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Depuis une dizaine d’années, l’historiographie de la guerre froide se renouvelle d’une façon remarquable, un phénomène provoqué principalement par l’ouverture aux chercheurs de nouvelles archives. Pendant longtemps, la guerre froide n’a pu être abordée que sous l’angle de la confrontation entre les deux superpuissances et là encore, les historiens ne bénéficiaient souvent que de sources primaires en provenance des États-Unis ou des autres pays occidentaux pour appuyer leur analyse.

Cette situation a changé avec la chute du mur de Berlin, les archives de l’ancienne Union soviétique étant désormais partiellement disponibles pour ceux qui souhaitent les exploiter. Des efforts de traduction considérables ont aussi été entrepris, notamment par le Cold War International History Program du Woodrow Wilson Center, pour faciliter l’utilisation de ces documents. Cette situation permet aux historiens non seulement de réexaminer les relations entre les États-Unis et l’urss, mais aussi d’élargir considérablement leur cadre d’analyse. C’est dans cette perspective que s’inscrit le livre d’Odd Arne Westad, directeur du Cold War Studies Centre de la London School of Economics and Political Science.

Dans The Global Cold War, Westad avance une hypothèse ambitieuse et encore contestée, soit que la guerre froide n’a finalement pas été « une compétition entre deux superpuissances au sujet du pouvoir militaire et du contrôle stratégique, principalement centrée sur l’Europe », mais que ses principaux aspects ont plutôt été liés au « développement social et politique du tiers-monde », une région qu’il définit comme tous les anciens pays colonisés ou semi-colonisés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine qui ont été l’objet de la domination politique et économique des puissances européennes (incluant la Russie) ou des États-Unis. Westad avance en effet que les États-Unis comme l’urss, se prétendant tous deux les successeurs du concept de modernité qui a pris naissance en Europe à l’époque des Lumières, ont été poussés à intervenir dans le tiers-monde pour des motifs avant tout idéologiques, et ce, afin de prouver que leur modèle de développement était le meilleur et pouvait s’appliquer universellement. Pour cette raison, Westad affirme que la guerre froide, du point de vue des peuples du tiers-monde, peut très bien être perçue comme le prolongement des politiques coloniales appliquées par les empires européens avant même le dix-neuvième siècle. Notons au passage que Westad adopte une définition large du concept d’« intervention » dans son livre, par lequel il entend « tout effort concerté et mené par l’État […] pour déterminer la direction politique d’un autre pays ». Cette définition lui permet d’aborder non seulement les interventions armées et les opérations clandestines entreprises par les deux superpuissances pour influencer le développement du tiers-monde, mais aussi leurs interventions de nature plus strictement politique.

Affirmons-le d’emblée, la démonstration de Westad est à la fois convaincante et éloquente. Dans les deux premiers chapitres de son livre, l’auteur s’attarde d’abord à analyser les fondements idéologiques qui ont poussé les États-Unis et l’urss à se lancer dans des interventions parfois coûteuses dans le tiers-monde. Pour lui, les motifs fondamentaux qui ont conduit à ces interventions trouvent leurs origines dans les idéologies qui sont à la base de la création des États-Unis et de l’urss, à savoir le libéralisme économique et l’attachement aux libertés individuelles dans le premier cas, le communisme dans l’autre. Les États-Unis comme l’Union soviétique, affirme Westad, ont été « fondés sur des idées et des plans visant à l’amélioration de l’humanité, plutôt que sur les concepts d’identité et de nation ». En somme, bien avant le déclenchement effectif de la guerre froide à la fin des années 1940, les États-Unis et l’urss avaient des mobiles idéologiques pour intervenir dans le tiers-monde, ce qu’ils ont d’ailleurs fait (pensons seulement à l’aventure coloniale américaine aux Philippines). Par contre, ce que le déclenchement de la guerre froide a permis, c’est l’accélération de cette compétition idéologique entre les deux superpuissances pour appliquer leur modèle de développement, perçu par les élites politiques de part et d’autre comme ayant une valeur universelle, à d’autres régions du monde. Dans le troisième chapitre du livre, Westad s’arrête justement à analyser comment les mouvements anticoloniaux présents tant en Afrique qu’en Asie ou en Amérique latine ont réagi au déclenchement de la guerre froide. Il met en lumière le fait que certains de ces mouvements ont trouvé dans l’alignement à l’une des deux superpuissances un moyen de garantir leur succès politique alors que d’autres, percevant les États-Unis ou l’urss comme des puissances néocolonialistes, ont refusé de prendre position dans la guerre froide, donnant ainsi sa signification originelle à l’expression « tiers-monde ».

Dans les chapitres subséquents, Westad revient sur plusieurs épisodes du processus de décolonisation, avec comme objectif d’illustrer comment ils ont été influencés par les interventions des deux superpuissances durant la guerre froide. Ainsi, sont abordées à tour de rôle les réactions des gouvernements d’Harry Truman et de Dwight Eisenhower à l’émergence des mouvements anticolonialistes en Asie, dans le sous-continent indien et au Moyen-Orient au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale (chap. 4) ; les conséquences de la révolution cubaine et de la guerre du Vietnam (chap. 5) ; les implications internationales de la mise en place du régime d’apartheid en Afrique du Sud et de la guerre civile en Angola (chap. 6) ; les tentatives infructueuses de l’urss d’implanter le socialisme dans la corne de l’Afrique, notamment en Éthiopie (chap. 7) ; la montée de l’islamisme radical en Iran et en Afghanistan à la fin des années 1970 (chap. 8). Le neuvième chapitre s’attarde non seulement aux réactions du gouvernement américain face au défi posé par l’islamisme radical à partir du début des années 1980, mais aussi aux interventions du gouvernement Reagan en Afrique et Amérique latine. Finalement, dans le dernier chapitre, l’auteur s’emploie à analyser les conséquences économiques, politiques et sociales des nombreuses interventions soviétiques dans le tiers-monde, y voyant une des causes fondamentales de la désintégration de l’urss.

Il n’est certes pas facile de résumer le livre de Westad tant l’argumentation qu’il fournit est riche. Soulignons seulement que l’un de ses grands mérites est de montrer l’utilité de replacer au coeur de l’étude de la guerre froide le concept d’idéologie, tel que l’avait proposé Michael Hunt il y a une vingtaine d’années. Ainsi, l’hypothèse avancée par Westad, selon laquelle les États-Unis et l’urss avaient la conviction profonde que leur mode de développement respectif était le meilleur et qu’il était le plus apte à faire passer dans la modernité les pays du tiers-monde, permet de comprendre pleinement pourquoi ils ont poursuivi jusqu’au point de rupture les interventions au Vietnam et en Afghanistan. Les passages que l’auteur accorde à ces deux interventions comptent donc parmi les plus intéressants du livre.

Il ne fait aucun doute que l’objectif que s’était fixé Westad d’offrir une nouvelle synthèse de l’histoire de la guerre froide en prenant comme point de référence non pas les relations entre les deux superpuissances mais plutôt leurs rapports avec le tiers-monde était ambitieux. On peut affirmer qu’il le relève brillamment. Fondé sur une recherche impressionnante dans les archives américaines et soviétiques, mais utilisant aussi massivement des sources primaires allemandes, britanniques, chinoises, sud-africaines ou yougoslaves (pour n’en nommer que quelques-unes), The Global Cold War s’avère une oeuvre incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la guerre froide.