puissance et les normes sont mutuellement dépendantes et sont dans une situation de détermination réciproque. La question empirique qui reste entière est celle des processus par lesquels les acteurs politiques définissent leurs préférences et les transforment en politiques. Identifier les processus par lesquels les institutions militaires identifient les modes d’action « militairement appropriés » est essentiel pour expliquer comment les États définissent leurs préférences stratégiques.

Un premier ensemble de perspectives, inspirées du réalisme structurel, souligne que les attitudes et les orientations relatives à la puissance militaire et à l’emploi de la force armée sont étroitement liées à, mais pas entièrement déterminées par, la position qu’occupe chaque État dans le système international[8]. La distribution inégale de la puissance et les différences dans la perception des menaces entraînent trois conséquences pour les attitudes des acteurs politiques européens et américains vis-à-vis de la force armée. Tout d’abord, les préférences et les comportements des États européens vis-à-vis de la force armée et de la violence politique d’État n’ont rien d’intrinsèquement distinctifs : ils varient au gré des enjeux et des intérêts en cause. Au moment même où les dirigeants politiques français condamnaient l’emploi unilatéral de la force armée par les États-Unis en Irak, par exemple, ils intervenaient militairement et unilatéralement en Côte d’Ivoire (où cette intervention militaire dure depuis septembre 2002). Les politiques antiterroristes des États européens ont été à de nombreuses reprises tout aussi brutales que celles qui sont aujourd’hui mises en oeuvre par les États-Unis. Les désaccords transatlantiques à propos du recours à la force armée en Irak ne sauraient dissimuler que les États européens ont eu fréquemment recours à des interventions militaires au cours des années 1990 et que ces interventions n’étaient pas toutes d’authentiques opérations de maintien de la paix telles qu’elles sont définies par l’Organisation des Nations Unies. En 1999, la plupart des États européens, y compris l’Allemagne, ont employé la force au Kosovo sans mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies et ils sont également intervenus militairement, et demeurent jusqu’à présent militairement engagés, en Afghanistan[9].

Ensuite, s’il existe des différences entre les États-Unis et les grands pays en Europe, c’est que ces derniers craignent que l’hégémonie américaine ne finisse par dominer entièrement leurs valeurs et leurs intérêts. Dans un système international unipolaire, les dirigeants des pays européens s’efforcent d’utiliser les formes de puissance qui sont à leur disposition, par exemple pour la France l’autorisation d’employer la force accordée par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Si les dirigeants politiques de certains États européens plus petits ont fait d’autres choix militaires lorsqu’il s’agissait d’intervenir en Irak, c’est qu’ils préfèrent un protecteur puissant et lointain aux hégémonies proches de la France et de l’Allemagne (et que les perceptions d’une possible domination russe demeurent). C’est la menace potentielle perçue à proximité qui conduit ces petits pays à agir ainsi et non la concentration de la puissance en tant que telle qui, elle, reste à bonne distance[10].

Enfin, les effets de l’inégale distribution de la puissance sont particulièrement clairs et influents dans le domaine militaire. Les États-Unis sont les seuls à disposer des capacités militaires indispensables pour mettre en oeuvre rapidement une opération militaire de grande ampleur. Le simple fait de disposer de telles capacités conduit les dirigeants politiques américains à estimer que la menace militaire et les emplois de la force constituent pour les États-Unis un instrument pertinent dans la politique internationale[11]. Par contraste, les États européens disposent de capacités nettement plus limitées, ce qui conduit les dirigeants politiques et militaires à estimer que l’instrument militaire dont ils disposent est, dans la plupart des cas, moins pertinent. Comme l’a résumé un diplomate britannique, détournant la formule de Theodore Roosevelt, l’attitude des Européens vis-à-vis de l’exercice de l’influence est qu’il est préférable de : « parler doucement et (de) porter une grosse carotte » (speak softly and carry a big carrot[12] ).

La seconde perspective permettant de rendre compte du décalage entre les États-Unis et plusieurs pays européens à propos de la force armée est « culturaliste » et normative. Européens et Américains vivent sur deux planètes, Mars et Vénus, structurées par des visions du monde différentes. Les Européens pensent avoir surmonté leurs rivalités historiques et créé une communauté de sécurité qui a profondément altéré leur conception de la puissance militaire et des emplois de la force armée[13]. Celle-ci est jugée de moins en moins acceptable, de plus en plus contreproductive. Le droit international triomphe ou doit triompher. D’après Robert Kagan, les Européens privilégient la négociation, la diplomatie, les échanges commerciaux, le respect du droit international et les incitations. La mission de l’Europe, « si tant est qu’elle en ait une hors de ses frontières, est de s’opposer à la force[14] ». Dès lors, le recours à la puissance militaire est une option plus rapidement envisagée par les décideurs politiques et militaires aux États-Unis qu’en Europe[15]. L’écart entre les États-Unis et l’Europe serait aujourd’hui significatif en matière de technologie militaire permettant de mener une guerre moderne. Les dirigeants américains souhaitant éviter les pertes humaines en opération ont investi dans les technologies et ont ainsi conféré aux États-Unis une puissance militaire sans commune mesure avec celle des Européens. Les munitions guidées de précision, les frappes à distance, l’information, le commandement, la communication et la collecte du renseignement sont les aspects déterminants de la puissance militaire américaine. Inversement, les Européens technologiquement moins avancés, condamnés au combat rapproché, doivent envisager, s’ils emploient la force armée, un risque de pertes plus importantes. Au-delà de la force armée proprement dite, les dirigeants américains paraissent plus prompts à user de la coercition que des incitations. Ils identifient plus volontiers et plus explicitement des ennemis. Par exemple, la stratégie de sécurité de l’Union européenne n’évoque aucun ennemi et même quasiment aucun acteur n’ayant de volonté hostile, tandis que George W. Bush dans son discours d’inauguration du 20 janvier 2005 a désigné explicitement la tyrannie comme étant l’ennemi une demi-douzaine de fois[16]. Les Européens préfèrent en général la négociation et la persuasion. Lorsqu’ils envisagent d’employer la force, si l’on peut encore parler de force, ils privilégient les missions de maintien de la paix dans le cadre des Nations Unies, ce qui revient à employer la force en excluant de faire la guerre. Les Américains se chargent, pour l’essentiel, de la phase de combat (ou de risque élevé de combat), puis les Européens déploient des forces pour le maintien de la paix. Dans ce partage des tâches : les Américains « ‘préparent le repas’ puis les Européens ‘font la vaisselle’ », métaphore qui indique combien l’analyse de Kagan est ancrée dans une représentation culturelle des rôles masculins et féminins, avec tous les sous-entendus et les stéréotypes que cela comporte[17].

