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Le sociologue Armand Mattelart me semblait être l’auteur tout indiqué pour rédiger cet ouvrage fondamental sur le thème Diversité culturelle et mondialisation, après avoir publié une vingtaine de livres rigoureux sur la communication politique, l’offre culturelle, la société de l’information, et ce que l’on nommait autrefois « l’impérialisme culturel ». Depuis De l’usage des médias en temps de crise (Michèle Mattelart, Éditions Alain Moreau, 1979) et l’excellent livre Donald l’imposteur, ou l’impérialisme raconté aux enfants (Ariel Dorfman, Éditions Alain Moreau, 1976), Armand Mattelart a consacré toute sa carrière à l’étude des idéologies et de l’économie politique, particulièrement dans le domaine des médias. Il enseigne les sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-viii, et ses recherches portent depuis trente ans sur la culture.

L’expression « diversité culturelle » semble désormais consacrée depuis 1999 ; on commence toutefois à entendre une variante plus nuancée : « la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques ». Pour sa part, Armand Mattelart cite parmi d’autres cette définition neutre de la diversité culturelle proposée par une économiste japonaise, Sakiko Fukuda-Parr, tirée d’un Rapport mondial sur la culture, publié par l’unesco en 2000. On définit ainsi la diversité culturelle, comme la « multiplicité des moyens par lesquels les cultures des groupes sociaux et des sociétés trouvent leur expression ».

Dès les premières pages, Armand Mattelart inscrit clairement l’opposition entre la « diversité culturelle » et la « mondialisation » en termes antagonistes : ceux qui promeuvent la diversité culturelle veulent protéger leurs marchés dans les domaines de la culture et de l’audiovisuel face aux institutions géantes qui contrôlent leurs propres marchés à leur place ; tandis qu’au contraire, ceux qui profitent de la mondialisation s’affichent non seulement comme des défenseurs de la diversité culturelle, mais osent affirmer sans craindre le paradoxe que la mondialisation serait le processus miraculeux qui mènera naturellement les marchés de la culture vers une plus grande diversité culturelle. On aura compris que Mattelart s’inscrit en faux contre cette seconde vision.

Ouvrage de petit format mais très instructif, Diversité culturelle et mondialisation se divise en sept parties. Le premier chapitre lance un rappel historique sur l’impossibilité de considérer une culture unique faite pour tous (entendre celle des États-Unis), ou de considérer une seule civilisation humaine comme étant universelle. Les pères fondateurs des sciences sociales ont tous affirmé le principe de pluralité des cultures, des civilisations, des patrimoines, depuis Charles Horton Cooley et Franz Boas à Herbert Spencer et Émile Durkheim. Mais comme l’explique Mattelart, « l’internationalisation croissante de la circulation des idées, des biens et des personnes fait naître la crainte du ‘nivellement’ ». Les réticences envers un modèle unique et l’homogénisation a pourtant toujours existé. En réalité, l’apparition d’une culture unique ne devient possible qu’au moyen de puissants mécanismes : le colonialisme, puis l’impérialisme culturel, la globalisation (chap. 2).

Le troisième chapitre appuie sa démonstration sur l’exemple de l’industrie du cinéma : Hollywood affirme clairement, depuis 1947, qu’elle doit servir de divertissement, mais aussi de machine à exporter et à vendre l’American Way of Life. Or, comme l’indique le quatrième chapitre, non seulement ce système est contraignant pour tous les pays touchés, mais il apparaît aussi comme étant fondamentalement inégal, c’est-à-dire à sens unique, car le marché de l’audiovisuel des États-Unis demeure à toutes fins utiles fermé aux productions étrangères. Les années 1960 marquent l’émergence d’une véritable prise de conscience et la mise en place d’un système parallèle en matière d’audiovisuel, confirmant la nécessité de concevoir des réseaux alternatifs. En guise de réponse à ce problème, le fameux Rapport McBride (1980) de l’unesco plaidait pour une plus grande multiplicité des voix: en conséquence, à la suite de sa publication, les États-Unis avaient claqué la porte de l’unesco, suivis par l’Angleterre, au début des années 1980. D’ailleurs, ces deux pays ont depuis réintégré l’organisation, à certaines conditions.