Quels que soient leurs mérites respectifs, ces deux problématiques comportent une même limite : elles n’examinent pas, ou peu, la puissance militaire en tant que telle. Dans la conception « matérialiste », centrée sur l’impact du système international, la puissance militaire est analysée, de manière abstraite et agrégée, comme une capacité. Cette boîte noire n’est rien d’autre qu’une courroie de transmission par laquelle les acteurs politiques produisent les effets qu’il recherchent. L’institution militaire est transparente et automatique dans ses réactions. Certaines problématiques normatives adoptent un présupposé similaire. Lorsqu’elle examine la transformation des emplois de la force armée et en particulier les interventions, Martha Finnemore souligne que la force est le « moyen » immédiat permettant de changer le comportement de la cible[18]. Mais, à ses yeux, la coercition en tant que telle ne dit rien des objectifs de celui qui intervient. La force ne fournirait pas non plus d’informations pertinentes sur la légitimité de ces objectifs et notamment sur leur acceptation par la communauté internationale. Pour comprendre ces buts et déchiffrer ces intentions, Martha Finnemore délaisse la force pour se tourner vers les justifications. Au bout du compte, ce sont les fins qui donnent un sens aux interventions, non l’institution militaire en elle-même. Il est paradoxal que, pour ces deux problématiques, la réponse à la question des divergences transatlantiques sur les emplois de la force armée soit à chercher ailleurs que dans les perceptions de la puissance militaire, ailleurs que dans l’institution militaire, et ailleurs que dans les conceptions de l’emploi des forces. Lorsque la puissance militaire est finalement abordée, c’est à un niveau global et vague : elle se résume au fait de disposer ou non de certaines capacités. Ce qui est presque entièrement passé sous silence, c’est le rôle propre des institutions militaires dans ces processus de perception, d’interprétation et d’emploi de la force armée.

B — Perceptions de la puissance militaire et emplois appropriés de la force armée

Par contraste avec ces deux problématiques, notre objectif est de placer au centre de l’analyse, d’un côté, la pensée et les évaluations des acteurs politiques à propos de la puissance militaire et, de l’autre, l’institution militaire, c’est-à-dire les opérateurs qui convertissent la raison politique en actions de violence. Comme le souligne Lucien Poirier, la surdétermination politique de l’action militaire ne peut diffuser « (…) qu’en empruntant le réseau des interconnections définissant le système des opérateurs militaires ; qu’en se pliant à la raison des déterminations internes de ce collectif (règles d’organisation et de fonctionnement) ; en se soumettant à des principes d’économie spécifiques gouvernant la circulation de l’information et les conversions énergétiques entre tous ses éléments ; en composant avec la logique de la structure d’invariants caractéristiques du système de forces de violence[19] ». Ce postulat renvoie dos à dos ceux qui se contentent de croire que dans l’emploi de la force armée, « tout est politique » sans essayer de comprendre pourquoi et comment, au concret, ce « politique » compose avec les logiques militaires à différents niveaux ; et ceux qui croient qu’une fois les buts politiques fixés, les seules raisons internes au système militaire entrent en action sans contrainte ni limite. En somme, confiner les institutions militaires « (…) dans quelque boîte noire dont il suffirait de connaître les entrées et les sorties, (…) serait méconnaître dangereusement en quoi et comment elles ‘influencent’ le cours des choses[20] ».

Stephen Biddle a démontré que la conception matérielle de la puissance militaire courante dans les théories des relations internationales était inadéquate[21]. L’emploi de la force, les doctrines et les tactiques qui spécifient les emplois effectifs des technologies militaires sont comparativement négligés alors qu’ils sont décisifs dans la guerre moderne. Or, ces emplois de la force armée sont diversifiés. Certaines caractéristiques politiques internes, comme les identités nationales et les régimes politiques, exercent une profonde influence sur la manière d’employer la force. Les emplois de la force sont divers, en partie parce qu’ils sont insérés dans les cadres normatifs d’institutions militaires et politiques elles-mêmes hétérogènes. Il existe différentes manières d’explorer l’impact des institutions politiques et militaires et des structures sociales sur les conceptions des emplois de la force et les choix stratégiques. Elizabeth Kier et Jeffrey Legro, par exemple, ont mis en avant l’importance et le rôle des cultures organisationnelles des armées[22]. Stephen Rosen a insisté sur l’impact des structures sociales sur la capacité à générer la puissance militaire[23]. Notre problématique s’inscrit dans la lignée de ces travaux qui montrent que les capacités militaires et les emplois de la force armée reposent sur certaines caractéristiques internes et non matérielles des États[24].

Le postulat de la problématique que nous adoptons ici est que les armées ne sont pas, ou en tout cas pas uniquement, un « instrument ». Les organisations militaires sont des institutions politiques. Ces institutions incarnent des modes de vie et des modèles de réussite et elles définissent et institutionnalisent des modes d’action légitimes. Les armées ne sont pas seulement des courroies de transmission, elles constituent des ensembles de procédures d’opération standardisées. À l’image des institutions politiques telles que James March et Johan Olsen les caractérisent, elles définissent et défendent des valeurs, des normes, des intérêts, des identités et des croyances[25]. Les armées, en tant que structures politiques, s’efforcent, lorsque la force est mise en oeuvre, de créer, de construire, des formes d’ordre. Elles organisent un environnement international a priori chaotique. Les institutions militaires accroissent la capacité d’agir dans la politique internationale en simplifiant et en adoptant une perspective volontairement et consciemment réductrice. Employer la force c’est exercer un impact en écartant certains participants, certains enjeux, certains points de vue et certaines valeurs. Ce réductionnisme militaire et ce réductionnisme de la stratégie militaire ne sont pas une anomalie temporaire mais la condition même de son efficacité. L’emploi de la force est une action qui n’est pas, et qui ne peut pas être, globale et compréhensive. Ces simplifications militaires ont des conséquences politiques et il est donc nécessaire d’examiner plus précisément la manière dont les intérêts et les préférences se construisent dans le contexte de l’action stratégique institutionnalisée.

L’hypothèse que nous souhaitons explorer est celle de la logique militaire et stratégique de l’action « appropriée » telle qu’elle est envisagée par les dirigeants politiques et par les chefs militaires[26]. Les militaires, en tant qu’acteurs politiques, associent des actions opérationnelles spécifiques à des situations spécifiques en définissant l’attitude appropriée. Ce qui est approprié est défini par l’institution militaire et transmis par la socialisation. Par exemple, un officier se demandera : « Comment un officier d’infanterie devrait-il se comporter dans cette situation ? » Les acteurs militaires vont donc décider, en partie, en suivant des règles et des routines, mais déterminer le comportement approprié dans une situation spécifique est une opération fondamentale mais délicate. De plus, qu’est-ce qu’un comportement opérationnel approprié ? Pour qui et par rapport à quoi ? On peut distinguer trois réponses à ces questions. Le comportement opérationnel sera approprié pour les militaires eux-mêmes, c’est-à-dire conforme à l’idée qu’ils se font de leur rôle et de leur compétence professionnelle. Dans ce cas, les normes institutionnalisées qui sont déterminantes sont celles de l’institution militaire (et il peut en exister plusieurs en fonction de l’armée concernée par exemple). L’action opérationnelle sera appropriée par rapport à l’idée que les militaires se font des préférences des décideurs politiques. Enfin, cette action opérationnelle sera appropriée par rapport à l’idée que les militaires se font des préférences de la société[27].

II – La puissance militaire perçue par les acteurs politiques aux États-Unis et en Europe

L’une des perceptions importantes de la puissance militaire concerne son actualité, sa résonance dans la politique internationale telle qu’elle est à l’heure actuelle. La force armée est-elle jugée pertinente ou obsolète ? Ces perceptions sont partiellement influencées par des comparaisons implicites entre le passé, le présent et le futur des relations internationales. Comment les acteurs politiques, aux États-Unis et en Europe, comprennent-ils les relations entre la puissance militaire et l’influence diplomatique ? À leurs yeux, quelle est l’importance relative de la puissance militaire lorsqu’ils la comparent à d’autres types de ressources comme l’économie, la technologie, la culture, ou l’idéologie ? Quels enseignements tirent-ils des conflits et des emplois de la force dans leur évaluation de l’importance relative de la puissance militaire ? Il ne s’agira pas ici de proposer un panorama systématique des perceptions et des attitudes des acteurs politiques et militaires vis-à-vis de la puissance militaire. On présentera, d’un côté, les conceptions de plusieurs dirigeants politiques : les perceptions de la puissance militaire ne sont pas le monopole des militaires. Les ministres des Affaires étrangères, par exemple, ont une représentation de la puissance militaire qui est susceptible d’exercer une profonde influence sur les processus de prise de décision. Le problème n’est évidemment pas ici de savoir si la conception du ministre est « représentative » et encore moins de savoir s’il « incarne » l’institution militaire. Il s’agit d’identifier l’idée que se fait un décideur politique de ce qu’est la puissance militaire et de ce qu’elle peut accomplir ou non. Cette analyse de plusieurs acteurs politiques sera complétée par un examen des conceptions de l’emploi des forces qu’inventent et développent les institutions militaires.