Au cinquième chapitre, Armand Mattelart questionne les universitaires du domaine des sciences sociales et certains paradigmes amenés par les chercheurs anglo-saxons (notamment autour de l’axe des Cultural Studies), qui contribueraient à favoriser « l’apologie néolibérale sur la souveraineté absolue du consommateur atomisé ». En d’autres mots, certains chercheurs négligent désormais de considérer le spectateur comme étant inondé, envahi, limité dans ses choix réels sous prétexte que l’offre semble abondante (mais non diversifiée dans ses sources) et qu’il aura toujours l’intelligence ou la présence d’esprit de refuser l’hégémonie de l’autre : « Suspecte, la notion de ‘dominé’ a été rayée de la cartographie cognitive. » Séduits, fascinés par cette hypermédiatisation de la culture d’un seul pays, des universitaires s’enchanteront pour consacrer des études sérieuses aux phénomènes de culture populaire, comme la télésérie Dallas, sans critiquer la disparition du choix réel du spectateur face à une culture unique, homogénisée, standardisée.

Le sixième chapitre illustre comment l’Europe a su construire, dès les années 1980, des remparts juridiques pour se protéger de cet envahissement médiatique, en se dotant de politiques culturelles efficaces et concertées pour dynamiser son propre espace culturel, si bien que les États-Unis ont tenté de diverses manières de faire céder ces barrages (gatt, omc). D’où la naissance du principe de « l’exception culturelle », revendiquée par les pays européens voulant exclure la culture des négociations visant à l’ouverture des marchés. Cette expression fut remplacée en 1999 par un concept plus positif : la promotion de la diversité culturelle.

Le dernier chapitre inscrit les enjeux actuels de la culture en termes géopolitiques et juridiques : Mattelart dira dans une formule éloquente « hétérogénéité des acteurs, globalité des enjeux ». L’unesco redevient un moteur dans les échanges sur le bien-fondé de la diversité culturelle, publiant une Déclaration universelle de l’unesco sur la diversité culturelle (2001). Plusieurs États se mobilisent, principalement en Europe et dans l’hémisphère sud, mais dans son survol, Mattelart demeure aussi à l’affût des efforts du Québec pour dynamiser la diversité culturelle, en soulignant la participation financière des gouvernements fédéral et du Québec au sein de la Coalition pour la diversité culturelle.

Lumineuse, la conclusion du livre stigmatise le « culte du présent » auquel nous assistons depuis une décennie, selon l’expression de l’historien François Hartog (dans Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Seuil, 2003). On comprend que la promotion de la diversité culturelle se conjugue de pair avec les revendications des mouvements altermondialistes : contre les excès du capitalisme, pour le respect des identités et de la légitimité des États. Puis, Mattelart reprend les mots très sages de l’historien Fernand Braudel, qui « mettait en garde les sciences sociales contre l’habitude de ‘courir au service de l’actuel’ et de s’en tenir aux seuls acteurs qui font du bruit ». En somme, la diversité culturelle pleinement avérée représentera un signe, un vecteur de démocratie. L’auteur offre quelques pistes sur ce propos, et qui devraient peut-être inspirer la prochaine Convention sur la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques de l’unesco.

On lit Diversité culturelle et mondialisation avec grand intérêt : c’est un livre vivant, bien écrit, bien documenté; on le lit presque comme un roman (une sorte de roman historique sur notre présent, il va sans dire). Comme avec ses livres précédents, Mattelart impressionne toujours par son aisance à combiner différentes notions et données, mais aussi par sa grande capacité de synthèse. Je ferai toutefois un reproche aux éditeurs : les caractères sont vraiment minuscules, et les textes des encadrés semblent encore plus petits, comparables, si j’ose dire, à la dernière ligne du test de la vue que l’opticien ne vous demande jamais de lire. Quoi qu’il en soit, le contenu en soi n’est pas moins stimulant, puisque le livre Diversité culturelle et mondialisation me semble constituer un ouvrage essentiel sur l’avenir de la culture, qui conviendra aux étudiants en économie, en géopolitique, en études culturelles, en communication politique.