A — États-Unis : la « génération militaire » et la politique de la force

La puissance militaire est un élément majeur de la vision du monde et des croyances des principaux acteurs de la politique extérieure américaine de l’administration Bush, entrés en fonction en janvier 2001 : Richard Cheney, Ronald Rumsfeld, Colin Powell, Richard Armitage, Paul Wolfowitz et Condoleezza Rice. Le journaliste James Mann a souligné que ce groupe de décideurs, à la différence des décideurs américains des années 1950 et 1960 provenant de l’entreprise, de la banque et des cabinets d’avocats, était une « génération militaire » pour qui le Pentagone avait été le creuset, l’institution de référence et le point de ralliement[28]. Leurs formations et leurs expériences politiques ont été marquées par le département de la défense, non par les armées en tant que telles : en dehors de Colin Powell, aucun n’est militaire de profession. Cheney et Rumsfeld avaient été secrétaires à la Défense, Powell avait été chef d’état-major des armées, Wolfowitz avait été sous-secrétaire à la Défense et Armitage assistant du secrétaire à la Défense. C’est la puissance militaire des États-Unis et ses emplois qui sont au coeur de leur conception et de leur manière d’envisager les relations internationales. Leurs efforts pour recréer cette puissance militaire à la suite de la guerre du Vietnam, notamment en plaidant pour l’augmentation du budget de la Défense, leurs perceptions de cette puissance et leurs manières d’envisager ses emplois dans leurs fonctions au cours de la première administration Bush les a prédisposés à envisager favorablement les emplois de la force armée. Cette caractéristique des acteurs politiques semble confirmer les recherches qui indiquent que, d’une manière générale, les acteurs politiques sont plus optimistes que les chefs militaires quant à l’utilité de la force armée ce qui les conduit à prôner des politiques plus interventionnistes[29].

En dépit de différences, notamment pour ce qui concerne Colin Powell, leur point commun est la croyance partagée dans l’importance de la puissance militaire américaine, leur optimisme et leur conviction selon laquelle cette formidable capacité devient de plus en plus importante et de plus en plus décisive[30]. Le rapport de ces décideurs à la puissance militaire et leur expérience en ce domaine est toutefois une perception de dirigeants politiques civils qui envisagent la puissance militaire de l’extérieur, sans être, ou sans avoir été, eux-mêmes militaires. Rumsfeld et Cheney, par exemple, sont avant tout des hommes politiques qui ont été membres du Congrès. Cette distinction est importante car le rôle de la puissance militaire au sein de l’administration américaine n’est pas nécessairement le fruit d’une influence plus grande des militaires, au sens des généraux commandant chacune des armées. Même s’il a été l’un des artisans de l’intervention militaire américaine au Panama en décembre 1989, un moment clé dans la redéfinition de la puissance militaire et de la possibilité de l’employer dans l’après-guerre froide, Colin Powell s’est efforcé, avec Caspar Weinberger, de définir des critères restrictifs d’emplois de la force armée, notamment dans la perspective d’interventions limitées. À la suite de la guerre du Vietnam, de nombreux officiers américains « (…) se sont juré que lorsque viendrait leur tour de prendre des décisions, il ne serait pas question de s’engager dans un conflit sans y croire, pour des raisons bancales que le peuple américain ne pourrait ni comprendre ni accepter[31] ». En 1983-1984, c’est Caspar Weinberger alors secrétaire à la Défense et ses collaborateurs, dont Colin Powell, qui, en réaction aux attentats de 1983 à Beyrouth ayant simultanément pris pour cible des soldats américains et français, a défini six principes devant guider l’emploi de la puissance militaire. Lors d’un discours au National Press Club le 28 novembre 1984, Weinberger a précisé chacun de ces principes[32] :

  • Les États-Unis ne doivent pas engager de forces pour combattre à l’extérieur à moins que l’engagement envisagé ne soit considéré comme vital pour l’intérêt national des États-Unis ou celui de leurs alliés.

  • Si les dirigeants américains décident qu’il est nécessaire d’engager des forces combattantes, ils doivent s’engager pleinement, avec la claire intention de vaincre.

  • Si les dirigeants américains décident qu’il est nécessaire d’engager des forces combattantes à l’extérieur, ils doivent disposer d’objectifs politiques et militaires clairement définis.

  • La relation entre les objectifs des États-Unis et les forces engagées, leur taille, leur composition et les dispositions prévues, doit être continuellement réévaluée et ajustée si nécessaire.

  • Avant d’engager les forces de combat américaines, il devrait exister une assurance raisonnable que le peuple américain et ses représentants au Congrès les soutiendront.

  • Finalement, l’engagement des forces américaines à combattre devrait être un dernier recours.

À plusieurs reprises au cours des dix années qui ont précédé l’élection de George W. Bush, ceux qui deviennent en 2001 les principaux acteurs de la politique extérieure américaine avaient été en désaccord sur l’emploi de la force armée, notamment au cours de la guerre du Golfe en 1990-91. Au cours de ce conflit, Colin Powell s’était opposé à Richard Cheney et Paul Wolfowitz sur l’opportunité d’employer la force, mais également sur la planification, la conduite des opérations et la fin des hostilités[33]. L’un des enseignements tirés par les acteurs politiques de cette expérience est que lorsque l’emploi de la force armée sera envisagé à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ils affirmeront l’exigence d’une ferme direction politique et qu’ils ne donneront pas l’occasion aux militaires d’exprimer leurs éventuels désaccords.

B — Europe : les limites de la force armée

En Europe, les perceptions des dirigeants politiques sont structurées pour partie par la trajectoire historique du continent. Catherine Guisan a souligné que le sens profond du projet européen, et de l’identité de l’Europe, est de « gagner la paix », ce qui implique de dépasser la logique de guerre et de rendre obsolète la puissance, la force et la violence politique[34]. La réconciliation, l’action concertée comme forme de puissance et la reconnaissance de l’autre sont, pour elle, les principes fondateurs et les principes d’action de l’Europe. Ces principes sont situés en aval des emplois de la force armée. En dehors de l’action concertée, ils présupposent que l’éventuelle épreuve de force ait eu lieu – et elle reste, en tant que telle, une zone aveugle – et que, par la suite, ces principes entrent en vigueur. Gagner la paix suppose au préalable que l’ennemi ait été défait, même si les stratégies militaires incorporent une conception de la situation recherchée après la fin des combats. De nombreux dirigeants politiques en Europe ont expliqué qu’il était vital de surmonter le passé de l’Europe fait de violence et de guerre. François Mitterrand, par exemple, a expliqué que si cette histoire violente n’était pas surmontée, « (…) une règle s’imposera (…) : le nationalisme c’est la guerre[35] ! ». Tandis que la stratégie de sécurité de l’Union européenne (décembre 2003) souligne les limites de la puissance militaire et insiste sur le fait qu’elle doit nécessairement être combinée avec d’autres capacités, la stratégie de sécurité nationale des États-Unis affirme le rôle essentiel de la puissance militaire[36]. Pour les Européens, le défi est de distinguer le rôle de la puissance militaire au sein de l’Europe et le rôle de la puissance militaire dans la politique internationale de manière plus globale. Certains estiment, ou espèrent, que l’expérience européenne de la puissance militaire devienne progressivement mais sûrement une évolution de l’humanité dans son ensemble. D’autres, en revanche, tout en admettant la dévaluation de la puissance militaire dans les relations intra européennes et ses bénéfices, mettent en garde : cette évolution au sein de l’Europe ne signifie rien pour la politique internationale dans son ensemble.

Longtemps conseiller spécial de Tony Blair pour la politique étrangère, le diplomate britannique Robert Cooper est aujourd’hui en charge des relations internationales et des affaires politiques et militaires auprès du Conseil des ministres de l’Union européenne. Ce sont, dans une large mesure, les idées de Robert Cooper qui ont inspiré la stratégie de sécurité de l’Union européenne adoptée en décembre 2003. Pour Cooper, les caractéristiques internes de l’Europe favorisent une appréhension particulière de la puissance militaire. L’Union européenne fournit en effet un cadre juridique au règlement des contentieux entre États. Comme le recours à la force a été mis hors-la-loi, la résolution des conflits entre États membres exige le respect du droit, un processus de négociation dans un cadre qui est le plus souvent celui de l’Union européenne[37]. Dans ce contexte « postmoderne », une action plus efficace signifie que le recours à la force n’est plus nécessaire. « Tandis que dans le monde moderne, en suivant la formule de Clausewitz la guerre est instrument de la politique, explique Cooper, dans le monde post-moderne elle est le signe d’un échec politique[38]. » Dans les sociétés prémodernes, la guerre était un mode de vie (Hobbes) et, dans l’ère moderne, elle est devenue un instrument politique (Clausewitz). Mais dans l’ère postmoderne, elle est à éviter (Sun Tzu)[39]. Le recours à la force n’est pas un moyen comme les autres d’atteindre des objectifs politiques mais un échec. En Europe, la relation entre l’État et la puissance militaire a été altérée. Le monopole étatique sur la force est à présent limité par les alliances et les traités de désarmement[40].

Toutefois, pour Cooper la transformation de cette relation entre l’Europe et la puissance militaire comporte des limites. Le monde est aujourd’hui divisé entre des zones de sécurité et des zones de chaos[41]. Dans certaines régions, le désordre et l’instabilité règnent. L’Europe peut être confrontée à des adversaires dangereux issus des régions prémodernes dont les motivations paraîtront peut-être incompréhensibles. Les États postmodernes reposent sur des règles bien définies qui impliquent que leur sécurité soit fondée sur la coopération et l’ouverture. Mais Cooper explique que lorsqu’ils sont confrontés à des acteurs qui vivent toujours dans un système international datant du 19e siècle dans lequel chaque acteur assure sa propre sécurité, les Européens devraient utiliser les moyens du passé : la force, l’attaque préventive, la déception, etc.[42].

Dominique de Villepin, ministre français des Affaires étrangères de 2002 à 2004, partage avec Cooper et d’autres décideurs européens la perception d’une tendance au déclin de la puissance militaire. « Incontestablement, la puissance se mesure de moins en moins à l’aune du militaire mais se déplace vers le dynamisme économique. L’armée l’incarne encore, la garantit et la préserve, mais ne la forge plus : dix divisions valent moins que dix multinationales, même si l’imperium – les États-Unis nous le rappellent tous les jours – combine puissance militaire et économique[43]. » La force est associée au passé, au 19e siècle et même avant, mais également au présent des États-Unis. « Hier, note de Villepin, la force l’emportait : elle pouvait assujettir des peuples, contrôler des territoires, s’approprier leurs ressources, imposer un ordre. (…) Mais aujourd’hui la force seule apparaît bien souvent comme une force vaine[44]. » Pour Dominique de Villepin les attentats du 11 septembre 2001 constituent l’un de ces évènements. « Le 11 septembre 2001 a mis fin à la période de construction d’un nouvel ordre mondial. (…) Il a ouvert la voie à une véritable révolution de la puissance : dans un monde où le faible peut faire chanceler le fort (…) le recours à la force ne constitue pas une réponse suffisante. Quand le couteau s’allie aux nouvelles technologies, il contourne les règles classiques de la puissance[45]. » L’ancien ministre français des Affaires étrangères a répété à de nombreuses reprises que les attaques du 11 septembre avaient mis en lumière l’existence de « certaines vulnérabilités » pour les États-Unis. De plus, face à ces vulnérabilités, « (…) il n’y a pas de réponse par la puissance classique » qui « ne suffit pas[46] ». Dès lors, « l’outil militaire ne saurait être la seule réponse[47] ».

Deux nuances importantes à la perception de Dominique de Villepin sur les transformations de la puissance méritent d’être notées. D’une part, il admet qu’aujourd’hui les États-Unis combinent puissance militaire et économique. L’idée d’une substitution, d’un passage d’un type de puissance à l’autre n’est guère probante au moins dans ce cas-là. D’autre part, lorsqu’il explique que la force est de moins en moins pertinente, il prend soin de préciser que c’est la force seule, la force isolée d’autres dimensions, sans doute politique et économique. S’il ne cesse de souligner la dévaluation de la puissance militaire, comme produit d’une tendance lourde et inéluctable, il ne va donc pas jusqu’à soutenir que la puissance militaire est d’ores et déjà sans effet. Il indique qu’elle n’est pas suffisante, qu’à elle seule, elle ne peut pas apporter réponse à tout. Ces nuances, même si elles ne sont pas entièrement claires (l’intervention américaine en Irak n’a pas été le produit de l’action de la force seule, mais bien d’une intention politique), ces nuances laissent penser qu’une force qui ne serait pas « seule » conserverait toute son importance. Au demeurant, lorsque Dominique de Villepin évoque la construction de l’Europe, il mentionne l’importance « des capacités militaires (…) sans lesquelles notre détermination restera lettre morte[48] ». Il précise sa pensée sur la puissance militaire et ses usages : « Nous ne refusons pas l’usage de la force, mais nous voulons mettre en garde contre les risques d’un emploi préventif, érigé en doctrine (…) En souscrivant à cette doctrine, il y aurait alors le risque d’introduire un principe d’instabilité et d’incertitude permanents, de ne pas maîtriser les situations et de nous lancer dans une fuite en avant[49]. »

III – États-Unis et Europe : deux arts de la guerre ?

Une manière de faire la guerre est un ensemble de pensées et d’actions qui caractérisent la guerre, la menace et l’emploi de la force armée[50]. L’un des aspects fondamentaux de cette manière de faire la guerre concerne la relation entre la puissance militaire comme ressource (capacité) et l’influence politique qu’elle permet (ou non) d’exercer. Comme une manière de faire la guerre exprime des principes et des comportements stratégiques dans un environnement social et culturel, les valeurs et les identités jouent un rôle dans son élaboration. De plus, les traditions, les expériences et les héritages historiques sont également des composantes importantes, même si (et tout particulièrement si) ces traditions sont inventées et/ou réactivées. Une manière de faire la guerre peut être plus ou moins explicite et articulée et le fait qu’elle ne soit pas toujours pleinement articulée ne signifie pas nécessairement qu’elle soit inexistante. Les idées et les normes sont insérées dans les choix et les actions politiques et pas uniquement reprises par des documents officiels. Enfin, une manière de faire la guerre c’est également un mythe, une histoire à propos de la puissance militaire que les communautés politiques se racontent à elles-mêmes pour parler de leurs pratiques, de leurs comportements (passés, présents et futurs) et de leurs désirs stratégiques. Ces histoires contribuent à faire exister leur identité et leurs visions partagées d’elles-mêmes et du monde. Les manières de faire la guerre des États-Unis et de l’Europe sont, au moins en partie, un moyen d’être et de se définir. Les arts de la guerre sont certainement le produit de conjonctures immédiates, d’adaptation à des contextes changeants et ils n’impliquent pas l’application automatique d’une tradition. Toutefois, lorsque les décideurs politiques et les chefs militaires pensent qu’ils ne font que répondre aux nécessités stratégiques du moment, ils n’en sont pas moins influencés par des manières particulières de faire la guerre. Les acteurs font de nécessité vertu et constituent ainsi leur manière de faire la guerre.

A — Force massive et victoire décisive : la conception américaine

Pour l’historien Russell Weigley il existe une conception américaine de l’art de la guerre, au moins de George Washington à Robert McNamara[51]. En dehors des premières années de la nation américaine, explique Weigley, cette conception a été marquée par la recherche d’une victoire militaire décisive, obtenue par une stratégie d’attrition ou d’annihilation. La destruction de la puissance militaire de l’adversaire et l’occupation de sa capitale marquent la fin des hostilités et le début des négociations de l’après-guerre. Les Américains considèrent la guerre comme une alternative à la négociation. Avant la guerre du Vietnam, la guerre de Sécession et la Seconde Guerre mondiale ont été les deux conflits qui ont profondément ancré cette conception stratégique aux États-Unis. En dépit des pertes humaines, des destructions et des horreurs, les Américains ont retenu, jusqu’au Vietnam, une conception positive de l’utilisation de la guerre comme instrument permettant de réaliser les objectifs politiques du pays[52]. Cette représentation de l’art de la guerre comporte des limites comme par exemple, le risque de confusion entre un emploi massif et un emploi excessif de la force armée, dont les exactions de certains soldats à la prison d’Abu Ghraib en 2003 constituent une illustration. Elle comporte aussi des zones aveugles puisqu’il existe aux États-Unis d’autres traditions stratégiques influentes, comme celle de la dissuasion nucléaire ou celle de la guerre limitée. Max Boot a montré que les États-Unis ont été confrontés à de nombreuses reprises aux petites guerres, de la Chine au Nicaragua en passant par les Philippines et le Vietnam et que ces missions hétérogènes constituent l’autre versant de l’art de la guerre américain[53]. Boot critique la conception classique de l’art de la guerre américain et la doctrine Weinberger-Powell et prône des engagements plus nombreux, y compris dans des conflits dans lesquels la définition d’un objectif politique risque de rester initialement difficile. Il n’en demeure pas moins qu’elle a fourni un arrière-plan propice à l’élaboration de ce qui a été désigné rétrospectivement comme la « doctrine Powell » au début des années 1980.

Même s’il existe aux États-Unis d’autres traditions stratégiques que celle de la victoire décisive obtenue par un usage massif de la force armée, la conception identifiée par Weigley apparaît bien vivante dans les images des conflits armés et dans la manière de concevoir les emplois de la force. Cette conception n’est pas étrangère à l’expérience européenne au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Les idées stratégiques de Helmuth von Moltke, de Jean Colin, de Jules-Louis Lewal ou de Douglas Haig, par exemple, étaient proches de la conception identifiée par Weigley. Toutefois, depuis la Grande guerre et peut-être plus encore depuis 1945, les conceptions stratégiques en Europe ont connu d’importantes transformations[54]. L’affrontement entre les conceptions américaine et européenne s’est notamment manifesté lors de la crise du Kosovo. Le recours à une menace d’action militaire était perçu par les Américains comme un élément de l’action diplomatique et politique légitime et souhaitable pour influencer Slobodan Milocevic. Pour le général Clark, les Européens étaient bien plus réservés sur le simple recours à cette menace. De même, l’idée défendue par les Européens d’une intensification progressive des bombardements lui semblait contestable d’un point de vue opérationnel. À ses yeux, la stratégie militaire telle qu’elle est conçue aux États-Unis consiste, une fois la décision prise, à utiliser pleinement la force[55].

B — Approche indirecte et maîtrise de la violence : la conception européenne

Depuis le début des années 1990, une conception européenne de l’art de la guerre s’est progressivement définie et affirmée. Si elle n’est pas toujours formalisée ni officiellement définie, elle privilégie l’approche indirecte, les engagements limités et la maîtrise de la violence. L’approche indirecte, définie à partir des années 1920 par le Britannique Basil Liddell Hart apparaît proche des idées européennes, sur la puissance militaire[56]. Parfois consciemment, parfois inconsciemment, les Européens ont repris, adapté et mis en oeuvre l’approche indirecte. La victoire ne peut être conçue sans une réflexion approfondie sur les conséquences des choix effectués pour l’état de paix censé suivre l’emploi des forces. Une combinaison d’actions stratégiques est nécessaire même si certaines se sont révélées d’application difficile : isolationnisme, apaisement, endiguement (containment) et guerre limitée[57].

Le document adopté par les 25 États membres de l’Union européenne au sommet de Bruxelles en décembre 2003, Une Europe sûre dans un monde meilleur, définit la stratégie de sécurité de l’Europe. Les dirigeants politiques et les citoyens européens sont confrontés à ce que Michael Howard a appelé le dilemme libéral. Une communauté transnationale de démocraties libérales, attachée à la paix et à la prospérité, peut-elle préserver ses intérêts et étendre son influence à la poursuite de ses idéaux si elle renonce à l’emploi de la force armée[58] ? Toutefois, les États européens n’ont pas abjuré l’usage de la puissance militaire. La grande stratégie de l’Europe ne récuse pas l’emploi de la force armée, même si elle ne définit pas toujours de manière cohérente sa conception de la puissance militaire et ne clarifie pas la relation entre la puissance militaire et d’autres formes de puissance.

L’orientation des préférences stratégiques des Européens semble impliquer un recours relativement fréquent à la puissance militaire, mais le plus souvent associé à des capacités non militaires. Les capacités militaires qui sont envisagées paraissent significatives, car l’Europe doit disposer de la capacité de mener plusieurs opérations simultanées. De plus, il s’agit de planifier des opérations précoces, rapides et, lorsque c’est nécessaire, robustes. Le document Une Europe sûre recommande également que davantage de ressources soient consacrées à la défense, que les duplications soient moins fréquentes et que les capacités de gestion de crise soient améliorées : intégration des efforts militaires et civils, meilleure capacité diplomatique, renseignement partagé et élargissement du spectre des missions au-delà des « missions de Petersberg ». Toutefois, Une Europe sûre ne précise pas comment les moyens militaires permettent d’atteindre les objectifs politiques de l’Europe. Au vu de ce document, la conception stratégique européenne apparaît guidée d’abord par des enjeux budgétaires. Or, le niveau d’un budget ne peut s’apprécier qu’en relation avec une conception de l’emploi des forces et des objectifs stratégiques.

Au début des années 1960, le sociologue américain Morris Janowitz a identifié la montée en puissance d’un nouveau type de force armée qui semble bien correspondre aux pratiques actuellement en vigueur en Europe. Pour Janowitz, les armées ont tellement changé que l’expression « force armée » est devenue inadéquate. Les armées sont devenues ce qu’il appelle des « forces constabulaires ». Ces forces constabulaires sont toujours prêtes à la projection extérieure et entraînées à utiliser la force au plus bas niveau possible. Leur objectif sous-jacent est de préserver des relations internationales viables plutôt que de vaincre. Toutefois, les armées ne sont pas affectées par une civilianisation grandissante qui conduirait à la perte de leurs caractéristiques distinctes ce qui les ferait ressembler de plus en plus à des organisations civiles. Les exigences du combat fixent la limite aux tendances à la civilianisation[59]. De plus, il définit la force constabulaire de manière large. Une force de maintien de la paix agissant sous l’autorité des Nations Unies peut être un exemple d’une telle force. Cette situation demeure toutefois un cas limite, parmi de nombreuses autres situations possibles. La force constabulaire peut aussi participer à un combat classique. La seule limite est que ce combat se déroulerait dans le cadre de la guerre limitée, c’est-à-dire d’un conflit dans lequel les belligérants veulent éviter l’escalade nucléaire.

Les armées en Europe sont aujourd’hui proches du type idéal des forces constabulaires. Les Britanniques et les Français ont souligné que les interventions de telles forces dans des contextes variés provenaient, en partie, de leur expérience coloniale et, qu’à ce titre, il s’agissait d’une conception distincte de celle des États-Unis, ce qui n’est pas tout à fait conforme à l’expérience américaine. En France, l’armée de terre a lancé au début des années 1990 un effort majeur pour développer une doctrine originale, tout en relançant l’intérêt pour la pensée stratégique française. Les missions des armées et leurs transformations sont au coeur de cette évolution doctrinale. Les nombreux engagements des forces armées dans des opérations variées depuis la fin de la guerre froide ont conduit à une redéfinition des nouveaux contextes d’intervention, sur le maintien et la restauration de la paix et sur la transformation des missions des armées[60]. La création en 1999 du Commandement de l’enseignement militaire supérieur et de la doctrine a constitué une importante étape institutionnelle de cette évolution. Ce renouveau de la doctrine, notamment au niveau opérationnel, n’est pas seulement une adaptation aux missions nouvelles. C’est aussi un effort de la part de l’armée de terre pour définir et codifier une expertise permettant un emploi maîtrisé de la force. Cette doctrine conteste l’idée selon laquelle la technologie pourrait résoudre tous les enjeux de l’emploi de la force à l’heure actuelle. Le document L’action des forces terrestres au contact des réalités insiste non seulement sur la nécessité d’un emploi maîtrisé de la force, mais également sur la nécessité de certains principes d’action et de compétences (la décision, la multinationalité, l’information, etc.) et certaines connaissances spécifiques ainsi qu’une capacité à employer la force[61]. Cette doctrine est proche de la logique de l’action indirecte telle qu’elle a été définie par Basil Liddell Hart, et elle est souvent accompagnée d’une critique – souvent simplificatrice et inexacte, par ailleurs – des idées de Clausewitz[62]. La maîtrise de la violence est conçue pour atteindre les effets politiques recherchés sans recourir systématiquement au combat[63]. Certains officiers de l’armée de terre expliquent que si les emplois de la force ne sont envisagés que dans une perspective de primat de la technologie, cela revient à nier la spécificité des forces terrestres, ou pire à ne donner à ces forces qu’un rôle marginal[64].

Cet effort pour maîtriser la violence entraîne des conséquences pour l’éthique du métier des armes[65]. Le document de l’état-major de l’armée de terre L’exercice du métier des armes dans l’armée de terre : fondements et principes (1999) souligne que certains principes de la profession militaire demeurent inchangés tandis que d’autres connaissent des évolutions. « La force demeure la force », reconnaît ce document, mais cette capacité à imposer sa volonté, par la contrainte si nécessaire, s’actualise, d’une part, dans un monde dans lequel les armes modernes ont une capacité de destruction massive et, d’autre part, dans une civilisation qui fait du respect de la vie humaine une valeur cardinale[66]. Par conséquent, les auteurs de ce document estiment que la force devrait être rigoureusement suffisante et proportionnée aux buts recherchés. Cette force devrait être strictement adaptée au but qui est souvent l’établissement, ou le rétablissement, de la paix. Les attitudes dissuasives doivent donc dominer, au lieu de la logique systématique de la guerre totale et de la destruction[67]. En Allemagne, les conceptions du recours à la force se sont également transformées pour intégrer non seulement les opérations de maintien de la paix, mais également, dans certaines situations, le recours au combat dans des missions qui ne sont pas strictement des missions de défense du territoire[68]. En définitive, nous avons identifié deux voies prometteuses pour analyser les divergences entre les États-Unis et l’Europe à propos de la puissance militaire : d’une part, les perceptions de la puissance militaire par les acteurs politiques et, d’autre part, les institutions militaires et en particulier la manière dont elles conçoivent l’emploi de la force.

Conclusion

Pour comprendre les différences entre l’Europe et les États-Unis vis-à-vis de la puissance militaire, les chercheurs examinent habituellement deux ensembles de phénomènes, les effets de la distribution de la puissance et les normes. Par contraste, le but de cette contribution est de problématiser le rôle des acteurs politiques et militaires et de souligner que la manière dont ils envisagent la puissance militaire joue un rôle clé. En faisant des armées une boîte noire et en postulant un ensemble uniforme de perceptions stratégiques de la part des acteurs politiques et militaires, la plupart des problématiques disponibles en Relations internationales sont inadéquates. Notre argument général est que les perceptions de la puissance militaire influencent les relations transatlantiques. Ces perceptions et ces évaluations des « instruments » d’action dans la politique internationale exercent une profonde influence sur les politiques adoptées et mises en oeuvre. Il ne s’est agi ici que d’indiquer la plausibilité empirique d’une hypothèse et il conviendrait de prolonger l’analyse dans trois directions au moins. Tout d’abord, il est nécessaire d’identifier plus systématiquement les perceptions que les acteurs politiques se font de la puissance militaire et les procédés par lesquels ces perceptions se transforment : plus ou moins grande distance avec le métier des armes, enseignements plus ou moins tirés de réussites ou d’échecs d’emplois de la force, etc. Ensuite, les acteurs politiques et militaires aux États-Unis comme en Europe sont confrontés à des dynamiques telles que la mondialisation et il convient de mieux cerner les processus d’adaptation que développent les stratèges. Enfin, les articulations entre les perceptions des acteurs politiques et militaires et les attitudes et représentations de l’opinion publique constituent un élément clé permettant de mieux cerner les évolutions des rapports transatlantiques.